Conflits et mobilisation sociale

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Chapitre 4 : Conflits et mobilisation sociale (d'après http://brises.org/)
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CHAPITRE 4 : Conflits et mobilisation sociale
Introduction
On vient de voir à quel point les sociétés démocratiques sont traversées par la tension entre les inégalités et l'idéal égalitaire
(chapitre 3). Inutile de dire que ces tensions se traduisent bien souvent dans la réalité par des conflits. Les conflits vont donc être
notre objet d'étude dans ce chapitre.
Pourquoi s'intéresser aux conflits ? A priori, on a souvent tendance à penser que les conflits ne servent à rien, qu'il vaut mieux les
éviter. Ce n'est pas du tout ce que pensent les sociologues : en effet, si l'on réfléchit à la dynamique sociale, on est bien obligé de
se demander comment elle se fait, et on constate en général que le changement social ne peut se faire qu'à travers des conflits.
Ceux-ci ont donc une vertu essentielle : rendre le changement social possible.En effet, si l'on ne pensait pas que les
changements sont possibles, ce ne serait pas la peine de se battre. Les conflits sociaux, parce qu'ils mettent les individus dans
l'action, contribuent aussi à forger les identités et à développer des solidarités. La première difficulté, pour vous, dans ce chapitre
est donc de devoir envisager les conflits dans un rôle positif. La deuxième difficulté sera de ne pas oublier que les relations entre
changement social et conflits vont dans les deux sens : certes le changement social entraîne des conflits, mais les conflits
entraînent eux aussi du changement social.
Qu'appelle-t-on “ conflits sociaux ” ? Un conflit social met en jeu des acteurs regroupés, il y a donc une dimension collective
dans le conflit social. Ces acteurs doivent avoir entre eux des relations d'interdépendance : s'il n'y a pas ces relations entre eux,
il y a peu de chance qu'il y ait un conflit car il n'y aurait pas d'objet de conflit. Ces relations d'interdépendance sont dans un
rapport de domination, c'est-à -dire que la question du pouvoir est toujours essentielledans un conflit social : les acteurs n'ont
pas tous le même pouvoir et ils essaient d'user de leurs pouvoirs respectifs pour obtenir telle ou telle chose. Enfin, et bien sûr, le
conflit social a toujours un enjeu – on peut gagner ou perdre, quelque chose est disputé-, un objet. Cet objet a deux aspects :
un aspect matériel, celui qui est mis en avant, et un aspect plus symbolique (celui qui va “ gagner ” aura montré le pouvoir dont il
disposait). On le voit, le conflit social se situe entre les tensions, qui peuvent toujours exister entre les individus, et la rupture : il
suppose toujours qu'il y a une discussion possible dans le domaine concerné par le conflit, ce qui n'est pas le cas dans la rupture.
Les formes d'action changent au cours du temps, de la même façon que change la façon dont la société s'organise pour résoudre
les conflits.
Après avoir montré comment, depuis le 19èmesiècle, les conflits sociaux ont été liés pour l'essentiel aux transformations du
travail et de l'emploi, nous nous interrogerons sur les nouvelles formes des conflits sociaux aujourd'hui et nous emploierons le
terme “ action collective ”. Quelle différence avec l'expression “ conflits sociaux ” ? Dans l'action collective, des individus se
regroupent pour agir, mais pas forcément pour entrer en conflit directement avec un autre acteur collectif. Cela peut être pour
promouvoir des idées, pour revendiquer des changements très généraux, etc… Autrement dit, les relations d'interdépendance
hiérarchisées ne sont pas toujours présentes, en tout cas pas explicites. L'action collective intègre donc les conflits sociaux mais
englobe aussi d'autres formes d'action.
1. Mutations du travail et conflits sociaux.
Depuis que les sociétés sont entrées dans la modernité, depuis le 18èmesiècle environ, l'essentiel des conflits sociaux s'est déroulé
sur le terrain du travail et de l'emploi. On peut essayer de comprendre pourquoi : le travail occupe, directement ou indirectement,
l'essentiel de la vie des individus, en temps d'abord (et bien plus au 19èmesiècle qu'aujourd'hui) et aussi parce qu'il est à l'origine
de certaines des inégalités dont nous avons parlé dans le dernier chapitre (revenus en particulier). C'est aussi dans le travail que se
noue une bonne partie des relations sociales qui entourent (et intègrent) l'individu. Pour toutes ces raisons, auxquelles il faut
ajouter la valeur hautement symbolique du travail, les conflits sociaux sont bien souvent nés dans le monde du travail
depuis la naissance du capitalisme.
Nous allons d'abord nous demander comment, concrètement, les conflits sociaux se développent à partir de la question du travail.
Puis, à travers l'étude de la classe ouvrière, nous verrons comment les conflits engendrent des classes sociales, c'est-à -dire
comment le conflit agit sur la structure de la société.
Les conflits sociaux, on l'a dit plus haut, mettent en jeu des acteurs collectifs, des groupes. La mobilisation de ces groupes ne va
pas de soi : comment s'entendre sur les objectifs et les moyens d'action ? Qui organise et dirige le conflit ? Nous nous
interrogerons donc sur les difficultés de “ l'action collective ”. Enfin, nous aborderons la question des syndicats et nous verrons le
rôle complexe qu'ils jouent dans la gestion des conflits sociaux.
1.1 - Des conflits du travail aux conflits sociaux.
C'est la première question qu'il faut se poser : pourquoi le travail est-il une source de conflit social ? Nous allons pour cela
réutiliser ce que nous avons vu dans les chapitres précédents, tant sur les inégalités que sur la division du travail - la division, c'est
déjà un peu le conflit ! Mais nous verrons qu'il y a un autre facteur de conflit social, c'est ce que l'on appelle la capacité de
mobilisation d'un groupe social, c'est-à-dire la capacité des individus qui le composent à agir en commun, de façon coordonnée et
au profit de buts communs.
1.1.1 - Les inégalités du monde du travail peuvent déboucher sur des conflits.
Nous avons vu dans le chapitre précédent que les sociétés modernes, et a fortiori les entreprises, sont traversées par des inégalités
nombreuses qui, même si elles tendent à se réduire sur le long terme, restent encore très importantes. Il y a là un premier motif de
conflit dans le monde du travail. Analysons-le plus en détail :
• Les inégalités suscitent le conflit quand elles ne sont pas acceptées. C'est ce que l'on a vu dans la troisième section du
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chapitre précédent. Les inégalités font partie du fonctionnement de l'économie, mais on a vu qu'il est très difficile de leur
trouver une justification consensuelle. Il n'est donc pas étonnant que les avantages accordés à une personne ou à un groupe
entraînent la jalousie – ou les justes récriminations ! – de ceux qui en sont privés. Les inégalités sont souvent l'enjeu des
conflits sociaux : on se bat pour accroître la part des salaires dans la valeur ajoutée au détriment des profits, ou pour
améliorer sa rémunération par rapport aux autres métiers de l'entreprise.
Mais les inégalités ne suffisent pas à engendrer un conflit social, parce qu'elles peuvent susciter une compétition entre les
individus plutôt qu'entre les groupes. C'est une analyse somme toute assez classique et assez simple. Si un individu n'est pas
satisfait de sa situation sociale, il peut l'améliorer de deux façons : soit en changeant de position dans la société en obtenant une
promotion individuelle, soit en agissant pour améliorer le sort de tous ceux qui ont la même position sociale que lui – c'est-à-dire
de son groupe social. Dans ce dernier cas, il y a effectivement un conflit collectif. Mais dans le premier cas, il n'y a qu'une
compétition entre individus pour parvenir aux meilleures places offertes par l'entreprise ou la société. On ne peut pas parler à ce
moment-là de “ conflit social ”.
La plus ou moins grande mobilité sociale entre les métiers joue aussi sur la capacité de mobilisation. S'il existe une grande
fluidité entre les positions dans l'entreprise, si l'on peut facilement obtenir une promotion individuelle, alors un individu peut
espérer améliorer sa situation personnelle par son seul mérite, sans agir au profit de l'ensemble de son groupe social. Mais si la
mobilité sociale est faible, si les métiers restent fermés les uns aux autres, alors les revendications personnelles passeront d'autant
plus par une revendication collective. C'est en substance ce que l'on a vu au chapitre 2 sur la crise du système fordiste : les OS, de
plus en plus qualifiés, se sont révoltés collectivement contre une organisation du travail qui ne leur laissait entrevoir aucune
possibilité de promotion, qui ne témoignait guère de considération pour leurs mérites professionnels.
Vous voyez donc pourquoi les inégalités ne sont pas à elles seules la cause des conflits sociaux. Ce point-là est important, parce
qu'il permet de dissiper un préjugé un peu simpliste qui associe les gros conflits aux grosses injustices. Or, ce n'est pas toujours –
loin s'en faut ! – là où il y a les plus fortes inégalités qu'il y a les conflits les plus durs. Par exemple, il y a plusieurs millions de
mal logés en France mais on ne les voit jamais protester.
