L’HERITAGE DU JUDAISME ET L’UNIVERSITE [1]
par Léon Askénazi
Y a-t-il un rapport réel entre l’héritage culturel juif et les hommes formés aux méthodes de la culture universitaire, étudiants
ou professeurs ? Ou, inversement, les Juifs de formation universitaire, pratiquement toute l’élite juive, ont-ils réellement
accès aux sources traditionnelles ?
Qu’il me soit permis de laisser de côté le cas infime et rare, de quelques grands professeurs en Israël ou dans la Diaspora, qui
ont pu résoudre ce problème à l’échelle individuelle, par leurs propres moyens et avec l’aide de Dieu.
La question, prise dans son ensemble, ne peut être analysée théoriquement. En effet, dans l’abstrait, on aurait des raisons
d’être satisfait. Le nombre des universitaires nés juifs s’occupant de sciences juives, comme étudiants ou comme
enseignants, à titre de spécialités ou pour leur culture générale, ne cesse de croître. L’existence de l’Université de Jérusalem,
et à un degré moindre du collège de Bar-Ilan, y a certainement contribué. D’autre part, il est indéniable que de plus en plus
d’intellectuels juifs fréquentent les Yéchivot, notamment en Europe où se produit depuis la guerre un phénomène généralisé
de recherche de l’authenticité juive, phénomène qui est dû, entre autres facteurs, à l’action des mouvements de jeunesse
‘haloutsiques ou religieux, et à l’énergie de quelques rabbins de valeur.
Concrètement cependant, il y a lieu d’être beaucoup moins optimiste. Si l’on s’en tient aux faits réels, une analyse sincère de
la question, basée sur l’expérience montre qu’il n’y a aucun rapport réel entre notre héritage culturel et l’université.
Il est donc indispensable, si nous voulons faire œuvre utile, de rechercher en premier lieu les causes de cet état de fait, et de
dégager ensuite les perspectives de solution. Le problème est vaste et il faut se borner aux têtes de chapitre.
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1 Les sciences juives d’érudition
Il existe, indépendamment des Yéchivot dont nous parlerons plus tard, de nombreux instituts d’études juives supérieures
dont le type est l’ensemble des sections des études juives de l’Université de Jérusalem. On y étudie le Tanakh, le Talmud, le
Midrach, le Zohar, des textes de Qabbala, c’est-à-dire pratiquement tout le corps de notre Torah.
Cependant, par principe, ces sources sont étudiées indépendamment de la signification spécifique que ces connaissances sont
censées prendre pour celui qui y croit.
Elles sont étudiées comme des sciences « objectives », c’est-à-dire du point de vue, hautement louable par ailleurs, de
l’érudition. Le sérieux de la méthode, la clarté des résultats sinon leur densité, la conscience professionnelle qui ressemble
souvent à Thora Lichma dans le sens de « l’art pour l’art » ne sont pas en question. Les savants qui s’y adonnent sont
généralement d’une absolue honnêteté intellectuelle. Les étudiants sont autant intéressés que dans les autres branches de la
littérature mondiale ancienne.
Il n’en reste pas moins qu’il s’agit d’une ethnographie. Le fait que cette ethnographie soit faite le plus généralement par des
Juifs est infiniment précieux mais ne change pas grand chose aux résultats. Le mots d’« héritage » a, dans ce contexte, un
accent délibérément mis sur le passé. Il s’agit de la pensée d’un Judaïsme du passé, de temps révolus, de Juifs autres que
nous-mêmes, qui vivons dans le monde moderne et pensons à travers des concepts tout autres, auxquels nous accordons la
priorité de l’évidence.
Le fait essentiel de l’héritage, c’est-à-dire d’y croire, de le considérer comme nôtre, comme nous concernant absolument,
comme constituant notre substance spirituelle ou religieuse réelle, est réputé être un problème d’ordre privé. Il ne concerne
pas le savant, ni son élève pendant l’étude. L’étudiant ou le lecteur doit juger tout seul de la valeur de ces connaissances en
tant que « patrimoine ». L’expérience montre qu’il le fait toujours pour des motifs absolument extérieurs au contenu
intellectuel proprement dit. Ces motifs sont d’ordre littéraire, (esthétique des textes, par exemple : ils sont beaux ou moins
beaux ou plus beaux) ou sentimental (fierté nationale, caractère vénérable de l’ancienneté de cette culture), etc. C’est que ce
contenu est reçu comme extérieur. L’expérience de l'étrange et celle de l'étranger sont voisines. Elles coïncident dans
l’exotique. Et c’est le caractère que prend pour les intellectuels juifs leur propre ethnographie.
Du point de vue méthodologique, le résultat est appréciable. Des textes auparavant très rares sont devenus accessibles ; la
clarté des éditons rend la simple lecture plus aisée aux débutants. Dictionnaires, lexiques, monographies et encyclopédies se
multiplient. Ce qui était caché devient public, et tout est disposé pour rendre la présence du maître de moins en moins
indispensable. A tout le moins cela fait la preuve que ces choses existent et qu’il est honorable de s’y adonner.
Mais du point de vue essentiel qui nous occupe, du point de vue de leur intérêt spirituel, le résultat est pour le moins
catastrophique. Le caractère hermétique de ces textes est renforcé. Cette barrière de l’ignorance « universitaire » levée, nul
n’est plus censé ignorer que nos ancêtres avait une pensée « bizarre » et que leurs intuitions généreuses ou profondes se
formulaient dans des systèmes intellectuels qui semblent d’un autre monde. La question de savoir en quoi, chez ces hommes
qui nous ont laissé ce patrimoine, la réalité coïncidait avec la vérité, ne se pose pas. On ne veut pas la poser. Du moins quand
on ose le faire, c’est pour exposer autant de raisons de ne pas y croire. Une telle science mène aussi parfois à l’apologie. Le
plus souvent, cette apologétique manque de vigueur.
Or, les professeurs savent que les étudiants se posent cette question, en tant qu’ils sont des Juifs et pas seulement de purs
cerveaux s’occupant de sciences d’érudition. Chacun a son expérience à ce sujet. Les professeurs y compris, car s’il y a un
seul être au monde qu’on ne peut tromper en cette matière, c’est soi-même.
Cette science, en particulier, doit être étudiée comme elle se présente : c’est-à-dire comme la somme des croyances des Juifs,