Conférence Olivier Py par Henri Quantin

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Olivier Py, un cul-bénit ?
Par Henri Quantin.
Ce texte est la retranscription d’une conférence prononcée au théâtre de la Ville, le 25
mars 2017, en présence d’Olivier Py et de Pierre-André Weitz, dans le cadre de l’étude
d’Illusions comiques, pièce mise au programme des Terminales Théâtre pour les années 20172019. Nous n’avons pas jugé bon de gommer les traces de la dimension orale du texte,
influencé par la présence d’Olivier Py dans l’assistance.
C'est la première fois que je parle d'un auteur en sa présence. Jusqu'ici j'ai toujours
préféré prudemment essayer de rendre vivants des auteurs morts, plutôt que de prendre le
risque de rendre mort un auteur vivant. Cette situation – parler d’un auteur en sa présence pourrait être très angoissante pour deux raisons évidentes.
La première est le risque que l'auteur désapprouve les analyses qui sont faites de son
œuvre, qu’il conteste le commentateur. Par exemple, il y a un passage crucial d’Illusions
comiques, où tout bascule à cause d’un « hareng fumé ». Le « hareng fumé » précipite la chute
du poète. Le commentateur dira peut-être que c'est une allusion à une pièce de Lagarce, Nous,
les héros. Dans Nous, les héros, monsieur Tschissik déclare qu'il n'aime rien tant que les
harengs de la Baltique.1 Le commentateur risque toujours que l'auteur lui dise : « Ce n'est pas
du tout ça ; je n'y avais pas pensé, mais le jour où j'ai écrit le texte, j'avais mal digéré des
harengs fumés. Vous allez chercher trop loin. » La deuxième raison qui peut rendre les choses
angoissante est la crainte que le commentateur peut avoir de la susceptibilité de l'auteur.
Certains auteurs, ce n'est bien sûr qu'une rumeur, ont parfois un ego surdimensionné. Aucun
éloge ne leur semble à la hauteur de leur génie. Illusions comiques est d'ailleurs bien l'histoire
d'un auteur qui a une crise de mégalomanie, avant de revenir à un peu plus de modestie.
Heureusement, grâce à deux poètes, les raisons de trembler que peut avoir le
commentateur sont en réalité sans fondement. Le premier de ces deux poètes est Paul Valéry.
Gustave Cohen - le fondateur du Groupe de Théâtre Antique de la Sorbonne, auquel participa
le jeune Roland Barthes - invita un jour Valéry à son cours sur « Le cimetière marin ». Après
avoir pendant trois heures commenté le poème et attribué toute sorte d’intentions à l’auteur,
Gustave Cohen se tourne vers Valéry et dit : « C’est bien ça, n'est-ce pas, cher maître, que
vous avez voulu montrer ? » La réponse de Paul Valéry est simple : « Non, absolument pas ! »
Si la phrase s’arrêtait là, ce serait cinglant. Aujourd’hui, on aurait sans doute une vidéo sur
YouTube avec pour titre : « Valéry clash Cohen ! » Mais la phrase ne s'arrête pas là et Valéry
précise : « Non, absolument pas, mais ça n’a aucune importance ! ». Sachez donc, cher Olivier,
que votre éventuel désaccord n'aurait aucune importance.
1
Nous, les héros, version sans le père, Les Solitaires Intempestifs, 2008, p. 43.
Le deuxième poète qui supprime toute inquiétude pour le commentateur, cette fois vis-à-vis
de la crainte de ne pas être assez élogieux, c’est vous-même, Olivier. Dans Illusions comiques,
vous faîtes parler un personnage qui fait votre éloge. Ce personnage dit ceci :
« J’aime tellement votre travail, permettez-moi de vous cirer les pompes et de
quantitativement et qualitativement vous lécher le cul. (Il lui tend un livre.) J’ai écrit
cette ode à votre génie, publiée à compte d’auteur, j’y dis que vous et vous seul contre
tous avez crié dans le désert. Je vouerai ma vie à l’étude de vos œuvres, je veux créer
une grande académie qui soit dédiée à votre exégèse !2 »
Or, ce personnage, vous l’avez nommé « Mon pire ennemi » et il porte une veste verte qui
justifierait à elle-seule toutes les superstitions des comédiens. Me voilà rassuré : vous craignez
par-dessus tout les flatteurs et les exégètes enthousiastes. Donc, ne vous inquiétez pas,
Olivier, je ne serai pas aujourd’hui votre « pire ennemi », je ne ferai pas d’éloge de votre
œuvre.
Je vais même faire l’inverse. Pour éviter tout risque de flatterie digne de votre « pire
ennemi », je vais plutôt me fonder sur une attaque qui vous a parfois été adressée. Non pas
un éloge, donc, mais un blâme. Ce blâme, le voici : Olivier Py est un cul-bénit ! Vous savez
peut-être que Barbey d’Aurevilly disait que le plus beau surnom que pouvait avoir un homme
était celui que lui donnaient ses adversaires. Léon Bloy intitula ainsi « Le Mendiant ingrat » un
volume de son Journal, se drapant dans ce surnom que ses ennemis jugeaient injurieux.
