Husserl : La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale.
§ 17 La récession de Descartes jusqu’à l’ego cogito. Interprétation du sens de l’épochè cartésienne.
Considérons la démarche des deux premières Méditations de Descartes dans une perspective qui fasse
apparaître leur structure générale - considérons la démarche qui mène à l'ego cogito, l'ego des cogitationes qui
possèdent chaque fois leurs cogitata. Notre thème sera donc cette fameuse question de cours pour
enfants-philosophes. En vérité il y a dans ces premières Méditations une profondeur qu'il est si difficile d'épuiser, que
même Descartes n'en était pas capable - si peu capable, que la grande découverte qu'il tenait déjà dans si main, il la
laissa de nouveau lui échapper. Aujourd'hui encore (peut-être devrais-je dire aujourd'hui surtout) il faudrait, il me
semble, que tout auto-penseur étudie ces premières Méditations jusqu'à la plus grande profondeur, sans se laisser
effrayer par l'apparence de primitivité ni par l'emploi, dont il est averti d'avance, de, ces nouvelles idées pour faire
valoir des preuves de Dieu paradoxales et fondamentalement aberrantes, ni par bien d'autres obscurités et bien d'autres
équivoques encore - et il faudrait ensuite qu'il ne se laisse pas trop vite rassurer par les réfutations qu'il se croirait,
capable d'en faire lui-même. C'est pour de bonnes raisons que je laisse maintenant libre cours à ma tentative d'une
interprétation scrupuleuse, qui ne vise pas à répéter ce que dit Descartes, mais, plutôt à extraire ce que contient
véritablement sa pensée ; et qui ensuite distingue ce dont Descartes était lui-même conscient et ce que certaines
évidences, au demeurant très naturelles, lui avaient caché et avaient substitué, à ses idées. Ce ne sont pas seulement des
restes de traditions scolastiques ; ce ne sont pas seulement les hasards des préjugés de son temps ; mais ce sont des
évidences millénaires, dont justement on ne pourra se défaire clarifiant et en pensant jusqu'au bout ce qu'il y a
d'original dans les idées de Descartes.
La connaissance philosophique est, selon Descartes, absolument fondée. Elle doit reposer sur le fondement d'une
connaissance immédiate et apodictique, qui dans son évidence exclut toute espèce de doute imaginable.
Chaque pas d'une connaissance médiate doit précisément pouvoir atteindre à une telle évidence. Le regard qu'il jette
sur les convictions qui jusqu'ici ont été les siennes, celles qu'il avait héritées et reprises à son compte, ce regard lui
montre que partout s'annoncent des doutes ou des possibilités de doute. Dans cette situation il est inévitable pour lui, et
pour quiconque veut sérieusement devenir philosophe, de commencer par une sorte d'épochè sceptique radicale qui
mette en question l'universum de toutes ses convictions antérieures, qui prohibe d'avance tout usage de ces mêmes
convictions dans le jugement, toute prise de position à l’égard de leur validité ou de leur invalidité. Il faut qu’une fois
dans sa vie tout philosophe procède de la sorte, et s'il ne l'a pas fait, il doit le faire – quand bien même il aurait déjà “ sa
philosophie ”. Celle-ci est donc, en regard de l'épochè, à traiter comme un préjugé. Cette “ épochè cartésienne ” est en
effet d'un radicalisme jusque-là inouï, car elle embrasse expressément non seulement la validité de toutes les sciences
jusqu'ici, même l'évidence apodictique que revendique la mathématique, mais aussi la validité du monde-de-la-vie
pre- et extra-scientifique, en somme la perpétuelle évidence sans question d'un monde de l'expérience sensible donné
d'avance et celle de la vie de la pensée qui s'en nourrit, de la pensée non scientifique et finalement aussi de la pensée
scientifique. Pour la première fois, pouvons-nous dire, se trouve mise en question, sur le mode d'une “ critique de la
connaissance ”, la strate la plus basse de toute connaissance objective, le sol de connaissance de toutes les sciences
jusqu'ici, de toutes les sciences “ du ” monde : je veux dire l'expérience au sens habituel, l'expérience “ sensible ” - et
corrélativement le monde même : en tant que dans et à partir de cette expérience, il a sens et être pour nous, le monde
tel que constamment, avec une certitude hors de question, il vaut pour nous comme tout simplement là-devant avec
telle on telle teneur de réalités singulières et ne se dévalue comme douteux ou comme apparence négative
qu'occasionnellement et sur des individualités. Mais à partir de là se trouve du même coup mises aussi en question
toutes les effectuations de sens et de valeur qui sont fondées dans l'expérience. Ce que nous avons là en réalité, comme
nous l'avons déjà noté, c’est le commencement historique d'une “ critique de la connaissance ”, et ce en tant que
critique radicale de la connaissance objective.
C'est le moment de nous rappeler à nouveau que le scepticisme antique inauguré par Protagoras et Gorgias met en
question l'épistèmè, c'est-à-dire la connaissance scientifique de l'étant en-soi, et la nie ; mais que ce scepticisme
antique ne va pas plus loin qu'un tel agnosticisme, qu'il ne dépasse pas la négation des substructions rationnelles d'une
philosophie qui croit avoir atteint et pouvoir atteindre, avec les prétendues vérités-en-soi qui sont les siennes, un
En-soi rationnel. Selon ce scepticisme, “ le ”monde serait inconnaissable rationnellement et la connaissance humaine
ne pourrait dépasser les apparences subjectives-relatives. Il y aurait bien à partir de là une possibilité (comme par
exemple celle qu'offre la phrase ambiguë de Gorgias : “ il n ' y a rien ”) de pousser plus loin le radicalisme, mais en
réalité le scepticisme antique ne l'a jamais fait. A ce scepticisme négateur d'orientation pratico-éthique (politique) il
manquait dans l'antiquité ce qui lui manquera aussi dans les époques postérieures, à savoir le motif cartésien original.
Ce motif original, c'est la traversée de l'enfer, qui permet, par une épochè quasi-sceptique que plus rien ne peut