sautant par dessus les mètres de cailloux, s'accrochant aux talus, avec des femmes qui se penchaient en dehors
de la portière pour saisir les guides." Le mouvement de cette phrase, dont l'élan se prolonge comme un plan
cinématographique, l'image de ces femmes aspirant l'air de la nuit, emportées par la griserie d'un désir sans
objet, devenaient pour moi la figure même de cette béance qui constituait l'essence de l'univers flaubertien.
Je n'avais plus rien lu ensuite de Flaubert et lorsque je pris l'Éducation Sentimentale, j'en attendais des joies du
même genre. Mais ce fut mieux encore ! Le milieu décrit étant plus proche de moi, j'y retrouvais toutes les
images et les sensations qui m'habitaient depuis que j'étais arrivé à Paris : le Quartier latin, ses cafés, les
Boulevards, la solitude des longues journées d'été, les camarades, les grands rêves, les entreprises qui échouent
et le temps qui recommence toujours saison après saison, et puis l'amour bien sûr, l'amour toujours espéré,
toujours entrevu, et qui par une fatalité étrange ne se réalise jamais. Car je lus ce roman d'une façon naïve et
passionnée. Mon grand problème c’était de savoir si Frédéric et Mme Arnoux allaient enfin se décider à
coucher ensemble. Ou plutôt je savais bien qu'ils le feraient puisque telle est la loi du genre, mais où et
comment ? Mais quand, arrivé à la fin, je m’aperçus qu’il ne s’était rien passé et qu’il ne se passerait plus rien,
je compris que je m'étais fait flouer. Frédéric regarde Mme Arnoux s'éloigner dans la rue... « Et ce fut tout. »
Phrase admirable ! Une dernière fois le lecteur est tombé dans le piège, une dernière fois il a cru que leur amour
allait se conclure, en fonction d'une certaine idée qu'il se faisait du roman, il a attendu jusqu'au bout un
événement qui n'arriverait jamais, comme si, conduit de vestibules en antichambres et de préliminaires en
prolégomènes, il se retrouvait soudain conduit vers la sortie avec le sentiment de s’être fait avoir. Et la vie
n'était-elle pas ainsi ? ma propre vie, cette attente d'un événement toujours différé, où le temps s'abîme dans une
succession d'instants peuplés de vacuité et d'ennui...
Je m'identifiais totalement au héros du livre, à son mépris de l'action, de la politique, à cette constante
amertume dont cependant le préserve une curiosité invétérée à l'égard des bizarreries de l'existence, qui
l'empêche de sombrer définitivement dans le désespoir. À partir de ce jour, l'horizon de la littérature resta fixé à
jamais pour moi sur Flaubert. Et je n'étais pas le seul d'ailleurs, car nous étions tous semblables, au fond, toute
cette génération d'agrégatifs, au personnage de Frédéric Moreau en qui nous nous reconnaissions.
Cependant ma vie continuait en dehors de la Sorbonne, sur les voies déjà tracées l'année précédente. Le Théâtre
Antique avait décidé d'étendre son répertoire au Moyen-Âge et de monter un spectacle qui se composerait -
outre l'inévitable Farce de Maître Pathelin - d'un acte intitulée Pauvre Jouhan,. Une grande surprise m'attendait
lorsqu'on commença à en établir la distribution. Il y avait trois personnages dans cette pièce : un savetier, brave
et naïf, dont le rôle revenait tout naturellement à Henri Czarniak qui avait parfaitement la tête de l'emploi ; le
rôle de sa femme, une coquette le menant par le bout du nez, qui fut attribué à une nouvelle venue et enfin
l'amant, un jeune beau, infatué de lui-même, qui abandonnait cette femme après l'avoir séduite. Le rôle ne
pouvait échapper selon moi à l’un de ces « anciens » qui représentaient toujours à mes yeux les parangons de la
virilité. Mais, contre toute attente, Miquel se tourna vers moi et me demanda si je voulais bien jouer ce rôle. Je
crus d’abord qu’il voulait se moquer de moi ! Comment pouvait-on prétendre que j’étais capable d’incarner un
tel personnage ! Après lecture cependant il conclut qu'il m'allait comme un gant.
Le travail des répétitions commença, et il fallut bien me rendre à l'évidence il m’allait comme un gant en effet -
mais pas de la façon que je pensais : je faisais rire ! Je faisais rire du début à la fin. Le personnage était ridicule
et odieux et j'étais ridicule et odieux. Alors j'en pris mon parti et les gestes grotesques, les intonations ridicules
de ce séducteur vaniteux assurèrent le succès de la pièce, succès qui ne se démentit jamais, tant auprès de mes
camarades pendant les répétitions qu'auprès du public ensuite lorsque nous jouâmes au théâtre Récamier puis
dans différentes villes de province et même à l’étranger, au Festival de Parme, où je retrouvai le fameux Teatro
Reggio et sa magnifique salle, réplique de la Scala de Milan.
Pendant ce temps les Trois masques survivaient tant bien que mal.
NB: Si vous avez raté un épisode, vous pouvez reprendre le feuilleton dans son déroulement depuis le début en
cliquant sur la rubrique: "Le roman d’un homme heureux" (Feuilleton autobiographique de Pierre Parlier)
Vous pouvez lire les commentaires et ajouter le votre sur le format parchemin du site internet.