Elizabeth Mazev, amie d’enfance, comédienne et personnage d’Illusions comiques, ne s’y est
pas trompée. On le voit dans un bonus de la captation de la pièce au Rond-Point : vous
commentez une scène dans laquelle le Pape apparaît et vous redoutez qu’on se moque du
Pape sans comprendre votre réplique. Elizabeth Mazev s’exclame alors : « Quel cul-bénit, cet
Olivier Py ! ». Ma proposition aujourd’hui est donc de prendre Elizabeth Mazev au mot, de
prendre Barbey d’Aurevilly au mot, de montrer que votre œuvre est bien celle d’un cul-bénit,
mais que c’est cela qui en fait non la faiblesse, mais la richesse. Je relève tout de suite deux
formules du Pape, dans le passage au sujet duquel Elizabeth Mazev vous traite de cul-bénit.
Ces deux formules seront les deux axes principaux de ma réflexion : « Le théâtre comme
l’eucharistie est présence réelle3 » et « J’aurais dû faire du théâtre, le mystère de l’incarnation,
oui, je crois que je l’aurais mieux compris4 ».
Premier aspect du problème, premier niveau de compréhension de « cul-bénit » : le
cul-bénit est celui qui passe son temps dans les églises, celui qui parle de Dieu sans cesse, celui
qui n’est apparemment jamais sorti du bénitier. Comparer le théâtre à l’eucharistie, c’est
encourir légitimement le soupçon d’être un cul-bénit. Certes, la formule prend place au cœur
d’un dialogue léger – le Pape dit aux carmélites : « Venez les filles » -, mais le passage signale
que la théologie catholique est bien un arrière-plan constant du théâtre de Py5. Sur ce point,
une précision s’impose : c’est une théologie en acte, incluant l’autodérision, et c’est une
2
Illusions comiques, Actes Sud, Babel, 2016, p. 33. Toutes nos références renvoient à cette édition.
IC, p. 43.
4
IC, p. 44.
5
Une troisième difficulté liée à la présence de l’auteur est l’hésitation constante entre la deuxième personne, au
risque de faire comme si le reste de l’assistance n’était pas là, et la troisième personne, qui « délocute » l’auteur,
comme disent les linguistes. En dehors des cas qui nous semblaient exiger une adresse directe, nous avons choisi
de parler d’Olivier Py et non à Olivier Py.
3
théologie qui a pour but d’aider à mieux faire du théâtre. Il ne s’agit pas d’un théâtre mis au
service de la théologie, comme dans une œuvre de patronage, mais d’un dialogue fécond
entre la scène et l’autel ou, pour parler comme Gaston Baty, entre le masque et l’encensoir6 .
Du fait de ce dialogue et de cette perpétuelle autodérision, le cul-bénit est un cul entre
deux chaises ou entre deux chaires, la chaire de Saint-Pierre et la chaise percée de la farce. Au
Conservatoire, dites-vous, Olivier, on vous faisait jouer les Scapin. On touche une dimension
moins habituelle mais plus littérale de l'expression cul-bénit : pour faire bénir son cul, il faut
d'abord le montrer. Et Dieu sait que votre œuvre montre des culs ! La crémière du Discours du
nouveau directeur de l'Odéon en fait d’ailleurs le reproche au Poète moi-même : « Est-ce que
c'est vraiment utile qu'il y ait toujours des gens à poil dans les mises en scène modernes ? (…)
Je ne vois pas le rôle civique de ce déballage génital.7 » Sur ce point, prise au pied de la lettre,
l'expression cul-bénit pourrait bien être un concentré de votre esthétique. Citons à nouveau
le Pape d’Illusions comiques : « J'aurais dû faire du théâtre » pour mieux comprendre « le
mystère de l’incarnation ». Le cul ne fait que désigner plus globalement l’incarnation, c’est-àdire une Parole faite chair, le mystère fondamental du christianisme et du théâtre : un corps
traversé et modifié par une Parole, un corps sauvé par une Parole, un cul sauvé par une parole
de bénédiction. Ce sera le deuxième point que je développerai : le théâtre d’Olivier Py et le
mystère de l’incarnation, notamment dans la lignée de Claudel.
Dans l’Epître aux jeunes acteurs 8, le poète s’habille en tragédie et dit qu’il va
commencer par exhiber « ses femmes damnées » : comme ça, dit-il, ceux qui ne veulent pas
comprendre ne seront pas venus pour rien ; ils auront au moins vu les fesses du poète. Mais
il ajoute une formule frappante : « Le marbre est meilleur courtisan des érudits que la chair
douloureuse du poète ». Très belle formule ! Ce n’est pas un éloge, Olivier, rassurez-vous,
mais c’est très beau. Le marbre désigne à la fois la sculpture parfaite - « la jambe de statue »
baudelairienne - et la tombe ; l’érudition est risque de parole morte. Au contraire, la chair
douloureuse du poète renvoie à la parole vivante, vivante parce qu’elle est mortelle, parce
qu’elle affronte la mort. La jambe de statue n’affronte pas la mort : elle est déjà froide.
