Textes de préparation pour la dissertation : « Peut-on haïr la raison ? » Nietzsche, La volonté de puissance Chose étrange ! Ce dont l'homme est le plus fier, la règle qu'il s'impose par la raison, est réalisé de même par les organismes inférieurs, et mieux, et plus sûrement ! Il est vrai que l'action à finalité n'est en fait que la partie la plus infime de cette règle que nous vous imposons; si l'humanité agissait vraiment d'après sa raison, c'est-à-dire d'après ce qu'elle pense et sait, elle aurait péri depuis longtemps. La raison est un organe auxiliaire qui se développe lentement, qui par bonheur, durant d'immenses périodes, n'a que peu de force pour déterminer l'homme ; elle travaille au service des instincts organiques et s'émancipe lentement jusqu'à conquérir l'égalité de droits avec eux — de telle sorte que la raison (opinion et savoir) lutte contre les instincts comme un nouvel instinct indépendant — et tard, très tard, arrive à la prépondérance. L'amour est une émotion de l'âme causée par le mouvement des esprits, qui l'incite à se joindre de volonté2 aux objets qui paraissent lui être convenables 1. Et la haine est une émotion causée par les esprits, qui incite l'âme à vouloir être séparée des objets qui se présentent à elle comme nuisibles. Je dis que ces émotions sont causées par les esprits, afin de distinguer l'amour et la haine, qui sont des passions et dépendent du corps, tant des jugements qui portent aussi l'âme à se Joindre de volonté avec les choses qu'elle estime bonnes et à se séparer de celles qu'elle estime mauvaises, que des émotions que ces seuls jugements excitent en l'âme DESCARTES, LES PASSIONS DE L'AME ART. 79. Les définitions de l'amour et de la haine. L'amour est une émotion de l'âme causée par le mouvement des esprits, qui l'incite à se joindre de volonté2 aux objets qui paraissent lui être convenables 1. Et la haine est une émotion causée par les esprits, qui incite l'âme à vouloir être séparée des objets qui se présentent à elle comme nuisibles. Je dis que ces émotions sont causées par les esprits, afin de distinguer l'amour et la haine, qui sont des passions et dépendent du corps, tant des jugements qui portent aussi l'âme à se Joindre de volonté avec les choses qu'elle estime bonnes et à se séparer de celles qu'elle estime mauvaises, que des émotions que ces seuls jugements excitent en l'âme Platon, Phédon, 89-90 - Avant tout, attention à ne pas nous laisser envahir par certain sentiment - Lequels ? dis-je - A ne pas nous mettre à haïr les raisonnements comme certains se prennent à haïr les hommes. Car il n'existe pas de plus grand mal, dit-il, que d'être en proie à cette haine des raisonnements. Or toutes deux, misologie et misanthropie, naissent de la même façon. Voici comme s'insinue en nous la misanthropie : on accorde à quelqu'un son entière confiance, sans s'être donné aucun moyen de le connaître ; on le tient pour un homme parfaitement loyal, droit, digne de la confiance qu'on lui porte; et on ne tarde pas à découvrir qu'il ne vaut rien, qu'on ne peut s'y fier. Et on recommence avec un autre. Quand on a fait plusieurs fois cette expérience, surtout quand on a été victime de ceux qu'on tenait pour ses amis les plus proches, on finit, à force de déceptions, par détester tous les hommes et par estimer qu'en aucun il n'y a rien de rien qui vaille quelque chose ! Tu as sûrement dû constater que cela se produit de cette façon ? — Oui, bien sûr, dis-je. — Mais n'est-ce pas complètement disproportionné? Car on ne prouve ainsi qu'une seule chose : que, sans avoir la moindre compétence en matière de réalité humaine, on prétendait cependant tirer profit du commerce des hommes. Si on l'avait eue, cette compétence, quand on traitait avec des hommes, on aurait jugé que — comme c'est le cas —d'extrêmement bons comme d'extrêmement mauvais il y en a très peu, et que la grande majorité se situe entre ces deux extrêmes. — Que veux-tu dire ? demandai-je. — Exactement la même chose que si je te parlais de l'extrêmement petit ou de l'extrêmement