1 Journée d’études doctorales en philosophie politique organisée par Ludivine Thiaw-Po-Une et Geoffroy Lauvau ( allocataires moniteurs à Paris-IV ) ( Salle des Actes, 2 décembre 2003 ) LES DEMOCRATIES CONTEMPORAINES FACE À LA QUESTION DE LA REPARTITION DES POUVOIRS La gouvernabilité : entre gouvernement et gouvernance ACTES DE LA JOURNEE 2 Ludivine Thiaw-Po-Une Présentation : Sens et enjeux de la problématique de la gouvernance Gouvernement, gouvernance et gouvernabilité Si nous nous posons la question de savoir dans quelle mesure nous pouvons aujourd’hui apprécier, critiquer, voire transformer la cité, cette question ne nous invite plus à interroger de manière seulement classique le champ du politique. Les « questions classiques » étaient celle du meilleur régime, qui apparaît dès Aristote, ou bien encore celle de la séparation des pouvoirs dans l’Etat telle qu’elle s’est notamment posée à un auteur comme Montesquieu. Ces interrogations ont été en partie relayées par celle qui nous préoccupe aujourd’hui, à savoir : « qui doit exercer le pouvoir ? ». C’est alors le problème de la transformation de l’appareil étatique lui-même qui se pose et plus précisément, à l’intérieur même de l’Etat, celle du volume des décisions du pouvoir politique. Ce sont ces problèmes qui nous conduisent directement à réfléchir à la notion de gouvernabilité. La question de la gouvernabilité Cette notion de « gouvernabilité » doit être entendue en un premier sens, général, à partir de l’interrogation sur la manière de gouverner ainsi que sur l’aptitude des contextes considérés à se trouver gouvernés de telle manière plutôt que de telle autre. Entre gouvernement et gouvernance, la gouvernabilité, tout en dérivant de ce sens général, est également susceptible de se doter d’un sens plus technique, apparu dans les sciences politiques des années 1950, chez l’un des plus éminents représentants de l’école interactionniste, David Easton. Il s’agit alors d’une mesure de l’efficacité du mécanisme de gestion publique et par là même de la capacité à créer des trames de gouvernance qui répondent aux besoins en présence. En ce sens, la gouvernance dépend à la fois du contexte et de l’agencement entre elles des formes d’organisation retenues par le politique. Si l’on préfère : elle dépend de l’agencement systémique des « rôles », au sens sociologique du terme, et non de la diversité des actions sociales menées par des 3 individus qui, conçus comme un ensemble, en viendraient à fournir son sens à la vie ainsi qu’au système politique1. La gouvernabilité .des démocraties contemporaines semble donc devoir être repensée en fonction des exigences de sociétés non seulement très diversifiées, mais encore en perpétuelle mutation. Dans la sphère ainsi définie de la gouvernabilité, nous connaissons en effet très bien ce que nous appelons « gouvernement » : il correspond à une autorité officielle dotée des organes nécessaires à l’exécution de la politique adoptée. Le gouvernenement désigne alors l’exercice du pouvoir sur une communauté d’individus, et, par extension, le pouvoir qui dirige un Etat. Aussi, dans le contexte extrêmement mouvant et diversifié de nos sociétés contemporaines, et si l’on voulait schématiser la gouvernabilité, s’apercevrait-on sans peine de ce que gouverner s’apparente de manière frappante à une activité verticale ancrée dans une forte base de pouvoir : anrée dans une base personnelle pour ce qui est de la propriété ; ancrée dans une base institutionnelle pour ce qui est de la bureaucratie. Ainsi compris, le gouvernement désigne donc une activité plutôt centralisée, où le pouvoir est comme la propriété du gouvernant à laquelle il est nécessaire d’en référer afin de prendre une quelconque décision, et ce, quel que soit le contexte ( rarement uniforme pourtant ) où se trouve engendré ce besoin de décision. La thématique de la gouvernance Si nous connaissons bien ce modèle politique du « gouvernement », nous connaissons mal en France la notion de « gouvernance », ou du moins nous faisons seulement connaissance avec elle. Nous connaissons aussi très mal quels sont les objectifs de la gouvernance et quelles en seraient les procédures. Pourtant, cette notion de gouvernance émerge dès le début des années 1990 dans le monde anglophone où divers ouvrages installent l’idée dans le champ des débats intellectuels et universitaires, puis dans celui des représentants des organisations internationales. L’un des plus récents d’entre eux, pour n’en citer qu’un, est un collectif paru en 2001 aux Presses Universitaires d’Ottawa sous la direction de deux universitaires nord-américaines ( Linda Cardinal et Caroline Andrew ), intitulé La Démocratie à l’épreuve de la gouvernance2, examine, avec la collaboration d’universitaires français auto-déclarés comme non spécialistes de la question, les perspectives ouvertes ainsi que les conséquences impliquées par ce concept de gouvernance, aussi bien dans le champ social que politique. Désignant à l’origine le partage du pouvoir entre les différents corps constitutifs de la société médiévale anglaise, issue des travaux des historiens du Moyen-Age, la notion de gouvernance n’a en effet cessé durant cette dernière D. Easton, L’agencement du système politique, Paris, A. Colin, 1974. Sous la direction de Linda Cardinal et Caroline Andreww, La Démocratie à l’épreuve de la gouvernance, Ottawa, Les Presses de l’Université d’Ottawa, collection « Gouvernance », 2001. 1 2 4 décennie de pénétrer la sphère de la rhétorique politique. Entré dans le lexique officiel, le terme de « gouvernance » ouvre en 1992, à Londres, sur un Centre pour l’étude de la gouvernance globale. En 1995, la Commission sur la gouvernance globale, mise en place par les Nations Unies, est elle-même composée de 28 personnalités représentatives de la planète. La problématique traverse en profondeur les débats européens, notamment depuis l’établissement d’un « Livre Blanc » par la Commission Européenne sur la gouvernance, portant entre autres sur la manière dont l’Union utilise les pouvoirs qui lui sont conférés par ses citoyens. Ce Livre Blanc stipule expressément que depuis le début de l’année 2000 « l’évolution politique a mis en évidence le double défi auquel l’union est confrontée : il faut, d’une part, adapter sans délai la gouvernance dans le cadre des traités en vigueur et, d’autre part, lancer un débat plus large sur l’avenir de l’Europe ». Problématique méta-nationale, en l’occurrence européenne, la gouvernance est aussi devenue, notamment en France, une problématique nationale : nous rencontrons effectivement le terme sous la forme de ce que nous commençons à éprouver comme une nécessité d’allègement ou de déconcentration des procédures dans un Etat. De la sorte, l’Etat lui-même se trouve concerné au moins de trois manières : sur le plan intra-national ( celui des rapports entretenus par l’Etat et ses institutions), sur le plan méta-national ( celui de l’Europe) et sur le plan international (celui de la gouvernance globale ). Ainsi, sous la forme intranationale, en France comme ailleurs parfois, cette question de la gouvernance surgit-elle notamment à l’endroit de la déconcentration de la gestion des territoires, des hôpitaux et des universités. Les procédures de gestion de ces institutions posent en effet de nombreux problèmes, non seulement à l’Etat engagé dans cette gestion, mais aussi à la société concernée par les institutions en question. Par exemple, comment mettre en œuvre la réfection partielle d’un pont en Lot-et-Garonne sans devoir recourir à une dizaine de signatures de bas en haut et dont le dossier doit parcourir la longue chaîne des procédures de décisions, de la région en question jusqu’aux bureaux ministériels, pour ne revenir que quelques mois plus tard rejoindre le cabinet des principaux intéressés ? A l’intérieur même d’une institution comme celle de l’hôpital, qui, lorsqu’il est de taille moyenne, comprend une trentaine de services de soins, vient à se poser un problème de nature similaire : comment un directeur peut-il gérer trente chefs de services sans que ses décisions soient perçues comme bureaucratiques ? Enfin, les universités dans lesquelles nous évoluons ont elles aussi tendance à souffrir de ce même problème – en sorte qu’il n’est pas rare que la thématique générale de la gouvernance ait trouvé sur ce terrain un champ d’application particulièrement significatif. Question d’application : la gouvernance des universités 5 On peut à cet égard s’inspirer d’un constat suffisamment détaillé dressé par Georges Verhaegen ( ancien recteur, recteur honoraire de l’Université Libre de Bruxelles) dans un collectif intitulé L’université en questions, paru en 2001 : « La première question que l’on peut se poser est : Pourquoi se soucier en ce moment-ci, de l’efficacité de gestion d’institutions qui existent depuis près de mille ans et qui ont su surmonter toutes les vicissitudes de l’Histoire, tout en se transformant pour en arriver aux universités modernes de type humboldtien, c’est-à-dire des universités dans lesquelles enseignement et recherche sont intimement associés ? Et jusqu’aux années soixante, et même aujourd’hui pour certaines universités, c’est le modèle que l’on retrouve partout en Europe, voire dans le monde. Mais depuis une trentaine d’années, la situation des universités a évolué rapidement. C’est ainsi qu’en plus de s’occuper de la formation des élites et d’accumuler le savoir, les universités ont été amenées à développer une série d’activités connexes, branchés plus directement sur les besoins immédiats de la société (…) Or ce déploiement s’est passé, et se passe, dans des conditions qui ne sont guère optimales. En effet, dans toute l’Europe, on a assisté à un accroissement important de la population universitaire au cours des vingt dernières années (…) Or pendant cette même période, outre leurs nouvelles missions, les universitaires ont été également amenés à mettre sur pied une politique d’internationalisation en réponse aux nombreux programmes lancés par la Commission européenne ( …) Par ailleurs, malgré des enveloppes budgétaires étroites, les besoins d’équipement se sont accrus (…) Dès lors, assurer la gestion efficace d’une université n’est certainement pas une sinécure ». Dans un tel contexte se trouvent donc non seulement posées la question nationale de l’autonomie financière des universités par rapport à l’Etat, ou encore celle de leur fonctionnement interne, c’est-à-dire à un niveau qui est comparable à celui d’une institution comme l’hôpital, mais aussi celle, non moins cruciale, comme l’indique ce texte, de leur intégration à la communauté européenne. Dans le contexte européen, le problème de l’allègement des procédures de décision se pose en effet en termes d’autonomie des universités. Autonomie dont nous ignorons bien souvent qu’elle est posée par la Magna Charta Universitatum, signée dès 1988 par plus d’une centaine de recteurs, comme une condition de l’européanisation des universités. Autonomie des universités par rapport à l’Etat et devenir de cette institution dans les sociétés démocratiques, autonomie des universités par rapport à la société, mais aussi intégration des universités et de leurs diplômes dans l’espace européen : tels sont les problèmes soulevés par ce que nous pourrions appeler « la gouvernance des universités ». Dans ce cas comme dans d’autres ( celui de l’hôpital par exemple ), c’est la manière même de gouverner qui semble devoir passer par la discussion et la redéfinition des règles du jeu, si ce n’est démocratique, du moins politique, dans des espaces et avec des données socio-économiques en mutation. Dans des sociétés où l’information et la connaissance sont très largement 6 diffusées, on peut considérer que si le pouvoir, lui, ne l’est pas, il aurait néanmoins à l’être – dans l’espace académique comme dans d’autres : perspective stimulante pour la réflexion, mais qui n’est pas non plus sans devoir soulever un certain nombre d’interrogations. Equivoques de la gouvernance ? Résumons la problématique générale où s’inscrit la thématique de la gouvernance : comment gouverner : gouverner plus à partir de l’Etat ou gouverner moins en déconcentrant l’Etat ? Moins d’Etat : cela reviendrait-il à livrer progressivement ce sur quoi l’Etat avait jusqu’ici un pouvoir, c’est-à-dire les hôpitaux, les universités, etc, aux mains des entreprises ? Il s’agit là de l’objection majeure d’une opinion préoccupée par le devenir des inégalités qui la traversent . Assurément l’un des terrains privilégiés de la gouvernance est en effet l’entreprise, au sein de laquelle s’affirment progressivement ces nouveaux pôles de pouvoirs que sont les actionnaires. Enjeu d’une partie complexe entre dirigeants et actionnaires, entre patrons et salariés, la gouvernance d’entreprises vise à introduire la transparence, le recours et les sanctions contre les responsables, là où le capitalisme familial, même s’il survit, a plus ou moins tendance à disparaître. Est-ce à dire qu’il s’agit là du modèle de la gouvernance des autres institutions ou même, parce qu’il en serait le modèle, le mode général de gouvernance de la société dite « civile » ? Il convient d’examiner de près ces objections, afin de déterminer la pertinence des ambiguïtés attachées au terme de « gouvernance ». « Gouverner » et « gouvernance » connotent des réalités bien différentes. Gouverner s’entendait jusqu’ici, le plus souvent, comme un acte qui se trouverait pris dans une logique centralisatrice cherchant à guider, voire à orienter, une dimension particulière du réel. Redéfini dans l’esprit de la thématique de la gouvernance, gouverner semblerait donc devoir consister de plus en plus, dans la logique exprimée par cette thématique, à intervenir de manière horizontale, transversale et latérale, plutôt que hiérarchiquement. Cette logique de la gouvernance, nous l’apercevons particulièrement nettement ; revenons-y un instant, dans le cas des universités, où elle concerne au moins trois niveaux du politique : celui des universités dans la sphère méta-nationale de leur européanisation ; celui des universités dans la sphère nationale de leur rapport à l’Etat ; mais aussi celui, enfin, des universités dans leur relation à la société – niveau sur lequel il faut insister, tant il est vrai que c’est ici que surgit le plus certainement, de façon idéal-typique, le problème des éventuelles dérives induites par la thématique de la gouvernance : autonomiser les universités par rapport à l’Etat, serait-ce les livrer aux entrepreneurs ? Où l’on retrouve la principale objection de l’opinion, en l’occurrence étudiante. N’est-ce pas cependant oublier que, dans la conquête déjà ancienne et dans la reconquête progressive, plus récente, de son autonomie, l’Université n’avait pour autant pas 7 inscrit à l’ordre du jour le principe de sa propre dissolution dans la société, et que, dans ces conditions, rien n’oblige non plus à concevoir une telle dissolution comme nécessairement inscrite dans la dynamique qui est aujourd’hui celle de la recherche de formes de gouvernance universitaire plus déconcentrées ? Adoptée originellement comme un terme neutre, la notion de gouvernance s’est certes insidieusement chargée, parfois, de quelques ambiguités dont il conviendrait d’examiner avec précision le fondement et la portée. Contrairement aux idées reçues, la gouvernance semble s’être d’abord imposée en vertu de son caractère particulièrement neutre sur le plan politique et sur le plan diplomatique. Appliquée, à la fin des années 1980, à l’analyse des différences de développement entre les nations, lorsqu’en 1986 la Banque mondiale initie une étude des conditions de réussite ou d’échec des plans d’ajustement structurel proposé depuis dix ans dans les pays du sud, la notion de gouvernance en vient cependant à se doter d’une dimension de normativité : l’étude comparative de l’Asie du sud-est et de l’Afrique subsaharienne met en évidence les conditions politiques susceptibles de favoriser les plans en question, et parmi ces conditions apparaît celle de la « bonne gouvernance ». Neutre au départ, la gouvernance, lorsqu’elle devient cette « bonne gouvernance » que veulent promouvoir à la fois une partie des économistes de la banque mondiale, des donateurs d’aides et les organisations non gouvernementales, apparaît comme l’alliance de la démocratie politique et de l’économie de marché. Elle participe alors, incontestablement, de l’idéal libéral d’une économie ouverte, où l’information circule librement et où le cadre législatif est favorable aux entrepreneurs : s’agitil bien là cependant, de façon inévitable, des implications pratiques et précises de la gouvernance quand elle est entendue en termes de réforme de l’Etat ? Le moins que l’on puisse en dire, à ce stade de la réflexion, est ici que, de toute évidence, la gouvernance semble supposer un univers où tout se débat, se négocie et donne lieu à des délibérations rationnelles : perspective qui évoque fortement l’idéal habermassien de l’éthique de la discussion et sa traduction éventuelle dans les démocraties contemporaines. Il nous est pourtant difficile de nier qu’il y a des exclus du jeu, et que nous vivons dans un monde pétri d’inégalités. Placés en face d’une telle distorsion entre les faits et l’idéal, doit-on plutôt chercher l’égalisation des conditions du côté d’un renforcement de l’Etat de type bureaucratique certes susceptible d’agir comme un formidable pourfendeur des inégalités, mais aussi comme un prodigieux ralentisseur des prises de décision dans les diverses institutions ? On peut se demander s’il s’agit réellement de la solution à appliquer dans les situations dites « de crise », comme celle qu’a connue la France lors de la canicule de l’été dernier : le principe ultime de solution n’en résiderait-il pas plutôt dans le renforcement du lien social que dans la reconsidération de ce que peuvent permettre des procédures politiques ? Pour autant, le concours de bénévolat et d’efforts d’imagination pour favoriser un décloisonnement du voisinage peuvent-ils suffire dans des circonstances aussi graves ? Le fait même qu’on puisse se poser 8 de telles questions suggère qu’une déconcentration progressive des pouvoirs qui prendrait en compte la capacité de tous ( en la favorisant ) à participer aux modèles proposés par la gouvernance n’apparaît pas dénuée de tout sens. Autant de bonnes raisons, nous est-il apparu, d’interroger les ressources de tels modèles. 9 Jean-Marc Ferry ( Professeur à l’Université Libre de Bruxelles ) Quel modèle de « gouvernance démocratique » pour l’Union européenne ? Il ne s’agit pas d’une réflexion fondamentale sur ce qu’est la démocratie en général. À propos de « la vie démocratique de l’Union », thème évoqué par la Convention préparatoire à une Constitution pour l’Europe, je souhaiterais analyser trois modèles de la démocratie : le modèle participatif ; le modèle représentatif ; le modèle délibératif, en développant plus spécialement les implications tant substantielles que procédurales du troisième modèle (le modèle délibératif) à l’épreuve de la « démocratie européenne ». Ce sera aussi l’occasion de pointer les limites de la procédure délibérative pour l’élaboration d’une Constitution post-étatique ; et dans le contexte actuel : de proposer une explication pour l’échec probable de la Convention. * A.