Souvenons-nous de la réponse de Moi-même à sa crémière : « Le théâtre ne s’adresse pas au
citoyen mais au mortel9 ». Pour Olivier Py, l’incarnation est la source et la condition de la
Parole. Premier temps, donc : le théâtre comme l’eucharistie est présence réelle, et
notamment présence de Jean-Luc Lagarce. Deuxième temps : le théâtre et l’incarnation, du
côté de Claudel.
« Le théâtre comme l’eucharistie est présence réelle »
Repartons d’une évidence : le théâtre de Py, et notamment Illusions comiques, est farci de
notions théologiques. Cela peut créer deux difficultés pour le professeur chargé de l’étudier
avec ses élèves : la crainte d’un prosélytisme masqué et les obstacles dus à l’inculture
6
On ne peut que souhaiter la réédition de ce très beau livre de Gaston Baty sur le théâtre grec et le théâtre
médiéval, plein de légitimes réserves sur le règne de « Sire le mot ». Voir Le masque et l’encensoir, Paris, Bloud
et Gay, 1926.
7
Discours du nouveau directeur de l’Odéon, Actes Sud, 2007, p. 19.
8
Epître aux jeunes acteurs pour que soit rendue la parole à la parole, Actes Sud, 2000, scène 1, « Exorde », p.10.
9
Discours du nouveau directeur de l’Odéon, Actes Sud, 2007, p. 19.
religieuse des lycéens. On peut comprendre une certaine inquiétude des professeurs à l’idée
d’expliquer une phrase comme : « Le signifiant et le signifié sont hypostasiés. » ou même, pour
rester dans le même domaine : « Ma Trinité tourne en rond ». Sur ces points de difficulté,
faisons deux remarques.
Première remarque : la force d’Illusions comiques est de faire coexister sans cesse la
théologie et sa parodie, la foi et la distance amusée. A l’heure où l’on parle beaucoup de
religion à l’école, il est opportun de faire étudier à des élèves une œuvre dans laquelle le
domaine théologique est associé au rire, dans laquelle un croyant sait rire de ce qu’il croit.
C’est même une occasion de rappeler que ce mélange du « sublime et du grotesque », pour
parler comme Victor Hugo, est une tradition occidentale ancienne qui remonte au théâtre
médiéval, marqué par l’alternance, y compris quand les spectacles avaient lieu dans les
églises, du mystère et de la farce. Nous parlions de hareng fumé dans Illusions comiques. Au
Moyen-Age, on sait qu’était joué le mystère de Saint Laurent, diacre mort martyr, grillé vif par
les Romains. Au milieu du mystère, on jouait une farce, la farce de saint Hareng, également
grillé vif, sur un ancêtre du barbecue. Le mystère intégrait la parodie. Dans Illusions comiques,
le même Pape qui compare théâtre et eucharistie trempe dans sa tasse de thé un biscuit qui
ressemble à une hostie10. Autrement dit, si Olivier Py est un cul-bénit, c’est un cul-bénit qui
sait rire de lui-même, ce qui n’est pas donné à tous ses adversaires. Ceux qui ont ri aux éclats
devant Illusions comiques, après avoir agoni les œuvres précédentes de Py comme des
bondieuseries, sont-ils capables de la même autodérision vis-à-vis de leurs propres
esthétiques et de leurs propres visions du monde ? On attend toujours que les néobeckettiens chasseurs de mots en trop et les brechtiens de la stricte observance nous fassent
rire d’eux-mêmes avec le même enthousiasme…Sur ce point, un condensé du théâtre de Py
peut être trouvé dans Les Drôles, cette malicieuse pièce d’Elizabeth Mazev aux allures de « Je
me souviens », qui s’amuse à raconter en mille phrases les enfances communes d’Olivier et
de « Lili », au travers d’anecdotes de leurs années de collège, de lycée et de début de vie
d’étudiants. Deux anecdotes de l’année de sixième11, une fois juxtaposées, nous semblent
dresser un portait théâtral de Py assez significatif. Voyons la première :
205. Olivier a un très beau déguisement pour jouer le curé de Cucugnan en classe de
Madame Witz, avec une robe noire, une croix en bois et des lunettes en écaille.
206. Mais surtout une calotte en feutrine, qu’il amène à l’école sur son globe terrestre
pour qu’elle ne se déforme pas.12
Non seulement cul-bénit, mais calotin ! Parmi les expériences de théâtre d’enfance d’Olivier
Py, il y a de jouer le curé de Cucugnan, celui qui fait revenir tous ses paroissiens au
confessionnal en les menaçant des feux de l’enfer… Une calotte sur un globe fait en outre
10
Pour l’anecdote, Pierre-André Weitz précise qu’il s’agissait d’un biscuit Prince et que Philippe Girard excluait
de jouer avec toute autre marque.