1.1.2 - Ces inégalités et ces conflits finissent par constituer les individus en groupes
rivaux.
Nous avons abondamment montré dans le chapitre 2 que les différentes organisations du travail aboutissent toujours à différencier
et hiérarchiser les tâches dans l'entreprise, mais cette division horizontale et verticale du travail est aussi une division des
travailleurs, donc une source de conflits potentiels. Comment passe-t-on de la division au conflit social ? Ce n'est pas si simple
qu'on peut le croire. Le point essentiel est que la division du travail peut renforcer la conscience d'appartenir à un groupe social.
•
La division du travail entraîne la différenciation des travailleurs et donc l'émergence d'identités professionnelles
distinctes. Construire son identité professionnelle, c'est revendiquer certaines appartenances, se reconnaître une
certaine position dans le groupe et dans sa hiérarchie, se sentir différent d'autres individus (n'appartenant pas au
groupe, en général). L'identité professionnelle, c'est aussi les valeurs partagées au sein du collectif de travail, au sein
d'un métier. Ces valeurs peuvent changer en fonction de ce que l'on fait dans l'entreprise (on peut penser à la solidarité
des mineurs face à la pénibilité et la dangerosité de leur métier), mais aussi en fonction de ce que l'on est (la
féminisation d'un métier peut en changer les valeurs).
Les identités professionnelles deviennent facilement concurrentes dans l'entreprise. On veut dire par là que les valeurs des
groupes sociaux s'opposent sur toutes les questions qui concernent l'entreprise, et au-delà la société – un peu comme une culture
et une contre-culture. Le premier point d'opposition est bien sûr les inégalités de rémunérations. Chaque groupe a une idée
différente de la valeur des métiers, et donc des inégalités “ justes ” ou “ injustes ” – faut-il par exemple payer plus ceux qui
fabriquent le produit ou ceux qui le commercialisent ? Mais l'opposition s'étend aussi à la façon de gérer l'entreprise : on l'a vu
dans le cas de la fermeture des usines LU dans le nord de la France, où la logique entrepreneuriale de l'encadrement (recentrer
l'activité du groupe sur les productions les plus rentables) s'opposait à la logique des salariés (maintenir les sites aussi longtemps
que possible pour sauvegarder les emplois). L'affirmation d'une identité professionnelle fait donc non seulement apparaître
un groupe social, mais elle lui donne aussi un adversaire.
L'organisation matérielle du travail est un autre déterminant de la construction de la conscience du groupe. Si les
individus sont dispersés et travaillent séparément, sans se rencontrer, il leur sera très difficile de se coordonner pour agir. Marx
expliquait ainsi au 19ème siècle que les paysans français étaient trop dispersés géographiquement pour agir, bien qu'ils aient eu
matière à se révolter. Inversement, le regroupement des ouvriers dans les ateliers puis dans les grandes usines, où l'on travaille
ensemble, fait la pause ensemble, mange ensemble, où l'on se rencontre en allant au travail et en repartant chez soi, a
incontestablement favorisé l'organisation de la classe ouvrière. Plus près de nous, la connexion des individus sur Internet a facilité
la réussite du mouvement des chercheurs, en permettant la circulation des informations, des mots d'ordre et des pétitions.
Pour qu'il y ait un conflit du travail, il faut donc qu'il y ait un conflit d'intérêt, autour des inégalités dans l'entreprise. Il faut
aussi qu'il y ait des identités collectives fortement affirmées pour que le conflit prenne une dimension sociale, et oppose des
groupes les uns aux autres. Enfin, il faut que ces groupes se mobilisent, c'est-à -dire que les individus qui les composent
acceptent d'agir ensemble avec des objectifs communs. Mais la relation entre conflit et identité professionnelle fonctionne
également dans l'autre sens. Ainsi, un conflit peut déboucher sur l'affirmation renouvelée et vivante d'une solidarité retrouvée,
et donc reconstituer un groupe social. Ainsi, le conflit des infirmières, au milieu des années 90, permit à celles-ci d'affirmer et
d'afficher une solidarité qui ne s'était jamais réellement exprimée jusque-là et de s'éprouver elles-mêmes comme membres d'un
collectif de travail.
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1.1.3 - Les conflits portés par ces groupes finissent par déborder du cadre du travail
proprement dit pour concerner l'ensemble de la société --> conflit social.
Dans les chapitres 2 et 3, vous avez trouvé de quoi percevoir et comprendre la réalité de l’opposition entre les ouvriers d’une part
(qui représentent le travail), les dirigeants d’entreprise, les cadres et les contremaitres d’autre part (qui représentent directement
ou indirectement le capital, et donc les “capitalistes” ou bourgeois, détenteurs des capitaux). Voyons maintenant comment cette
opposition au sein de l’entreprise est devenue une opposition à l’échelle de la société entière.
• L’opposition entre ouvriers et bourgeoisie a pris une valeur politique. Au début du 20ème siècle, le clivage entre la
gauche et la droite s’est progressivement confondu avec le clivage entre travailleurs et capitalistes. Au fur et à mesure
que les ouvriers devenaient numériquement plus importants (au détriment notamment des agriculteurs, qui avaient une
toute autre vision du monde), le conflit politique s’est cristallisé sur la question de la propriété, la gauche, représentant
les salariés, voulant “nationaliser” le capital, c’est-à -dire exproprier les capitalistes pour qu’ils ne contrôlent plus les
entreprises, et donc pour résoudre le conflit social par la disparition d’un des adversaires ! Symétriquement, la droite
défendait le droit de propriété comme principe, et donc le pouvoir des actionnaires dans l’entreprise. Moins
radicalement, l’enjeu politique entre la droite et la gauche était aussi l’adoption de lois et de règlements qui limitaient
le pouvoir des employeurs sur les salariés (Semaine de 40h, Congés payés, Droit du travail, protection contre les
licenciements, mais aussi indemnisation du chômage).
L’opposition entre ouvriers et bourgeoisie a pris une valeur culturelle. Chaque groupe a affirmé ses valeurs, et son mode de vie.
La “culture ouvrière” était nourrie de la fierté du métier : essentiellement masculin, le travail ouvrier supposait souvent la force
physique, des connaissances et astuces, essentiellement pratiques, qui se transmettaient au sein de l’atelier. La “culture
bourgeoise” était ce qu’on appellerait aujourd’hui la culture savante, celle qu’on transmet à l’école et à l’université (littérature,
musique classique, sciences, beaux-arts, …). Les loisirs des deux groupes n’étaient pas non plus les mêmes, d’ailleurs l’obtention
d’un droit aux congés payés en 1936 avait une valeur conflictuelle symbolique : jusque-là les vacances étaient l’apanage de la
bourgeoisie.
L’opposition entre ouvriers et bourgeois a engendré une véritable ségrégation sociale. Elle était visible dans la structure des villes,
où les "quartiers ouvriers” – généralement les banlieues où la périphérie des villes – s’opposaient aux “beaux quartiers” – le
centre-ville. Mais on la retrouvait aussi à l’école, puisque les enfants des classes populaires et supérieures ne fréquentaient pas les
mêmes cursus scolaires. Il a fallu attendre 1975 et la création du collège unique pour que tous les écoliers suivent la même
scolarité obligatoire.
On voit donc que le conflit social, initialement circonscrit à l’entreprise, s’est étendu à toute la société, ce qui justifie que l’on
parle de classes sociales plutôt que de groupes sociaux, puisque les groupes ne rassemblent plus seulement, par exemple, les
ouvriers d’une entreprise, mais tous les ouvriers de la société. De même, le conflit social mérite l’appellation de “lutte des
classes” parce qu’il prend une valeur générale.
1.1.4 - L'analyse du conflit social peut alors être menée en termes de lutte des classes.
Karl Marx philosophe allemand du 19ème siècle (mais aussi économiste, historien, sociologue) a été un des premiers à
s'intéresser aux conflits sociaux et à les analyser non pas comme le signe d'un dérèglement social, mais comme la conséquence
normale du fonctionnement des sociétés. Il a aussi lié les conflits sociaux à l'organisation sociale du travail, ce qu'il appelle les
“ rapports de production ”. Il est donc logique de l'évoquer à ce moment du cours. Dans la société contemporaine, le conflit social
- la “ lutte des classes ” dans la terminologie marxiste - oppose les salariés et les capitalistes, propriétaires des entreprises. Le
conflit d'intérêt repose sur une injustice faite aux salariés par les capitalistes – “ l'exploitation ” – et dégénère en conflit social
quand les groupes s'érigent en classes sociales.
