9 L’INNÉ ET L’ACQUIS Le débat sur l’influence respective de l’inné et de l’acquis est récurrent dans les médias, démontrant ainsi l’intérêt de l’opinion publique pour cette question. Il s’agit de savoir si les comportements humains (ou les inégalités entre les hommes) s’expliquent par la biologie ou par l’influence de l’environnement social. L’OPPOSITION TRADITIONNELLE ENTRE NATUREL ET CULTUREL q Déterminants biologiques du comportement… La sociobiologie est la discipline qui tente de prouver que les comportements individuels ou collectifs relèvent du patrimoine génétique de l’individu (ou du groupe biologique). Les domaines d’application sont extrêmement variés : de la répartition sexuelle des rôles aux capacités à développer des relations sociales, jusqu’aux « prédispositions » plus fortes de certaines populations pour les activités sportives, la violence ou l’échec scolaire… On comprend aisément que des publications comme celles de C. Murray et R. Herrstein (La Courbe en cloche, 1994) soutenant qu’il existe une différence significative et stable de QI (quotient intellectuel) de l’ordre de 15 points entre Blancs et Noirs aux États-Unis, puissent servir d’alibis « scientifiques » à des thèses extrémistes, voire conduire à des doctrines vantant l’eugénisme. Une version édulcorée de « l’innéisme » se retrouve dans la théorie du don, selon laquelle les talents sont distribués aux individus au hasard d’une loterie génétique. Il revient alors à la société de faire en sorte que chacun puisse faire fructifier ses talents, sans que ses origines sociales ou ethniques n’entrent en compte. Cette thèse, fréquemment répandue dans notre pays, est à la base de l’élitisme républicain : la société doit donner les mêmes chances à tous, à chaque niveau de sélection, les plus doués s’en sortiront et resteront dans la compétition pour l’accès à l’élite, les autres rentreront dans le rang, en ayant été au bout de leurs « possibilités ». q … ou déterminants sociaux ? La thèse selon laquelle l’essentiel des comportements humains dépendrait de caractéristiques acquises au cours de la vie sociale peut être qualifiée d’environnementaliste. En effet, défendue par des anthropologues, elle postule que c’est la culture acquise par un individu qui influence son comportement. Par exemple, plusieurs études centrées sur le QI d’enfants adoptés montrent que le fait d’être élevé par des parents adoptifs à haut niveau socio-économique permet aux enfants adoptés d’avoir un QI plus élevé ou une réussite scolaire plus grande que ceux adoptés par des familles à plus faible niveau socio-économique, y compris lorsque leur milieu social de départ est identique. Les analyses de Pierre Bourdieu (Les Héritiers, 1964; La Reproduction, éléments pour une théorie du système d’enseignement, 1976 – ouvrages publiés aux éditions de Minuit) sur le rôle du système éducatif sont basées sur les mêmes hypothèses, l’élitisme républicain devenant alors une sorte d’alambic à distiller des élites issues de l’élite! 26 LES INTERACTIONS ENTRE NATURE ET CULTURE q L’environnement social influence l’évolution biologique… L’influence de l’environnement social et culturel sur les phénomènes naturels est La théorie de Darwin aisément repérable en relevant la surmorappliquée aux sociétés talité de certaines catégories sociales aux humaines âges « jeunes » du fait d’une réticence à se soigner correctement ou de l’adoption d’un Selon Jared Diammond* […] c’est la mode de vie plus risqué. Dans le même compétition pour la survie entre les difregistre, on peut invoquer la fécondité différentes sociétés humaines qui assure férentielle en fonction du niveau socioculle succès de telle ou telle depuis le paléolithique supérieur. Les contraintes cliturel des couples. Il est aussi possible de matiques ou géographiques orientent la montrer que l’hominisation, autrement dit « compétition/sélection » sur le très le long processus qui aboutit à l’homme tel long terme. […] Cette compétition seque nous le connaissons aujourd’hui, a été rait le fondement même de toutes les le résultat d’une interaction entre l’inné et relations entre les sociétés humaines. Dans tous les cas, les sociétés qui subl’acquis. Selon Yves Coppens, placés dans juguent ou détruisent les autres sont le des conditions de vie dangereuses dans la fruit réussi d’une compétition sévère, savane, certains hominidés ont dû dévelopqui a sélectionné des traits culturels, per des compétences nouvelles pour suréconomiques et politiques performants. vivre (station debout, utilisation des Jean-Claude Ruano-Borbalan, Sciences humaines, n° 119, août 2001. * Jared Diammond, De l’inégamembres supérieurs pour autre chose que lité parmi les sociétés, Gallimard, 2000. la marche…) qui ont nécessité un développement du cerveau. De génération en génération, la taille du cerveau a ainsi augmenté, permettant l’apparition du langage et la fabrication d’objets, lesquels ont accru la capacité à survivre et permis de nouvelles transformations biologiques pour aboutir à l’Homo sapiens. De l’australopithèque à l’homme actuel, le volume crânien est ainsi passé de 600 cm3 à 1 500 cm3. q … et les contraintes naturelles entraînent une mutation culturelle Un des arguments majeurs pour illustrer l’idée que la nature peut être à la base de comportements culturellement déterminés nous est fourni par l’ethnologue Claude Lévi-Strauss dans Les Structures élémentaires de la parenté (1949). Il y montre que la prohibition de l’inceste, constante dans toutes les sociétés humaines, pousse des groupes naturels issus de la procréation à s’échanger des femmes pour éviter les unions consanguines sources d’appauvrissement du patrimoine génétique, donc pouvant conduire à l’extinction des groupes humains concernés. Ainsi sont constitués des réseaux d’alliances qui forment les relations sociales à la base de la parenté. Dans le même ordre d’idées, l’obligation de prendre femme à l’extérieur du clan (par exemple, chez les Indiens des plaines d’Amérique du Nord) et donc d’entreprendre un long voyage pour trouver une épouse, obéissait à un double impératif : renouveler le patrimoine génétique du clan et organiser une sélection pour permettre aux hommes les plus aptes à survivre d’engendrer une progéniture susceptible d’avoir les mêmes qualités (amélioration de l’espèce). 27