11
Elizabeth Mazev ne précise pas explicitement la classe, mais évoque la forte impression éprouvée devant « le
CES des Campelières, les profs différents pour chaque matière, les changements de classe dans la foule des
couloirs et tout. » Voir Les Drôles, un mille-phrases, Les Solitaires Intempestifs, 2014, p. 23. Le joli néologisme du
sous-titre – ce « mille-phrases » peut être dégusté avec la même gourmandise qu’un mille-feuilles – explique les
numéros de un à mille qui précèdent chaque phrase.
12
Les Drôles, p. 29.
présager un complot clérical pour asservir le monde : cela pourrait être une illustration de
l’Assiette au beurre.
Toutefois, une deuxième anecdote permet de modifier le portrait :
172. Olivier reçoit une lettre anonyme disant que le cirque est à la recherche d’un
nouveau clown.
173. Du coup, il renvoie une lettre donnant rendez-vous sur la place de l’église de
Mouans-Sartoux à tous ceux qu’il soupçonne d’être l’auteur de la lettre : Patrick et
Anne Fouquet, son cousin Charles, Mickaël Kaddouch et Lili.
174. Le jour dit, il y va déguisé en clown.
175. Lili est la seule au rendez-vous place de l’église.
176. Elle n’est pas déguisée mais elle a apporté une serviette éponge à tout hasard.
177. Quand elle voit arriver Olivier déguisé en clown, dans la SIMCA 1000 bleu
métallisé de Mamy, elle rigole bien13.
Le rapprochement des deux anecdotes suggère une formule pour définir Illusions comiques :
le théâtre d’un calotin toujours prêt à enfiler un nez rouge, accessoire clownesque transformé
pour l’occasion en une perruque rouge et une peau de lapin.
Deuxième remarque, concernant cette fois la difficulté de l’arrière-plan théologique. Un
élément de réponse se trouve encore dans une phrase du Pape : « Le théâtre est
métaphysique expérimentale ». Expérimentale, c’est-à-dire ni théorique, ni analytique, ni
scolastique. Ce que la théologie tente d’approcher à tâtons, de manière hypothétique, le
théâtre permet d’en faire l’expérience simple. Un exemple : au théâtre, celui qui est mort se
relève ; il fait une expérience de résurrection (le verbe grec qui désigne la résurrection du
Christ signifie d’ailleurs se relever). Le responsable culturel de l’Epître réplique au Poète :
« Moi je n’ai jamais vu de mort qui ressuscite14 ». Il n’a pas dû aller souvent au théâtre… Autre
exemple, plus spécifique du monde de Py : le sens de l’existence, question délicate convenonsen. Au théâtre, le spectateur regarde les événements qui ont lieu sur scène. Parfois il ne sait
plus où il en est, parfois il ne comprend pas qui est qui, ni à quoi sert chaque personnage mais,
à la fin, s’il est resté jusqu’au bout, s’il a cru que tout n’était pas absurde, alors un sens se
révèle. Il a fait une expérience de ce que Py appelle « une apocalypse joyeuse », un
dévoilement. Tout prend sens. A propos de la Servante, et en général de ses épopées
théâtrales, Py écrit :
« Mais au bout de ces nuits, c’est le spectateur qui découvrait dans sa fatigue le moyen
de lever la résistance à croire, quelque chose comme une providence lui apparaissait
non plus comme un concept théologique mais comme une Expérience15. Ce qui l’avait
tenu en haleine, c’est la promesse d’un sens, d’une révélation. Il n’avait plus qu’à
13
Ajoutons la suite juste pour le plaisir : « 178. Ensuite, comme personne d’autre ne vient au rendez-vous, Mamy
les emmène chez Olivier et leur fait des crêpes. 179. Olivier et Lili jouent à « la femme surprise dans sa salle de
bain par un voyeur », sur le capot de la SIMCA 1000, avec la serviette éponge de Lili. » (p.25-26).
14
Scène 3.
15
C’est aussi à la recherche de « l’Expérience » que partent les quatre amis de Marthe dans La Servante.
considérer son existence même comme une œuvre trop longue pour qu’on puisse d’un
regard en appréhender le motif.16»
Dans Illusions comiques, puisque le Pape dit que « le théâtre, comme l’eucharistie, est
présence réelle», il s’agit de faire l’expérience d’une présence réelle théâtrale. Non pas
présence réelle du Christ comme dans l’eucharistie, mais présence réelle de Jean-Luc Lagarce,
le Poète mort trop tôt. Pensons à la définition 51 : « Le théâtre est la présence réelle d’une
absence. » Que dit le Christ à ses apôtres avant de mourir : « Vous ferez cela en mémoire de
moi. » Que dit la dédicace d’Illusions comiques ? « A la mémoire de Jean-Luc Lagarce ». Illusions
comiques explore donc les possibilités de faire mémoire d’un mort, les modes théâtraux de
présence réelle et les conditions de la présence du Poète mort trop tôt.