•
L'analyse de l'exploitation capitaliste. Les capitalistes sont ceux qui possèdent les moyens de production (machines,
bâtiments, terrains), tandis que les salariés, que Marx appelle les “ prolétaires ”, ne disposent que de leur force de
travail. Or, dans la société industrielle, il n'est guère possible de produire avec son seul travail. Pour vivre, les salariés
sont donc obligés de louer leur travail aux capitalistes, qui s'accaparent la valeur de la production en échange du
versement d'un salaire. C'est le régime du salariat. Marx pense que cette domination des salariés par les capitalistes
permet à ces derniers “ d'exploiter ” les salariés, c'est-à-dire de leur verser un salaire inférieur à la valeur de la
production et de garder la différence, le profit. Comment est-ce possible ? Les salariés ne sont pas en mesure de
réclamer la totalité de la valeur ajoutée produite parce qu'ils ne sont pas organisés, et que l'employeur peut jouer de la
concurrence entre eux. De plus, un volant perpétuel de chômage, caractéristique des sociétés industrielles (Marx
l'appelle “ l'armée de réserve ” capitaliste), attise la concurrence entre les salariés : les exclus de l'emploi sont toujours
prêts à accepter un salaire plus faible pour retrouver un travail et échapper à la misère. L'existence du profit est donc
pour Marx la conséquence d'un rapport de force, et donc une injustice parce qu'il estime que seul le travail est source
de valeur – une autre façon de dire que la productivité du capital est nulle, aspect très critiquable et très critiqué de la
théorie marxiste.
La constitution des groupes en classes sociales. Il ne suffit pas d'un conflit d'intérêt pour que l'on puisse parler de conflit social, il
faut encore que les individus partageant une même situation dans les rapports de production, ici les salariés, aient conscience de
leur similitude et s'unissent pour revendiquer contre un ennemi commun. Ils constituent alors ce que Marx appelle une “ classe
sociale ”. Cette opération n'est pas spontanée, et les conditions de travail déterminent souvent la capacité des individus à s'unir.
Ainsi, Marx note que les petits paysans français du 19ème siècle, quoiqu'ayant objectivement des intérêts communs, ne
constituaient pas une classe sociale parce que leur dispersion géographique et la concurrence entre eux sur les marchés ou dans
l'appropriation de la terre les empêchaient de s'unir. De même, les ouvriers dans le système artisanal médiéval, qui étaient logés
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chez leur patron, étaient plus proches de celui-ci que des autres et n'avaient donc pas de conscience de classe. Mais le
développement des grandes usines au 19èmesiècle, rassemblant de nombreux ouvriers soumis à un contrôle hiérarchique très
strict, leur a fait prendre conscience de leur identité professionnelle, et l'habitude de s'opposer aux employeurs leur a révélé qu'il
constituaient une classe sociale. Il leur restait alors à s'organiser en syndicats, en partis politiques, pour structurer leurs actions
revendicatives et défendre leurs intérêts. De leur côté, les capitalistes procédaient de même, en se structurant en organisations
patronales.
L'analyse marxiste théorise donc les conflits du travail comme source principale de conflictualité dans la société. Mieux, les
conflits du travail structurent la société en groupes adverses, organisent l'identité professionnelle comme la vie politique. Cette
vision de la société peut paraître pessimiste, mais Marx souligne qu'il en est de même à toutes les époques : dans l'antiquité, les
maîtres dominaient les esclaves, et au moyen âge les seigneurs féodaux dominaient les paysans. Il en va de même chaque fois que
la production est organisée de telle sorte qu'un groupe exerce un pouvoir sur un autre.
1.2 - A travers un exemple, la classe ouvrière, comment les mutations du
travail transforment-elles les conflits sociaux ?
Maintenant que nous avons vu comment l'organisation du travail pouvait engendrer des conflits sociaux, il faut comprendre
comment l'existence de conflits sociaux aboutit à son tour à la constitution de “ classes sociales ”, c'est-à -dire d'une structuration
sociale autour du conflit. Nous prendrons pour cela l'exemple de la classe ouvrière, parce que l'opposition entre les ouvriers et les
“ patrons ” a longtemps été l'archétype de la transformation du conflit social en “ lutte des classes ”. Ce qui nous intéresse ici c'est
de savoir comment l'opposition entre ouvriers et “ patrons ” à l'intérieur de l'entreprise, “ sort ” de celle-ci pour devenir une
opposition valable dans toute la société. Mais cet exemple est aussi intéressant parce que le travail des ouvriers s'est tellement
transformé ces 30 dernières années, que cela amène certains à penser que les ouvriers ne constituent plus un groupe social en
conflit comme autrefois, et donc que l'on assiste à la “ fin de la classe ouvrière ”. Nous discuterons le bien fondé de cette analyse.
1.2.1 - Les mutations du travail ont réduit le poids des ouvriers, brouillé leur identité
professionnelle et diminué leur capacité de mobilisation.
Les transformations du travail et les mutations de la classe ouvrière remettent-elles en cause la division de la société française en
classes sociales antagonistes ? C'est ce que pensent certains sociologues, et nous allons présenter leurs principaux arguments.
• La diminution de la part des ouvriers dans la population active. Le recensement de mars 1999 en France met en
évidence la poursuite du mouvement amorcé dès le milieu des années 1970 : les ouvriers étaient encore plus de 7
millions en 1982, ils étaient 6.5 millions environ en 1990 et 5.9 millions seulement en 1999. Cela représente une
diminution de plus de 15% des effectifs ouvriers entre 1982 et 1999, alors que, dans le même temps, la population
active occupée augmentait. Résultat : la part de la P.C.S. “ ouvriers ” dans la population active occupée a encore plus
nettement diminué que ses effectifs : elle est passée de 32.8% de la population active occupée en 1982 à 25.6% en
1999 (Insee, recensements de la population), soit une diminution de 22% environ. Aujourd'hui, la part des ouvriers
dans la population active est inférieure à celle des employés.
La transformation de la nature du travail des ouvriers : la première grande transformation est que les ouvriers travaillent de plus
en plus souvent dans les services, comme les chauffeurs routiers, par exemple. Ainsi, 2001, il y a plus d'ouvriers travaillant dans
le tertiaire que d'ouvriers travaillant dans le secondaireen France. Ces ouvriers sont en particulier des ouvriers d'entretien et de
maintenance. “ La classe ouvrière est désormais disséminée dans les rouages de la société de services et non plus soudée au cœur
du système industriel ” (E. Maurin, Sciences humaines,mars 2003). Même dans le secteur secondaire, les ouvriers font
beaucoup moins souvent qu'avant des tâches de production au sens strict car celles-ci sont de plus en plus automatisées. On a
donc un développement des tâches de tri, d'emballage et de manutention en général d'un côté, et un développement des tâches de
surveillance, contrôle et réglage des machines automatisées d'un autre côté. La deuxième transformation touche la qualification
des ouvriers : la qualification personnelle des ouvriers s'est plutôt élevée (il y a davantage de diplômes professionnels) mais ils
exercent souvent un emploi dont la qualification est inférieure à celle qu'ils possèdent (31% des salariés embauchés pour un
emploi ne nécessitant pas officiellement de qualification sont titulaires d'un CAP ou d'un BEP). Le nombre des emplois d'ouvriers
non qualifiés avait beaucoup diminué entre 1982 et 1994 mais il a réaugmenté entre 1994 et 2001. Au total, la part des emplois
d'ouvriers qualifiés dans l'ensemble des emplois ouvriers progresse cependant.
Taille des entreprises et du collectif de travail : parce que la nature du travail a changé, la taille des entreprises dans lesquelles
travaillent les ouvriers a beaucoup diminué. Cela s'explique d'une part par l'automatisation des tâches de production proprement
dites : certaines usines sont aujourd'hui quasi “ désertes ”, d'autre part par le fait que les ouvriers travaillent de plus en plus
souvent dans des entreprises du tertiaire qui sont traditionnellement, en moyenne, de taille inférieure à celle des entreprises
industrielles. Le cadre de travail des ouvriers a donc été bouleversé : les grands rassemblements ouvriers à l'ouverture des grilles
de l'usine ne font bien souvent plus partie de l'expérience vécue par les ouvriers. Mais le fait que la taille de l'entreprise diminue
ne signifie pas que les ouvriers seront plus proches du patron : en règle générale, ces petites entreprises appartiennent à de grands
groupes industriels et financiers et le pouvoir est en général bien loin du lieu de production.
Les transformations récentes du travail et de l'emploi (précarisation du travail, suppression de certains emplois non qualifiés, par
exemple d'ouvriers, individualisation de la carrière des salariés, etc.) agissent aussi sur l'identité professionnelle : les frontières de
l'emploi sont plus floues, les métiers se transforment, les horaires sont “ à la carte ”, l'individu semble triompher et les collectifs
de travail semblent moins englobants, moins contraignants pour les individus, mais aussi moins protecteurs. L'identité
professionnelle semble donc moins “ imposée ” à l'individuqui doit bien davantage trouver ses repères seul pour la construire.
Dans ces conditions, on voit bien que la mobilisation en vue d'un sera sans doute plus difficile à obtenir.