- Le modèle participatif. C’est un modèle de participation directe des citoyens aux affaires publiques. Ce modèle renvoie à une conception de la démocratie, qui, souvent, nous semble dépassée. C’est la conception dite de la « liberté des Anciens », une expression qui nous vient du penseur libéral, Benjamin Constant. Bien qu’ancien, le modèle participatif a été repris chez les Modernes. Jean-Jacques Rousseau en est la figure centrale. Le Peuple est souverain. Ce Souverain n’a pas de représentants. Toute délégation de souveraineté constitue une aliénation de la liberté. Rousseau concevait la liberté essentiellement comme autonomie publique : le « peuple en corps » exerce sa liberté en adoptant lui-même, directement, les lois auxquelles il accepte de se soumettre. Les hommes ne forment un peuple de citoyens qu’en se plaçant ensemble sous la « suprême direction » de la volonté générale dont la loi est l’expression. Ainsi les citoyens forment-ils un « moi moral », un « corps politique » qui, à travers la loi, gouverne son propre destin, confère à la communauté qu’ils forment ensemble les moyens d’agir sur elle-même, de se transformer elle-même. Cependant, Rousseau ne concevait pas la volonté générale comme le résultat d’une confrontation entre des citoyens rassemblés 10 pour délibérer. Ce que requiert la volonté générale serait plutôt accessible à chacun de nous, dans le silence d’une conscience morale non dépravée, qui nous dicte la voie droite, et forme donc de l’intérieur la volonté politique. Maintenant, comme chaque citoyen doit pouvoir participer aux décisions politiques, à commencer par l’adoption des lois, le suffrage de tous est requis comme le moyen d’approcher dans la réalité la volonté générale, à condition que chacun puisse s’exprimer en son nom seul, ne lie pas sa voix à celle d’un groupe, et s’abstienne donc de former avec d’autres une coalition politique. Chez Rousseau, le modèle participatif est ainsi fondamentalement « atomistique », ce qui n’était pas le cas dans les temps anciens. À la différence des Anciens, en effet, Jean-Jacques Rousseau ne fait pas résulter la volonté politique d’une délibération publique : son modèle participatif se démarque ainsi du modèle délibératif ; et, à la différence des Modernes, Rousseau récusait le principe de la représentation parlementaire, c’est-à-dire le modèle représentatif et tout ce qui pût ressembler à un régime de partis. Cela n’empêche pas que sa pensée ait influencé des systèmes politiques qui, comme la République française, adhèrent au modèle de la démocratie représentative. Demeurent toutefois les idéaux de la démocratie radicale, de l’autonomie politique comme auto-législation, avec le concept central d’une volonté politique « constamment active », qui s’exprime à travers la machine législative. Compte tenu des aménagements nécessaires – autrement dit, des concessions que la République française dut consentir au modèle représentatif –, l’idéal rousseauiste de l’autonomie politique se maintenait cependant, et se maintient encore en arrière-plan de l’imaginaire républicain. Il s’agit d’un mécanisme bouclé : élection / représentation / législation / exécution / sanction, qui confère un primat à la loi dans la hiérarchie des normes. En Suisse, l’héritage du grand citoyen de Genève est plus manifeste encore, car la Suisse a su maintenir dans le fonctionnement effectif de son système politique des éléments substantiels de démocratie dite « semi-directe », tels que les votations sur initiatives populaires, et la soumission assez fréquente de lois ordinaires à référendum. Mis à part le cas singulier de la Suisse, le principe participatif n’existe plus guère, à l’époque contemporaine, que sous la forme de revendications, voire, d’incantations éventuellement prises en charge dans des théories. Ainsi en va-til, en Amérique du Nord (au Canada comme aux États-Unis), aujourd’hui, avec le courant de pensée dit « communautarien » ou « communautariste », dont les principaux représentants s’accordent pour réclamer un resserrement des communautés politiques sur des valeurs pouvant définir, pour un collectif déterminé, le « bien commun ». Comme Hannah Arendt avant eux, ces auteurs ne prennent toutefois pas Rousseau pour référence, mais, parmi les classiques, Aristote, chez les Anciens, Tocqueville, chez les Modernes 3 . Se trouve 3 À Aristote, Hannah Arendt reprenait l’idéal de la polis, en particulier l’idée de la praxis, action commune en vue des meilleures fins pour la Cité, et qu’elle opposait à la tèchnê, qui ne concernerait que l’ajustement des moyens à une fin non discutée. À Tocqueville, elle reprenait 11 cependant maintenue une certaine exigence d’autonomie publique, exigence de réappropriation par les citoyens de leur « espace normatif » (Walzer). Mais cette exigence peut-elle vraiment être honorée dans nos sociétés actuelles ? Le problème principal auquel se heurtent les tenants d’une démocratie participative, aujourd’hui, est déjà un problème d’opérationnalité. Première objection : la taille de la population. Il semble en effet, que le modèle participatif « pur », dans la mesure où il exclut de fonder le système démocratique sur un gouvernement représentatif, lui préférant un exercice direct des citoyens, implique une échelle réduite. Or, ce qui était réalisable à l’échelle des Cités-États de la Grèce antique, ou encore, au niveau local, aujourd’hui, ne semble plus réaliste, dès lors que l’on envisage une participation des citoyens qui soit organisée de telle sorte que ceux-ci puissent exercer leur influence sur le principal de la politique. Déjà, Rousseau pensait que ses principes politiques (ceux du Contrat social) n’étaient pas applicables à une grande nation comme la France, mais seulement à des petits pays dont la population (comme la Corse, à l’époque) avait conservé des mœurs pures et simples. À plus forte raison, l’application du modèle de démocratie participative paraît irréaliste à l’heure où les unités politiques tendent à déborder le cadre national pour envisager une extension continentale ou quasi continentale, comme l’Europe, aujourd’hui. Mais, comme on le verra, les responsables de l’Union ne semblent pas voir là une raison de renoncer à réactiver des éléments de démocratie participative. Deuxième objection : le « fait du pluralisme ». C’est là un fait pris explicitement en compte par le libéralisme : on reconnaît aux individus une liberté de choix absolue en ce qui concerne leur style de vie, les valeurs, croyances religieuses ou philosophiques, visions du monde auxquels ils adhèrent, ainsi qu’une liberté (plus relative) en ce qui concerne l’expression publique de ces convictions privées. C’est là d’ailleurs un trait essentiel de ladite « liberté des Modernes ». Le « fait du pluralisme » est lui-même une conséquence logique de l’individualisme contemporain. Le problème qui, alors, s’est historiquement posé à nos sociétés – problème qui, à vrai dire, ne date pas d’aujourd’hui, mais remonte à l’époque des guerres de religion, dans l’Europe des XVIe-XVIIe siècles – se laisse formuler ainsi : comment, sur base de valeurs, de convictions, de visions du monde divergentes, s’accorder néanmoins sur des normes communes, publiquement reconnues ? Cela situe justement la difficulté rencontrée par le modèle participatif, pour autant qu’il implique un primat de la volonté politique commune sur la liberté privée des choix individuels. Il s’ensuit que les normes qui régissent la communauté politique, et constituent donc la « communauté légale », doivent exprimer les valeurs socialement partagées dans la « communauté morale ». Elles doivent même en être dérivées. Or, le refus de l’imaginaire de la participation locale dans les assemblées régionales, en s’appuyant aussi sur les expériences participatives, éphémères, des Conseils, des Räte, des Soviets, dans leurs moments privilégiés où la « violence » n’a pas encore subverti la « puissance » véritable, laquelle procède d’un accord public, soutien des institutions. 12 dissocier les normes communes des valeurs partagées contrarie logiquement le dispositif laïque des sociétés modernes 4 . Celui-ci repose en effet sur une séparation « disciplinaire » entre les convictions morales et religieuses, d’une part, qui, relevant donc de « visions du monde », doivent, pour les libéraux, être assignées à la sphère privée, au « for intérieur » de la conscience individuelle, et, d’autre part, la raison publique, laquelle fut assimilée à la raison d’État, dans la période absolutiste, avant sa conversion libérale, à l’époque des Lumières, dans le sens d’une critique publiquement exercée, d’un libre usage public de la raison, ainsi que disait Kant. Cette séparation entre raison publique et conviction privée a représenté historiquement une réponse fonctionnelle, une solution politique de première nécessité face aux risques de dislocation sociale liés aux guerres de religion. Elle trouve aujourd’hui une forme d’aménagement intéressant dans la théorie normative de la justice politique, chez John Rawls, avec l’idée d’un « consensus par recoupement »5. Troisième objection, liée à la précédente : le fait du pluralisme se redouble aujourd’hui de ce que l’on pourrait nommer « fait multiculturel » (contrairement à certaines idées reçues, le communautarisme est réfractaire au multiculturalisme) ; et là, l’exigence communautarienne d’une congruence entre communauté légale et communauté morale, entre normes et valeurs, se heurte à la question du statut des minorités. Cela pose le problème de l’exclusionnisme6, ou, si l’on préfère, des limites culturalistes à l’inclusion de l’autre, et fait craindre des dérives juridiques, avec notamment la réclamation de « droits collectifs » 7 dont la mise en œuvre pourrait porter atteinte à la liberté individuelle. C’est pourquoi, dans le contexte contemporain, les réclamations élevées en référence au modèle participatif sont entachées d’ambiguïté. Reste que le modèle participatif connaît un regain d’actualité, non seulement avec les mouvements communautarien (en Amérique), nationaux-républicains (en Europe), mais, de façon bien différente, dans la rhétorique de l’Union européenne, avec les développements récents de réflexions et travaux visant l’élaboration d’une Constitution pour l’Union. L’idée est de doubler le principe représentatif, réputé bien installé dans les systèmes politiques des États 4 Par quoi la version française de la République ne correspond pas au modèle « pur » du républicanisme, car il doit son principe laïque à l’élément libéral de la séparation entre sphère publique et sphère privée. 5 « L’idée de consensus par recoupement est introduite (…) pour expliquer comment, malgré la pluralité des doctrines compréhensives, morales, philosophiques et religieuses opposées, qui caractérisent une société démocratique (…), des institutions libres peuvent néanmoins trouver un appui nécessaire pour durer » (J. RAWLS, « Le domaine du politique et le consensus par recoupement », in : ID., Justice et démocratie, trad. par Catherine Audard, Paris, Ed. du Seuil, 1993, p. 324). 6 Voir, Mark HUNYADI, L’Art de l’exclusion. Une critique de Michael Walzer, Paris, Cerf, Coll. « Humanités », 2000. 7 A. RENAUT ( en collab.), Alter Ego, Paris, Flammarion, 1999. 13 membres, par des mécanismes, procédures et dispositifs de participation. Cette idée apparaît notamment dans le Livre Blanc de la Commission sur la gouvernance européenne, publié en juin 2002, avec le thème de la « gouvernance participative », ainsi que dans le projet déposé, un an plus tard, par la Convention chargée d’élaborer un projet de Constitution pour l’Europe, projet, dont l’un des titres, qui traite de « la vie démocratique de l’Union » comporte un article consacré à la « démocratie participative » (art. 46, faisant suite à un article plus vague, relatif à la démocratie représentative). En réponse au spectre du « déficit démocratique » de l’Union européenne, l’idée-force des « conventionnels », comme, avant cela, des rédacteurs du Livre Blanc, serait donc de favoriser la participation de la « société civile » aux décisions communautaires. D’où aussi les idées de « plates-formes O.N.G. », de « forums citoyens », de « dialogue civil » et de « dialogue social autonome » (Art. 47), et l’approfondissement du principe de transparence pour les « travaux de l’institution de l’Union » (Art. 49). Que vaut ce « retour » de la démocratie participative, qui pourrait sembler un peu incantatoire ? Je crois que le regain du modèle participatif ne relève toutefois pas que de la rhétorique. Il se laisse aussi comprendre à la lumière de raisons tout à la fois historiques et systématiques. Ces raisons tiennent à une crise du gouvernement représentatif, lequel s’est lui-même affirmé sur la base d’une critique de la démocratie participative à la Rousseau. B.- Le modèle représentatif. Si l’on s’en remet à une histoire plus ou moins dialectique des doctrines politiques, la justification, sinon l’émergence du modèle participatif a partie liée, tout au moins, en France, avec la critique libérale du rousseauisme ; une critique qui cible au fond les dangers d’un absolutisme démocratique. Sont significatifs, à cet égard, les deux principes politiques mis en exergue par Benjamin Constant. Le premier principe est démocratique ; il concerne la source de l’autorité : « Toute autorité qui gouverne une nation doit être émanée de la volonté générale ». Le deuxième principe infléchit le premier dans un sens libéral ; il concerne l’exercice de l’autorité : « La volonté générale doit exercer sur l'existence individuelle une autorité délimitée ». Cependant, Constant ne se contentait pas d’affirmer la nécessité d’une limitation du pouvoir, qu’il s’agisse de celui du Prince ou de celui du Peuple. Il entendait justifier, outre le principe de la limitation constitutionnelles du pouvoir en regard des droits de l’Homme, c’est-à-dire le principe de l’Etat de droit, celui du gouvernement représentatif. Il 14 faut dire qu’autant sa justification de l’Etat de droit est forte8, autant celle du gouvernement représentatif, par comparaison, semble faible9. Reste en tout cas intéressant le fondement analytique, c’est-à-dire la distinction entre la source et l’exercice de l’autorité politique : la source est le peuple ; l’exercice revient aux représentants. Cette distinction (entre source et exercice de l’autorité) fonde l’Etat de droit et le gouvernement représentatif, soit, les deux caractéristiques essentielles qui démarquent le modèle représentatif (libéral) du modèle participatif (rousseauiste). C’est en effet cette distinction qui justifie : 1) l’instauration d’un gouvernement représentatif supposant que l’exercice du pouvoir législatif revienne, sans préjudice pour la démocratie, à des représentants mandatés par le peuple (toujours souverain) : les députés parlementaires, librement choisis sous les présuppositions du bulletin secret et du pluralisme politique ; 2) l’instauration d’une garantie des libertés fondamentales individuelles, initialement regardées comme ressortissant à un « droit naturel » des individus en tant qu’êtres humains, droit pré-politique, c’est-à-dire préexistant à tout « Contrat », car non négociable. Trois remarques sur ce modèle : 1. C’est la formule la plus classique de la démocratie, celle qui épouse le plus naturellement notre représentation spontanée de la démocratie réellement existante. Pourtant, bien qu’il structure pour ainsi dire en avant-scène notre imaginaire démocratique, le modèle représentatif ne correspond que d’assez loin, non seulement au fonctionnement réel des systèmes politiques occidentaux, mais également à nos intuitions normatives les plus fortes, concernant l’exercice de la démocratie, intuitions normatives toujours intimement liées aux idéaux participatifs. 2. Dans sa version européenne, la mise en place d’un gouvernement représentatif correspond principalement au régime parlementaire. Cependant, le pouvoir législatif, en tant que Pouvoir public constitué dans la forme d’un pouvoir parlementaire représentatif, c’est-à-dire constitué par des représentants élus au sein d’une assemblée délibérative, ce pouvoir, jadis dévolu aux députés, a perdu formellement la primauté qu’il détenait jadis. 8 « L'erreur de Rousseau et des écrivains les plus amis de la liberté vient de la manière dont ils se sont formé leurs idées en politique. Ils ont vu dans l'histoire un petit nombre d'hommes, ou même un seul, en possession d'un pouvoir immense qui faisait beaucoup de mal. Mais leur courroux s'est dirigé contre les possesseurs et non contre le pouvoir même. Au lieu de le détruire, ils n'ont songé qu'à le déplacer. C'était un fléau ; ils l'ont considéré comme une conquête, ils en ont doté la société entière. » (Principes de politique applicables à tous les gouvernements (1806), p. 39) 9 « Les individus pauvres font eux-mêmes leurs affaires ; les hommes riches prennent des intendants. C'est l'histoire des nations anciennes et des nations modernes. Le système représentatif est une procuration donnée à un certain nombre d'hommes par la masse du peuple qui veut que ses intérêts soient défendus, et qui néanmoins n'a pas le temps de les défendre lui-même. « (De la Liberté chez les Modernes, p. 512) 15 D’abord, les libéraux ont d’emblée affirmé la nécessité d’équilibrer les trois pouvoirs les uns par les autres, suivant la maxime : « le pouvoir arrête le pouvoir ». C’est l’apport anglais de Montesquieu. Ensuite, la complexification et l’extension du rôle régulateur de l’Etat ont fait évoluer le système politique dans le sens d’un renforcement des prérogatives gouvernementales en principe remises au pouvoir exécutif. C’est la fameuse « rationalisation du parlementarisme ». Enfin, dans le contexte de l’Union européenne, les transferts de prérogatives ayant trait à la Défense extérieure ainsi qu’à la police des frontières revient à soustraire aux parlementaires une part notable de leur domaine de compétences législatives. 