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4
COMMENT DOIT-ON
VIVRE ? - Socrate
UILLAUME - Aujourd'hui, je
voudrais vous introduire à la pensée
d'un des plus grands philosophes grecs, et
sans doute l'un des plus grands
philosophes de tous les temps, Socrate.
Or, ne peut parler de ce grand
philosophe, sans parler d'un autre géant
de la philosophie grecque et occidentale,
Platon, qui fut l'un des disciples de
Socrate. Ce que je vais dire à propos de
Platon sera assez bref; j'en parlerai
uniquement dans le but de présenter
Socrate, le maître de Platon, et j'en parlerai
plus longuement au prochain cours.
Un des problèmes que pose la
pensée de Socrate, c'est que Socrate n'a
rien écrit...
ARSENE-LOUIS - ...si Socrate n'a rien
écrit, la question que je me pose est si
Socrate a vraiment existé. Ne serait-il pas
une histoire inventée, tout comme Jésus ?
GUILLAUME - Oui, Socrate a existé.
Tout ce qu'on sait de Socrate provient en
grande partie des écrits de Platon; il n'est
pas une invention pure , sortie tout droit
de l'imaginaire de Platon. Les historiens
de la philosophie disposent de documents
fiables qui confirment l'existence de
Socrate. Nous disposons par exemple des
écrits d'un contemporain de Platon,
Xénophon (430-355 av. J.- C.), qui, lui
aussi, est à Athènes. Xénophon fut
également un admirateur de Socrate. Il
rédigea un ouvrage, les Mémorables et une
Apologie de Socrate, qui raconte la vie de
Socrate. Or plusieurs des faits et des
paroles rapportés par Xénophon
concordent avec ceux que relatent Platon.
Par conséquent, on peut avoir confiance
dans le témoignage de Platon. Il y a bien
d'autres documents sur lesquels se basent
les historiens, mais celui-ci est suffisant
pour affirmer que Socrate a réellement
existé. D'accord ?
ARSERNE-LOUIS - D'accord.
GUILLAUME - ...remarque qu'au sens
strict, il n'y a pas de preuve à cent pour
cent de son existence, mais ce dont on
dispose comme témoignages est
amplement suffisant. Tu sais, si on avait
les mêmes exigences pour tous les
personnages du passé, nous serions
amenés à douter de l'existence d'un très
grand nombre d'entre eux, à commencer
par Platon lui-même...
G
40
Quant à l'existence de Jésus, une
source fiable, autre que chrétienne,
confirme également son existence. Il s'agit
d'un énorme ouvrage intitulé Antiquités
judaïques dont l'auteur est un juif, Flavius
Josèphe (37-100 av. J.-C.). Flavius Josèphe
n'était pas chrétien. Son témoignage ne
comporte donc pas de parti pris. Flavius
Josèphe rédigea en l'an 93 l'ouvrage
mentionné il signale l'existence d'un
sage nommé Jésus, faisant des miracles
et qui fut condamné à la crucifixion par
Pontius Pilatus, (Ponce Pilate), préfet de la
Judée entre l'an 26 et 36.
ARSERNE-LOUIS - Mais puisque Socrate
n'a rien écrit, son enseignement tel que
nous le rapporte Platon, est-il vraiment
fidèle à la pensée de son maître ?
GUILLAUME - C'est une question très
épineuse sur laquelle les experts ne
s'entendent pas. Personnellement, et
contrairement à l'auteur du Monde de
Sophie (voir page 83), je suis d'avis qu'il
est possible de distinguer l'enseignement
de Socrate de celui de Platon et,
l'enseignement de Socrate diffère
radicalement de celui de son élève.
1
On peut dire, en fait, que, dans
l'oeuvre de Platon, il y a deux philosophes
différents qui portent le même nom
“Socrate”. Appelons le premier, Socrates.
Socrates est le personnage qui a réellement
existé en chair et en os à Athènes, qui est
en l'an 470 et qui est mort en 399 av.