La culture ouvrière recule avec la transformation du travail ouvrier. La précarisation du travail et l'expérience du chômage (qui
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touche proportionnellement plus les ouvriers que les autres P.C.S.) dévalorisent le travail ouvrier, tandis que le changement de la
nature du travail ouvrier (moins directement en contact avec la matière et la production) attaquent directement sa spécificité. De
même, les conditions de vie des ouvriers se sont transformées, semblant rejoindre celles d'une vaste “ classe moyenne ” : d'une
part, les revenus, et donc la consommation, se sont élevés rapidement durant les années 1960 et 1970, permettant aux ouvriers
d'accéder aux biens de consommation durables comme la télévision, la machine à laver ou l'automobile ; d'autre part, les modes
de vie des ménages ouvriers se sont également transformés par le développement du travail des femmes d'ouvriers, l'allongement
de la durée de scolarisation des enfants d'ouvriers et le développement de l'accession à la propriété grâce au crédit. Au final, les
conditions de vie semblent s'égaliser avec celles d'autres groupes sociaux et les éléments qui contribuent à forger et à transmettre
la culture ouvrière semblent peu à peu disparaître.
1.2.2 - CEPENDANT,
SI L'INFLUENCE POLITIQUE ET SOCIALE DES OUVRIERS EST MOINS NETTE, LES
RAISONS DU CONFLIT AVEC LES CLASSES SUPERIEURES RESTENT FORTES.
Il faut nuancer le diagnostic d'une disparition de la classe ouvrière, parce qu'il ne s'agit pas d'une disparition des ouvriers, mais de
la perte de leur statut de classe sociale, c'est-à-dire de la capacité à transposer leur conflit à l'échelle de la société tout entière. De
plus, les sources du conflit social, les inégalités, la faible mobilité sociale, perdurent toujours et même parfois s'aggravent.
• Le poids numérique des ouvriers dans la population française reste important malgré leur relatif déclin. Le groupe
social des ouvriers disparaîtrait, faute de combattants en quelque sorte ? Ce n'est pas si évident que cela. En effet,
aujourd'hui, près d'un tiers des pères de famille sont ouvriers et 40% des enfants sont élevés dans un ménage où un des
deux adultes au moins est ouvrier. Ce sont des proportions élevées qui montrent que la transmission de la culture
ouvrière reste toujours possible, au moins en partie. D'autre part, il semble bien que la diminution des effectifs
ouvriers soit stoppée depuis quelques années.
La faible mobilité sociale enferme encore la classe ouvrière sur elle-même et la coupe des classes supérieures. Louis Chauvel a
montré à quel point depuis 20 ans, la mobilité sociale nette est faible : les chances de monter dans la hiérarchie sociale, si l'on
enlève les effets des transformations de l'emploi, sont très faibles, et cela malgré la scolarisation allongée des enfants, ceux des
ouvriers en particulier. Aujourd'hui, on observe de plus en plus fréquemment des enfants qui ont fait des études bien plus longues
que celles de leurs parents et qui, pourtant, intègrent le marché du travail, d'une part bien plus difficilement, d'autre part à un
niveau équivalent, voire moins élevé. Résultat de cette faible mobilité ascendante : l'écart social entre les groupes sociaux a
recommencé à s'accroître. Et ce d'autant plus que, on l'a vu dans le chapitre précédent, l'accès à l'enseignement supérieur est
encore très inégal selon l'origine sociale, au détriment des enfants d'ouvriers.
Enfin, les inégalités, y compris matérielles, demeurent importantes. On en a déjà parlé dans le chapitre précédent mais on peut en
reparler ici sous l'angle des classes sociales. Certes les ouvriers ont accédé dans leur majorité à la consommation de masse, mais
la distinction se porte sur de nouveaux biens et surtout sur les services : les taux de départ en vacances restent très inégaux (et il
ne s'agit pas des mêmes vacances quand il y a départ), l'accès à Internet reste socialement très inégalement réparti, les cadres ont
largement développé leurs consommation de services à domicile (femmes de ménage, garde d'enfants, …), l'habitat reste
spatialement très différencié, etc.
Conclusion : les ouvriers constituent plus certainement un groupe social qu'une classe sociale au sens marxiste du terme.
1.3 - Le rôle des syndicats dans les conflits sociaux.
Vous avez l'habitude d'associer les syndicats aux conflits sociaux, et même de les considérer, sinon comme la cause, du moins
comme des acteurs essentiels des conflits. Ils sont effectivement souvent à l'origine des grèves, des manifestations, et, par les
revendications qu'ils expriment, ils peuvent entretenir la tension sociale. Mais cette vision des choses ne recouvre qu'une partie de
la réalité, car les syndicats jouent en fait un rôle bien plus complexe, et, paradoxalement, permettent aussi de réduire la
conflictualité dans les entreprises. Cela amène à s'interroger sur les conséquences de la désyndicalisation que l'on constate dans
les sociétés modernes : cela va-t-il accroître ou diminuer la conflictualité dans la société ?
1.3.1 - SI
LES SYNDICATS ONT FAVORISE L'EMERGENCE DE CONFLITS SOCIAUX PAR LEUR CAPACITE
D'ORGANISATION, ILS ONT EGALEMENT PERMIS DE LES REGLER PLUS FACILEMENT PAR
L'INSTITUTIONNALISATION (DES CONFLITS ET DES ORGANISATIONS).
Voyons concrètement comment le développement des syndicats peut permettre le développement des conflits sociaux dans les
entreprises, et plus généralement au niveau de la société tout entière.
• Les syndicats rassemblent les moyens matériels et humains de l'action collective. L'action collective coûte cher, et les
syndicats sont d'abord un moyen de la financer. Ils collectent des cotisations, reçoivent parfois des dons ou des
subventions publiques, qui permettent de faire face aux dépenses nécessaires à la mobilisation des salariés (presse
syndicale, tracts, locaux et moyens de communication, transports des militants, caisse de solidarité pour compenser les
pertes de salaires en cas de grève…). Mais ces moyens permettent surtout de payer des permanents, c'est-à -dire des
personnes qui travaillent à temps plein pour le syndicat, assurent des permanences pour informer ou aider les salariés,
gèrent les aspects matériels de la vie syndicale, négocient avec les employeurs. Les permanents et plus généralement
les militants syndicaux assurent la coordination et donc l'efficacité de la revendication. En effet, si on veut par
exemple lancer grève pour faire pression sur l'employeur, il vaut mieux que tout le monde cesse le travail en même
temps pour que la démonstration de force soit plus convaincante : c'est le rôle des syndicalistes de coordonner les
actions individuelles de revendication. Et si on veut que la grève soit un succès, il faut aussi informer les salariés à
l'avance et essayer de les convaincre de participer, et là encore, les syndicats fournissent un travail essentiel pour le
Chapitre 4 : Conflits et mobilisation sociale (d'après http://brises.org/)
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développement de mouvements sociaux.
Les syndicats sont un cadre institutionnel qui permet de faire émerger des décisions collectives et de mener des négociations pour
sortir des conflits. Enfin, pour mener une action collective, il faut s'entendre sur les buts de l'action (que réclame-t-on ?), sur les
moyens à mettre en œuvre (grève, ponctuelle ou générale, manifestation, pétition…). Pour prendre de telles décisions, il faut un
cadre institutionnel démocratique précis qui offre aux individus les moyens de s'exprimer, de désigner des représentants, et pour
ces représentants, il faut des instances de réunion et de décision pour aboutir à des choix collectifs représentatifs de ce que
souhaitent les adhérents. Pour mettre un terme au conflit, il faut pouvoir discuter avec un “ interlocuteur ” représentatif, ne
serait-ce que pour savoir quelles sont les revendications de ceux qui protestent ! Il faut aussi pouvoir discuter pour chercher
d'éventuelles solutions de compromis, ou de conciliation des points de vue. Les syndicats sont aussi nécessaires pour organiser
une négociation permanente qui prévienne les conflits. Avant de prendre une décision, la consultation des syndicats permet de
repérer ce qui peut éventuellement poser problème et susciter le conflit. On peut alors négocier les solutions a priori, et ainsi faire
l'économie d'une grève, par exemple.
Les syndicats permettent de maintenir le conflit social dans des formes socialement acceptables. Dès lors que l'on rentre dans un
conflit social, la question des méthodes de revendications se pose. Elle est importante parce que des “ dérapages ” sont toujours
préjudiciables à la cause que l'on défend. Si, par exemple, lors d'une manifestation, des violences ou des dégradations sont
commises par les manifestants, ils auront plus de mal à rallier l'opinion publique. Les syndicats font ainsi fonction de “ service
d'ordre ”, pour maintenir la revendication dans certaines limites.