3. La garantie des libertés fondamentales individuelles se traduit souvent par une primauté des droits fondamentaux dans la hiérarchie des normes. Cela veut dire que les « doits-libertés », comme on les nommait naguère, sont placés au-dessus de la loi elle-même qui, dans la conception héritée de Rousseau, détient en revanche la suprématie, en tant qu’expression de la volonté générale. Pour résoudre cette tension, la République française a dû intégrer la déclaration des Droits à ses Constitutions (celles de la IVe et de la Ve République), sous forme de Préambule, ce qui fonde leur sanctionnabilité juridictionnelle devant le Conseil constitutionnel. En Amérique, les choses sont plus simples, et le juge de la Cour suprême peut annuler des lois qu’il estime non conformes à la justice politique. Or, cette évolution peut incliner la doctrine à considérer que, finalement, l’État de droit aurait pour fonction, en somme, disciplinaire, de limiter la démocratie ; que les libertés fondamentales constituent un cran d’arrêt salutaire à un exercice éventuellement absolutiste de la souveraineté populaire – si bien que vient à se poser la question du rapport, plus ou moins tendu, voire, pour certains, antithétique, entre la démocratie et l’État de droit, entre la souveraineté populaire et les libertés fondamentales individuelles. Aujourd’hui, on parle volontiers d’une crise de la représentation politique. A cela s’adjoint le thème de la crise de l’Etat social. J’aimerais esquisser quelques points d’explication à ce sujet. Premier élément d’explication : la gouvernementalisation du pouvoir. Le pouvoir normatif est largement passé du côté du gouvernement, lequel n’est plus à proprement parler un Exécutif face au Législatif. Le schéma classique de lisibilité constitutionnelle s’en trouve affecté au sein même de nos Etats nationaux ; et cela est encore plus vrai au niveau de l’Union européenne, ou le Conseil partage avec le Parlement le pouvoir législatif, sans pour autant être regardé comme une chambre des Etats. Corrélativement, d’ailleurs, le gouvernement de l’Union semble se partager entre le Conseil et la Commission. Notons cependant l’effort réalisé par le projet de la Convention, qui entend renouer avec la tradition constitutionnelle en replaçant la loi au sommet de la hiérarchie des normes 16 ordinaires de droit positif, à la place des directives, c’est-à-dire au-dessus des règlements et décisions. Ce remaniement de vocabulaire, pour bien venu qu’il soit, ne résout pas fondamentalement le problème de la lisibilité constitutionnelle, en ce qui concerne la répartition des Pouvoirs publics au sein de l’Union. Deuxième élément d’explication : la médiatisation de l’opinion publique par des puissances ou instances poursuivant des buts stratégiques, et qui tendent à capter le monopole de la communication légitime. D’où les expressions plus ou moins stigmatisantes de « démocratie du public » (Bernard Manin) ou de « démocratie d’opinion » (Alain Minc), ainsi que l’indication de voies alternatives telles que l’invocation de lieux privilégiés de dialogue public (Hannah Arendt), ou l’appel à la formation d’espaces publics autonomes (Jürgen Habermas). De longue date, la Commission des Communautés européennes s’intéresse aux médias de masse audiovisuels, à leur régulation, et les travaux préparatoires du Livre Blanc sur la gouvernance européenne (juin 2002) ont à ce sujet consacré des auditions et discussions à l’idée d’une Charte européenne de l’Audiovisuel. Mais cela n’a pas débouché sur des propositions officielles. Troisième élément : la judiciarisation de la scène politique, non seulement pour lutter contre la corruption politique, mais aussi pour discipliner le législateur lui-même et contrecarrer les dérives éventuelles des gouvernements. Au niveau de l’Union européenne, la Cour européenne de Justice de Luxembourg (CJCE), aidée de son Tribunal, a puissamment contribué à imposer le respect du droit communautaire aux Etats membres, cachant, comme on dit, une main de fer sous son gant de velours pour instaurer, sur tout l’espace de sa juridiction, une discipline de l’intégration. De son côté, la Commission des Communautés européennes, bien qu’elle ne soit pas elle-même un pouvoir juridictionnel, dispose cependant de prérogatives disciplinaires à l’encontre des Etats membres dont elle peut sanctionner les manquements à la discipline commune, en matière de droit de la concurrence et d’équilibre budgétaire, notamment, au moyen de pénalités financières. Enfin, le projet de la Convention prévoit l’intégration de la Charte européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales dans l’ordre juridique interne (constitutionnel) de l’Union, de sorte que la Cour européenne de Strasbourg renforce le dispositif qui soumet les gouvernements des Etats membres, et celui de l’Union elle-même, à une sorte de contrôle de constitutionnalité accessible aux citoyens de l’Union, lesquels peuvent, sur des matières touchant à leurs libertés fondamentales, faire valoir leurs droits subjectifs, le cas échéant, contre l’Etat dont ils sont ressortissants. Cette forme indirecte de constitutionnalisation métanationale des droits fondamentaux individuels profile l’émergence d’un ordre juridico-politique qui évoque la figure de l’état de droit cosmopolitique, esquissée par Kant, voilà plus de deux siècles. Dans 17 son principe, cette figure n’appartient plus à la constellation classicomoderne, marquée par les catégories de la souveraineté nationale et parlementaire. Quatrième élément : l’instauration d’un gouvernement économique mondial accompagnant les progrès de la mondialisation. Il s’agit d’un gouvernement de fait, non représentatif, qui vise en général à assurer une discipline mondiale des équilibres financiers, de la stabilité des prix et de la liberté des échanges commerciaux. Ce pouvoir échappe aux mécanismes de légitimation politique passant par des procédures de contrôle démocratique, de sorte que ses principales instances (FMI, OMC, Banque mondiale, G8, O.C.D.E) sont le théâtre de rapports de force, qui font la part belle aux puissances dominantes. Après l’effondrement du bloc soviétique, les EtatsUnis donnaient jusqu’à peu l’impression d’avoir désormais les coudées franches, tant que, du moins, l’« hyper-puissance » américaine (pour reprendre l’expression d’Hubert Védrine) ne serait pas équilibrée par une Europe pesant de tout son poids au sein des grandes organisations internationales, afin de faire valoir son orientation « multilatéraliste » en matière de relations internationales. Mais, en attendant un équilibrage de cette sorte, les peuples du monde dans leur ensemble voient dans ces organisations un pouvoir qui ne défend pas leurs intérêts, et la politisation de l’opinion publique mondiale risque fort, dans ces conditions, de prendre le chemin de l’anti-mondialisation. L’Europe en est consciente, et l’Union voit dans cette situation une opportunité pour se relégitimer à l’intérieur et accroître sa visibilité à l’extérieur. C’est ainsi que monte en puissance le thème d’un ordre mondial « multipolaire » ou « multirégional », notamment défendu par le ministre français des affaires étrangères. Il s’agirait d’asseoir la reconstruction juridique de l’ordre international (ébranlé par l’affaire d’Iraq) sur des « piliers » macro-régionaux, c’est-àdire des entités politiques d’envergure continentale ou quasi continentale – telles que l’Union européenne, mais aussi MERCOSUR en Amérique du Sud, ASEAN en Asie du Sud-Est, ALENA en Amérique du Nord, voire, CENSAD en Afrique sahélo-saharienne – qui ne seraient pas rivales entre elles, mais complémentaires10. Cinquième élément : la construction d’unités macro-régionales d’échelle continentale ou quasi continentale, avec l’émergence d’unités politiques métanationales qui captent tendanciellement les fonctions de souveraineté (monnaie, police, justice, défense, diplomatie) traditionnellement attachées aux Etats nationaux. D’où, face à la menace réelle d’une perte d’autonomie politique des nations, la montée de réclamations « souverainistes », antilibérales et anti-capitalistes, qui, sous nos latitudes, se réclament volontiers 10 D. de VILLEPIN, Conférence prononcée à Londres par Dominique de Villepin, sur « Le droit, la force, et la justice », 27 mars 2003. 18 d’un « nationalisme civique » ou d’un « républicanisme substantiel », hostile à ladite « démocratie procédurale ». Dans la mesure où elles font signe vers un retour sur des formes participatives « à l’ancienne », ces réclamations se heurtent aux objections mentionnées plus haut, à savoir, notamment : 1) l’impossibilité fonctionnelle de maintenir l’échelle statonationale comme centre de décision et d’intégration politiques, et a fortiori, de reconquérir une autonomie politique par la réactivation ou la reconstitution d’échelles participatives de taille réduite ; 2) l’inaptitude à répondre au fait multiculturel et au problème des minorités, tant que demeure exigée de la communauté légale qu’elle reflète une communauté morale de valeurs partagées substantielles et homogènes. Si les réclamations souverainistes ou communautaristes semblent quelque peu irréalistes, il demeure que leur critique revêt la valeur d’un avertissement : on ne saurait traiter par le mépris la menace d’une déconnexion, par rapport aux opinions nationales, du pouvoir politico-administratif et économique, sa stabilisation pseudo-naturelle par-dessus la tête des citoyens. La question est donc : comment, dans les sociétés complexes en voie de dénationalisation, instaurer les mécanismes et dispositifs autorisant leurs ressortissants à se sentir quelque part les auteurs des normes dont ils sont les destinataires ? Tel est le défi ou le motif en regard duquel prétend se justifier le modèle de ladite « démocratie délibérative ». C.- Le modèle délibératif. On peut en résumer la conception dans les termes simples proposés par Joshua Cohen 11 : une société est démocratique, écrit-il, lorsque « ses affaires sont gouvernées par la délibération publique de ses membres ». Cette conception démarque le modèle délibératif des modèles classiques de démocratie. En effet, la légitimité démocratique d’un choix collectif ne tient pas ici au fait qu’il serait le reflet de préférences des citoyens, d’une volonté de la majorité ou même de l’unanimité, mais plutôt au fait qu’un tel choix collectif aurait été soumis à un débat au cours duquel le point de vue de toute personne concernée peut être entendu et discuté. D’où certaines caractéristiques : Ce qui est décisif, central, dans le modèle délibératif, ce n’est pas l’expression de la volonté politique des citoyens, mais la formation de cette 11 J. COHEN, « Deliberation and Democratic Legitimicy », in : J. BOHMAN et W. REHG (eds), Deliberative Democracy, Essays on Reason and Politics, Cambridge (Mass), MIT Press, 1997. 19 volonté dans un processus de discussion publique12. Par rapport au modèle participatif « pur » (rousseauiste), comme par rapport au modèle représentatif (libéral), le modèle délibératif récuse l’image ou la présupposition de volontés individuelles déjà formées et toutes prêtes, chez les sociétaires, de sorte que ceux-ci n’auraient au fond rien à apprendre d’une confrontation publique avec leurs co-sociétaires13. En tant que formée suivant une procédure délibérative, la volonté collective ne procède ni d’une addition de préférences individuelles (modèle libéral) ni d’une « somme de différences », conçue (chez Rousseau) sur le modèle leibnizien d’une intégration mathématique. Par rapport à ces figures classiques, la procédure délibérative réalise un type logique original, car le consensus manifesté au niveau de la raison publique dépend là du degré auquel chacun aura su décentrer sa position initiale en l’ouvrant aux considérations de ses concitoyens. Le modèle n’est alors plus celui de voix singulières qui s’ajoutent ou s’intègrent les unes aux autres jusqu’à réaliser une unité extérieure de la volonté collective, mais celui d’une unité intérieure de la volonté commune réalisée en chacun des participants ayant su intégrer les raisons d’autrui dans sa propre raison. Le modèle délibératif est un modèle normatif qui recèle une thèse philosophique sur le fondement de la légitimité politique. Du fait que la délibération s’entend comme un échange d’arguments rationnels visant à dégager un consensus, les acteurs peuvent alors « être conduits à modifier leurs préférences initiales et former un accord qui est plus que leurs préférences de départ » 14 . Cela distingue la délibération de la simple 12 B. MANIN, « On Legitimacy and Political Deliberation », Political Theory, 1987, 15(2), p. 338-68. 13 Dans le modèle rousseauiste, directement participatif, la volonté générale n’est pas réalisée de façon communicationnelle. Elle ne procède pas d’un processus « discursif » d’entente. Simplement, chacun, dans la mesure où la moralité publique n’est pas dépravée, a accès en lui-même à la forme de la volonté générale. Quant à la réalisation politique de cette volonté, elle n’est approchée qu’idéalement suivant un mécanique d’intégration au sens mathématique, leibnizien du terme, ce que Rousseau exprimait par l’idée d’une « somme des différences ». Dans le modèle libéral, modèle représentatif, les convictions qui sous-tendent les préférences des citoyens sont et demeurent privées, et l’on compte alors sur le fait qu’en dépit de ce pluralisme (des convictions, intérêts, valeurs et visions du monde), les citoyens, pour autant qu’ils soient raisonnables, pourront toutefois s’accorder sur des principes et des règles de coopération, principes et règles suffisamment formels pour que, dans ce cadre, des compromis puissent être formés. Bien que le modèle représentatif prévoie expressément un débat parlementaire, celui-ci n’a pas pour objectif direct de former la volonté politique des citoyens, mais de rendre publiques des positions de formations partisanes, ainsi que leurs divergences, afin d’informer les ralliements de l’opinion chez les citoyens représentés. En ce sens, le débat parlementaire a une signification plus stratégique que proprement communicationnelle. C’est l’inverse dans le modèle délibératif. 14 P. MAGNETTE, « Argumenter et négocier dans une assemblée constituante transnationale : une analyse de la Convention européenne », manuscrit, Université libre de Bruxelles, 2003. 20 négociation, dominée, quant à elle, par des choix stratégiques, tout en épargnant l’hypothèse forte d’une bonne volonté morale des participants. La formule délibérative contient une critique implicite des modes conventionnels de prise de décision démocratique. Non pas qu’il faille mettre en question la procédure du vote et du Suffrage universel en particulier. Mais on conteste que la légitimité démocratique d’un choix collectif puisse s’en tenir à cette procédure. Celle-ci présente au fond la volonté commune comme un agrégat de préférences individuelles privées et non pas comme le résultat d’un processus de confrontation publique. Les tenants du modèle délibératif mettent alors en avant l’importance d’un espace public destiné à former, sur des procédures discursivesargumentatives, l’opinion et la volonté communes. L’une et l’autre ont besoin de l’éclairage que procure la confrontation ouverte, c’est-à-dire publique, mais civilisée et disciplinée par le droit, des points de vue, passions et intérêts. À défaut de quoi le citoyen ne serait à hauteur ni d’une prise d’influence participative bien informée sur les décisions de politique publique, ni d’une appréciation bien instruite des réquisits de l’équité sociale. D’où l’importance du principe délibératif pour assurer un processus convenable de formation de l’opinion publique et de la volonté politique dans les sociétés complexes. La pratique délibérative conduirait ainsi « à des accords plus intégrés que ceux atteints par le biais de la négociation, et plus "légitimes", parce que, au terme de l’argumentation publique, ils sont mieux compris et donc mieux acceptés par les parties »15. Le modèle délibératif donne lieu, à l’heure actuelle, à des débats académiques intéressants16, en particulier sur le rapport entre l’État de droit et la démocratie, entre les libertés privées des individus, consacrées dans les droits civils fondamentaux, et l’autonomie publique des citoyens, consacrée dans les mécanismes de la souveraineté populaire. Les tenants du modèle délibératif prétendent surmonter les limites théoriques du modèle participatif et du modèle représentatif. Du modèle participatif, car celui-ci présuppose généralement des communautés politiques homogènes et de taille restreinte, et parce qu’il accorde une primauté normative aux choix collectifs sur les libertés individuelles (ou, si l’on préfère, à l’autonomie publique sur l'indépendance privée). Du modèle représentatif, également, car, d’une part, celui-ci devient inadapté à la complexification et à l’extension de nos unités politiques postnationales, et, d’autre part, tend à présenter les libertés privées 15 P. MAGNETTE, ibid. H. POURTOIS, « Droits fondamentaux et démocratie délibérative », in : M. COUTU et al. (éds), Drois fondamentaux et citoyenneté. Une citoyenneté fragmentée, limitée, illusoire ?, Montréal, Thémis ; Onãti, Editions de l’IISJ, 2000, pp. 55-86. 16 21 fondamentales comme une limite ou un cran d’arrêt à l’exercice de l’autonomie publique. On verra comment les objections touchant à la préséance des libertés individuelles sur la souveraineté populaire, ou l’inverse, seraient censément surmontées par le modèle délibératif sous l’argument de la « présupposition réciproque », ou encore, de la « co-originarité » des droits de l’Homme et de la souveraineté populaire, de l’État de droit et de la démocratie. Mais j’aimerais d’abord aller droit à la question de l’opérationnalité : comment « opérationnaliser » concrètement le modèle délibératif dans nos sociétés ? En réponse à ce problème, trois orientations peuvent être retenues : a) La démocratie électronique et les « sondages délibératifs » ; b) La démocratie associative et les « corps intermédiaires » ; c) La démocratie procédurale et les « espaces publics autonomes ». Ad (a). La démocratie électronique et les « sondages délibératifs ». La « démocratie électronique » se présente comme une formule de prolongement des mécanismes conventionnels de la démocratie (votes et sondages), qui utilise les nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC). À vrai dire, cette formule ne rencontre les exigences d’une démocratie délibérative que dans les limites d’une méthode agençant les sondages d’opinion de telle sorte qu’ils perdent la signification d’une expression instantanée, pour revêtir la valeur d’une formation interactive de l’opinion. Des expériences-pilotes ont tenté de relier l’expression à la formation de l’opinion avec la technique dite du « sondage délibératif ». En mettant en intercommunication télématique des personnes sélectionnées (soit de façon aléatoire, soit comme échantillon représentatif), afin de les faire débattre entre elles d’un thème politique, on pense obtenir un résultat différent de celui que l’on obtiendrait avec un sondage classique. Le sondage classique, en effet, présente de l’opinion publique une image qui n’est en réalité que la photographie d’un agrégat d’avis privés. Il opère donc sous un présupposé radicalement atomistique. Or, le sondage délibératif entend rompre avec cette limitation que constitue le présupposé atomistique des conceptions conventionnelles de la démocratie, présupposé bien « incarné » dans les procédures du vote à bulletin secret et du sondage par questionnaire d’enquête. Certains milieux « européanistes » mettent leurs espoirs dans le développement des nouvelles technologies dites « de l’information et de la communication », non seulement pour relancer une économie atone, mais également pour intensifier la mise en réseau de la grande société civile en formation. On en attend même que les processus décisionnels soient en permanence assortis de processus communicationnels, de sorte qu’une légitimation puisse être mise en route dans le cours même de la décision. Cela permettrait, espère-t-on, de 22 prévenir les risques de décrochement des comportements par rapport aux mesures visant à leur intégration fonctionnelle au sein de sous-systèmes socioéconomiques et politico-administratifs. Maintenant, l’approche en termes d’intégration systémique ou fonctionnelle tend à concevoir la communication sur le modèle de l’information. Mais