J.-C. C'est lui qui discutait dans les rues
1
Je me fonde sur les travaux du grand spécialiste américain de
la philosophie antique, Gregory Vlastos. Voyez son ouvrage,
Socrate. Ironie et philosophie morale, Paris, Aubier, 1994,
455 pages.
ou sur la place du marché d'Athènes ou
encore dans les banquets. Il avait le nez
camus et les yeux exorbités; bref, il était
laid comme un pou, comme le dit Alberto
à Sophie (p. 82). Platon s'attacha
rapidement à ce “joker” à Athènes, et il en
devint son disciple; mieux encore, son ami.
Plus tard, révolté par la mort injuste de
son ami, Platon rédige des dialogues
mettant en scène Socrate comme
personnage principal. L'Apologie de
Socrate, Criton, Charmide, Lysis,
Euthyphron, Second Alcibiade, Gorgias,
Protagoras, Hippias Mineur, Premier
Alcibiade, Hippias Majeur, Lachès, Ion
forment un premier groupe de dialogues
qui furent de petits chefs-d'oeuvre à
l'époque et qui le sont toujours
aujourd'hui. Dans cette première série de
dialogues, Platon reste fidèle à
l'enseignement de Socrate.
Or tout à la joie de la création et du
succès, Platon rédige d'autres dialogues
dont Ménon, Cratyle, Phédon, Le Banquet,
Phèdre, La République, Théétète, Sophiste,
Parménide, Timée, Les Lois, Philèbe. Platon
a vieilli et mûri sa propre pensée. Dans
ce second groupe de dialogues, Platon
défend et professe sa fameuse théorie
des Idées et sa théorie de la
réminiscence - sur lesquelles nous
reviendrons au prochain cours - qui n'ont
plus grand choses à voir avec
l'enseignement de Socrate, ou, en tout cas,
elles s'en éloignent grandement.
Ce que j'affirme ici, n'a rien de bien
extraordinaire ou de révolutionnaire.
Aristote (384-322 av. J.- C.), élève
lui-même de Platon, confirme mes dires!
Dans un de ses ouvrages, compilé après sa
41
mort et que l’on a intitulé Métaphysique, on
lit ce qui suit:
C'est à juste titre qu'on peut
attribuer à Socrate la découverte de ces
deux choses: l'argument fondé sur
l'analogie et la définition générale qui,
l'une et l'autre, concernent le point de
départ du savoir. Socrate, toutefois,
n'accordait pas une existence séparée ni
aux universaux, ni aux définitions. Les
philosophes qui vinrent par la suite
[Platon en particulier] les séparèrent, au
contraire, et donnèrent à des telles
réalités le nom d'“ Idées ”.
2
Aristote nous apprend, donc, que
Socrate est le premier philosophe à
rechercher des " définitions générales " des
choses; après lui, Platon, a pour ainsi dire
séparé la définition - ou encore le
concept - des choses existantes, pour en
faire des entités tout aussi réelles que les
choses qu'elle définit. Est-ce clair?
BURT - Non...
GUILLAUME - Prend la définition - ou le
concept, c'est la même chose - de chien.
Tous les chiens, n'est-ce pas, ont comme
caractéristiques communes et essentielles
d'avoir une queue, quatre pattes, du poil,
un museau, etc. ?
BURT - Oui, pis après ?
2
Aristote, Métaphysique, Livre M, 4, 1078 b: 29-34, Paris,
Vrin, Bibliothèque des textes philosophiques, 1991, pp.
211-212. Je modifie légèrement le texte (Jean Laberge).
SOPHIE - ...ben, l'idée abstraite qu'on se
fait du chien existe elle aussi comme les
chiens, mais ailleurs, en quelque part ?
NICOLAS - ...dans notre tête ?
GUILLAUME - ...toute la question est là :
peuvent bien exister ces saprées Idées
ou Formes ! Comme nous le verrons au
prochain cours, Platon pense que les idées
abstraites ou les Formes existent dans le
Monde des Idées, qui est plus réel que
notre monde sensible de tous les jours.
Socrate, aux dires d’Aristote, pense plutôt
que les idées abstraites n'ont pas
d'existence indépendante des choses dont
elles sont les idées. Mais n'anticipons
pas.