grand ; tu ne crois pas que rien n'est plus exceptionnel qu'un homme, ou qu'un chien, ou ce que tu voudras, qui soit extrêmement grand ou extrêmement petit? Ou extrêmement rapide, lent, laid, beau, blanc, noir?... Est-ce que tu ne t'es pas aperçu que, dans tous les exemples de ce genre, les extrêmes, d'un côté comme de l'autre, sont extrêmement rares, alors qu'au milieu il y a une foule innombrable ? — Là, oui, dis-je. — Et tu ne crois pas, dit-il, que si l'on organisait un concours de méchanceté, il y en aurait très peu, là aussi, pour se détacher du peloton et arriver en tête ? — C'est plus que vraisemblable, dis-je. — Vraisemblable certes, dit-il. Pourtant, en cela, il n'y a pas ressemblance entre les raisonnements et les hommes (c'est toi qui m'as entraîné, et je t'ai suivi !). Non, ils se ressemblent seulement sur ce point : lorsqu'on commence, sans avoir acquis aucune compétence en la matière, par accorder son entière confiance à un raisonnement et à le tenir pour vrai, on ne tarde pas à juger qu'il est faux : il peut l'être en effet, comme il peut ne pas l'être ; puis on recommence avec un autre, et encore avec un autre. Et, tu le sais bien, ce sont surtout ceux qui passent leur temps à mettre au point des discours contradictoires212 qui finissent par croire qu'ils sont arrivés au comble de la maîtrise et qu'ils sont les seuls à avoir compris qu'il n'y a rien de rien de sain ni d'assuré en aucune chose, ni en aucun raisonnement non plus; que tout ce qui existe se trouve tout bonnement emporté dans une sorte d'Euripe, ballotté par des courants contraires, impuissant à se stabiliser pour quelque durée que ce soit, en quoi que ce soit. — C'est la pure vérité, dis-je. — Mais ne serait-ce pas vraiment lamentable, Phédon, dit-il, d'éprouver pareil sentiment? lamentable, alors qu'il existe un raisonnement vrai, solide, dont on peut comprendre qu'il est tel, d'aller ensuite, sous prétexte qu'on en rencontre d'autres qui, tout en restant les mêmes, peuvent nous donner tantôt l'opinion qu'ils sont vrais et tantôt non, refuser d'en rendre responsable soi-même, ou sa propre incompétence ? de finir, comme on en souffre, par se complaire à rejeter sa propre responsabilité sur les raisonnements ? Kant, FONDEMENTS DE LA MÉTAPHYSIQUE DES MŒURS, Deagrave, p 92 Au fait, nous remarquons que plus une raison cultivée s'occupe de poursuivre la jouissance de la vie et du bonheur, plus l'homme s'éloigne du vrai contentement. Voilà pourquoi chez beaucoup, et chez ceux-là mêmes qui ont fait de l'usage de la raison la plus grande expérience, il se produit, pourvu qu'ils soient assez sincères pour l'avouer, un certain degré de misologie, c'est-à-dire de haine de la raison. En effet, après avoir fait le compte de tous les avantages qu'ils retirent, je ne dis pas de la découverte de tous les arts qui constituent le luxe ordinaire, mais même des sciences (qui finissent par leur apparaître aussi comme un luxe de l'entendement), toujours est-U qu'ils trouvent qu'en réalité ils se sont imposé plus de peine qu'ils n'ont recueilli de bonheur; aussi, à l'égard de cette catégorie plus commune d'hommes qui se laissent conduire de plus près par le simple instinct naturel et qui n'accordent à leur raison que peu d'influence sur leur conduite, éprouvent-ils finalement plus d'envie que de dédain. Et en ce sens il faut reconnaître que le jugement de ceux qui limitent fort et même réduisent à rien les pompeuses glorifications des avantages que la raison devrait nous procurer relativement au bonheur et au contentement de la vie, n'est en aucune façon le fait d'une humeur chagrine ou d'un manque de reconnaissance envers la bonté du gouvernement du monde, mais qu'au fond de ces jugements gît secrètement l'idée que la fin de leur existence est toute différente et beaucoup plus noble, que c'est à cette fin, non au bonheur, que la raison est spécialement destinée, que c'est à elle en conséquence, comme à la condition suprême, que les vues particulières de l'homme doivent le plus souvent se subordonner. David