l’information ne saurait remplacer la discussion pour assurer l’intégration politique des citoyens, c’est-à-dire leur acceptation rationnellement motivée. Ou bien cette communication ne fait que « brancher » les sociétaires sur des mesures de routine dont les évaluations éventuellement critiques se perdent dans une opinion diluée, sans prise participative sur la politique de l’Union ; ou bien elle perturbe le schéma de la démocratie représentative, en remplaçant les sanctions périodiques pluriannuelles par une forme de harcèlement incontrôlable en matière de calendrier mais aussi d’agenda. Cette difficulté est structurelle. Elle tient au fait que la « communication » agencée par les moyens de la mise en réseau conserve un caractère semi-privé. Même si elle permet de former quelque chose comme un « sens commun » politique diffus, l’opinion commune virtuelle qui, éventuellement, en résulte, ne possède pas la puissance politique d’une opinion publique, tant qu’elle ne trouve pas l’espace dans lequel la supposée opinion commune pourrait se thématiser elle-même. Or, une telle réflexivité autoréférentielle est pourtant la seule voie par laquelle une opinion commune peut accéder au statut d’une raison publique. Ad (b) La démocratie associative et les « corps intermédiaires ». Quant à la démocratie associative supposant une décentralisation administrative, elle représente une voie beaucoup plus classique qui peut se réclamer du modèle naguère prôné par Alexis de Tocqueville à propos de ses considérations sur « la démocratie en Amérique ». Ce modèle a en effet partie liée avec le thème d’une réactivation des « corps intermédiaires ». En ce qui concerne l’Union européenne, cela fait écho aux sollicitations visant à structurer la « société civile ». Cette préoccupation se manifeste à travers les tentatives d’instaurer un « dialogue civil », ou « social » agencé dans des « forums » ou à travers des « plates-formes » susceptibles de constituer un répondant pour des instances telles que le Comité économique et social, le Comité des régions, ou la Commission elle-même. Les associations assureraient aux « forces vives » de l’espace européen une représentation diversifiée ; par exemple, dans des dispositifs tels que les plates-formes ONG. On sait que Tocqueville voyait dans les pratiques délibératives des citoyens en associations locales et en assemblées régionales le plus sûr moyen de former, disait-il, « un goût mûr pour la liberté ». Pour lui, la démocratie moderne pouvait générer une forme nouvelle de despotisme, fondé sur la passion égalitariste : despotisme de la bureaucratie d’État (« pouvoir tutélaire, bienveillant et doux ») et despotisme de la majorité (le conformisme de l’opinion publique). Ce danger ne saurait, à ses yeux, être mieux conjuré que par une réactivation de la liberté publique et communautaire, 23 au sein d’associations, précisément. C’est pourquoi Tocqueville prônait une décentralisation administrative, assortie d’une centralisation gouvernementale. C’est une solution séduisante, surtout à l’heure d’une montée en puissance des critiques communautariennes. On pourrait imaginer – schéma postmoderne – que la grande société globale se recompose en communautés « chaudes » que le système « froid » de l’économie monétaire et de l’administration publique continuerait d’héberger, mais sans, désormais, prétendre régler d’en haut les conditions de la « vie bonne ». Ces dernières seraient plutôt prises en responsabilité par les citoyens formant des sortes de Cités à la fois participationnistes pour leurs membres et exclusionnistes pour leurs étrangers. Mais sans aller jusqu’à l’extrémité d’une recomposition de la grande société en Cités démocratiques fermées et exclusionnistes, la simple réactivation d’une démocratie associative « de proximité », même si elle est sans doute, tout comme la démocratie locale traditionnelle, une excellente chose pour la formation d’une culture de la citoyenneté, n’est cependant pas une solution au problème d’une prise d’influence des citoyens sur le principal de la politique : en ce qui concerne la grande masse des ressortissants « non organisés » de l’Union européenne, les décisions communautaires et intergouvernementales continueraient de tomber du ciel, et les citoyens ne se sentiraient guère davantage les auteurs des normes dont ils sont les destinataires. Le problème de l’autonomie politique resterait à peu près entier. Précisons cette critique : comme on l’a dit, l’Union tend maintenant à stimuler l’ouverture d’un « dialogue civil », c’est-à-dire d’un dialogue continu avec ce qu’elle nomme « organisations représentatives de la société civile ». Ce faisant, elle prend acte du fait que la « société civile » ne s’entend plus au sens où l’entendaient, par exemple, les philosophes de l’Économie politique (John Millar, James Steuart, Adam Smith, Adam Ferguson), ainsi que Hegel et Marx (qui assimilaient la société civile au « système des besoins » régulés par le marché) : tout comme l’État, en effet, le marché s’est différencié de la composante « société » du monde vécu, laquelle relève alors plutôt de la catégorie « résiduelle » de « communauté sociétale » (societal community) au sens de Talcott Parsons. De là, on nomme « société civile » le tissu des activités qui échappent au secteur des activités marchandes ainsi qu’à celui des services publics ; ce que l’on désigne parfois sous le vocable de « tiers secteur ». Ce dernier représente l’environnement problématique avec lequel le système politico-administratif a besoin de maintenir un contact permanent. Aussi, à défaut d’intégrer cet environnement dans sa propre sphère (ce que d’ailleurs il ne souhaite pas), le pouvoir n’a pas d’autre solution que l’instauration d’un dialogue constant avec lesdites « organisations représentatives » de la « société civile ». Or, on voit aussitôt les difficultés d’une telle stratégie : 1) Que veut dire « représentativité », dans le cas où les « représentants » ne sont pas élus ? 24 2) Quelle est la différence avec un système néo-corporatiste (même si l’on cherche à éviter le terme en parlant d’un modèle « pluraliste ») ? 3) Comment garantir, dans un tel schéma, la satisfaction des exigences démocratiques d’égalité entre citoyens, tant au niveau des mécanismes redistributifs de la solidarité sociale, qu’à celui des procédures participatives de la coresponsabilité politique ? Notons qu’une formule différente, qui échappe aux objections précitées, avait été préconisée par le Président de la Convention, Valéry Giscard d’Estaing, qui souhaitait associer les Parlements nationaux aux délibérations du Parlement européen, et cela, de façon plus large et plus significative que par les voies existantes, passablement technocratiques, d’institutions confidentielles qui, telles que la COSAC, se limiteraient à une représentation de commissions parlementaires nationales auprès du Parlement européen. Cette proposition s’est heurtée à des résistances fortes de la part, notamment, de parlementaires européens. C’est dommage, car une mise en connexion structurelle et généralisée – aujourd’hui, techniquement réalisable (avec les NTIC) – des Parlements nationaux, voire, régionaux, entre eux et avec le Parlement européen, serait sans doute utile à une irrigation démocratique du corps politique de l’Union17. Cependant, le Président de la Convention avait pris le parti déclaré de n’avoir « pas d’opinion personnelle ». Cette position est conséquente avec sa philosophie affichée en ce qui concerne le style qu’il s’agirait d’insuffler aux travaux des « conventionnels » ; un style original ressortissant à ce que VGE a pu appeler « l’esprit de la Convention ». Cet esprit est celui de la délibération opposée à la négociation. Cela devait, dans son esprit, faire toute la différence avec la pratique des CIG, que VGE définissait comme « des enceintes pour des négociations diplomatiques entre les États membres, où chacun cherche légitimement à maximaliser ses gains, sans prendre en compte la vue de l’ensemble » 18 . Bref, comme l’écrit Paul Magnette, le Président Giscard, « paraphrasant les définitions usuelles de la délibération et de la négociation en science politique, (…) induisait les observateurs à examiner le processus sous cet angle »19. On parle ainsi, maintenant, du « modèle conventionnel » comme de celui dont la méthode, à l’écart des stratégies intergouvernementales de négociations diplomatiques, serait propre à stimuler la vie démocratique de 17 C’est là une orientation que, sur un plan théorique, j’avais soutenue dans ma discussion avec Paul Thibaud, sous le thème d’une « démocratie concertative », en prônant, dès cet époque (après Maastricht), la mise en réseau d’un « système des Parlements européens ». (J.M. FERRY, P. THIBAUD, Discussion sur l’Europe, Paris, Calmann-Lévy, 1992, « Une philosophie de la Communauté », Chap. III, pp. 159-166). 18 V. GISCARD D’ESTAING, discours inaugural de la Convention européenne, Bruxelles, Parlement européen, 28 février 2002 (cité par P. MAGNETTE, loc. cit.). 19 P. MAGNETTE, « Argumenter et négocier dans une assemblée constituante transnationale : une analyse de la Convention européenne », op. cit. 25 l’Union. Il s’agit de la méthode « concertative » ou « délibérative » de l’éthique procédurale de la discussion au sens de Habermas. C’est en ce sens que l’on évoquera pour terminer l’option de la « démocratie procédurale », en liaison avec le thème des « espaces publics autonomes ». Ad (c) La démocratie procédurale et les « espaces publics autonomes ». Formellement, elle repose sur le « principe de discussion », ou « principe D », selon lequel « Seules peuvent prétendre à la validité les normes susceptibles de recevoir l’assentiment de tous les intéressés en tant que participants d’une discussion pratique ». Dans Droit et démocratie, Habermas propose de ce principe une version ajustée à la situation des sociétés complexes, marquées par la polarisation du « système » et du « monde vécu », sociétés dans lesquelles le droit se désigne alors comme la médiation qui permet de structurer les attentes formées au sein du monde vécu, dans le milieu du langage naturel, et, à la manière d’un « transformateur », d’en traduire les aspects réalistes dans les codes propres au système politico-administratif. Dans la perspective de son application politique, le « principe de discussion » se laisse ainsi concrétiser en tant que « principe démocratique », en liaison avec la question du droit. D’où cette formulation plus développée : « Seules peuvent prétendre à une valeur légitime les lois juridiques qui peuvent trouver un accord de tous les membres de la communauté légale dans un processus discursif et juridiquement constitué de production du droit ». En d’autres mots, toute décision politique assortie, comme il se doit, d’un acte juridique, et, plus encore, toute élaboration d’un ordre constitutionnel juridiquement constitué, doit pouvoir résulter d’une procédure de discussion publique, elle-même assise sur un socle de droits fondamentaux, afin que soit rendue possible une confrontation argumentative des opinions, sur une base d’égale liberté entre les protagonistes. On peut dans cette mesure considérer que le droit, en stabilisant la pratique discursive qui, en retour, détermine plus avant ses contenus, porte les procédures de sa propre production au crédit d’une légitimité politique du système dans son ensemble. Maintenant, le modèle proposé par Habermas entend prévenir la double objection formulée différentiellement à l’encontre de l’orientation républicaine (rousseausiste), d’une part, de l’orientation libérale, d’autre part – à savoir : 1) l’objection contre une préséance républicaine de la souveraineté populaire sur les droits civils fondamentaux (les « droits-libertés correspondant à la première génération des droits de l’Homme) ; 2) l’objection contre un primat libéral des libertés privées individuelles sur la volonté générale (c’est-à-dire l’exercice de l’autonomie civique). Dans le premier cas, le risque est la subversion démocratique des fondements libéraux de l’État de droit ; dans le second cas, le risque est le court-circuitage des procédures démocratiques assurant l’autonomie par laquelle les citoyens rassemblés élaboreraient souverainement les normes dont ils sont destinataires. Les arguments classiquement élevés, de part et 26 d’autre, pour répondre à cette objection différenciée semblent en effet insuffisants20. Aussi Habermas soutient-il la thèse d’une « co-originarité » des droits de l’Homme et de la souveraineté populaire (de l’État de droit et de la démocratie), de l’indépendance privée des individus et de l’autonomie publique des citoyens. Les deux concepts, dit-il, « sont interdépendants, et sont reliés par une implication matérielle » 21 . Pour étayer cette thèse, Habermas recourt, comme Rawls, à la fiction constructiviste d’une « position originelle » de « citoyens20 Du côté républicain (rousseauiste), la garantie des libertés individuelles dépend de présupposés irréalistes : d’une part, une structure radicalement atomistique du corps social appelé à former la volonté politique ; d’autre part, l’existence d’une moralité populaire non dépravée. Ces deux présupposés permettent de comprendre comment une volonté commune bien formée ne saurait porter atteinte à la liberté d’un seul de ses membres, du moment que son expression dans la loi présente les caractéristiques formelles de la volonté générale selon son concept idéal – soit, le caractère « général et abstrait », qui fait censément que la loi est bien « la même pour tous ». Cependant, il est clair que l’on ne saurait, à propos de nos sociétés, faire l’« hypothèse héroïque » d’une réalisation effective des deux réquisits – à ce sujet, Habermas souligne que « le modèle délibératif s’appuie davantage sur la rationalité des discours et des négociations que sur la moralité de la volonté de la nation » (J. HABERMAS, Au-delà du libéralisme et du républicanisme, la démocratie délibérative, in : Raison publique, n°1, 2003) – ; et à supposer même que la volonté politique exprimée collectivement par le peuple souverain adhère à la forme de la volonté générale, il n’est pas évident que cette forme puisse par elle-même garantir les libertés privées individuelles conformément aux principes de la justice politique. Du côté libéral, maintenant, la garantie de l’autonomie civique ou démocratique est fondée sous l’argument que les droits fondamentaux individuels ne sont pas des contraintes qui s’imposeraient de l’extérieur à l’exercice collectif de l’autonomie participative, mais qu’ils sont plutôt les conditions de possibilité d’un tel exercice. C’est l’idée que l’élément démocratique de la souveraineté populaire est déjà présent au niveau des principes de l’État de droit, c’est-à-dire contenu dans l’énoncé des droits fondamentaux individuels. Pourtant, si l’on considère l’ensemble de ces droits, seuls les droits civiques ou droits de participation politique fondent spécifiquement un exercice de l’autonomie publique. Cependant, certaines catégories de droits fondamentaux, à commencer par les droits d’intégrité ou de protection libéraux, tels que la liberté de culte, l’habeas corpus, le droit de propriété, trouvent leur justification première, directe et intrinsèque, indépendamment d’un supposé statut « transcendantal » par rapport à la souveraineté populaire. Entendons par là que les droits fondamentaux individuels ne sont pas suffisamment justifiés au seul titre de « conditions de possibilité » juridique de l’exercice de la participation politique, et partant, de l’« autonomie démocratique » En outre, dans la pratique libérale de l’État de droit, la sanction juridictionnelle des libertés fondamentales révèle une rigidité dans le contenu même de droits que la loi ne saurait parfois faire évoluer. Tel est le cas, par exemple, aux États-Unis, lorsque, au nom d’une « intention originelle » des constituants, des lois régulièrement adoptées par les représentants du Souverain se voient annulées par le juge suprême. 21 J. HABERMAS, ibid., p. 49 : « Les citoyens ne peuvent faire un usage approprié de leur autonomie publique telle que la garantissent les droits politiques que si, grâce à une autonomie privée également assurée dans la conduite de leur vie, ils sont suffisamment indépendants. Cependant, les citoyens au sein d’une société ne peuvent jouir d’une égale autonomie privée (la "valeur équitable" des droits également distribués) que si, en tant que citoyens politiques, ils font un usage approprié de leur autonomie publique ». 27 fondateurs » s’engageant volontairement dans l’élaboration d’une Constitution. Ces « constituants » devraient alors accomplir « toute une série de tâches constructives ». S’ils « veulent réaliser leur projet au moyen de la loi », il leur faut en effet « créer un système de statuts légaux »22. Le « socle » des droits de l’Homme est nécessaire à la reconnaissance mutuelle des citoyens, d’abord, en tant que sujets de droit effectifs dont les prises de position ont statutairement le même poids, ensuite, en tant qu’auteurs des normes dont ils sont destinataires. Mais on peut se demander quel serait le lien interne, nécessaire, entre la thèse de la co-originarité (des droits de l’Homme et de la démocratie) et le modèle de la démocratie délibérative. Habermas veut montrer que, seul le modèle d’une rationalité communicationnelle, celle de la discussion, peut rendre plausible l’élaboration coopérative d’une Constitution juste. Seul ce modèle permettrait d’expliciter les implications procédurales d’une pratique constituante – ce dont ne rendrait compte adéquatement ni le modèle d’une rationalité téléologique (théorie du droit naturel), ni celui de la moralité (Rousseau et Kant). Que l’on réfléchisse philosophiquement aux intuitions normatives et aux idéalisations qui accompagnent la pratique délibérative, et l’on s’apercevra que les présuppositions en sont recoupées par les pré-requis juridiques de la position originelle. Elles trouvent une expression légale dans le « socle » constitué par les trois catégories de droits fondamentaux. Quel est, dans notre contexte, l’intérêt pratique de cette justification philosophique ? L’intérêt pratique, pour le dire vite, s’en laisse dégager au terme d’une critique interne, ciblant un point aveugle de cette justification. En effet, l’« expérience de pensée », proposée ici par Habermas, n’est concluante que sous certaines présuppositions touchant aux prémisses politiques ainsi qu’aux objectifs juridiques de la « position originelle » : on présuppose, d’une part, que les « constituants » sont des individus, ou encore, que les « sujets logiques » du Contrat social sont porteurs de droits individuels ; d’autre part, que le droit constitutionnel à instaurer est un « droit étatique » au sens de Kant (Staatsrecht, jus civitatis), c’est-à-dire que la « structure juridique de base » de la communauté politique qu’il s’agit de fonder ne sera à structurer que par le droit interne. Or, ce sont là deux présuppositions qui ne sont évidentes que dans une perspective fondamentalement stato-nationale : celle, autrement dit, d’une construction étatique supposant, ne serait-ce que programmatiquement, l’existence d’un peuple Un. 22 Trois catégories de droits : égale liberté pour tous ; statut de membre légal d’une association volontaire ; égalité de tous devant la loi. Ce sont là les pré-conditions tout à fait formelles qui seraient requises afin que la loi puisse exister en tant que produit d’une élaboration politique volontaire des co-sociétaires constituants. Enfin, pour que ces trois catégories de droits civils puissent recevoir un contenu matériel, il est en outre indispensable d’ajouter les droits civiques ou politiques de participation et de communication. 