Les conflits antérieurs et les négociations successives ont amené les employeurs et les syndicats, et souvent l'Etat, à s'entendre
pour édicter des règles qui régissent les situations de conflits potentiels . Ainsi, le droit du travail encadre les licenciements, en
précisant quand un employeur peut licencier et quelles compensations il doit éventuellement apporter. Cela permet d'éviter d'une
part une utilisation arbitraire, voire répressive, du licenciement, mais aussi de le rendre moins contestable par les salariés. De
même, les “ grilles de rémunération ”, qui prévoient quels salaires peuvent être versés en fonction du métier ou de l'ancienneté,
permettent d'éviter que les promotions soient un sujet de conflit entre l'employeur et les salariés. L'émergence d'un droit du travail
a aussi comme conséquence de faire rentrer le juge dans l'entreprise. Le recours à la justice est en effet un moyen de faire arbitrer
les litiges par les tribunaux sans passer par le conflit social. De ce point de vue, les entreprises ressemblent de plus en plus à la
société, qui se civilise en remettant la charge de la résolution des conflits à une institution judiciaire indépendante.
L'existence de syndicats facilite donc grandement l'action collective. En ce sens, le syndicalisme peut être considéré comme un
facteur de conflictualité sociale. C'est d'ailleurs en partie pour cette raison que les grèves en France sont plus importantes dans le
secteur public que dans le secteur privé : les syndicats y sont encore relativement puissants et bien implantés. C'est pour cela aussi
que les chefs d'entreprise sont souvent réticents face à l'implantation de syndicats !
Le paradoxe n'est qu'apparent : les syndicats augmentent l'efficacité de la mobilisation collective et donc favorisent les conflits
sociaux, mais en même temps, ils permettent de “ piloter ” ces conflits et donc de les rendre moins radicaux et de leur trouver une
conclusion.Le syndicalisme rend en quelque sorte les conflits sociaux plus efficaces, mais plus raisonnables.
1.3.2 - MAIS, D'UNE PART, LES MUTATIONS DU TRAVAIL AFFAIBLISSENT DANS UNE CERTAINE MESURE LES
SYNDICATS.
Ce phénomène de la désyndicalisationest important à analyser, parce qu'il permet de comprendre pourquoi il est nécessaire que
les groupes sociaux soient organisés. Cela permet aussi de comprendre que la “ mécanique ” du conflit social est parfois aussi
essentielle que le fond de la discorde. Nous verrons dans un premier temps la réalité de la désyndicalisation, puis quelques
éléments d'explication et enfin les conséquences sur les conflits sociaux.
• La désyndicalisation est un phénomène général dans les pays industrialisés. Le de conflits, mesuré par le nombre de
journées de travail perdues du fait des grèves, a considérablement diminué en France depuis 20 ans :entre 3 et 4
millions de journées perdues par an pour fait de grève à la fin des années 1970, moins d'un million en général depuis
1985. Cette diminution peut étonner : on a parfois l'impression, à tort, que les grèves sont plus nombreuses que jamais.
En fait, elles ont beaucoup plus diminué dans le secteur privé que dans le secteur public, où les grèves se “ voient ”
plus car elles touchent souvent des services publics. Mais le secteur public emploie moins de travailleurs que le
secteur privé. Le taux de syndicalisation (part des syndiqués dans la population active occupée) a beaucoup décru
depuis 30 ans. Aujourd'hui, en France, on estime que 8% environ des travailleurs sont syndiqués (près de 40% l'étaient
en 1950). Le taux de syndicalisation reste bien plus élevé dans le secteur public que dans le secteur privé (où il est
d'environ 3.5%), dans les grandes entreprises que dans les petites, même s'il a diminué partout. La diminution de
l'influence des syndicats se voit aussi au fait que certains conflits, parmi les plus durs de ces dernières années,
démarrent en dehors des syndicats.
Premier élément d'explication de la désyndicalisation : la montée du chômage. C'est une conjoncturelle : la montée du chômage
peut expliquer que les salariés, craignant pour leur emploi, renoncent à se mettre en grève ou à entamer un conflit avec leur
employeur. Dans ce cas, on peut penser que si la croissance repartait et si le chômage diminuait sensiblement et durablement, le
nombre des conflits pourrait repartir à la hausse.
Deuxième élément d'explication de la désyndicalisation : les transformations du travail. Il s'agit cette fois d'une structurelleà la
désyndicalisation. La transformation de la structure des emplois joue en défaveur de la syndicalisation. En effet, le nombre
d'emplois ouvriers, et plus généralement dans les industries, a considérablement é depuis 1975, comme nous l'avons vu. Or, le
syndicalisme a une bonne part de ses racines dans le mouvement ouvrier. De plus, le travail dans les usines s'est transformé, les
horaires se sont flexibilisés, et les syndicats ont plus de mal à entrer en contact avec l'ensemble des salariés. L'éclatement du
collectif de travail fait que tous les gens qui travaillent au même endroit n'ont pas forcément le même employeur (c'est le cas
quand il y a des travailleurs intérimaires) ce qui rend plus difficile la mobilisation. Et le développement des firmes
multinationales, qui éloigne encore les travailleurs de la direction réelle de l'entreprise, rend plus difficile l'identification et
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l'atteinte du groupe avec lequel on peut rentrer en conflit. Enfin, les emplois du tertiaire, qui se sont beaucoup développés, sont
situés dans des entreprises de taille inférieure à celle des entreprises industrielles. Or le syndicalisme se développe plus facilement
dans les grandes entreprises que dans les petites. Et la féminisation qui a accompagné cette tertiairisation joue aussi en défaveur
des syndicats car les femmes sont, en moyenne, moins syndiquées que les hommes.
Troisième élément d'explication : l'institutionnalisation des syndicats. Ce qu'on appelle l'institutionnalisation, c'est le fait que les
syndicats sont reconnus par les employeurs comme des interlocuteurs légitimes et incontournables. C'est aussi le fait que le
nombre de permanents, c'est-à-dire de personnes qui travaillent à plein temps pour le syndicat, augmente. Cette évolution peut
couper les syndicats de leurs adhérents. Ceux-ci ne se sentent plus représentés réellement par les permanents syndicaux qui
négocient avec les organisations patronales. Les syndicats apparaissent alors comme des organisations bureaucratiques dans
lesquelles les adhérents ne se reconnaissent plus, d'où la diminution du nombre d'adhésions. Il en résulte que les syndicats
encadrent moins qu'avant les conflits. Ce ne sont pas toujours eux qui appellent à la grève (certains conflits se déclenchent “ à la
base ”, sans appel des syndicats). Leur place est prise par des “ coordinations ”. De quoi s'agit-il ? Les grévistes élisent des
représentants, indépendamment de leur appartenance syndicale, qui vont aller négocier avec la direction (alors que c'est le rôle
traditionnellement dévolu aux syndicats) et qui viennent rendre compte devant la “ base ” de l'évolution des négociations. Dans le
courant des années 90, on a vu par exemple le conflit des infirmières ou celui des chauffeurs routiers être géré de la sorte. On peut
lire ici une méfiance vis-à-vis des syndicats, considérés comme des institutions coupées de la base des travailleurs.
1.3.3 - ET, D'AUTRE PART, LA MONTEE DE L'INDIVIDUALISME, PAR CERTAINS ASPECTS, PEUT REMETTRE EN
CAUSE L'ACTION COLLECTIVE.
Pour expliquer pourquoi un conflit social éclate ou pas, on peut d'abord se demander ce que les individus ont à y gagner. On
pourrait de prime abord penser qu'ils ont forcément intérêt à participer au conflit puisqu'ils pourront de cette façon défendre ou
améliorer leur situation. Mais l'analyse se complique dès lors qu'on intègre les coûts que représente un conflit social pour les
individus : par exemple, les journées de salaires perdues lors d'une grève, le fait que l'employeur donnera sans doute moins de
promotion à un salarié peu accommodant, etc. Cela permet de comprendre les aléas de la mobilisation sociale :
• Les individus se comportent en “ passagers clandestins ” et renoncent au conflit social. Si les gains tirés d'un conflit
(par exemple, une hausse des salaires) profitent à tous (y compris à ceux qui n'ont pas participé au conflit), les coûts
de l'action ne reposent que sur ceux qui l'auront entreprise (les grévistes, par exemple). Dès lors, il est rationnel pour
un individu de ne pas participer au conflit, même s'il a intérêt à ce que celui-ci réussisse. En effet, s'il s'abstient d'y
participer, il évite le coût lié au conflit mais en retire les bénéfices quand les autres auront fait aboutir la revendication.
Mais comme tout le monde fait le même calcul, personne ne s'engagera dans le conflit parce que chacun espérera
profiter de l'action des autres. Dans ce cas, il y a bien peu de chances qu'un conflit social éclate.
Mais alors, pourquoi y a-t-il quand même des conflits ? Pour rester dans la même grille d'analyse, si des individus participent à un
conflit, c'est qu'ils tirent un avantage direct de cette participation, indépendamment du résultat du conflit. Il peut s'agir bien sûr
d'avantages symboliques (notoriété, reconnaissance des autres, amélioration de l'estime de soi, nouvelles solidarités, etc…). Ainsi,
par exemple, les mouvements qui se rattachent à la mouvance altermondialiste tissent-ils très souvent des réseaux d'échanges
personnels (produits bio, échanges de services, formations réciproques, etc.), intéressants à la fois sur le plan matériel et sur le
plan des relations sociales.