La condition la plus simple est de continuer à jouer après sa mort, de se réunir pour
répéter. La scène d’exposition d’Illusions comiques – qui est par ailleurs parfaite en terme de
construction globale – est une scène de lassitude face à la répétition, face aux répétitions :
« Encore Le poète et la mort ! », dit Monsieur Balazuc. Pour parler comme Bernanos, c’est une
scène d’ « à quoi bon ? » Il n’est pas inutile de montrer à nos élèves que le théâtre n’est pas
l’euphorie artificielle perpétuelle des émissions de télévision. La première condition de la
présence du Poète mort trop tôt est que Mademoiselle Mazev ait dit : « Le poète et la Mort,
pour la millième fois ! » et que monsieur Girard ajoute, malgré sa lassitude : « Je fais le poète
mort trop tôt, et sans gloire. » Olivier Py, a-t-on vu, fait un parallèle avec l’eucharistie. Les
curés disent parfois : Jésus t’invite, viens à la fête, il t’attend, ou, comme le dit ironiquement
Houellebecq : « Avec Jésus tu vis plus fort ! ». En réalité, cela ne se passe pas ainsi dans les
Evangiles. Dans les récits évangéliques, après la mort du Christ, les apôtres se réunissent : ce
n’est pas tellement la fête. Et parce qu’ils sont réunis, malgré tout, pour faire mémoire, alors
le Christ se rend présent. Dans Illusions comiques, cela se passe ainsi : il faut commencer par
répéter, même sans enthousiasme.
L’intrigue principale d’Illusions comiques n’est peut-être rien d’autre que l’histoire d’un
refus de répéter. Comme c’est l’histoire d’une troupe, qui se divise puis se retrouve, le refus
de répéter peut venir des comédiens, mais tout autant du poète-metteur en scène. Dans les
premières répliques, ce sont les comédiens qui réclament une autre pièce – celle qui
deviendra à la fin Illusions comiques par un jeu de mise en abyme. Ensuite, c’est le poète qui
juge inutile de continuer :
MADEMOISELLE MAZEV : Ne pourrions-nous pas nous contenter de faire du théâtre,
par exemple on pourrait répéter la scène du Poète et la Mort !
MOI-MÊME : A quoi bon ? C’est déjà un triomphe planétaire.17
Il y a deux « à quoi bon ? » qui peuvent tuer le théâtre : l’« à quoi bon ? » de lassitude et l’ « à
quoi bon ? » de mégalomanie. Illusions comiques met en scène le combat de chacun pour
continuer à répéter, pour continuer à parler face à toutes les raisons de se taire, qu’elles soient
bonnes ou mauvaises. L’Epître aux jeunes acteurs le souligne : « L’acteur entre en scène et
16
17
Préface à l’album d’Alain Fonteray, Olivier Py, épopées théâtrales, p.10
IC, p.24.
parle, quoi de plus banal, quoi de plus miraculeux ? C’est la souffrance surmontée qui donne
puissance à sa parole ». Illusions comiques déploie tout ce qui peut empêcher la parole d’être
dite et tout ce qui peut ainsi empêcher la présence réelle d’advenir. « Le désenchantement du
monde s’est arrêté à la porte du théâtre. », dit la Mort. Il est clair que cette porte est
violemment prise d’assaut tout au long de la pièce : par l’ « à quoi bon ? » personnel, on l’a
vu, mais aussi par un « à quoi bon ? » plus général, qui est notamment un « à quoi bon ? »
culturel, évoqué à l’acte III, dans la troisième leçon de théâtre de tante Geneviève, consacrée
au drame lyrique, après le vaudeville et la tragédie18 :
MONSIEUR GIRARD : La société de consolation tient la quinzaine marchande, puisque
la parole est morte, on peut spéculer sur les brosses à dents, le théâtre a honte de luimême. Tout a eu droit de vivre après Auschwitz, l’industrie, le profit, le nationalisme,
l’idéologie raciale, le nettoyage ethnique, mais pas le drame lyrique. La terre entière a
lavé sa tache, l’Histoire elle-même s’est parfumée à nouveau en abattant un mur, mais
pas le lyrisme. Le drame lyrique reste coupable.
TANTE GENEVIEVE : Faut pas vous mettre dans des états pareils !19
Au cœur de ce dialogue entre le lyrisme enthousiaste et le monde de la farce , entre la toge
rouge sang et le tailleur rose bonbon, la tirade de Monsieur Girard est un bon résumé de la
mort proclamée de la parole, mort de la parole devenue une sorte de présupposé culturel, par
la multiplication des Adorno minuscules. Cela donne le discours du marchand de mode,
comme intermède au milieu du procès du poète : tableau du monde de la communication,
dans lequel le Président de la République française est élu dans une émission de télé-réalité20.
Encore une fois, pour rendre présent Lagarce, il est nécessaire de continuer à répéter, de
continuer à parler, de croire au pouvoir de la parole et de conserver les paroles reçues. Refuser
la parole n’est en ce sens pas un choix purement individuel ; refuser la parole met à mort
l’autre, à la fois celui à qui on s’adresse et celui dont on a reçu la parole. Ecrire une pièce « à
la mémoire de Jean-Luc Lagarce » consiste ici à se souvenir de lui, à le faire parler en
conservant ses mots – tirés à la fois de ses œuvres et de son testament – et à en faire un
personnage de théâtre, parce que c’est sur scène qu’il vit désormais21. Pensons au refrain de
La jeune fille, le diable et le moulin : « Toute chose est à sa place ». A la fin d’Illusions comiques,
Lagarce est à sa place ; il a trouvé sa place, sur scène et même dans le décor veillé par la
servante. Il devient assistant de la servante dans sa tâche protectrice.