28 En revanche, ces deux présuppositions ne vont pas de soi dans une perspective postnationale. Dans cette perspective, en effet, il n’est plus pertinent de concevoir la structure juridique de la communauté politique, strictement, comme une structure de droit interne ou « étatique » (au sens de Kant) : une communauté politique postnationale doit en effet « croiser », dans sa structure juridique, les « trois niveaux de relations du droit public », naguère relevés par Kant23. En particulier, elle doit retenir en son sein le niveau du droit des peuples ou « droit des gens », qui vaut pour les relations « internationales » entre les États membres de l’« unité postnationale ». De même, il n’est plus pertinent de faire comme si les constituants n’étaient, ne serait-ce qu’au titre d’une imputation idéelle, porteurs que de droits fondamentaux individuels, et comme si les droits fondamentaux, que la Constitution (à élaborer) aurait pour tâche de garantir et spécifier, n’étaient que des droits de l’homme : dans le schéma postnational, en effet, l’élaboration d’une Constitution légale ou formelle renvoie à une « position originelle » plus complexe, qui serait, au moins pour partie, de « second degré », du fait que les constituants, en tant que « co-contractants », doivent aussi être les représentants des États membres. À ce titre, ils sont porteurs de droits collectifs – même si ces derniers résultent simplement d’une transposition, au profit des « peuples nationaux » concernés, des valeurs (d’intégrité, d’autonomie, de participation, de co-responsabilité) attachées aux différentes catégories ou « générations » de droits fondamentaux individuels ; et même si, en outre, leur participation à l’élaboration d’une Constitution commune s’effectuait sous les prémisses d’une égalité statutaire, comme ce serait normalement le cas, en situation constituante « globale » ou de « premier degré », pour les représentants de citoyens « individuels ». Le problème trivial mais résistant, finalement, profond, est que les États contractants n’ont pas tous le même poids démographique. Ils sont en outre comptables d’intérêts nationaux spécifiques. Il s’ensuit que leurs représentants (diplomatiques) ne peuvent pas se comporter comme les représentants (parlementaires) des citoyens, c’est-à-dire faire légitimement abstraction des réclamations particularistes de leurs mandants au profit du seul intérêt général de l’ensemble des co-contractants. Non seulement l’expérience de pensée cesse d’être simple, mais on entrevoit déjà les implications procédurales problématiques d’une Constitution postétatique. Si, en effet, cette Constitution doit être élaborée par des représentants attitrés des États membres, la procédure en tendra comme naturellement à épouser le schéma de la négociation, et non plus celui de la délibération. L’expérience de pensée, proposée par Habermas, en perdrait évidemment sa valeur heuristique. Quant au résultat attendu d’une pratique finalement diplomatique plutôt que démocratique, ce ne saurait être une Constitution 23 Droit interne (Staatsrecht, jus civitatis) ; droit des gens (Völkerrecht, jus gentium) ; droit cosmopolitique (Weltbürgerrecht, jus cosmopoliticum). 29 proprement dite, mais plutôt un traité24. Aussi, jusqu’à présent, n’osait-on guère parler de « Constitution » à propos des traités successifs de l’Union européenne, et cela, en dépit de leur visée constitutionnelle. Par exemple, le projet Spinelli, qui inspira largement le traité de Maastricht, s’intitulait lui-même « traitéconstitution »25… Mais le problème n’est pas que nominal. Valéry Giscard d’Estaing, avait, semble-t-il, bien vu les enjeux substantiels de la procédure à suivre pour élaborer un bon projet de Constitution pour l’Europe. Le choix de ses expressions employées pour donner le « la » des délibérations de la Convention sont significatives à cet égard : « dialogue sans frontières idéologiques ou partisanes » ; « écoute mutuelle » ; refus du terme « représentant » qui constitue une « erreur de rédaction », car il ne s’agit pas de « parler au nom de l’une ou l’autre composante » ; recherche d’une « solution globale commune » ; invitation à « préparer un consensus », tout en précisant, de façon quelque peu énigmatique, que « le consensus n’est pas l’unanimité » ; incitation faite à chacun, d’apporter sa « contribution personnelle », en indiquant que « les membres (…) de notre Convention ne devront pas se considérer comme étant uniquement les porte-parole de ceux qui les ont désignés ». Et s’adressant aux membres de la Convention, dans son Discours inaugural, « Si vos contributions, déclarait-il « visent effectivement à préparer un consensus, si elles prennent en compte les propositions et les observations des autres membres de la Convention, c’est ici, au sein de la Convention, que pourra s’élaborer, étape par étape, la substance du consensus final » 26 . Il fallait donc que les « conventionnels » oubliassent un moment qui ils étaient, en tant que nationaux. Il fallait, pour ainsi dire, faire tomber le « voile d’ignorance » sur leurs délibérations, afin qu’elles ne se transforment pas en négociations. Il fallait en somme « faire comme si » les « constituants contrefactuels » de la Convention se trouvaient en position originelle de premier degré. Alors seulement ils seraient en mesure de remplacer la défense d’intérêts stratégiques par l’écoute mutuelle des arguments ; de se rendre sensibles à la validité de rapports de droit, plutôt qu’à la factualité de rapports de forces ; de décentrer leurs considérations au-delà de l’intérêt national exclusif, et de se rendre par là capables d’étendre leur sens de la justice politique et du bien commun à l’intégralité de la configuration d’ensemble, c’est-à-dire à « la chose même » : l’Union européenne en tant que telle. 24 Voir, à ce sujet, la discussion de mes thèses par Hugues DUMONT : La question de l’État européen du point de vue d’un constitutionnaliste, Droit et société, L.G.D.J., n°23, 2003. 25 Ce fut sans doute, de la part du Président français de l’époque, François Mitterrand, une erreur politique autant qu’un faux-sens juridique, que de présenter aux Français le traité de Maastricht, lors de sa mise en ratification référendaire, comme une « véritable Constitution de l’Europe ». 26 Voir, P. MAGNETTE, réf. cit. 30 Voilà un beau cas pratique d’application de la méthode rawlsienne. Mais on connaît la suite : sitôt que fut levé le « voile d’ignorance », c’est-à-dire, en équivalent habermassien, les présuppositions logiques d’une pratique constituante délibérative, le retour fut vite opéré aux considérations stratégiques de négociations diplomatiques, ce qui compromet logiquement l’existence même de la Constitution. Restera du moins « en mémoire de l’Europe » l’expérience procédurale de la délibération constituante ; ce que l’on nomme déjà « modèle conventionnel ». Même si la démonstration de Habermas, plutôt apriorique, n’est pas ruinée, du moins voit-on les difficultés auxquelles se heurte une Constitution post-étatique dont l’élaboration devrait passer par une véritable délibération entre États membres de l’Union. Maintenant, cela ne dispense pas de comprendre que la démocratie délibérative est, de par sa rationalité communicationnelle, appropriée à une « implémentation » bien informée des droits fondamentaux, c’est-à-dire à la détermination dynamique de leur contenu, voire, aux innovations concernant l’étendue de leur spectre (au-delà donc des droits civils, civiques et sociaux). Le contenu des droits fondamentaux individuels ne peut être spécifié qu’à la lumière de situations sociales concrètes, et pour autant que ces situations problématiques puissent être thématisées en public27. C’est là que se justifie la mobilisation de tout un appareil conceptuel qui se veut adapté à la réalité des sociétés complexes. Cette conceptualisation est, comme on sait, marquée, chez Habermas, par la polarisation du « système » et du « monde vécu ». Tandis que le système est constitué par les médiums artificiels (argent, pouvoir) réalisant une intégration fonctionnelle et la régulation de la société d’ensemble, le monde vécu est constitué par les sédiments pertinents de la communication naturelle qui constituent l’arrière-plan non problématique de nos croyances et attitudes spontanées. La démocratie, dans nos sociétés, peut alors être appréhendée sous les deux aspects : Sous l’aspect du système, c’est l’ensemble des mécanismes, procédures et dispositifs fixés juridiquement, afin de définir les « règles du jeu » de la participation, de la représentation et de l’alternance politiques. Sous l’aspect du monde vécu, la démocratie se mesure plutôt à la satisfaction donnée ou non aux attentes normatives liées à nos idéaux de justice, d’égalité, de liberté, de solidarité, plus ou moins stabilisés dans un imaginaire social. Dans cette constellation bipolaire, la constitution d’espaces publics autonomes aurait pour fonction d’assurer les inputs nécessaires à la formation d’une opinion publique et, partant, d’une volonté politique des citoyens. 27 « C’est uniquement lorsque les traits pertinents de l’environnement éclairent nos propres intérêts qu’il devient patent que nous avons besoin de droits qui protègent la conduite de notre vie personnelle et politique ». (J. HABERMAS, ibid., p. 56). 31 Au départ, les flux de la communication naturelle qui traversent l’opinion de façon diffuse et informelle permettent d’attirer l’attention sur des thèmes, et donc, de pré-structurer déjà sélectivement les perceptions. Cependant, on pourrait imaginer que la société s’ouvre sur elle-même davantage qu’elle ne le fait dans l’état actuel de l’organisation de l’espace public, structuré par les mass média. On pourrait imaginer une multiplication d’associations civiques sans finalité d’argent ou de pouvoir, la formation de forums publics de débats entre citoyens, sur radios libres ou sites Internet, etc. Quoi qu’il en soit, le but d’une activation d’espaces publics autonomes est de préformer la volonté politique au niveau d’une opinion publique non vassalisée, qui serait déjà structurée de façon assez consistante sur des attentes et exigences déterminées, de sorte que la société puisse faire valoir son propre agenda face à celui de la classe politique et de la classe médiatique – de la « classe publique » élitaire en général. Les espaces publics autonomes représenteraient en quelque sorte l’assise d’une raison publique qui, en tant que raison critique, serait apte à diriger vers le pouvoir politique des demandes ciblées de justification pour les mesures prises, engageant la collectivité. Habermas parle ainsi du pouvoir politique comme de cette « forteresse assiégée » qui, dans nos systèmes démocratiques, ne sauraient se dérober aux demandes de justification publique, émanant des citoyens. Plus positivement, on pourrait aussi voir dans la formation délibérative d’espaces publics autonomes la ressource indispensable au soutien politique d’une procédure résolument démocratique – non diplomatique – d’élaboration d’une Constitution post-étatique. Quoi qu’il en soit, l’espace public politique peut ensuite être institutionnalisé au niveau du système démocratique, avec l’instauration de structures juridiquement constituées, ouvertes à la concertation et à la discussion publiques, et cela, dans tous les domaines de la vie sociale en besoin de régulation. C’est là que trouve sa place le « principe D » en tant que principe démocratique : en tant que procédure discursive et délibérative institutionnalisée et stabilisée par un socle de droits civils fondamentaux, en quelque sorte dynamisés par des droits politiques de participation et de communication. Ainsi la société politique se laisserait-elle sans tension concevoir sous l’idée d’un ordre concerté. Trois remarques finales : 1. Le droit de la communication qui semblerait requis pour structurer une démocratie délibérative fait largement défaut. Dans l’état actuel, non seulement ce droit est embryonnaire, il n’est pas systématisé, loin s’en faut, mais il est encore secrètement conçu sur le modèle d’un droit privé correspondant à la liberté d’expression individuelle. Or, le droit de la communication, à promouvoir, est plutôt à concevoir comme un droit public, tandis que la liberté qu’il vise est une liberté communautaire, c’est-à-dire une liberté qui se mesure d’abord de façon holistique, à la richesse quantitative et qualitative des thèmes susceptibles d’accéder à la publicité. Cela concerne 32 donc, outre la liberté d’expression individuelle, la liberté d’opinion entendue comme liberté positive de se former une opinion à hauteur des situations, et partant, le droit à l’information ; ce qui engage sans doute une forme de « constitutionnalisation » du « quatrième Pouvoir », celui des médias de grande diffusion, qui sans être convertis en services publics organiques, pourraient être soumis à des missions de responsabilité civique (touchant à l’information) et culturelles (touchant à la formation)28. 2. Nous assistons à l’heure actuelle à un développement remarquable des pratiques consultatives, mais également concertatives au sein de l’Union. À mon avis, les pratiques qui se développent aujourd’hui dans ce sens, notamment autour de la Commission des Communautés européennes, avec un foisonnement de groupes d’intérêts ou de pression, ne sont pas à comprendre exactement sur le modèle américain des lobbies. Se profile plutôt un modèle d’arbitrage entre les points de vue et intérêts organisés, et qui passe par un dialogue tenant autant de la discussion que de la négociation proprement dite. Toutefois, on peut y déceler certaines limites structurelles, qui sont préoccupantes : 1) Ce type de dialogue n’est que semi-public ; 2) le cercle des intéressés est défini de façon empirique et aléatoire ; 3) les contentieux qui interviennent au cours du processus décisionnel (et discursif) ne sont pas mis en arène. Autrement dit : l’opinion publique n’en est pas saisie au moment critique où les négociations risquent de tourner à un compromis faisant prévaloir des intérêts particuliers sur l’intérêt général. C’est seulement après-coup que l’ensemble des citoyens en subissent les effets directs ou secondaires, n’ayant plus que le choix entre s’incliner devant le fait accompli et recourir à des formes non « civiles » de contestation, telles que ledit « terrorisme social ». En ce qui concerne – parlons simple – les méthodes de gouvernement, la réflexion sur cette question n’en est encore qu’à des balbutiements théoriques, bien éloignés du cœur du problème pratique. Ce problème, quel est-il ? A en juger par la tendance actuelle des « gouvernances » européenne et nationales, la politique publique, celle qui s’élabore et se critique dans le milieu de la raison publique, tend à se réduire à une police au sens large, qui vise à civiliser les mœurs, à rationaliser les comportements de tous les jours. Cette police intervient dans la vie privée, de préférence, à grands renforts de communication politique ; et c’est la voie que tendent maintenant à privilégier les États nationaux pour gagner le soutien de leur opinion publique. En ce qui concerne les gouvernances nationales, la policymaking arena reste cantonnée à la classe politique et, à l’intérieur de celle-ci, à des discussions au sein de la majorité parlementaire. Quant à la gouvernance européenne, elle procède bien différemment, mais toujours dans le sens d’une police au sens large, par édiction de règles 28 Cela rejoint l’idée d’une Charte européenne de l’Audiovisuel, suggérée dans mon ouvrage, La Question de l’État européen, Paris, Gallimard, 2000 (dernier chapitre). 33 juridiques, et non par détermination de choix politiques. Qu’il s’agisse du port du « voile » dans les écoles, de la consommation de tabac, d’alcool, de la sécurité routière, des incivilités, des délits d’opinion, de la maltraitance des femmes, des enfants, des vieillards, la communication politique oriente ses thèmes médiatiques vers une pénalisation des comportements – au détriment de questions qui appelleraient souvent de grandes réformes de structure dans les domaines de l’emploi, de la défense, des systèmes fiscaux et sociaux, de la représentation et de la participation des citoyens aux affaires publiques, des organisations internationales, tous domaines qui relèvent par excellence de la mise en débat public. Passés les premiers succès d’une gouvernance publique plus policière que politique, viendra un point critique pour les gouvernements qui devront réaliser qu’il n’est pas d’autre voie d’avenir que la démocratie délibérative, s’ils veulent asseoir durablement leur autorité et leur légitimité. 