1.3.4 - CET
AFFAIBLISSEMENT DES SYNDICATS N'EST CEPENDANT PAS SANS RISQUE ET IL N'EST
PEUT-ETRE QUE TRANSITOIRE.
La désyndicalisation peut entraîner une augmentation et surtout une radicalisation des conflits sociaux. C'est au fond facile à
comprendre, puisque l'on a dit plus haut quel rôle pouvaient jouer les syndicats dans la prévention et la régulation des conflits.
Sans présence syndicale, difficile d'organiser une consultation ou une négociation, difficile de savoir sur quoi céder pour mettre
fin à une grève.
2 - Diversité des objets et des formes de l'action collective.
Si depuis la révolution industrielle, l'essentiel des conflits étaient des conflits du travail, on voit apparaître, surtout depuis les
années 70, de nouvelles formes et objet de conflit. Ces "nouveaux mouvements sociaux" se démarquent apparemment des
mouvements traditionnels par leurs acteurs, les valeurs qu'ils véhiculent et les formes concrètes qu'ils prennent. Si on parle de
"mouvements sociaux" plutôt que de "conflits", ce n'est pas que les désaccords sont moins grands ou les protestation moins
violentes, mais pour signifier que mouvements ne sont plus forcément l'expression d'un groupe contre un autre groupe, mais
parfois l'expression du groupe s'adressant à la société tout entière.La plupart du temps, l'objectif est de transformer les règles, les
comportements et les valeurs de la société sur un aspect particulier.
Pour étudier ces nouvelles formes de conflictualité, nous verrons d'abord ce que sont les "Nouveaux Mouvements Sociaux",
comment on peut les distinguer des conflits du travail classiques. Nous demanderons ensuite si l'émergence de ces mouvements
sociaux fait disparaître les conflits du travail. Enfin, nous étudierons comment ces Nouveaux Mouvements Sociaux participent à
la transformation de la société.
2.1 - Les Nouveaux Mouvements Sociaux (NMS).
2.1.1 - On parle de "nouveaux" mouvements sociaux car ils sont menés par des groupes
définis hors de l'entreprise, sur des thèmes pas forcément liés au travail, et avec
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des formes d'action nouvelles.
Les NMS vont mettre en scène de nouveaux acteurs, porter sur de nouveaux enjeux, et utiliser de nouvelles formes d’action et de
revendication.
• Les NMS mettent en scène de nouveaux acteurs : les “ travailleurs ” ne sont plus les seuls à manifester leur
mécontentement. On voit aujourd’hui, les étudiants, les chômeurs, les opposants à l’installation d’une décharge
nucléaire, les femmes, les Corses ou les homosexuels, par exemple, manifester leur mécontentement. Autrement dit,
des acteurs, qui peuvent être par ailleurs des travailleurs, ont fait irruption sur la scène des conflits au nom d’intérêts
non exclusivement matériels, post-matérialistes comme le dit A.Touraine. Ces nouveaux acteurs se réunissent sur la
base d’un rejet commun d’une situation qu’ils jugent préjudiciable soit à leurs propres intérêts, soit aux intérêts des
générations futures (cas des écologistes, par exemple).
Les NMS portent sur de nouveaux objets de conflits, qui révèlent des valeurs nouvelles. Ces nouveaux mouvements sociaux vont
avoir pour objet, par exemple, la défense de l’environnement, la réalisation de l’égalité entre hommes et femmes, la défense des
consommateurs. Derrière ces objets, apparaissent des valeurs altruistes : c’est nom d’une certaine idée de l’intérêt collectif, en
particulier à long terme, que les militants se mobilisent, mais c’est aussi nom de la défense des minorités(les noirs, les
homosexuels, …) ou la défense des droits(mouvements des sans papier, des sans logement, des sans …). Les plus grandes
manifestations de ces dernières années ont concerné la défense de l’école privée (en 1985), au nom des valeurs religieuses, et la
défense du service public (en 1995). Par l’affirmation de ces valeurs nouvelles, le groupe cherche parfois à obtenir la
reconnaissance d’une identité particulière (pensez aux revendications régionalistes, par exemple).
Les NMS utilisent formes d’action nouvelles: dans ces nouveaux conflits, la grève traditionnelle n’est pas toujours possible.
L’expression prendra donc des formes différentes : boycott de certains produits, marches de protestation, barrages routiers,
occupations de locaux, destructions matérielles, grèves de la faim, sit-in, pétitions, etc. Le registre est varié, mais vise souvent à
occuper l’espace public de manière à être visible et en particulier d’être médiatisé. Ces actions sont destinées à faire pression sur
les autorités politiques, seules habilitées à transformer les règles, et à prendre à témoin le plus de citoyens possible. On peut aussi
dire que la plupart de ces nouveaux mouvements sociaux sont marqués par une méfiance vis-à -vis des organisations
traditionnelles (syndicats, partis politiques, par exemple) et de leurs méthodes, souvent dénoncées comme centralisatrices et
sclérosantes pour la spontanéité et l’initiative individuelles.
2.1.2 - UN EXEMPLE DE NMS : LE FEMINISME.
Le féminisme est un mouvement social extrêmement important dans nos sociétés parce que la transformation du statut des
femmes a profondément changé la société, et continue de le faire. L'égalité entre hommes et femmes, même si elle est encore
incomplète, est un changement social majeur à l'échelle de l'histoire des sociétés humaines.
• L’histoire du mouvement. Il n’est pas récent et se retrouve dans tous les pays développés. à l’origine, dès le 19ème
siècle dans certains pays, la revendication est essentiellement politique : il s’agit d’obtenir le droit de participer aux
élections, d’être considérées comme des êtres majeurs dans tous les sens du terme (juridique, en particulier). Mais la
revendication ne porte pas sur la façon dont la société a réglé le partage des tâches et du pouvoir entre les sexes, à
l’intérieur des familles en particulier. Dans les années 1960, les revendications féministes vont changer complètement
de nature. Elles vont porter sur le droit à disposer de son corps (liberté de contraception et d’avortement), sur la
domination au travail et dans la famille (partage des tâches), sur l’égalité des droits dans tous les domaines.
L’émergence de nouvelles solidarités et donc de nouveaux groupes sociaux. Ce mouvement génère de solidarités: alors que toutes
les femmes sont loin d’adhérer à des groupes féministes, les revendications féministes développent chez de très nombreuses
femmes le sentiment d’appartenance à un groupe dominé, qui doit se défendre,. L’identité féminine est affirmée en tant que telle,
et les conflits, quels qu’ils soient, vont de plus en plus souvent être traversés par les revendications féministes.
La création de nouvelles règles sociales. Petit à petit, le mouvement féministe a généré de règles, en particulier juridiques : la
législation a été transformée dans de nombreux pays afin de garantir l’égalité des droits. La discrimination au travail a été
interdite, des nouvelles règles ont été adoptées dans le domaine du droit de la famille (en particulier pour assurer l’égalité du père
et de la mère vis-à -vis des enfants). On sait bien cependant que passer des nouvelles règles à une nouvelle réalité nécessite
parfois beaucoup de temps. C’est bien le cas dans ce domaine : l’égalité affirmée sur le plan politique depuis 1946 en France n’a
pas permis une meilleure représentation des femmes à l’Assemblée nationale. La loi sur la parité, qui impose une égalité de
candidatures entre hommes et femmes, n’a pas sensiblement amélioré les choses puisque le nombre de femmes élues n’a
augmenté que de 8 ! Ces nouvelles règles sont sous-tendues par une des valeurs, même si elle est lente : la domination masculine
n’est plus jugée comme “ naturelle ” dans notre société.
2.2 - Est-ce la fin des conflits du travail ?
L’émergence des NMS et le déclin de la syndicalisation peuvent faire croire à une disparition des conflits sociaux traditionnels.
On assisterait en quelque sorte à une fin des conflits dans l’entreprise, et à un déplacement de la conflictualité dans la société
civile autour de thèmes plus universalistes, plus généraux, voire plus abstraits, et en tout cas déconnectés de la structure des
classes sociales. Nous allons voir que cette analyse doit être pour le moins nuancée.
2.2.1 - Les NMS sont plus adaptés à nos sociétés individualistes, mondialisées, où la
place du travail se réduit.
Plusieurs éléments peuvent expliquer la montée des NMS et le recul relatif des formes traditionnelles de conflit social.