Mais, en plus de la mémoire, de la parole, de la présence, il y a la nécessaire réponse à
l’exigence transmise par Lagarce, spectre « paternel et exigeant » : la fidélité à la parole ne
consiste pas seulement à la répéter, mais à être animé par elle, à y voir un appel. C’est ce
qu’on trouve dans une des dernières répliques du Poète mort trop tôt. Rappelons la situation :
ce sont les dernières retrouvailles. La lumière est éteinte, les paillettes ont disparu, il n’y a plus
d’escalier servant de podium de gloire ; on est à ras du sol. Le poète a enfin retrouvé Verdun,
une sorte de tréteau sur le pont Neuf22 (…), ainsi que les vieux accessoires du drame. Il a
18
IC, p. 82-87.
IC, p. 85.
20
Voir IC, p. 74.
21
Voir IC, p. 97.
22
A lier à l’échange du début de l’acte I (p. 26) :
19
accompli la réplique initiale de Monsieur Girard : « Nous n’avons pas besoin d’épée d’or, mais
viens nous retrouver quand tu auras besoin d’une épée de bois. » Le fait que la réplique donne
lieu à des variations amusées des comédiens n’enlève rien, au contraire, à son importance
littérale. Parmi les vieux accessoires du drame que le poète retrouve, il y a bien l’épée de bois.
LE POETE MORT TROP TÔT : (…) Tu te souviens, ce viaduc sur lequel je marchais une
nuit, seul, sachant que j’allais mourir.
J’aurais voulu crier ma Joie ! J’aurais voulu crier un grand cri de Joie.
Mais je n’ai pas osé. Je le regrette. Oui, c’est ce que je regrette du monde, ce cri de
Joie.
Je pensais que toi, toi qui croyais en quelque chose, toi tu le pourrais.
MOI-MÊME. Pourquoi nous avoir interdit tout enterrement ? Pourquoi ce testament
daté du premier avril, qui se termine par ces mots : Ni tombe, ni cérémonie, rien. (…)23
La juxtaposition des deux répliques nous suggère sans doute que le véritable testament doit
être cherché dans la première réplique. Le véritable testament est l’œuvre théâtrale rejouée
mais aussi prolongée. La réplique du poète mort trop tôt reprend bien sûr les mots de Louis,
dans l’épilogue de Juste la fin du monde.
À un moment, je suis à l’entrée d’un viaduc immense,
il domine la vallée que je devine sous la lune,
et je marche seul dans la nuit,
à égale distance du ciel et de la terre.
Ce que je pense
(et c’est cela que je voulais dire)
c’est que je devrais pousser un grand et beau cri,
un long et joyeux cri qui résonnerait dans toute la vallée,
que c’est ce bonheur-là que je devrais m’offrir,
hurler une bonne fois,
mais je ne le fais pas,
je ne l’ai pas fait.
Je me remets en route avec seul le bruit de mes pas sur le gravier.
Ce sont des oublis comme celui-là que je regretterai. Juillet 1990. Berlin.24
« Le théâtre comme l’eucharistie est présence réelle » : la présence réelle est un moment
présent qui, par sa densité, par l’épaisseur de la parole, contient le passé et ouvre l’avenir. La
présence réelle fait tenir ensemble deux formules du poète : « Toute parole est requiem » et
« Toute parole est promesse ». Ici, le Poète mort trop tôt ne reprend pas seulement les mots
de Lagarce ; il confie une mission au poète Moi-même : pousser le cri de Joie qu’il n’a pas osé
« Moi-Même : Je te ferai élever une cathédrale, le plus grand théâtre du monde, tout en acier et en miroirs !
Le Poète mort trop tôt : J’aurais préféré un tréteau sur le Pont-Neuf. »
23
IC., p. 96.
24
Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde, « Epilogue », Les Solitaires Intempestifs, 2012 (texte de l’édition de
2007), p. 106.
pousser. Le théâtre d’Olivier Py est le cri de Joie qui est resté bloqué au seuil de la bouche de
Lagarce. « Joie, joie, joie » : le cri du mémorial de Pascal se retrouve dans les derniers mots
d’Axel, un des héros des Vainqueurs : « Joie, joie, joie ! Toutes les joies, toutes les joies, toutes
les joies.25 » Le mot qui peut réunir Pascal et Nietzsche, dit Py, réunir le Christ et Dionysos, est
le mot « Joie ». Dans Illusions comiques, le passage de flambeau, ou le passage de servante,
entre Lagarce et Py, est un appel au cri de Joie.