34 Alain Renaut ( Professeur à l’Université de Paris-Sorbonne ) EXERCICE DE PHILOSOPHIE POLITIQUE APPLIQUEE : L’AUTONOMIE DES UNIVERSITES Le choix d’appliquer au débat français actuel sur l’Université la problématique générale de la gouvernance s’explique aisément, par divers ordres de considérations. Les circonstances jouent assurément un rôle dans ce choix, puisque, depuis le printemps 2003, le Ministère de l’éducation nationale a pris l’initiative d’ouvrir à nouveau le dossier de l’autonomie des universités, dont nous allons voir comment il communique directement avec la question de la gouvernance des établissements d’enseignement supérieur. Or, la façon même dont le projet envisagé a suscité ainsi et suscite de vives discussions, au point de se voir par deux fois repris aussi après avoir été avancé, ne peut que constituer pour nous un important vivier où nous trouvons, en analysant les positions en présence, une grande variété d’arguments et de contre-arguments en la matière, qui permet de construire une bonne partie du débat relatif à la représentation actuelle de ce qu’il doit en être, selon les uns et les autres, du rôle de l’Etat et de son mode d’intervention dans des secteurs comme celui des universités. Le fait même que le projet annoncé soit présenté aujourd’hui comme abandonné n’enlève évidemment rien ni l’actualité ni à l’importance de ce débat, dans la mesure où les questions qui s’y trouvent soulevées dépassent de loin, chacun en conviendra aisément, les initiatives ou les reculs de tel ou tel ministre Dans ce contexte très particulier, il n’est au reste pas rare que les interrogations se formulent expressément en recourant à la thématique de la gouvernance. Pour ne prendre que quelques exemples, je vous renverrai par exemple au dernier numéro du « Nouvel Observateur », où Antoine Prost, éminent universitaire, historien et spécialiste du système éducatif, souligne dans un entretien qu’à tous les étages de ce système « nous vivons aujourd’hui une crise de la gouvernance », qui fait que chaque proposition avancée se voit aussitôt contestée et, le plus souvent, refusée. Autre exemple, encore plus directement rattaché à notre thème de cet après-midi : la Conférence des Doyens et Directeurs des UFR Scientifiques des Universités française ( CDUS ) n’hésitait pas, dans un communiqué du 16 mai 2003 sur ce qui était alors un projet de loi relatif à l’autonomie des universités, à identifier les questions soulevées par ce texte en les présentant ainsi : « Quelles gouvernance, quels conseils, comment doivent-ils êtres élus ? Quelle autonomie, en matière d’organisation, en matière de ressources humaines, en matière budgétaire ? ». D’autre part, ce sera mon dernier exemple de la présence de ce thème dans l’actuel débat : la Conférence des Présidents d’Université ( CPU ) 35 organisait le 9 octobre dernier un colloque en Sorbonne, sur l’Université du XXI siècle, en mentionnant la gouvernance des établissements comme un « thème phare » Au-delà de ces circonstances très particulières, il faut ajouter que, de façon plus approfondie, la question de la gouvernance des universités est devenue depuis une quinzaine d’années un classique de la réflexion sur la gestion des établissements d’enseignement supérieur, notamment dans le cadre de l’Association internationale des universités, fondée en 1950 et basée à l’Unesco, ou encore dans celui de l’Observatoire créé à Bologne après l’adoption de la Magna Charta Universitatum, en 1988, par les recteurs des universités européennes. Par exemple sur le site de l’Association internationale des universités, un important document de travail fait apparaître, sous le titre « Autonomie », relie directement l’affirmation d’une nécessaire « liberté de l’université par rapport à la régulation gouvernementale ( « government regulatipn » ) et le besoin d’une « gouvernance » propre ( « governance » ) axée sur le management interne des ressources, sur le recrutement de ses équipes, sur les conditions des études et sur leurs finalités, ainsi que sur la liberté dans la conduite de l’enseignement et la recherche. Je ne multiplie pas les références de ce type : elles sont innombrables, et nous sommes là en présence d’un véritable thème-clef de l’auto-réflexion universitaire actuelle – thème-clef qui communique directement, je l’ai déjà suggéré, avec la problématique de l’autonomie : je rappelle sur ce point que la fameuse Magna Charta Universitatum de 1988, adoptée à Bologne par les Recteurs européens à l’occasion du XIXe centenaire de ce qui est sans doute, juste avant la Sorbonne et Oxford, la plus ancienne université européenne, énonçait comme le premier de ses « principes fondamentaux » celui qui pose que « l’université, au cœur de sociétés diversement organisées du fait des conditions géographiques et du poids de l’histoire, est une institution autonome qui, de façon critique, produit et transmet la culture à travers la recherche et l’enseignement », ce pourquoi « elle doit être indépendante de tout pouvoir politique, économique et idéologique ». Concernant cette notion même d’autonomie, constitutive de l’institution universitaire et de la représentation qu’elle a d’elle-même depuis sa naissance médiévale, j’indique encore que, dans le document de l’Association internationale des universités que j’ai déjà cité, un effort non négligeable d’explicitation est fourni, qui conduit à distinguer trois dimensions de cette autonomie : l’autonomie, est-il précisé, s’entend 1) comme « substantielle » ( substantive autonomy ), et en ce sens elle correspond au « droit qu’une université a de déterminer ses programmes d’études et les buts de ces études » ; l’autonomie s’entend aussi 2) comme « procédurale » ( procedural autonomy ), et en ce sens elle inclut « le droit qu’une université a de déterminer les moyens qu’elle consacrera à réaliser un certain nombre de priorités qu’elle a acceptées parmi celles qui lui sont assignées par la politique nationale » ; l’autonomie s’entend enfin comme « organique » ( « organic autonomy » ), et elle concerne 36 alors « le droit des institutions d’enseignement supérieur de déterminer leur propre organisation académique », telle qu’elle s’exprime sous la forme de facultés, de départements, d’écoles, d’instituts, de lieux de formation professionnelle, etc. Il y a, dans ce document très riche et dans divers documents internationaux du même type, beaucoup d’autres éléments sédimentés d’une importante réflexion sur l’autonomie universitaire et sur la façon dont la reconnaissance principielle d’une telle autonomie implique une forme d’indépendance par rapport à la gestion gouvernementale – ce qu’exprime précisément l’idée d’une gouvernance propre des universités. A partir de ces données documentaires, le moins que l’on puisse dire est que les philosophes politiques, aujourd’hui, ont beaucoup de chance, parce qu’à condition qu’ils entendent ne pas se borner à être des historiens de leur discipline, le réel vient pour ainsi dire au devant ( sur cette question comme sur bien d’autres ) de leur travail – et, qui plus est, de leur travail dans ce qu’il a de plus spécifique, je veux dire : au devant du travail qui correspond le plus à leurs compétences et à leur appareillage conceptuel propre. Il est clair en effet que, comme on l’a rappelé ce matin, nous avons affaire ici à un ensemble de questions correspondant à une application particulière de cet élément fondamental de la conception démocratico-libérale du meilleur régime que constitue le thème de l’autonomie de la société par rapport à l’Etat : élément du socle libéral qu’on trouve dans toute l’histoire de la philosophie politique moderne depuis Locke jusqu’à Rawls, en passant évidemment par Wilhelm von Humboldt et son fameux essai paru en 1792, dont il existe une vieille traduction française : Essai pour définir les limites de l'action de l'Etat. Je ne rappellerai pas comment le libéralisme politique, qui se définit à partir de sa relation d'antithèse avec l'absolutisme politique, trouve sa définition à partir de la question de savoir quel type de pouvoir l’Etat doit détenir : là où l’absolutisme de Hobbes ou de Rousseau ( ou d’autres ) consiste à estimer que l’Etat doit détenir un pouvoir sans limites, produit par l’aliénation à laquelle les individus procèdent de tous leurs droits à un souverain qui les récupère tous pour avoir les moyens d’assurer leur sécurité ( et éventuellement leur bonheur ), l’Etat démocratico-libéral est conçu comme celui vis-à-vis duquel les individus conservent une partie de leurs libertés individuelles, garanties par des droits, qu’ils opposent à l’Etat comme autant d’infranchissables limites à son pouvoir ( le pouvoir de l’Etat étant ici prioritairement en charge d’assurer la coexistence des libertés individuelles – ce qui est bien sûr une conception tout à fait spécifique de sa fonction et de son pouvoir ). Bref, c’est donc en vertu même du premier principe du socle libéral que, tout au long de cette tradition de la grande philosophie politique moderne, ceux qui se sont défiés de l’absolutisme ( sous toutes ses formes possibles ) en sont venus à poser une limitation réciproque de la société et de l'Etat - c'est-àdire certes à reconnaître l'Etat ( le gouvernement civil ) comme nécessaire, donc à limiter la société par la reconnaissance de l'Etat ( contre, à l'avance, toute forme d'anarchisme, qui au contraire dissout l'Etat dans la société ), mais en 37 même temps à limiter l'Etat par la reconnaissance d'une autonomie de la société ( à la différence de l'absolutisme ou du socialisme étatique, qui résorbent tous deux la société dans l'Etat ). C’est bien évidemment ce thème tout à fait essentiel du socle libéral, qui prend la forme d’une reconnaissance d’une dimension d’autonomie de la société par rapport à l’Etat, que l’on retrouve, appliqué simplement à une sphère d’activité particulière, dans ce principal fondamental de l’autonomie des universités dont la Magna Charta Universitatum de 1988 fait son « principe fondamental ». Du même coup, le débat actuel sur l’autonomie des universités nous concerne à mon sens doublement : comme universitaires ou futurs universitaires, bien sûr, mais aussi comme philosophes politiques, pour ceux d’entre nous qui sont philosophes – et c’est en tout cas comme philosophe politique que je voudrais l’examiner, en y voyant une occasion parmi d’autres de procéder à ce que j’appelle un exercice de philosophie politique appliquée, c’està-dire un travail consistant à la fois 1) à tenter d’éclairer un débat public par référence à des principes susceptibles d’aider à comprendre le sens et la portée des positions en présence, mais aussi ( si je puis dire : en sens inverse ) 2) à enrichir, à compléter, à concrétiser nos chers principes ( auquel trop souvent il est trop aisé, à nous, philosophes, de nous tenir, bien à l’abri du réel ) par une conscience de ce que ce réel, précisément, leur impose pour qu’ils s’y appliquent et ne restent donc pas lettre morte. Pour enclencher cet exercice de philosophie politique appliquée, je voudrais, dans un premier temps, partir du point jusqu’auquel s’est avancée en la matière ( c’est-à-dire en matière d’interrogation sur l’application du principe général de limitation réciproque entre l’Etat libéral et la société à la question des universités et de leur propre autonomie ) la philosophie politique – car ici, non seulement nous avons de la chance parce que la réalité vient au devant de la philosophie politique, mais nous avons de la chance aussi parce que la philosophie politique a déjà eu l’occasion de faire, dans d’autres circonstances, une partie du travail ( ce qui peut, entre autres, nous faire gagner du temps ) en procédant elle-même à une partie du travail qu’on pourrait, techniquement, considérer comme un travail de schématisation ( au sens kantien ) du concept d’autonomie de la société par rapport à l’Etat : Humboldt en effet ne s’est pas borné à faire œuvre de philosophie politique générale, en écrivant son Essai sur les limites de l’Etat, mais il a aussi 17 ans plus tard produit un quasi-schème de ce concept ou de ce principe général d’autonomie en l’appliquant à l’institution universitaire. Je vous renvoie ici à son texte inachevé de 1809-1810, Sur l’organisation interne et externe des établissements scientifiques supérieurs à Berlin, dont j’ai co-édité il y a longtemps ( en 1979 ) une traduction, avec d’autres textes de l’idéalisme allemand, dans un volume intitulé Philosophies de l’Université, paru chez Payot. J’ai la conviction qu’il reste beaucoup de travail à faire à partir de ces textes de Fichte, de Schelling, de Hegel, de Schleiermacher ou de Himboldt ( de même qu’on pourrait développer beaucoup de recherches à partir d’autres philosophes d’autres traditions, notamment anglophones ), mais en tout cas, puisque les 38 circonstances fournissent l’occasion de considérer ce que Humboldt lui-même entendait par « autonomie des universités », je vous propose de ne pas nous priver de cette aide – d’autant que, comme nous le savons, Humboldt n’a pas seulement mené à cet égard un travail de philosophie politique appliquée, mais il a aussi appliqué, au sens le plus courant du terme, ce qu’il avait ainsi conçu, en se trouvant chargé de 1808 à 1810 par le gouvernement prussien de mettre en place à Berlin une nouvelle université, qui ouvrit en octobre 1810 et qui, après avoir constitué pour les universitaires du monde entier un modèle fascinant durant plus de deux siècles, continue de porter aujourd’hui son nom : c’est donc dans ce contexte, et avec le souci d’une portée pratique ou institutionnelle directe, que Humboldt a essayé de définir les conditions d’une application du concept démocratico-libéral des rapports entre l’Etat et la société à l’institution universitaire, sous la forme d’une défense de l’autonomie des universités. Je n’ai pas du tout l’intention d’examiner longuement et pour lui-même ce texte bref, mais brillant, dans la mesure où j’entends me borner seulement à en dégager un concept suffisamment précis de l’autonomie des universités pour qu’il puisse nous servir en quelque sorte de principe ( ou de concept principiel ) pour nous orienter dans notre propre contexte actuel de discussion. D’une façon générale, je crois que le modèle humboldtien de l’université, tout fascinant, je le répète, qu’il ait été, est aujourd’hui assez largement dépassé par les mutations quantitatives de l’université contemporaine, et qu’il nous faudrait plutôt tenter de refaire, à partir de nos propres données et de notre propre contexte ( celui d’une université de masse ), ce que Humboldt avait fait à partir du sien, - je veux dire qu’il nous faudrait plutôt reconstruire une philosophie de l’Université que continuer de gérer avec nostalgie la sienne, - mais en revanche il ne nous est nullement interdit, bien au contraire, pour participer à la construction de cette autre philosophie de l’Université, de nous aider d’un appareillage conceptuel que Humboldt a contribué plus que tout autre, en philosophe politique qu’il était, à élaborer : c’est le cas, notamment, à propos de ce concept d’autonomie des universités dont nous avons vu tout à l’heure comment il est à l’œuvre dans des documents contemporains, mais dont je voudrais montrer rapidement comment Humboldt nous aide, à mon sens, à cerner plus complètement et plus rigoureusement les contours ( ce dont nous aurons besoin, ensuite, pour nous orienter dans notre débat actuel sur la question ). Après cette mise en place un peu longue ( mais il fallait, je crois, bien cadrer la démarche que nous allons entreprendre ), je vais donc consacrer le premier moment de mon exposé à dégager ce concept humboldtien de l’autonomie des universités. I Le principe d’autonomie : le concept humboldtien 39 A suivre ce qui se dégage du texte de 1809-1810, l'exigence d'autonomie concerne tout d'abord ce que Humboldt appelle l'"organisation interne" de l'enseignement supérieur. Or, ne serait-ce qu'envisagée sous cette première forme ( celle de l’autonomie interne ), l'autonomie visée, déjà, se dédouble. L’autonomie interne Il peut s'agir en effet de l'autonomie interne susceptible d'exister entre recherche et enseignement : dans le langage de Humboldt, lors du débat suscité par la fondation de l'Université de Berlin, il y va en l'occurrence de l'indépendance de ce qu'il nomme l'Académie ( l'Université comme institution de recherche ) par rapport aux tâches plus proprement pédagogiques ( telles qu'elles incombent à Université comme établissement d'enseignement supérieur ). La production du savoir et sa transmission n'obéissant pas nécessairement aux mêmes exigences, la question se pose en effet de déterminer s'il faut ou non subordonner l'une à l'autre. Question susceptible de recevoir de multiples réponses, comme en témoignent ce que furent, de ce point de vue, les oscillations du système français : - La création du Centre National de la Recherche Scientifique, au lendemain de la seconde guerre mondiale, participa de l'option "autonomiste" la plus radicale, animée par la conviction qu'il n'était de recherche sérieuse que libérée des charges et des exigences de l'enseignement. - Après 1968, la création par la loi E. Faure, sur les ruines des anciennes Facultés, d'"unités d'enseignement et de recherche" ( U.E.R. ), devenues en 1984 ( loi Savary ) les actuelles "unités de formation et de recherche" ( U.F.R. ), ou encore l'apparition d'équipes universitaires de recherche associées au C.N.R.S. ( "unités de recherche associées", U.R.A., puis "équipes de recherche associées", E.R.A. ), participent au fond de la démarche inverse, réintégrant ( du moins en principe ) la recherche dans l'Université comme institution d'enseignement. Il conviendrait bien évidemment de repérer dans les débats actuels ( et plus généralement dans le cadre de la reconstruction, que j’évoquais, d’une philosophie contemporaine de l’université ) ce qui concernerait ce premier versant du thème de l'autonomie interne, mais il est clair en tout cas que le débat sur l'autonomie éventuelle de la recherche et de l'enseignement communique directement avec la question de savoir quel type de culture doit transmettre l'Université : haute culture spécialisée, qui correspond prioritairement à la recherche, ou culture moins savante ( parce que plus ouverte sur la perspective de la professionnalisation, ou parce que plus générale ? ) s'inscrivant davantage dans le cadre d'un enseignement ? Quoi qu'il doive en être de l'issue de ce débat ( qui touche à la question de la contribution des universités à la production de la culture générale, dont nous sommes ici quelques-uns à nous occuper par ailleurs ), il faut en tout cas prendre en compte qu'il n'épuise pas à lui seul la première exigence d'autonomie, interne, 40 susceptible d'être mobilisée par la réflexion sur l'Université. Un autre niveau d'autonomie interne concernait en effet, à l’époque de Humboldt, la relation entre les sciences ou disciplines particulières réunies dans l'Université, donc aussi entre les unités d'enseignement ( ou de formation ) et de recherche qui correspondent à ces champs cognitifs : la question, à ce niveau, est notamment celle de savoir s'il faut laisser les diverses disciplines développer leurs organisations respectives en toute liberté ( autonomie ), ou bien au contraire s'il convient, pour éviter une dispersion radicale des sciences qui serait néfaste à leur progrès, d'organiser leurs relations en des ensembles permettant de les articuler organiquement. Question qui, selon l'époque, a pris des formes différentes, notamment, autrefois, celle de la relation entre les Facultés et l'Université : à l’époque de Humboldt, c’était notamment la question du rapport entre la Faculté de philosophie et les autres Facultés ( qu’illustre en 1798 ce grand texte de philosophie des universités qu’est Le Conflit des Facultés de Kant ) ; à l’époque de la Troisième République, en France, cela fut de la question de savoir s'il ne fallait pas détruire les Facultés, qui, devenues trop autonomes les unes vis-à-vis des autres, isolaient les disciplines, cloisonnaient le savoir et interdisaient certaines recherches transversales; plus récemment, la question se pose à nouveau, y compris dans le cadre de la réforme dite « LMD », sous la forme des discussions sur la pluridisciplinarité souhaitable au niveau des masters ( avec une tendance à répéter à l’égard des UFR ce qui avait eu lieu à l’égard des Facultés, en considérant que les UFR ont fini par constituer des bastions disciplinaires clos sur eux-mêmes et qu’un minimum de « dés-UFR-isation », comme on tend à le dire, ne ferait peut-être pas de mal pour décloisonner à nouveau les savoirs et donner naissance à une culture savante moins sclérosée et sclérosante ). Donc voilà les deux versants de l’autonomie comme autonomie interne. Ce sont des dimensions certes importantes de la problématique de l’autonomie, telle que Humboldt l’avait conçue, et vous voyez que, même sur ce versant ( le plus éloigné de ce dont nous débattons aujourd’hui ), les questions soulevées recouperaient aisément certaines de nos interrogations et discussions actuelles. Néanmoins, pour importantes qu'elles soient, l'autonomie de la recherche vis-àvis de la transmission des connaissances et l'autonomie des divers champs du savoir les uns par rapport aux autres sont loin, cependant, de recouvrir à elles seules toutes les interrogations inscrites sous le thème de l'autonomie : l'autonomie dont il est débattu à propos des universités, c'est en effet aussi, et peut-être surtout, celle qui se joue dans le registre de ce que Humboldt appelait "l'organisation externe des établissements scientifiques supérieurs". Or, à ce second niveau aussi, l'exigence d'autonomie ( comprise cette fois comme autonomie externe ) se dédouble. L'autonomie comme exigence externe 41 Poser le problème de l'autonomie externe, c'est tout d'abord, dans la logique humboldtienne, s'interroger sur le type de relation que doit entretenir l'Université avec ce qu'est devenu l'État moderne. Nous savons selon quelle dynamique finalement assez lente la modernisation des universités a pris la forme, au fil des siècles, d’une difficile autonomisation aussi bien par rapport aux pouvoirs cléricaux que par rapport aux Etats. Encore convient-il toutefois, si l'on défend le principe d'une autonomie de l'Université par rapport à l'Etat, de ne pas omettre de déterminer ensuite jusqu'à quel point, autonomisant l'Université à l'égard de l'État, on peut l'inscrire pour autant, sans plus de réflexion et de discernement, dans ce qu'on appelle aujourd'hui, en la distinguant précisément de l'État, la société. À travers la distinction de la société et de l'État, on exprime en effet, de manière générale, celle de la sphère des intérêts particuliers et de la sphère de l'intérêt commun qu'est supposée exprimer la puissance publique. Or, suffit-il, voilà la question que soulevait parfaitement bien Humboldt, pour fonder sur un principe d'autonomie l'organisation externe des établissements d'enseignement supérieur, de les soustraire à la contrainte de l'État, comme le voudrait la dynamique du libéralisme politique ? À vrai dire, c'est ici que l'exigence moderne d'autonomisation atteint, quand il s'agit de l'Université ( et cela vaudrait aussi, sans doute, pour tous les services publics ), toute sa complexité, et que la réflexion sur l'autonomie universitaire doit s'imposer de résister à la simple logique des slogans. Car la crainte de l'asservissement à l'État, si forte ( et légitimement forte ) dans toute l'histoire de l'Université depuis le Moyen Âge, inciterait volontiers, pour réduire la dépendance vis-à-vis de l'État au minimum, à faire de l'Université un secteur de la société comme les autres - ce qui aurait alors une double signification : 1. Si l'Université est un secteur de la société comme les autres, elle exprime elle-même des intérêts particuliers, ce qui implique sa privatisation. 