reconnu
. Or, il me semble que cet ouvrage pourrait être relu avec sérénité, de telle manière que les
formules les plus polémiques en soient écartées ou modifiées, sans que la substance de
l’argumentation en soit transformée, et que dès lors il apparaîtrait comme un texte appartenant de
droit à la grande philosophie morale et politique du XXème siècle. De fait, on pourrait montrer que
certaines de ses thèses ont été reprises ou retrouvées par d’autres auteurs, sans qu’il soit toujours
cité.
Popper considère que la société ouverte, au sein de laquelle les régularités naturelles
(phusis) sont reconnues comme différentes des normes sociales (nomoï), plurielles et discutables,
les individus confrontés à des décisions personnelles, l’idée de responsabilité personnelle opposée
au cycle des vengeances (L’Orestie) et l’esprit d’examen critique et de discussion argumentée mis
en valeur, est née en Grèce aux VIème et Vème siècle avant J. -C. Cette forme d’organisation
s’oppose aux communautés tribales dominées par des puissances “ magiques ” : elle est donc la
première occurrence du processus de “ désenchantement (ou mieux peut-être : “ démagification ” :
Entzauberung) du monde ” dont parlait Max Weber, ou du “ procès de laïcisation ” dont parlera
l’école de J. -P. Vernant, et singulièrement Marcel Détienne. Elle est due en partie selon Popper au
choc des cultures (culture clash), dont Hérodote est le grand témoin, ainsi, conjecturera-t-il au soir
de sa vie, qu’à l’invention d’un marché public du livre (sous Pisistrate)
. Mais la sortie hors de la
société close est traumatisante, et l’aventure de la société ouverte, conflictuelle et incertaine, et qui
mène à l’expérience du doute, du “ malaise dans la civilisation ”, induit des réactions de nostalgie
de la chaleur, de la sécurité et de l’unité perdue, que Popper décrit en termes quasi
psychanalytiques
. La psychologie conflictuelle de l’homme Platon est ainsi analysée de manière
assez nuancée par Popper (OS, ch. 10). Il y reconnaît la sincérité et la “ bienveillance ”
fondamentale de Platon. Citant Hans Kelsen
, il compare la théorie platonicienne de l’âme (et
donc de la cité) avec la topique freudienne (OS, I, p. 313; est cité Rép., 571d, comme une
anticipation de la théorie du complexe d’Oedipe), et il conjecture avec Kelsen que Platon devait
connaître des pulsions importantes pour être amené à décrire leur force avec tant de puissance.
Platon, effrayé par les errements de la politique athénienne après la mort de Périclès autant que par
l’inique condamnation de Socrate, mais aussi par préjugés aristocratiques, ne s’est pas contenté de
The Open Society and its Enemies (OS) , RKP, London,1962, Vol. I, Add. III, p. 332.
“ Books and thoughts ; Europe’s first publication ”, In Search of a better World, Routledge,
London,1992. (Traduction de Auf der Suche nach einer besserne Welt, 1984.), et “ Observations sur la
théorie et la pratique de l’Etat démocratique ”, La Leçon de ce siècle, Anatolia, 1993.
J’ai cru pouvoir comparer les deux topographies psychiques de Platon et de Freud avec celle de Kant
(Hors du temps. Un essai sur Kant, Paris, Vrin, 2001, p. 188). La tripartition de la Cité fait par ailleurs
penser à la thèse de Dumézil sur les trois fonctions “ indo-européennes ”. L. Dumont, dans Homo
Hierarchicus, (Gallimard, 1979, p. 23) faisait le rapprochement entre la cité de Platon et la société de
castes. Il empruntait d’ailleurs son opposition holisme/individualisme à Popper, mais en confondant
individualisme et atomisme (comme Hegel), et en prenant peu ou prou le parti du “ holisme ”.
“ Die Platonische Gerichtichtkeit ”, Kant-Studien, (1933) et “ Platonic Love ”,The American Imago, 3,
1942. Dans le premier, Kelsen insiste sur le fait que Platon propose des mesures allant toutes dans le sens
de la “ suppression de toute liberté de pensée ” et d’un “ monopole d’Etat fondé sur l’idéologie ”, ainsi que
sur le “ mysticisme ” de l’enseignement du fondateur de l’Académie. Une version française était parue dès
1932 dans la Revue Philosophique (CXIV).