• La montée de l’individualisme contribue à ce que les individus se mobilisent de plus en plus dans une démarche
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personnelle. Cela ne signifie pas qu’ils défendent uniquement leur intérêt particulier, mais qu’ils n’agissent pas
uniquement en fonction de l’intérêt de leur groupe social. Le droit du travail encadre aujourd’hui assez strictement les
relations professionnelles, ce qui rend moins nécessaire la défense collective des droits professionnels. De plus,
l’expression de l’identité se fait plus souvent hors du travail. Chacun souhaite construire son identité propre et
revendique qu’elle soit reconnue et prise en compte dans l’espace public, ce qui n’était pas le cas auparavant. Ainsi,
l’homosexualité a toujours existé mais le fait de vouloir que l’homosexualité soit reconnue comme une composante
“ officielle ”, publique, de l’identité des individus est nouveau.
La mondialisation des échanges et des firmes peut aussi expliquer en partie l’émergence des NMS. D’abord parce que la
mondialisation génère des conflits particuliers (remise en cause de la stratégie des firmes, par exemple par rapport aux pays
pauvres), mais aussi parce que le cadre national paraît parfois mal adapté pour revendiquer : ainsi la lutte contre les OGM ou, de
manière plus générale, la lutte pour la protection de l’environnement, dépasse forcément le cadre national.
La place du travail dans la société se réduit et donc la solidarité se construit aussi en dehors des relations au travail. Le temps de
travail se réduit, tant au niveau de la semaine que de la vie entière. En conséquence, puisque les individus vivent de plus en plus
en dehors du lieu de travail, ils construisent aussi de plus en plus de lien social sur d’autres bases que le travail. En effet, la
solidarité, si elle naît moins qu’avant des rapports du travail, doit bien être construite quelque part, car une société, des individus,
ne sauraient vivre sans elle. Les individus vont de plus en plus choisir avec qui ils vont construire ces liens sociaux : voisinage,
associations, etc. Ceux-ci seront donc davantage choisis que subis. C’est ainsi que l’on peut expliquer la vitalité de la vie
associative. Les associations n’ont jamais été aussi nombreuses que ces dernières années en France, et même si on doit relativiser
les chiffres (car ils contiennent les clubs sportifs qui connaissent un fort développement), ceux-ci sont significatifs d’une nouvelle
forme de lien social.
2.2.2 - MAIS LES NMS NE SONT PAS SI "NOUVEAUX" QUE ÇA, ET ILS SE MELENT EN FAIT AUX CONFLITS
TRADITIONNELS.
Il serait dangereux de croire que les conflits sociaux avant 1968 étaient tous des conflits du travail traditionnels dans leurs formes
et circonscrits aux entreprises. On a vu plus haut que les conflits traditionnels “ débordaient ” de l’entreprise et influençaient la
société tout entière. De même, les NMS influencent aussi les conflits du travail qui se renouvellent. C’est en fait une modification
en profondeur de la conflictualité sociale à laquelle on assiste.
• Il y a toujours eu des mouvements sociaux sans liens avec le travail. On peut se rappeler que des mouvements
interclassistes pour obtenir certains droits ou au contraire pour supprimer certaines inégalités existent depuis
longtemps : on peut penser aux mouvements pour l’abolition de l’esclavage ou de la peine de mort, au mouvement des
suffragettes en Angleterre (début du 20èmesiècle) pour obtenir le droit de vote des femmes, par exemple.
Ces N.M.S., un peu à l’image du mouvement des travailleurs, sont peu à peu reconnus institutionnellement (vous pouvez penser,
par exemple, à la création d’un ministère de l’environnement). Ainsi, de plus en plus souvent, même au niveau international, dans
les manifestations “ officielles ”, une place est donnée à la tribune aux altermondialistes. Ou encore, la reconnaissance officielle
de certains groupes régionalistes, visible au fait que le gouvernement négocie des accords avec eux (en dehors de toute
représentativité politique, d’ailleurs). Autrement dit, on peut penser que par certains côtés, ces mouvements s’institutionnalisent,
comme l’ont fait les syndicats de travailleurs dans leur temps.
Les conflits du travail reprennent certains aspects des NMS. En effet, on observe ces dernières années un renouveau des conflits
du travail, en particulier lié à la fermeture ou à la réorganisation d’entreprises. Et un nouveau syndicat, Sud, plus proche de ses
adhérents et avec des formes d’action moins traditionnelles, se développe dans plusieurs secteurs de l’activité. Cela montre que
finalement, il y a peut-être une certaine convergence de ces différentes formes de conflit. Et l’opposition conflits traditionnels du
travail / nouveaux mouvements sociaux est peut-être moins pertinente qu’elle pouvait apparaître dans un premier temps.
2.2.3 - NOUVEAUX MOUVEMENTS
L'ALTERMONDIALISME.
SOCIAUX
OU
CONFLITS
DU
TRAVAIL
? L'EXEMPLE
DE
A travers l’exemple du mouvement des opposants à la mondialisation, on peut voir comment NMS et conflits sociaux
traditionnels se mélangent et se confondent.
• Définition de l’altermondialisme. On retient aujourd’hui de plus en plus l’appellation “altermondialiste” (et non pas
antimondialiste comme au début du mouvement à la fin des années 90) pour signifier que le mouvement ne s’oppose
pas à la mondialisation en général, mais à la mondialisation telle qu’elle existe aujourd’hui – cette formulation
revendique donc autre mondialisation. Ce mouvement est présent dans la plupart des pays du monde. Son est clair : il
s’oppose de manière explicite à la mondialisation telle qu’elle se développe aujourd’hui par l’action des firmes
transnationales et celle des organisations mondiales comme le F.M.I. ou la Banque mondiale.
Quels sont les groupes sociaux en action ? Le mouvement altermondialiste est structuré généralement autour d’associations qui ne
prétendent pas représenter un groupe social particulier (on peut penser par exemple à l’association ATTAC, qui est emblématique
de la lutte anti-mondialisation en France actuellement). On semble donc loin des conflits sociaux tels qu’on les a décrits plus haut.
Cependant, les choses ne sont pas si tranchées. En effet, on retrouve dans la mouvance altermondialiste les acteurs traditionnels
des conflits sociaux. Ainsi, les syndicats sont souvent directement partie prenante des associations altermondialiste, et en tout cas,
les adhérents de ces associations sont souvent des adhérents de syndicats ou de partis politiques “traditionnels”. La collusion entre
des associations comme ATTAC et la Confédération paysanne de J.Bové est une bonne illustration de ce “recyclage” des acteurs
sociaux dans les NMS.
Au nom de quelles ? Manifestement, au nom de valeurs universalistes, comme la protection de la dignité des personnes (par
exemple, dans la lutte contre le travail des enfants), protection de l’environnement pour les générations futures (dans la lutte
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contre la déforestation sauvage au Brésil, par exemple) ou lutte contre les inégalités générées par les stratégies de développement
adoptées par les firmes transnationales. On voit ici très clairement qu’un mouvement social peut chercher à s’opposer à un
changement social. Nous en reparlerons un peu plus loin. Mais observons également que le mouvement altermondialiste réunit
des revendications extrêmement diverses dont certaines relèvent souvent de la défense d’intérêt de groupes sociaux très
“classiques” (par exemple, l’opposition d’agriculteurs aux importations en provenance des pays pauvres). Le point commun est la
dénonciation du pouvoir jugé exorbitant des firmes transnationales : celles-ci, grâce à leur pouvoir économique, imposent des
décisions qui devraient relever, aux dires des altermondialistes, du domaine politique et du débat démocratique.
Par quelles éthodes d’action? Celles-ci sont aussi variées que les revendications. Elles visent toujours à rendre les actions visibles,
en particulier au niveau des médias, de manière à informer le plus de monde possible. Notons qu’Internet joue un rôle de plus en
plus important dans le domaine de la popularisation de ces luttes (diffusion de l’information sur de très nombreux sites, mais aussi
actions collectives via le net : signature de pétitions, blocage des sites officiels, etc.). On voit en tout cas ici clairement l’influence
des NMS dans le renouvellement et la diversification des formes de revendications.
Ce mouvement altermondialiste a-t-il créé du changement social ? La réponse est évidemment positive : par exemple, les firmes
transnationales ont dû prendre en compte les critiques sur le travail des enfants (certaines ont même réussi à en faire un argument
de vente dans leur publicité) et pour les enfants en question et leurs familles, cela change évidemment quelque chose. Le
mouvement altermondialiste a également créé des solidarités transnationales, si l’on peut dire, et c’est aussi très nouveau, les
mouvements sociaux traditionnels se limitant pratiquement toujours au cadre national.
2.3 - Nouveaux mouvements sociaux et changement social.
On a vu dans la première section que les conflits du travail avaient profondément transformé l’entreprise, notamment en faisant
émerger un droit du travail et en structurant les groupes sociaux en acteurs collectifs. Il faut s’interroger symétriquement sur
l’effet que peuvent avoir les NMS sur la société et sur les transformations qu’ils impulsent.
2.3.1 - Les NMS font apparaître de nouveaux conflits en remettant en cause la légitimité
d'inégalités qui étaient jusque là socialement acceptées.