2. Si l'Université est abandonnée intégralement à la sphère des intérêts particuliers, l'Etat ( libéral ) n'a pas à développer de politique universitaire, mais il est censé simplement permettre à ce secteur ( comme les autres ) du champ social que devient l'Université de coexister pacifiquement avec tous les autres secteurs ( en préservant leur indépendance réciproque ). Toute la question est cependant de savoir si ce modèle libéral, parfaitement concevable en droit, ne risque pas d'autonomiser l'Université par rapport à l'État pour en fait, l'inscrivant résolument dans la société, la soumettre à des exigences ( celles, notamment, de la rentabilité, de l'ouverture sur les besoins de l'économie, etc. ) qui menacent d'une autre manière son autonomie, tant en matière de recherche qu'en matière d'enseignement. Je n'insiste pas davantage pour l'instant sur les termes de ce débat, qui est sans doute aujourd'hui plus que jamais au coeur de la problématique de l'Université : il faudrait en examiner la teneur de façon beaucoup plus précise, notamment à travers la façon dont au moins une partie de ce débat se concentre de plus en plus sur la question dite de 42 la "professionnalisation" – sous la forme d’une interrogation qu’on peut formuler dans sa portée très concrète : le principe d'organisation des études, par exemple quant à la régulation des flux d'étudiants, doit-il être fixé par les besoins de l'économie en matière de recrutement professionnel, et si oui, jusqu’à quel point et sous quelle forme ? Assurément la perspective paraît-elle pratiquement raisonnable à une époque si profondément marquée par le problème de l'emploi, mais n'est-elle pas aussi théoriquement inquiétante quant à l'idée d'Université induite par la perspective d'une "adaptation" aux besoins de l'économie ? Dit autrement : que peut-il en être des fonctions culturelles de l'Université, comme dispositif de production et de transmission du savoir, si son organisation est déterminée de façon purement externe, sans nulle autonomie par rapport à la sphère des intérêts particuliers ? Humboldt, pour sa part, a essayé d’élaborer un modèle permettant d’autonomiser l’Université par rapport à l’Etat sans l’abandonner entièrement à la société et à ses exigences de rentabilisation directe : pour des raisons qu’il m’est suffisamment arrivé d’expliquer par écrit pour que je n’ai plus envie de le faire oralement ( mais qui tiennent, en gros, au changement d’échelle qu’ont, depuis le début du XIXe siècle, connu les universités ), ce modèle, tout à fait grandiose, ne me semble plus pertinent aujourd’hui : reste le problème que Humboldt avait su poser, résoudre pour son temps, mais devant lequel nous nous retrouvons aujourd’hui si nous voulons concevoir et pratiquer une autonomisation satisfaisante des universités, intégrant les deux exigences humboldtiennes. Bref, et je conclus par là ce premier moment, celui de la construction du principe d’autonomie : ce que nous devons retenir, pour notre débat actuel, de la contribution humboldtienne, c’est que le débat sur l'autonomie des universités, traditionnellement concentré sur la question de l'autonomie par rapport à l'État, ne saurait, sauf à faire courir à la réflexion le risque d'une redoutable mutilation, se priver d'une interrogation corrélative sur le principe d'une autonomisation symétrique par rapport à la société et sur les conditions de possibilité de cette dernière figure de l'autonomie. Tant et si bien qu'il faut, me semble-t-il, en convenir : ne serait-ce qu’à son niveau principiel, la question de l'autonomie des universités, pour peu que l'on ne veuille pas simplement l'agiter comme un slogan ( soit pour défendre, soit pour combattre l’autonomisation ), fait un peu songer à un rébus : - D'une part, dès qu'on en analyse la signification, l'exigence d'autonomie éclate en quatre interrogations, qui mobilisent des figures de l'autonomie dont la superposition, je le répète, ne va pas de soi. Par exemple, si l'autonomisation à l'égard de l'État signifie l'adaptation à la société, que peut-il en être de l'autonomie de la recherche universitaire vis-à-vis des exigences d'un enseignement organisé en fonction des besoins de la "professionnalisation", et qu'en serait-il d'une recherche dont la dynamique serait dictée par des impératifs de rentabilité ? 43 - D'autre part, dans le registre de l'organisation externe, la question de l'autonomie de l'enseignement supérieur apparaît très vite impossible à réduire à un simple cas particulier, parmi d'autres, de cette problématique majeure de la modernité politique qui a pour objet l'autonomie de la société par rapport à l'État. Bien sûr, elle correspond en un sens à un tel cas particulier, mais un cas si particulier qu’il apparaît plus précisément comme un troublant cas-limite, particulièrement complexe et délicat, de cette problématique générale : un caslimite où la teneur même de la modernisation de l’Etat et des institutions publiques, soudain, ne va plus de soi et mérite donc d’être interrogé en tenant compte d’une complexité déjà présente dans les principes et dont, du coup, on imagine sans peine ce qu’il peut en être si on y ajoute maintenant les paramètres de complexification issus du réel et des données institutionnelles particulières où une politique des universités ne peut que s’inscrire. C’est pour vous permettre d’apercevoir quelques éléments de cette seconde dimension de complexité que je voudrais maintenant, dans le deuxième temps de mon exposé, procéder à un cadrage historique minimal, en matière de législation française sur l’autonomie des universités. II Les données institutionnelles L'exigence multiforme d'autonomie n'a en fait cessé d'intervenir, dans des contextes renouvelés, au premier plan des discussions suscitées par les révolutions successives de l'Université qui ont scandé son histoire. Si l'on veut tirer des formulations et reformulations interminables d'une telle exigence une sorte de bilan, il me semble nécessaire, pour cerner les données institutionnelles de la présente discussion, de disjoindre à nouveau, méthodiquement, autonomie externe et autonomie interne. L'autonomie externe est de toute évidence celle dont l'exigence polarise aujourd'hui en France, incontestablement, le plus d'attention. Encore est-ce avant tout sur un des versants de l'autonomie externe, celui qui concerne l'autonomie par rapport à l'État, que cette attention se concentre, quitte à négliger trop souvent, me semble-t-il à tort, le souci de l'autonomie par rapport à la société. Cette polarisation est parfaitement compréhensible en vertu de ce qu'a été notre tradition universitaire, où, pour des raisons que j'ai tenté de faire ressortir dans mes divers travaux sur la question, la modernisation s'est opérée au premier chef en termes de centralisation administrative - au point que, selon la législation en vigueur ( qui reste, sur ce point, celle de la Troisième République ), la naissance d'"universités libres"( au sens d’universités privées ) demeure actuellement impossible. Dans ce contexte très particulier à la France ( celui d’un Etat puissamment centralisé ), on comprend fort aisément comment il peut être tentant, aujourd'hui, de faire s'équivaloir une nouvelle modernisation et une 44 entreprise de désétatisation, voire ( peu le souhaitent en France, mais après tout la chose existe partout ailleurs ) de privatisation au moins partielle, quand, dans le vécu le plus concret de nos universités, le poids de l'État reste aussi lourd ? Je n’analyse pas en détail ce vécu, mais il suffit d’exercer ou d’avoir exercé la moindre responsabilité de gestion, dans une université française, pour savoir, au quotidien, de quoi je parle – et ne serait-ce que pour organiser cette journée, les deux organisateurs ont eu l’occasion d’éprouver des pesanteurs dont je suis persuadé qu’ils ne mesuraient pas à quel point nous avons affaire à elles dans le détail même de nos initiatives les plus académiques. Dans ce contexte donc, il s’est produit néanmoins durant ces dernières décennies, un mouvement d’autonomisation partielle. On ne peut pas ignorer en effet qu'une dimension d'autonomie par rapport à l'État est désormais inscrite, depuis 1968, dans le régime juridique du type d'"établissements publics" que sont devenues les universités. Dans l'organisation mise en place par la loi du 10 juillet 1896 et complétée par un décret du 21 juillet 1897, les universités étaient des "établissements publics administratifs" regroupant les "Facultés" sous la direction du recteur d'académie et soumis à une tutelle assez stricte. La loi Edgar Faure du 12 novembre 1968 les a transformés en "établissements publics à caractère scientifique et culturel", doté d'un statut dérogatoire leur assurant, visà-vis du droit commun des établissements administratifs, une gestion plus libérale. Pour inclure l'enseignement supérieur technologique, la loi Savary du 26 janvier 1984 a légèrement modifié cet intitulé, en lui donnant sa forme actuelle, laquelle mentionne des "établissements publics à caractère scientifique, culturel et professionnel" ( E.P.S.C.P. ). Au-delà de ces variations lexicales, ce travail sur le statut juridique des universités les a conduites à constituer aujourd'hui une catégorie bien particulière d'établissements publics nationaux, dont je cerne à très gros traits le profil institutionnel. D'une façon globale, selon la définition donnée par le Conseil d'État et explicitant l'article 34 de la Constitution, les établissements publics nationaux ( dont font partie aussi bien des établissements à caractère industriel et commercial, comme les Ports autonomes, l'Institut national de l'audiovisuel, l'E.D.F. ou La Poste, que le C.N.R.S., le Palais de la Découverte ou les universités ) sont des "personnes morales de droit public assumant une mission spéciale et disposant pour cela d'une autonomie administrative et financière". Autonomie limitée cependant, dans le cas général, par la soumission de ces établissements publics à un contrôle de l'État, notamment sous la forme traditionnelle constituée par la "tutelle" qu'exerce un représentant du pouvoir exécutif chargé de sanctionner les actes et les personnes : tutelle financière assurée alors par le ministre des Finances, tandis que la tutelle dite "technique" revient au ministère de rattachement. Dans le cas particulier des E.P.S.C.P. que sont les universités ( ainsi que certaines Grandes Écoles et Instituts ), la tutelle a toutefois été sensiblement allégée, et ce aussi bien par la loi d'orientation de 1968 que par la jurisprudence 45 du Conseil constitutionnel. Exercée essentiellement par le Recteur d'académie qui, représentant le ministre de l'Education, a accès au conseil d'administration, elle s'apparente aujourd'hui à celle qui s'applique aux collectivités locales : une faculté d'auto-organisation assez large est donc en principe reconnue, de même que certains pouvoirs consistants de décision en matière pédagogique et scientifique; la possibilité de vendre et de commercialiser des biens culturels, de créer des filiales, de prendre des participations dans des sociétés, d'être maîtres d'oeuvre en matière de construction universitaire a été expressément garantie aux établissements; les contrôles ont été allégés, au point que les actes, y compris budgétaires, ne sont plus systématiquement soumis à approbation et que le contrôle administratif porte uniquement sur la légalité des décisions, et non sur leur opportunité. Dans ces conditions, on pourrait donc se demander pourquoi encore se soucier d’autonomiser les universités, puisqu’en principe cette autonomie est inscrite dans le cadrage législatif qui, depuis maintenant plus de 30 ans, les définit – au point que, si on ne précisait pas les choses, on pourrait aisément penser que le leitmotiv des universitaires français dénonçant le poids de la tutelle sous laquelle ils se sentent placés relève d’une illusion mythomaniaque. Pour comprendre d’où procède ce sentiment, il faut en fait aller un peu plus loin dans l’analyse du cadrage législatif et apercevoir ce que les dispositifs de 1068 et de 1984 n’ont pas entamé. Reste en effet en place, et ce n’est pas rien, la dépendance financière, la tutelle ayant même été, dans ce domaine, renforcée en 1984-1985 par les décrets d'application de la loi Savary. Même si en effet ( et c’est là une liberté remarquable vis-à-vis d'autres établissements publics ), les universités ne sont pas dotées d'un contrôleur financier qui leur soit spécialement affecté, toute une série de décisions demeurent soumises à approbation ministérielle ( emprunts, prises de participations, créations de filiales ), les actes budgétaires sont soumis à une surveillance avant leur adoption par les conseils compétents, et le rectorat d'académie peut décider qu'ils seront soumis à approbation ( le refus d'approbation imposant alors une nouvelle délibération ); enfin, l'autorité de tutelle peut, dans certains cas exceptionnels, redresser d'office le budget, voire l'établir. Au reste, la tutelle relative ainsi exercée en matière budgétaire n'est sans doute pas, dans le domaine financier, le facteur le plus déterminant de dépendance : plus décisivement, il faut incriminer de ce point de vue la manière dont, pour une très large part, le financement des universités est assuré en dehors même du budget des établissements. Jusqu’à aujourd’hui, c’est en fait l'Etat qui, hors budget de l'université concernée, assure la charge directe des dépenses de personnel ou d'investissement, de même que c'est encore l'Etat qui, hors budget, fait mettre à la disposition des instances universitaires les immeubles et le matériel dont elles disposent. En ce sens, la tutelle financière, au sens technique des interventions dans l'activité budgétaire, peut bien être allégée ou renforcée : 46 il n'en demeurera pas moins que, tant que le budget d'une université ne représentera guère, comme c'est le cas actuellement, que 20 % du financement public assuré directement par l'État, hors de tout contrôle possible par l'établissement, l'autonomie de gestion restera un vain mot – avec des conséquences directes sur la gestion de personnels qui restent avant tout des personnels de l’Etat et dont les postes, les rémunérations, les conditions de recrutement sont définies dans des conditions qui échappent aux universités, et cela sur un mode qui est une spécificité franco-française. De même, dans de telles conditions, il ne faut pas trop attendre, je le crains, de la diversification, encouragée depuis une dizaine d’années, des ressources budgétaires : plus de la moitié de ces ressources sont constituées à nouveau de subventions publiques, et il n'est pas douteux que, si le président d'une université disposait à cet égard d'autres partenaires susceptibles de fournir une part de son budget, sa marge de manoeuvre en serait accrue, comme serait accrue l’autonomie réelle de la gestion de l’université, avec tout ce qu’elle permettrait en matière d’initiatives,. considérablement. Elle resterait néanmoins fort limitée vis-à-vis du poids déterminant que conserverait l’Etat à travers le financement direct des dépenses de personnel et d’investissement. C'est, entre autres, la raison pour laquelle je ne crois pas que, comme telle, l'augmentation des droits d'inscription acquittés par les étudiants constituent, en matière d'autonomie des universités par rapport à l'État, la solution miracle que certains croient y trouver : une telle augmentation augmenterait la part de ressources non publiques intervenant dans le budget des universités, mais elle n'affaiblirait que très modérément la dépendance financière, qui s'enracine bien davantage dans la non-budgétisation des dépenses de personnel et d'investissement. Au demeurant n'y a-t-il pas de raison non plus pour que le montant des droits d'inscription soit fixé par le ministre ( loi du 24 mai 1951 ) et que seul un complément consistant en une redevance supposée rémunérer un service rendu soit laissé à l'initiative des instances locales. Une bonne part de ce que nous identifions en termes de lourdeur de la tutelle réside donc dans ce dispositif financier. Il n’est pas besoin en effet de souligner le lien étroit qui existe entre le principe selon lequel une part considérable du financement des établissements s'accomplit en dehors de leur budget ( donc d'une façon qui est, pour les établissements, hors de toute prise ) et, par exemple, l'impossibilité d'envisager sérieusement, en France, une autonomisation véritable dans le recrutement des enseignants ou dans la gestion de leurs carrières. Bref, la question de la relation entre les universités et l'État ne se règlera pas ( je l’écrivais en ces termes mêmes il y a maintenant huit ans, dans Les révolutions de l’université ) sans que soient prises un certain nombre d'options qui seules permettraient d'instaurer effectivement l'autonomie, à commencer par la décision de budgétiser les dépenses de personnel et d'investissement. S'ensuivraient immédiatement, non seulement une plus grande responsabilisation des instances locales dans les recrutements, mais tout aussi bien, à la faveur de la liberté qui pourrait dès lors être laissée à ces instances de 47 faire intervenir dans le calcul des rémunérations la réalité du travail fourni individuellement ou l'importance de la contribution apportée par chacun à la réputation de l'établissement, l'intégration dynamisante des mérites, comme le font tous les autres pays de tradition universitaire, dans le profil des carrières. Ce que ne permet assurément pas la conception actuelle de la rémunération, laquelle, directement solidaire d'un financement centralisé et donc indifférent ou presque aux mérites, fait au contraire le pari d'une uniformité dont il n’est pourtant pas difficile de comprendre qu’elle ne peut qu’être particulièrement désastreuse dans une institution où la qualité collective est tributaire de l'indépendance intellectuelle et individuelle des professeurs. Telles sont en tout cas, schématiquement présentées, les principales données du débat actuel, suscité par un projet de modernisation des universités incluant dans ses objectifs un accroissement de leur autonomie. C’est à examiner les grandes lignes de ce débat et à proposer quelques points de repère pour que chacun puisse, comme il le voudra, s’y orienter, que je voudrais consacrer le troisième et dernier moment de mon exposé, par définition le plus ouvert ( ne serait-ce que parce que la partie n’est pas encore définitivement jouée ). III Le débat actuel : égalité vs liberté ? Je vais ici procéder en trois temps brefs, sachant que nous pourrons préciser tel ou tel point dans la discussion. Premier temps : comment caractériser les positions en présence ? Deuxième temps : que disent les textes, envisagés comme projet de loi, puis ajournés ou différés, qui ont suscité ces prises de position ? Troisième temps : de quelle manière peut-on, par référence aux diverses dimensions comprises dans le principe d’autonomie ( tel que je l’avais construit à partir de Humboldt ), introduire quelque clarté dans une situation qui devient passablement confuse et à la confusion de laquelle personne, je crois, n’a rien à gagner, et en tout cas pas l’Université. 