quête de cette légimitation depuis son arrivée en Chine, en 1583. Les neuf dernières années de sa vie, à Pékin, se
passeront à multiplier les contacts avec les intellectuels et les nouveaux chrétiens chinois, et à amplifier le
travail de traduction et commentaire qu’il avait entrepris dès le début. Trois des “ innovations ” que Matteo
Ricci va apporter en Chine méritent qu’on les commente ici, car elles montrent comment le dialogue
Chine-Occident qui prend forme à ce moment là possède un sens universel, désigne les lieux et les enjeux du
processus de globalisation tel que nous le connaissons aujourd’hui.
Matteo Ricci va tout d’abord dessiner une carte du monde, la première de ce type a être connue en Chine. Elle y
rencontrera bien sûr un vaste succès. On peut légitimement voir là la “ révolution copernicienne ” propre à la
Chine, dans la mesure où elle introduit à un décentrement. L’Empire du Milieu se découvre ni si central ni si
“ unique ” qu’il croyait être jusqu’alors. Il découvre ce que signifie vraiment être part du monde habité, être “un
parmi d’autres ”. Les répercussions de la carte de Ricci seront nombreuses et profondes.
En second lieu, Ricci traduira en chinois les Elements de Géométrie d’Euclide. Ce n’est point là un choix
indifférent. On peut même y voir le principe et le symbole de la raiosn scientifique et calculatrice formalisée en
Occident, le fondement du langage propre à la rationalité scientifique et technqiue. Or, ce langage a bien pris
valeur universelle. Du reste, dans l’apologétique du temps, l’universalité de l’enseignement chrétien est aussi
inféré du caractère universel des sciences et techniques que les jésuites apportent avec eux. A cet égard, la
question de fond reste encore vive : le problème du rapport entre l’universalité du langage techno-scientifique et
ses racines greco-chrétiennes demeure ouvert pour toute philosophie de l’histoire. Se pose là de façon plus aiguë
encore qu’ailleurs la question du rapport entre universalité et particularisme.
En troisième lieu, dans “ Le vrai sens de la doctrine du Seigneur du Ciel ” (Tianzhu shiyi), Ricci développe
l’idée d’un Dieu unique, personnel et créateur. Cet enseignement, nouveau en Chine quant à la formulation, y
rencontre moins d’obstacles qu’on ne l’a dit parfois. On n’a pas assisté, à la lutte entre deux cosmologies
incompatibles. Comme en d’autres contextes culturels, c’est plutôt la doctrine de l’incarnation (non celle d’un
Dieu personnel ou le créationnisme) qui a fait scandale. Quoi qu’il en soit, Ricci apportait là le germe d’un
dialogue philosophique et religieux qui continue encore aujourd’hui.s.
Bien entendu, cet apport de Ricci n’était pas formulé ni reçu in abstracto, mais en fonction des schèmes
mentaux et des stratégies intellectuelles propres à l’époque. Il nous faut sortir d’une approche essentialiste du
contact entre cultures (entre Chine et christianisme en l’occurence), et porter notre attention sur le processus de
fabrique par quoi dogmes et innovations sont adoptés et réinterprétés. Si l’on voit l’invention d’un
“ christianisme chinois ” comme la production d’une pièce de tissu obtenu par croisement de fibres, dit ainsi
Nicolas Standaert, toute une série d’interactions différenciées se produira : une fibre existante (le concubinage)
est enlevée sans autre forme de procès tandis qu’une autre (monogamie) se voit renforcée ; la fibre confucéenne
est également renforcée, tandis que les fibres taoistes et bouddhistes sont rejetées ; des sélections s’opèrent,
telles l’acceptation par certains chrétiens chinois des enseignements chrétiens moraux mais non des croyances
eschatologiques ; certaines innovations jouent le même rôle fonctionnel que d’autres fibres qu’elles remplacent
(jeûnes et sociétés pieuses prennent la place des pratiques bouddhistes correspondantes) ; certaines fibres
reçoivent un nouveau coloris (christianisation des rites funéraires), et ainsi de suite... Nicolas Standaert insiste
aussi sur le pouvoir d’initiative, trop souvent sous-évalué par les historiens, des convertis eux-mêmes, lesquels
en Chine seront les premiers à s’intéresser aux techniques militaires occidentales et qui orienteront les
missionnaires vers la traduction de traités de mathématiques plutôt que vers une traduction intégrale de la Bible.
Un intellectuel chinois tel Li Tianyang, reprenant l’idée exprimée dès 1920 par Liang Qichao, voit une
“ Renaissance chinoise ” dans la période qui s’étend entre l’ère Wanli des Ming et l’ère Jiajing des Qing. Cette
Renaissance a été un produit quasi-direct de l’introduction des “ sciences occidentales ” (xixue) en Chine par les
Jésuites, une introduction fonctionnellement similaire à la redécouverte de l’Antiquité qui préluda à la
Renaissance européenne. C’est à un paradigme renouvelé de l’histoire intellectuelle chinoise, plus ouvert sur le
rôle joué par les interactions avec l’extérieur, que Li Tianyang, avec d’autres chercheurs de sa génération,
appelle ici.
Bien entendu, la suite de la rencontre Chine-Occident passera par nombre de traumatismes. Ce n’est pas ici mon
propos de les analyser, même si nombre d’Occidentaux ont tendance à oublier trop vite les drames et les
scandales que l’histoire de cette interaction porte avec elle. Dans la perspective ici esquissée, l’essentiel est de
voir que, dès le début du dix-septième siècle, un mécanisme de “ globalisation ” du dialogue et des enjeux s’est
mis en place, qui ne s’arrêtera plus , un processus dont la signification est de portée universelle.
Du côté de l’Occident