Hume, Traité de la nature humaine, I,IV,VII La considération intense de ces multiples contradictions et imperfections de la raison humaine a tant agi sur moi et tant échauffé mon cerveau que je suis prêt à rejeter toute croyance et tout raisonnement, et que je ne peux même plus regarder une opinion comme plus probable ou plus vraisemblable qu'une autre. Où suis-je ? Que suis-je ? Quelles sont les causes d'où je tire mon existence et à quelle condition dois-je retourner ? De qui dois-je rechercher les faveurs, et de qui craindre la colère ? De quels êtres suis-je environné ? Sur qui ai-je de l'influence ? Qui en a sur moi ? Je suis confondu par toutes ces questions et je commence à m'imaginer dans la condition la plus déplorable qui se puisse concevoir, enveloppé de l'obscurité la plus noire, et totalement privé de l'usage de mes membres et de mes facultés. Fort heureusement, il se trouve que, puisque la raison est incapable de disperser ces nuages, la nature elle-même y suffit et me guérit de cette mélancolie et de ce délire philosophiques, soit par le relâchement de cette disposition de l'esprit, soit par quelque distraction et quelque impression vive de mes sens, qui efface toutes ces chimères. Je dîne, je fais une partie de jacquet, je converse et me réjouis avec mes amis et quand, après trois ou quatre heures d'amusement, je veux reprendre ces spéculations, elles m'apparaissent si froides, si forcées et si ridicules que je ne peux pas trouver le cœur de les poursuivre plus avant. À ce point, je me trouve donc absolument et nécessairement déterminé à vivre, parler et agir comme tout le monde dans les affaires courantes de la vie. Mais bien que ma tendance naturelle et le cours de mes passions et de mes esprits animaux me réduisent à cette croyance indolente aux maximes générales du monde, j'éprouve encore un reste suffisant de ma disposition précédente pour être prêt à jetè^au feu tous mes livres et tous mes papiers et à jurer de ne plus jamais renoncer aux plaisirs de la vie pout l'amour du raisonnement et de la philosophie. Tels sont, en effet, mes sentiments dans l'humeur morose 41 où je me trouve à présent. Il se peut, que dis-je, il faut que je cède au courant de la nature en me soumettant à mes sens et à mon entendement ; et par cette soumission aveugle, je montre à la perfection ma disposition et mes principes sceptiques. Mais cela veut-il dire que je doive lutter contre le courant de la nature, qui m'emporte vers l'indolence et le plaisir, que je doive m'abstraire, en quelque mesure, du commerce et de la société des hommes, qui sont si agréables, et que je doive me torturer le cerveau avec des subtilités et des sophismes, au moment même où je ne peux me convaincre du caractère raisonnable d'une application si pénible et où je n'ai aucun espoir sérieux d'accéder par ce moyen à la vérité et à la certitude ? Quelle obligation ai-je donc de faire du temps un si mauvais usage ? Et cela peut-il servir en aucune façon le bien de l'humanité ou mon intérêt privé ? Non. Si je dois être un fou, comme le sont tous ceux qui raisonnent ou croient quoi que ce soit avec certitude^ mes folies seront du moins naturelles et agréables. Partout où je lutterai contre mon inclination, j'aurai une bonne raison de résister et je ne me laisserai plus guider vers des errances dans les solitudes désolées et les passages difficiles que j'ai rencontrés jusqu'ici. Tels sont les sentiments qui nourrissent ma morosité et mon indolence et je dois avouer, en vérité, que la philosophie n'a rien à leur opposer et attend plutôt sa victoire du retour d'une bonne humeur sérieuse que de la force de la raison et de la conviction. Nous devons conserver notre scepticisme dans tous les événements de la vie. Si nous croyons que le feu réchauffe et que l'eau rafraîchit, ce n'est que parce qu'il nous en coûterait trop de peines de penser différemment. Mieux, si nous sommes philosophes, que ce soit .au nom de principes sceptiques et d'après une inclination naturelle à nous employer de cette manière.