Devant les lycéens d’Avignon, Py a déclaré que Lagarce était la transition entre Beckett,
qui est le passé, et Claudel, qui est l’avenir. La remarque vise certes à taquiner ceux qui crient
depuis 50 ans : « Plus jamais Claudel ! ». Elle n’en est pas moins féconde pour comprendre la
volonté de Py de tourner la page du ressassement de l’impossibilité de la parole. Rien ne le dit
mieux, sans doute, que l’image finale de la fin des Enfants de Saturne, la pièce qui suit Illusions
comiques. A la scène 14 et dernière, les deux personnages qui ont échappé à l’implosion
sordide de la famille26 sont sur le dos d’une baleine, au milieu de la Méditerranée : Nour
l’Algérien et Virgile, au nom limpide de poète latin, désignent la mare nostrum comme source
d’une fécondité culturelle et fraternelle, à laquelle la génération des petits-enfants peut
puiser, tandis que les pères et les grands-pères continuent à se déchirer. Or, la belle
scénographie de Pierre-André Weitz fait un écho à Beckett, écho qui est aussi une réponse au
désespoir dominant. Un parapluie dans la main, Nour évoque irrésistiblement Madeleine
Renaud dans O les beaux jours. Le dos de la baleine rappelle visuellement le mamelon
beckettien. La confrontation des deux images est pleine de sens : au mamelon qui engloutit
peu à peu et condamne ultimement au silence répond le dos de la baleine qui surnage et
inonde de joie les personnages : de ce dos vivant, qui est chair plutôt que terre, jaillit soudain
l’eau d’un moment de grâce inattendu. Nouvelle scène d’eucharistie théâtrale : Nour et Virgile
partagent le dernier biscuit et la fin du café, un peu plus joyeusement que ne le font Vladimir
et Estragon avec leurs navets. Les Enfants de Saturne, pièce sans doute la plus sombre de Py
avec L’exaltation du labyrinthe, débouche tout de même souterrainement sur cet épilogue
aux accents claudéliens, cette « messe de Pâques » à deux27 : « Alleluia chante la baleine »,
« Gloria in excelsis chante la baleine ». C’est donc du côté de Claudel qu’on peut aller faire un
tour pour mieux comprendre le « cul-bénit ».
Le théâtre et l’incarnation, du côté de Claudel.
Parmi les originalités d’Olivier Py, on le sait, il y a d’être un des deux seuls à ce jour à
avoir monté l’intégrale du Soulier de satin. Cela vous pose un homme ! Or, il y a dans le Soulier
de satin une scène qui est probablement la meilleure introduction au monde de Claudel, mais
peut-être aussi de Py, dont elle peut constituer un art poétique.
LE CHAPELAIN :
Je n’aurais jamais cru que Rubens fût un prédicateur de l’Evangile.
LE VICE-ROI :
Et qui donc mieux que Rubens a glorifié la Chair et le Sang ; cette chair et ce sang
mêmes qu’un Dieu a désiré revêtir et qui sont l’instrument de notre rédemption ?
25
Voir Les Vainqueurs, in Théâtre complet III, Actes Sud, Babel, p. 434.
Famille que Py a conçue comme une métaphore de la France.
27
Voir Les Enfants de Saturne, in Théâtre complet III, Actes Sud, Babel, 2011, p. 614.
26
On dit que les pierres mêmes crieront ! Est-ce au corps humain seulement que vous
refuserez son langage ?
C’est Rubens qui change l’eau insipide et fuyante en un vin éternel et généreux.
Est-ce que toute cette beauté sera inutile ? Venue de Dieu, est-ce qu’elle n’est pas faite
pour y revenir ? Il faut le poëte et le peintre pour l’offrir à Dieu, pour réunir un mot à
l’autre mot et tout ensemble faire action de grâces et reconnaissance et prière
soustraite au temps.
Comme le sens a besoin des mots, ainsi les mots ont besoin de notre voix.
C’est avec son œuvre tout entière que nous prierons Dieu ! rien de ce qu’il a fait n’est
vain, rien qui soit étranger à notre salut. C’est elle, sans en oublier aucune part, que
nous élèverons dans nos mains connaissantes et humbles.28
Evidemment, il est possible d’évacuer le texte en disant que Claudel est un allumé de première
qui a pris un pilier sur la tête et qui ne s’en est jamais remis, mais pilier ou non, le passage
définit un authentique art de la totalité : un art qui n’oublie aucune part du réel, qui considère
que rien n’est indigne de figurer sur scène. L’arrière-plan théologique est le récit de
l’incarnation dans les évangiles : un récit qui raconte que Dieu lui-même est devenu de la chair
et du sang, que Dieu lui-même a eu une bouche pour parler, des bras à lever vers le ciel, et
même un cul à bénir, et que, par conséquent, rien n’existe inutilement, que tout a un sens.