1. Les positions en présence A lire attentivement les déclarations des uns et des autres, aussi bien des instances politiques que des diverses organisations syndicales ou professionnelles ( y compris la Conférence des Présidents d’Université ), on a le sentiment que le débat rejoue un énième round de ce qui n’a cessé d’être le conflit dominant de la modernité politique – savoir le conflit entre liberté et égalité. Aussi bien la liberté que l’égalité constituent des valeurs-clefs de la modernité politique, et tout le problème de la justice politique aura été, chez les Modernes, de savoir comment les rendre compatibles, sachant que, sans une 48 égalisation au moins tendancielle des conditions matérielles, la liberté n’est que formelle et ne correspond qu’à un mot, mais que les politiques qui se sont le plus frénétiquement emparées du projet d’égaliser les conditions matérielles se sont traduites par une forte fragilisation de l’autonomie du social, voire par l’anéantissement de cette autonomie, donc par une mise en cause des libertés. Or, en regardant comment, face à l’actuelle problématique de l’autonomie des universités, on argumente de part et d’autre, on peut avoir aisément l’impression, je le répète, que l’on rejoue ( ou que l’on fait sembler de rejouer ) cette mauvaise pièce : - Du côté des partisans de l’autonomisation, on met en avant la nécessité de donner aux universités une plus grande liberté d’organisation et de programmation, pour les dégager du carcan de la centralisation et de l’uniformisation, de façon à permettre aux acteurs d’exploiter tout leur potentiel de créativité. - Du côté des adversaires d’une plus grande autonomisation des universités, on prend en écharpe les objectifs, que l’on conteste indifféremment, de la décentralisation, de l’autonomie et de la modernisation insiste avant tout sur le risque d’une mise en concurrence des universités et donc d’une remise en cause de l’unité du service public, voire d’un démantèlement de ce service public des universités. Il faut ajouter que les deux camps ont leurs intégristes ou leurs fondamentalistes, qui défendent des formes extrêmistes de la position généralement défendue et contribuent du même coup à discréditer la part de vérité qui pourrait s’y trouver contenue. Par exemple, les intégristes ou fondamentalistes de l’autonomie peuvent aller jusqu’à soutenir que « l’Etat ne doit pas financer l’enseignement supérieur, qui est un marché libre, sur le plan mondial » et qu’il faut donc rentre intégrale « l’autonomie de financement » - le rôle de l’Etat devant se borner à « proposer les règles du jeu, un cadre, comme aux Etats-Unis », de façon à « organiser un marché fluide » ( Jean-Pierre Chevallier, www.conscience-politique.org, 7 janvier 02 ). Dans un esprit voisin, Charles Millon, au nom de la « Droite Libérale-Chrétienne », estime que l’autonomisation passe par la « différenciation », donc que ( écrit-il en citant Ralf Dahrendorf, ancien Président de la London School of Economics ) « les universités doivent être libres, libres de sélectionner les étudiants comme elles l’entendent et libres de leur faire payer la somme voulue » : bref, « le rôle de l’Etat, reprend celui qui se présente comme le fondateur de la Droite Libérale-Chrétienne, doit se limiter à corriger les inégalités » en combinant « contribution publique et privée avec le fonctionnement de services qui ne peuvent plus être exclusivement financées par le contribuable et gérés de A à Z par la bureaucratie étatique » ( 23-1-2003, www. d-l-c.org ). Sauf à confondre libéralisme politique et libéralisme politique, et à défendre une version néo-libérale ou libertarienne du libéralisme, on n’est assurément pas obligé d’éprouver une véritable sympathie pour un tel modèle, 49 dont on comprend qu’il puisse servir d’épouvantail si l’on se représente l’autonomisation des universités comme nécessairement porteuse de telles conséquences. Symétriquement, les adversaires intégristes ou fondamentalistes de l’autonomie sont assez bien représentés par un site ( www. grcio.org.free.fr ) où, sous le titre « L’Egalité », Fatimal Ouadah estime que l’autonomisation envisagée « aggravera encore plus les inégalités entre les universités et donc entre les étudiants et les diplômes », en rapprochant les universités « des collectivités locales et surtout des entreprises privées », tant et si bien qu’il faudrait considérer que « l’objectif du gouvernement et du patronat est de rentabiliser l’enseignement supérieur et d’en faire une source de profit » : à cette fin, il s’agirait de soumettre l’éducation à « la dictature du marché » et de « former des étudiants qui seraient immédiatement employables dans n’importe quelles conditions, obligés d’accepter des emplois précaires ‘ Mac Do et Cie ) pour financer leurs études ». Une autre forme d’intégrisme intervient quand, s’attaquant à un texte de la CPU sur l’autonomie des universités, un collectif d’étudiants ( www. luttes-étudiantes.com ) estime que l’objectif visé est de faire en sorte que « l’enseignement supérieur ne soit plus un service d’Etat » et que la logique d’autonomisation est en réalité une « logique de privatisation avec l’entrée renforcée des entreprises », tant et si bien qu’au bout du compte on en arrivera à une situation où « l’Etat finance les entreprises qui financeront les universités ». De ce côté non plus, l’intégrisme ne rend pas service, force est de le constater, à une discussion qui pourrait être plus forte, je crois, et plus féconde si elle ciblait correctement son assaut, en soulignant que l’autonomisation par rapport à l’Etat ne peut pas être l’abandon à la société. Bref, on peut craindre qu’ainsi engagé l’affrontement soit en réalité difficile à maîtriser et même à arbitrer, puisque les deux camps se réclament chacun d’une valeur, celle de la liberté dans un cas, celle de l’égalité dans l’autre, à quoi nous avons tous de bonnes raisons d’être attachés. Je proposerai donc, pour échapper à cette situation absurde, une relecture très déflationniste du dossier, en revenant de ces dérives aux véritables questions que l’on peut et doit se poser – ce qui suppose tout d’abord que l’on dégage ce qui est effectivement en jeu dans les textes actuellement discutés sans avoir été souvent, de part et d’autre, lus de façon tant soit peu attentive. 2. Quelle autonomisation ? Si on lit le projet de loi qui avait été envoyé aux instances compétentes par le Ministère en avril et en mai 2003, il me semble que beaucoup d’éléments plus ou moins secondaires peuvent être discutés et pourraient l’être si ce projet, plus ou moins amendé, venait en discussion et les reprenait. Par exemple, je ne puis pas certain que la création, dans chaque université, d’un nouveau conseil, dit Conseil d’orientation stratégique, composé exclusivement de personnalités 50 extérieures à l’université représentant « les collectivités territoriales, le monde économique et sociale et les intérêts scientifiques », soit essentielle au dispositif : le point a été beaucoup critiqué comme contribuant à soumettre l’université à une sorte de pilotage par ce qui, au moins partiellement, peut être identifié à des composantes du monde social ; en ce sens, même si ce Conseil n’est conçu que comme chargé de faire des propositions sur la politique générale de l’établissement, peut-être la perspective de sa mise en place dans chaque université tend-elle à faire inutilement apparaître la désétatisation partielle de l’université comme impliquant une sorte de transfert de souveraineté du côté de la société, ce dont nous avons vu pour quelles raisons ce n’est sans doute pas souhaitable. Symboliquement au moins, je crois qu’il s’agissait là d’une maladresse. Sans doute pourrait-on repérer d’autres éléments controversés, pour lesquels il faudrait aussi se demander s’ils sont vraiment essentiel à ce qui est le cœur même du projet. Concernant précisément le cœur du projet, il me semble tenir essentiellement en deux points, où se joue effectivement un renforcement considérable de l’autonomie des universités par rapport à l’Etat : - Il s’agit d’abord de l’autonomie financière, puisque, dans la logique de ce qui était attendu par beaucoup et que j’ai évoqué tout à l’heure, le projet prévoit l’instauration pour les universités de ce qu’il appelle un « budget global », transférant pour la première fois aux universités la gestion des rémunérations des personnels. Rien n’implique dans un tel transfert un quelconque désengagement financier de l’Etat, qui serait assurément désastreux, mais qui n’a à vrai dire pas grand sens : le dispositif signifie simplement ( et c’est capital ) que 70 % des dépenses des universités, qui jusqu’ici échappent à toute forme de connaissance et d’appréciation par la communauté universitaire, seraient désormais soumises à l’appréciation des conseils universitaires. Le dispositif prévu, dans le détail duquel je n’entre pas, donnerait aux universités une certaine souplesse dans la gestion de leurs moyens en personnel, sans qu’elles puissent pour autant créer des emplois de fonctionnaires d’Etat : en revanche, elles disposeraient d’une dotation globale, assortie d’un plafond d’emplois, en dessous duquel elles pourraient gérer comme elles l’entendraient, du moins dans une certaine mesure, leurs dépenses salariales. Il est peu contestable qu’il en résulterait pour les établissements d’enseignement supérieur et leurs composantes une beaucoup plus grande marge d’initiatives concernant l’affectation et l’utilisation des moyens qu’elles continueront pour l’essentiel de recevoir de l’Etat, mais en étant bien davantage maîtres d’œuvre que ce n’est le cas aujourd’hui. - Le deuxième point qui me paraît lui aussi très important concerne également l’acquisition d’une nouvelle marge de manœuvre, non plus cette fois dans le secteur financier, mais dans l’organisation même des formations, puisque le projet prévoyait que les universités puissent créer, fusionner ou supprimer elles-mêmes des UFR, par un vote de leur conseil d’administration 51 sur proposition de leur conseil scientifique, alors qu’actuellement toute initiative de ce type passe par le Ministère et suppose un arrêté du Ministre. C’est également un point extrêmement important, qui va dans le sens de l’autonomie procédurale et organique qu’on évoquait en commençant. Là non plus, je n’examine pas la chose de façon détaillée, mais il me semble que la responsabilisation directe des universités à l’égard de la façon dont sont construites leurs composantes est difficile à considérer comme une mauvaise chose. Dans le même ordre d’idées, il est envisagé que des établissements puissent choisir de « s’associer entre eux pour créer des établissements publics de coopération universitaire » ( article 2 ) qui seraient des établissements nouveaux, indépendants de ceux d’où ils émanent, et consacrés au remplissement de certaines missions communes aux établissements qui décident de s’associer : cette disposition me semble aller dans le sens de l’autonomisation, puisqu’elle permet à des établissements universitaires de s’associer pour faire fonctionner par exemple un projet de master commun à plusieurs secteurs disciplinaires : la chose a été lue immédiatement comme négative, parce qu’elle impliquerait la disparition de certaines universités au profit d’établissements plus vastes. Je ne sais pas si c’est là une intention des rédacteurs, mais en tout cas rien ne permet de lire le texte ainsi et, au demeurant, la décision de s’associer est clairement et exclusivement attribuée aux établissements qui choisiraient de la prendre, et ce autour d’un objectif de formation. Je ne vois pas parfaitement pourquoi on voudrait priver a priori les universités de la possibilité de ménager entre elles de tels espaces de coopération. Tels sont à mes yeux les deux axes essentiels de cette tentative pour moderniser les universités dans le sens de leur plus grande autonomisation. Il y a beaucoup d’autres dispositions envisagées que je laisse de côté ( par exemple sur le pouvoir des présidents d’université, au demeurant exposés désormais, selon ce projet, à une sorte de pouvoir de censure par leur conseil d’administration, ce qui paraît intéressant ). Je comprends parfaitement que cela puisse donner lieu à un débat, je souhaite même que ce débat soit organisé, mais j’avoue comprendre fort mal les réflexes étatistes qui ont accompagné la mise en circulation d’un tel projet : il serait intéressant à mes yeux de comprendre par quelle logique très déconcertante ce qu’on redoutait naguère encore de la part de l’Etat quand on mettait en cause la gestion centralisée des universités comme un facteur de bureaucratisation, soumettant les individus à un pouvoir qui leur était retiré sur leurs propres activités, s’est désormais volatilisé, au point qu’on a de plus en plus l’impression, en lisant ou entendant les déclarations de certaines organisations syndicales et professionnels, que l’Etat se trouve sacralisé et installé en sauveur – ce qui ne peut qu’étonner, non seulement, bien sûr, les libéraux au sens français du terme ( à droite ), mais aussi ceux qui, comme c’est mon cas, ont longtemps rêvé, à gauche, d’un socialisme libéral capable d’intégrer, à la faveur d’une réforme de l’Etat, les exigences de la justice sociale 52 au respect et à la maximisation des libertés. Ce pourquoi, face à ce très haut degré de confusion dont témoigne le présent débat ( où, bizarrement, certains ne défendent pas les valeurs qu’ils devraient défendre ), je voudrais conclure en essayant de dégager deux ou trois pistes susceptibles d’y introduire un peu de lumière ( quasiment dans tous les sens, philosophiques ou non, de ce terme ). 3. Eclairer le débat Pour dire les choses rapidement : il me semble qu’à partir du point névralgique que constitue la gestion centralisée des dépenses de personnel et des investissements, l’autonomisation des universités par rapport à l'État ne pourrait que gagner, de proche en proche, nombre de secteurs de l'activité des établissements où, de fait, l'initiative est aujourd'hui paralysée. Un tel processus implique-t-il pour autant, comme le souhaitent certains et comme d’autres le redoutent, l'abandon du service public de l'enseignement supérieur, sous la forme d'un virage qui, soustrayant les universités à l'État pour les rendre à la société, ferait s'équivaloir modernisation, autonomisation et privatisation ? Ni je ne crois, ni je le souhaite. D'une part, si l'autonomisation par rapport à l'État ne devait pas se doubler d'une autonomisation par rapport à la société et aux contraintes économiques du marché, c'en serait définitivement fait de la contribution irremplaçable apportée par l'Université à des disciplines-clés de la haute culture savante qui, de la philologie grecque à certaines dimensions de la recherche mathématique, n'ouvrent sur aucune professionnalisation évidente, ni ne correspondent à aucun besoin socialement exprimé. D'autre part, entre les universités d'État et les universités privées, il y a place pour ce qu’on pourrait appeler des universités publiques : plus précisément, je dirais volontiers, en reprenant une grille conceptuelle à laquelle je tiens par ailleurs, que, quand nous réfléchissons sur monde académique comme quand nous abordons d’autres domaines de réalité, l'autonomie n'est décidément pas l'indépendance, et que si la tutelle de l'État, quand elle est mal pratiquée ou mal conçue, peut annuler la liberté, elle peut aussi, vis-à-vis des sollicitations et des contraintes issues de la société, être le garant de cette liberté en ménageant un espace, celui-là même de la fonction publique, où la soustraction des activités au jeu des intérêts particuliers rend possible de n'obéir qu'à la loi de l'intérêt général. Ce pourquoi bien sût il faut, tout en désétatisant, maintenir la tutelle de l’Etat sur des universités qu’on gagnerait donc à concevoir ( selon une formule heureuse qui m’a été suggérée par l’exemple de certaines universités du Québec ) comme des « universités publiques, mais non pas d’Etat ». Bref, je ne vois pas pourquoi, dans la tradition française, la nécessaire et urgente autonomisation devrait inévitablement prendre la forme de la privatisation. Rien n'interdit de ménager à un service public la possibilité de jouer plus à fond la carte de l'autonomie. Une telle perspective me semble même 53 rendre à sa vérité historique et philosophique une idée de « service public » qui est devenu un enjeu traditionnel de guerres de religion idéologiques, mais qui pourrait ainsi réapparaître, une fois libérée de vieux malentendus, dans sa teneur propre, qui fait d'elle un point de passage dont nous avons plus que jamais politiquement besoin entre tradition socialiste et tradition libérale.