Commençons par ce premier point,
à savoir que Socrate aurait été l'initiateur
de la recherche de définitions. Que faut-il
entendre par là au juste ?
Socrate passait le plus clair de son
temps à discuter avec les gens à Athènes,
là, dans la rue, sur la place du marché.
Il leur demandait ce qu'est par exemple la
justice, le courage, l'amitié, l'amour, la
sagesse, le beau, le bon, le bien, etc.
Généralement, donc, en discutant avec ses
interlocuteurs, Socrate était à la recherche
de la définition qui caractérise, suivant le
cas, tous les actes ou toutes les choses justes,
courageuses, sages, amicales, amoureuses,
bonnes, belles.
Nous sommes tous en mesure de
donner des exemples de cas d'actes ou de
gestes justes et injustes, courageux,
amicaux ou amoureux. Mais ce ne sont
pas des exemples illustrant des cas de
courage, de justice, de sagesse, etc., qui
42
intéressait Socrate. Il était à la recherche
de définitions quant à la nature propre de
chacune des vertus. C'est une tâche
difficile, mais pas impossible; cette tâche
était celle de Socrate. Elle est au coeur de
sa façon de faire de la philosophie.
On trouve une belle illustration de
cette quête de définitions uniques dans le
dialogue intitulé Ménon. Socrate discute
avec un dénommé Ménon, un esclave. La
discussion s'engage lorsque Socrate
demande à Ménon ce qu'est la vertu
3
.
Ménon répond en donnant une série
d'exemples. Mais ce n'est pas ce que
souhaite savoir Socrate. Voici le passage
en question.
Ménon (M) : - Pourrais-tu me dire,
Socrate, si la vertu peut être enseignée,
ou, si ne pouvant l'être, elle s'acquiert par
la pratique, ou enfin si elle ne résulte ni
de la pratique ni de l'enseignement, mais
est naturelle ou non aux hommes?...
SOCRATE (S) : - ... Je me reproche à
moi-même de ne savoir absolument rien
de la vertu. Or si je ne sais pas ce qu'est
une chose, comment pourrais-je connaître
ses attributs? Te semble-t-il possible, si
l'on ignore totalement qui est Ménon,
qu'on sache s'il est beau, riche, noble , ou
3
Le mot grec signifiant vertu est areté. Vertu ne traduit pas
correctement ce que les penseurs grecs depuis Socrate
entendent par areté. On pourrait dire encore l’excellence.
L’“ excellence d’un couteau est qu’il coupe; celle d’une
montre qu’elle donne la bonne heure. L’“ excellence d’un
homme c’est qu’il soit juste, sage, courageux, tempéré, et
pieux. À la différence des minéraux, des végétaux et des
animaux, seuls les humains peuvent parvenir à ces
excellences (“ vertus ”). Pour Socrate, les vertus
principales sont le courage (andrea), la modération ou la
tempérance (sophrosynè), la justice ou probité (diskaiosynè),
la sagesse (sophia), et enfin la piété (hosiotès). Au Moyen
Age, les théologiens catholiques ajouteront aux vertus quatre
vertus cardiales(courage, justice,
tempérance, prudence), trois vertus dites théologales (foi,
espérance et charité).
tout le contraire ?... Au nom des dieux,
Ménon, que dis-tu qu'est la vertu ?
M : - La chose n'est pas difficile à dire,
Socrate. Tout d'abord, si c'est la vertu
d'un homme que tu veux connaître, rien
de plus aisé. La vertu d'un homme
consiste à être capable d'administrer les
affaires des la cité et, en les administrant,
de faire du bien à ses amis et du mal à ses
ennemis, en se gardant de se faire
soi-même du mal. Si c'est la vertu d'une
femme, elle n'est pas difficile à définir :
le devoir d'une femme est de bien
gouverner sa maison, de conserver tout ce
qui est dedans et d'être soumise à son
mari....
