plaisante. Mais l’imitation n’est pas aisée, même si le principe en est simple ; jusqu’où imiter et
comment ? Après avoir choisi la belle nature, il convient parfois de lui ajouter de l’artifice pour
mieux la reproduire ; il lui faut du génie – « du ciel l’influence secrète » – mais aussi du métier, et
c’est ici qu’interviennent les règles, et que le didactisme se donne libre carrière. Pourtant cette
philosophie du beau n’implique pas nécessairement le dogmatisme. Philosophie conciliante,
avons-nous dit ; incertaine plutôt : elle hésite entre Platon et Aristote, entre l’idée d’une raison
législatrice incorruptible, qui saurait définir le beau et gouverner l’art, et l’idée d’une raison
présente dans les choses aussi bien que dans l’homme comme leur ratio ou leur norme propre,
dont la beauté, toujours singulière, signifie l’efficace. Si l’on incarne l’idée dans l’objet, si l’on tend
à identifier raison et nature, le dogmatisme du beau n’a plus d’autre recours que dans la volonté
de puissance du critique, la docilité de l’artiste, ou la paresse du public.
2. La subjectivité du jugement esthétique
En tout cas, ce dogmatisme a été attaqué de divers côtés, et avant tout par la philosophie de la
subjectivité. On connaît les célèbres analyses de Kant. Le beau, dit-il, est sans concept ;
impossible de définir ce qu’est le beau en soi, et donc de donner des règles qui en garantissent la
production ; le jugement de goût est toujours singulier, il ne dit pas que les roses sont belles, mais
que cette rose est belle. Et il ne justifie pas, il exprime simplement le plaisir que nous prenons à
percevoir la chose belle. Ce plaisir est à la fois le ressort et le critère du jugement. Critère
subjectif, donc ; et, en effet, le plaisir à son tour exprime l’état du sujet, l’harmonie de ses facultés
dans leur libre jeu. En disant que l’objet est beau, je ne sais et je ne dis rien de lui, je parle de moi,
et j’affirme que ma perception est heureuse. Est-ce à dire que le beau soit totalement relatif ? Un
certain historicisme le suggère, et c’est lui sans doute qui, avant et après Kant, a dû ébranler les
certitudes dogmatiques : on a pu être gothique comme on peut être persan, et, pour un œil
gothique, le gothique était beau, de même, disait Voltaire, que pour un crapaud, c’est sa
crapaude qui est belle. Thème éculé et trop facile, car si on est tenté de dire, lorsque le Musée
imaginaire commence à rassembler les arts sauvages, que tout est beau parce que n’importe
quoi a pu trouver quelqu’un pour le juger beau, cela revient à dire que rien n’est beau : le
subjectivisme finit par annuler le jugement de goût. Or, Kant s’est bien gardé d’aller jusque-là ;
pour lui, le jugement de goût, même s’il ne peut se justifier par quelque concept, revendique
l’universalité ; en prononçant ce jugement, j’affirme que tous doivent le prononcer comme moi.
Mais ce que j’arrache ainsi à la relativité de l’histoire, ce n’est pas une idée du beau, ou un art
poétique, c’est une idée de l’homme ; ce que je promeus à l’universel, c’est le sentiment que
j’éprouve devant le beau, dont je postule que tous doivent l’éprouver : j’affirme que tous les
hommes sont semblables, qu’il y a en eux une nature transcendantale universelle, je suppose
que « chez tous les hommes les conditions subjectives de la faculté de juger sont les mêmes [...]
car sinon les hommes ne pourraient pas se communiquer leurs représentations et leurs
connaissances ». Davantage, si la diversité était le dernier mot, si les différences d’esprit ou de
culture étaient impénétrables, si l’on ne pouvait écrire l’histoire, faute d’y voir à l’œuvre des motifs
et des intentions et d’y lire un avenir, une aventure de l’homme, y aurait-il une histoire ? Tout au
plus une histoire naturelle, une chronologie. Pas d’histoire humaine sans l’affirmation d’une
communauté transhistorique des hommes ; pas d’histoire de l’art sans la fraternité « des
quelques hommes qui fondèrent l’honneur d’être hommes », comme dit Malraux.
Mais il n’y a pas non plus d’histoire humaine sans la permanence d’un monde dont le sujet,
dans son présent vivant, ne cesse d’éprouver la présence en s’assurant de l’objectivité de l’objet.
Si le plaisir esthétique s’éveille en moi, c’est en réponse à un objet qui le suscite, et c’est pourquoi
je désigne le beau comme une qualité de l’objet. L’analyse kantienne, si elle met l’accent sur la
subjectivité de l’expérience esthétique, ne récuse pas l’objectivité du beau. Il faut conjuguer les
deux idées, de la subjectivité du jugement esthétique parce qu’il n’y a d’objet esthétique que pour
un sujet qui l’esthétise, et de l’objectivité du beau parce que c’est l’objet qui en appelle au sujet et
qui se juge en lui en même temps qu’il s’accomplit par lui. Si le beau apparaît seulement à qui s’y