Les NMS renouvellent la conflictualité sociale en faisant apparaître de nouveaux thèmes de discorde. Il s’agit en fait de dénoncer
de nouvelles inégalités, mais plus sûrement encore de dénoncer des inégalités dont la société s’accommodait jusque-là . C’est le
cas bien évidemment pour le féminisme : ce mouvement n’est pas apparu parce que la situation des femmes s’est dégradée, mais
bien parce que l’inégalité entre hommes et femmes a cessé d’être tolérable aux yeux d’une frange croissante de la population. De
même, l’altermondialisme s’en prend à un processus de mondialisation qui était habituellement présentée comme inéluctable, et
presque “naturelle”.
C’est d’ailleurs plus généralement un critère de réussite d’un mouvement social : dans quelle mesure arrive-t-il à faire perdre sa
légitimité à l’inégalité qu’il dénonce, à la “transformer en injustice” en quelque sorte. On peut ainsi remarquer que les
mouvements en faveur des “sans papiers”, par exemple, ont beaucoup plus de mal à faire admettre à la société française que les
droits des immigrés, a fortiori des immigrés clandestins, doivent être rapprochés des droits des citoyens français.
2.3.2 - Les NMS font émerger de nouvelles valeurs et de nouvelles normes, voire des
modèles culturels alternatifs.
Comment dénonce-t-on une inégalité ? Comment la fait-on passer pour une injustice ? Toujours en faisant référence à des valeurs.
Par exemple, le féminisme fait référence explicitement à l’égalité pour dénoncer le sexisme de la société. S’il y a conflit, c’est que
la ou les valeurs mises en avant ne sont pas partagées par la société ou entrent en contradiction avec une autre valeur de la société.
Les NMS sont donc l’occasion d’une transformation culturelle de la société, parce qu’ils bousculent et renouvellent son système
de normes et de valeurs.
Pour reprendre encore l’exemple du féminisme, on a bien vu dans le débat autour de la loi sur la parité en politique que deux
valeurs s’opposaient : l’égalité entre les sexes et l’universalisme politique (c’est-à -dire le fait qu’un citoyen français ne se définit
pas par son sexe, son origine ethnique, ou ses croyances religieuses). De même, dans le cas du PACS, on a assisté à un conflit
entre la revendication d’une reconnaissance des couples homosexuels au nom de l’égalité (et aussi de l’universalisme dont on
vient de parler), et une vision plus traditionnelle (ce qui ne veut pas dire mauvaise !) de la famille, le débat étant focalisé sur
l’homoparentalité.
2.3.3 - Les NMS essaient de déboucher sur une transformation de la société en
influençant les politiques publiques.
Au-delà de la transformation de ses valeurs, les NMS agissent sur la société en faisant modifier les lois, les règlements ou les
décisions publiques, bref en changeant le fonctionnement et l’organisation de la société. Les exemples abondent et l’on en a déjà
cité quelques-uns. Rappelons pêle-mêle la loi sur la parité, sur l’IVG, ou sur l’égalité professionnelle entre hommes et femmes, le
droit à la contraception, le PACS, l’abandon du projet de canal Rhin-Rhône, l’interdiction des farines animales, etc.
Cette action sur l’Etat, et plus généralement la sphère publique, pour transformer la société pourrait paraître propre aux NMS, les
conflits traditionnels agissant au niveau de l’entreprise et aboutissant à des accords entre groupes sociaux limités à une entreprise
ou une branche. En fait, cette distinction est fausse. En effet, les conflits du travail se limitaient autrefois (en gros, avant la
seconde guerre mondiale) à l’entreprise ou la branche parce qu’il n’était pas admis que l’Etat intervienne dans les relations au
travail. Mais progressivement, et tout particulièrement sous la pression des conflits sociaux, l’intervention étatique et
réglementaire s’est développée, notamment par le développement du droit du travail. D’ailleurs, les conflits du travail se règlent
Chapitre 4 : Conflits et mobilisation sociale (d'après http://brises.org/)
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aujourd’hui souvent par le recours à la loi : loi sur les 35 heures (ou sur leur assouplissement !), loi sur les licenciements, etc. Les
NMS profitent donc d’une possibilité d’action sur la société qui s’est développée grâce aux conflits du travail. Il ne faut donc pas
opposer artificiellement les deux modes d’action.
Conclusion
En conclusion de ce chapitre, il faut rappeler que les conflits, qu'ils soient du travail ou pas, sont un passage obligé pour le
changement social, on l'a largement montré dans ce chapitre. Il serait donc complètement utopique de vouloir qu'il n'y en ait pas.
On revient à ce que l'on disait dès l'introduction : les conflits ont un côté très positif. Mais on veut souligner ici que les conflits ne
sont pas forcément révolutionnaires, ils peuvent être aussi conservateurs :
• Il y a des conflits conservateurs, c'est-à -dire qui visent à empêcher le changement de se produire. Les exemples ne sont
pas difficiles à trouver, qu'ils soient historiques (exemple du mouvement des luddistes, c'est-à -dire des travailleurs qui
s'opposaient au 19èmesiècle à la mise en place de machines parce qu'elles prenaient, disaient-ils, la place des
travailleurs) ou contemporains. Parmi ces conflits, il y en a que l'on peut qualifier de corporatistes quand ils visent à
défendre les intérêts d'un petit groupe, une profession par exemple, contre l'intérêt de la majorité. La plupart du temps,
les conflits naissent non pas du changement lui-même, mais de ses conséquences sur une partie des travailleurs.
Refusant ces changements, ces travailleurs se mobilisent pour essayer de les empêcher.
Il y a d'autres conflits qui visent à imposer des changements : si l'on pense à la grève générale qui s'est produite en France en mai
1968, on a un mouvement qui ne vise pas d'abord une amélioration des salaires. Ce que revendiquent essentiellement les
travailleurs, c'est une “ autre vie ”, c'est-à-dire une diminution du temps de travail et une autre qualité de vie au travail (davantage
de responsabilité, etc.). Le souhait était que la vie ne se résume pas au “ métro, boulot, dodo ” traditionnel. Même si le conflit de
mai 1968 s'est résolu essentiellement dans des hausses de salaires, c'était l'amorce de changements très importants dans les
revendications des salariés et dans l'organisation du travail à l'intérieur des entreprises.
Enfin, il est parfois difficile de déterminer si un conflit précis est plutôt porteur de changements ou plutôt conservateur.Il peut
apparaître simplement comme revendiquant une amélioration des salaires, par exemple. Mais ses conséquences à long terme
peuvent être une transformation des conditions de travail pas forcément désirée par les travailleurs : ainsi, si la hausse des salaires
impose un partage de la valeur ajoutée davantage en faveur des salariés, le patron va essayer de mettre en œuvre une
transformation de l'organisation de la production qui va lui permettre d'économiser du travail et d'augmenter la productivité
(production en flux tendus, par exemple). dit, les changements engendrés par les conflits ne sont pas forcément consciemment
souhaités par les acteurs.
De la même manière, la sphère du travail et la sphère “ hors travail ” si l'on peut dire, ne sont pas étanches. Ainsi un changement
dans les entreprises, par exemple le passage aux 35 heures, pourrait générer des changements sociaux importants dans le partage
des tâches entre hommes et femmes. Mais le changement social peut aussi générer des conflits à l'intérieur de l'entreprise. Par
exemple, dans les années 50 et 60, la scolarisation s'est beaucoup développée en France. Les jeunes arrivant sur le marché du
travail, même sans beaucoup de diplômes, avaient tous été scolarisés au moins huit ans et souvent plus. Leur compréhension de ce
qui se passait dans l'entreprise, leurs connaissances générales, les ont amenés à refuser de plus en plus souvent le type de relations
qui existaient souvent dans les ateliers alors (relations très hiérarchisées où l'ouvrier n'avait rien à dire). Cela a débouché sur de
nombreux conflits mettant en cause en particulier l'encadrement le plus proche (les contremaitres, par exemple, pour les ateliers),
“ les petits chefs ”, comme on disait à l'époque. Il faut donc aussi que l'organisation du travail s'adapte au changement social. Cela
prend souvent du temps et cela débouche sur des résistances, donc des conflits.
Finalement, on voit que les conflits et le changement social interagissent les uns sur les autres : au cours du temps, les conflits
génèrent du changement social et le changement social transforme les conflits. Aujourd'hui, ni les conflits, ni la société ne
ressemblent plus à ce qu'ils étaient au 19ème siècle. Cette transformation se poursuit évidemment. Mais la remise en cause de la
centralité du travail, dont nous allons parler dans le prochain chapitre, modifie les conflits. De nouvelles formes et de nouveaux
objets de conflits apparaissent, que ce soit dans le domaine du travail, que ce soit dans les autres domaines de la vie sociale. Ces
conflits tissent donc la vie sociale alors même qu'ils opposent les membres de la société entre eux. C'est la question que nous
allons aborder maintenant : comment, malgré ces conflits, et peut-être même grâce à eux, la solidarité se crée entre les membres
d'une société ?
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