sûr, je ne pouvais en douter, je l'avais toujours senti et j'en avais ici la triste confirmation.
Deux nouvelles jeunes filles, à peu près à cette époque, firent leur apparition dans notre groupe. C’étaient les
sœurs de Claude. Pendant les représentations que les Antiques donnèrent au théâtre Récamier il nous avait un
jour annoncé leur visite. Ce jour-là il paraissait nerveux, joua de façon excessive, tentant de se faire valoir, se
livrant à des facéties qui n’étaient pas prévues dans la mise en scène. Après le spectacle il attendait leur arrivée
dans sa loge avec une impatience non dissimulée. Nous les vîmes enfin apparaître. Elles étaient comme une
allégorie de l'ombre et de la lumière : L'une blonde, ravissante, parlant avec aisance, irradiant un charme
lumineux ; l'autre encore presque une petite fille (elle devait avoir seize ans), brune, avec un regard noir,
effarouchée, des mèches dans la figure. Elle se tenait en retrait, pas vraiment laide d'ailleurs mais le visage gâté
par une vilaine cicatrice qui lui barrait la lèvre supérieure. La première s'appelait Annie, la seconde Sylvie.
Immédiatement, tout le groupe, anciens et nouveaux confondus, fit cercle autour d'Annie, et Claude,
modestement, recueillait le fruit des hommages rendus à sa sœur. Après leur départ on le supplia de la faire
revenir.
Le lendemain il revint en effet avec l'une des deux, mais c’était l’autre ! « – On ne te parlait pas de celle-là,
imbécile, on voulait dire la belle ! – Mais ce sont mes soeurs toutes les deux, je ne peux pas faire de différence
!… »
Sylvie cependant possédait une sorte de charme, n’eût été sa cicatrice !… J’eus l’occasion de la connaître
davantage quand Claude nous invita avec elle, Christian et moi, à venir passer quelques jours dans la maison de
campagne que possédaient ses parents. Lorsque nous partîmes tous les quatre j'avais vaguement dans l'idée que
Sylvie, au fond, faute de mieux, pourrait faire une petite amie convenable. Dans l’état de désespérance où
j’étais je me sentais prêt à toutes les concessions.
Nous fûmes d’entrée conquis par le décor de cette maison à la fois raffiné et rustique. Les rideaux, les meubles,
le moindre objet avaient été choisis avec un goût très sûr. Décidément les parents de Claude devaient être
riches. Claude nous avait dit que son père dirigeait une maison d’éditions musicales rue Vivienne et avait
entrepris également de vendre des chaines haute-fidélité qui commençaient à faire leur apparition dans le
commerce. Je pénétrais une fois de plus, comme chez Jacques, dans ce fameux monde de la grande bourgeoisie
dont m'avaient toujours parlé mes parents et auquel ils avaient rêvé que je puisse un jour appartenir. Sylvie était
heureuse de nous voir apprécier cette maison qu'elle aimait et qui était l'oeuvre de ses parents auxquels elle était
très attachée. Elle parlait d'eux avec une dévotion quasi religieuse et nous raconta que son père avait fait preuve
d'un immense courage quand, à la suite d'une faillite - dont il n'était pas responsable, précisait-elle - il avait dû
rembourser de grosses sommes d’argent tout en continuant à faire vivre sa famille. Nous l'écoutions raconter
cela, Christian et moi, autour de la cheminée, tandis que la nuit tombait sur la forêt toute proche. Nous étions
fascinés par l’histoire de ce couple et de ses trois enfants car chacun avait quelque chose d’exceptionnel :
Claude était supérieurement intelligent, c’est sûr. Sylvie nous révéla qu'il avait eu une jeunesse d'enfant prodige
et qu'il se destinait à l'École Normale Supérieure avant de tout abandonner pour le théâtre, Annie était
éblouissante de beauté et d’esprit, quant à Sylvie elle-même, nous la découvrions : elle était discrète, poétique
et douce ; il émanait d'elle un charme par lequel on se sentait peu à peu envahi. À la réflexion je n'étais pas très
loin de tomber amoureux ce soir-là.
Le deuxième jour nous nous attardâmes un peu plus encore, elle et moi, devant la cheminée après que les autres
furent allé se coucher. Je l'écoutais raconter son enfance et je lui avais pris la main tout en l'écoutant. Elle
parlait sans cesser de me guigner du coin de l'œil comme si elle tentait de percer à jour mes intentions. Je passai
le bras autour de son épaule. La soirée se termina ainsi. Nous allâmes nous coucher, chacun s'interrogeant sans
doute sur ce que voulait l'autre.Le lendemain, nous avions décidé d'aller faire une promenade jusqu'au village
voisin. Au retour, la nuit était déjà tombée, nous marchions sur la route tous les quatre, dans une obscurité
presque totale, en nous amusant à brasser des idées philosophiques. Je me souviens que je parlais d’abondance,
les autres riaient aux éclats. À un moment je m'aperçus que Christian s’était rapproché de Sylvie et qu'elle se
serrait contre lui. Je m'efforçais de faire semblant de ne pas m'en être aperçu et continuais à parler. Je parlais, je
parlais pour masquer ma déconvenue, mais au fond de moi-même je m'en fichais. Au contraire même, je me
sentais soulagé : Christian m’avait évité de commettre une bévue : je n’aurais pas supporté la cicatrice sur la
lèvre. Les jours suivants se passèrent dans un état de bonheur absolu. Sylvie se dépensait sans compter pour
nous exprimer sa reconnaissance. Elle lavait, cuisinait, rangeait, cousait, tandis que Christian, hilare, se laissait
servir tout en continuant à parler avec moi. Claude nous écoutait en roulant des yeux. Les parents devaient
arriver le samedi et Sylvie avait insisté pour que nous ne partions pas avant leur arrivée car ils seraient contents
de nous voir, nous dit-elle, et n'auraient pas l'impression que nous les évitions.
Le vendredi, notre excitation était à son comble. Nous avions eu l'idée, afin d’animer la soirée, de nous
déguiser : Christian, à l'aide d'une perruque, s'était travesti en femme. Le résultat était surprenant. Il émanait de
lui une telle féminité que cela jeta un instant le trouble parmi nous. Pour ma part, j'avais découvert dans une
armoire la robe de chambre et les pantoufles du père. Avec sa pipe et une fausse moustache, je jouais à ravir le
gentleman farmer.