S : - J'ai beaucoup de chance, Ménon,
puisqu'en cherchant une unique vertu,
j'en trouve logé chez moi une multitude
de vertus. Suppose que je te demande
quelle est la nature véritable du chien et
que tu dises qu'il y en a beaucoup et de
diverses espèces. Que répondrais-tu si
je te demandais : Veux-tu dire qu'ils
sont nombreux, de diverses espèces et
différents les uns des autres parce que ce
sont des chiens? Ou bien ce n'est pas
par là qu'ils diffèrent mais en quelque
chose d'autre, par exemple, par le poil, la
taille ou quelque autre caractéristique du
même genre ? Dis-moi, que
répondrais-tu si on te posait ainsi la
question ?
M : - Ceci: en tant que chiens, ils ne
diffèrent en rien l'une de l'autre.
S : - Si je te disais en suite :
“Maintenant, Ménon, voici ce que je
voudrais savoir de toi : quel nom
donnes-tu à cette chose par laquelle ils se
ressemblent et sont tous identiques?”
Tu pourrais, je pense, me donner une
réponse ?
M : - Si.
S : - Il en va de même avec les vertus.
Bien qu'elles soient nombreuses et
43
diverses, elles ont toutes un caractère
commun qui fait qu'elles sont des vertus.
C'est sur ce caractère commun qu'il
convient d'avoir les yeux afin de
répondre à la question et d'expliquer en
quoi consiste la vertu. Tu comprends ce
que je veux dire ?
M : - Il me semble que je comprends.
Cependant je ne saisis pas encore le sens
de ta question....
S : - Prends la santé. Crois-tu qu'il y ait
une santé propre à l'homme et une autre
propre à la femme, ou la santé a-t-elle,
partout elle se trouve, le même
caractère, soit chez l'homme, soit dans
tout autre créature ?
M : - Oui....
S : - Et il en va de même pour la vertu :
elle n'est pas différente chez un enfant, et
un vieillard; chez un homme et une
femme.
M : - Bien sûr....
S : - Maintenant, est-il possible de bien
administrer une cité, ou une maison, ou
tout autre chose, si on ne l'administre pas
sagement et justement.
M - Non !
S : - Si l'on administre justement et
sagement, n'est-ce pas par la justice et la
sagesse qu'on le fait, c'est-à-dire par la
vertu ?
M : - Forcément.
S : - Tous les hommes sont donc
vertueux de la même manière, puisque
c'est par la possession des mêmes
qualités qu'ils le sont.
M : - Il semble.
S : - Puisque la vertu est la même pour
tous , en quoi consiste-t-elle ?
M : - Que peut-elle être, sinon la
capacité de commander aux hommes, si
tu cherches une définition unique
applicable à tous les cas.
S : - C'est en effet ce que je cherche.
Mais chez un enfant, Ménon, et chez un
esclave la vertu est-elle aussi la capacité
de commander à leur maître ? Crois-tu
que celui qui soit commande soit encore
esclave ?
M : - Je ne le crois pas du tout, Socrate.
S : - Tu dis : capacité de commander ”.
N'ajouterais-tu pas à cela avec justice et
non injustement ” ?
M : - C'est mon avis; car la justice,
Socrate, n'est pas autre chose que la
vertu.
S : - Est-ce la vertu, Ménon, ou une
vertu ?...
4
Le dialogue se poursuit sans que
Socrate et Ménon parviennent à trouver la
définition universelle de la vertu que
recherche Socrate.
NICOLAS : - Même s'ils paraissent
tourner en rond, ça nous aide à y voir plus
clair.
GUILLAUME : - Effectivement. Je dirai
qu'à la lecture de l'un ou l'autre des
dialogues socratiques ”, on en sort pour
ainsi dire plus intelligent ou plus
réflexif , qu'avant, plus critique au sens
dont nous parlions au premier cours.
Même s'ils paraissent ne pas aboutir, ces
dialogues demeurent des modèles de
réflexion critique. C'est d'ailleurs ce qui
explique qu'on lit les textes de Platon
depuis plus de deux mille ans. Ce sont
des chefs-d'oeuvre d'écriture littéraire et
philosophique.
Voyons maintenant un autre texte,
le Lachès. Dans cet extrait du Lachès,
Socrate, Nicias, son interlocuteur, tentent
4
Platon, Ménon, Paris, Garnier-Flammarion, 1967, p. 325 à
330. Adapaté par Jean Laberge.
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