En somme, l’incarnation fonde une pensée et une esthétique29. Cette esthétique
entend rendre compte sur scène de la totalité et, plus spécialement dans Illusions comiques,
de la totalité de ce qui fait le théâtre, puisque « c’est quand le théâtre parle de lui-même qu’il
parle paradoxalement le plus justement du monde30 ». Cela rejoint la notion centrale de la
scénographie de Pierre-André Weitz, la notion de continuum, qui suppose à la fois une
cohérence globale et la certitude que tout élément scénique transmet à sa manière une
parole. « Les pierres crieront », dit le vice-roi claudélien : souvenir du texte de l’Apocalypse,
mais aussi d’une expérience personnelle du jeune Claudel dans le salon de Mallarmé. Un jour
Mallarmé prit à part Claudel et lui fit cette leçon : les naturalistes regardent le monde en se
demandant « Qu’est-ce que c’est ? ». Ils répondent en faisant de bons devoirs de français, de
bonnes descriptions. Moi, ce que j’apporte à la littérature, c’est que je ne place pas devant le
monde en disant « Qu’est-ce que c’est ? », mais « Qu’est-ce que ça veut dire ? »31. Cinquante
ans plus tard, Claudel dira qu’il n’a jamais oublié la leçon. Attention : « Qu’est-ce que ça veut
dire ? » ne renvoie pas d’abord à une interprétation intellectuelle du monde, mais à l’idée que
les choses ont un langage, qu’elles tentent de parler, qu’elles « veulent dire » au sens strict.
Olivier Py prolonge cette intuition quand il parle de son travail scénographique :
« Quand je crée une mise en scène, c’est le théâtre qui parle, ce n’est pas moi qui
impose ma vision de l’œuvre. Ce sont les reflets de la lumière sur la matière, dans un
jeu de « correspondances » au sens baudelairien du terme, qui se mettent à produire
de la pensée, ce n’est pas Olivier Py ! (…) Ce que nous essayons toujours de constituer,
28
Claudel, Le Soulier de satin, Deuxième journée, scène 5.
Voir bien sûr le magistral Mimesis d’Auerbach, à propos de la révolution rhétorique des Evangiles.
30
Préface d’Illusions comiques, p. 11.
31
Voir sur ce point Claudel, Mémoires improvisés, Idées/Gallimard, p. 78-79.
29
c’est un continuum qui va de l’ourlet d’une robe jusqu’au mur le plus monumental. Si
l’on installe ce continuum, c’est lui qui va penser. »32
Dans ce continuum scénographique, l’écharpe blanche du Poète mort trop tôt s’harmonise
visuellement avec les fluos blancs verticaux, de même que les cuivres des instruments de
musique sont prolongés par les plaques de la scénographie de l’Epître aux jeunes acteurs. Dans
ce continuum, tout l’éclairage gigantesque - portique d’ampoules de La jeune fille ou cadre de
scène en fluos - n’est fait qu’avec l’unité lumineuse de base qu’est la servante, ampoule ou
fluo selon les pièces. La servante multipliée suffit à éclairer, comme le pain ou la parole se
multiplient33. Dans ce continuum, l’ostinato du piano est l’équivalent sonore de l’insistance du
comédien. Comme dit Pierre-André Weitz : « L’acteur sait qu’il n’est pas le seul à incarner
cette parole ». Le plus bel art poétique d’Illusions comiques se trouve sans doute dans la
bouche du poète en mondiovision satellisée. Cela peut passer inaperçu, puisque comme
toujours la farce, en l’occurrence maman, n’est pas loin : « Ta cravate », « Aie l’air d’aimer le
peuple34 ». Le discours du Poète moi-même est pourtant un concentré poétique d’une grande
portée :
MOI-MÊME : Le poète est celui qui ose l’approbation de la totalité. Non pas celui qui
parle de cette approbation mais celui qui la rend possible, matérielle, incendiaire, il ne
convainc pas par sa parole mais par sa présence ! Le poète est celui qui dit oui à la
somme de tous les destins et qui, ainsi, rouvre le paradis perdu. S’il le fait par sa
présence, cela ne va pas sans dire. Les mots peuvent-ils raccommoder l’unité perdue ?
Oui, mais au-delà d’eux-mêmes, dans cette parole qui fait comme agrandir le silence
intérieur, qui couvre de son ressac tous les bruits séculiers de notre âme insatisfaite,
tout alors se change en miroir de la totalité, un bateau de papier qui file dans la rigole,
une chanson fredonnée, un hareng fumé, même si je n’aime pas beaucoup le hareng
fumé, l’odeur de l’iode à l’approche de la grève…35
« Tout alors se change en miroir de la totalité ». Cela vaut aussi pour les matières choisies dans
la scénographie : le cuivre des instruments de musique reflète autant qu’il résonne. Le miroir
n’est pas seulement l’expression d’une mise en abyme, comme dans la scène de maquillage
ou de grimace initiale. Le miroir crée un monde qui ne finit jamais – comme la parole de La
Servante -, un monde qui se dédouble, se prolonge, car rien n’arrête définitivement le regard.
Tout désigne sans cesse autre chose. « Je lutte contre l’image par la multiplication des
images36 », dit Py. Le miroir multiplie les images. Une matière qui reflète cesse d’être une
32
« Quand la musique pense », entretien avec Alain Perroux, in Tristan et Isolde à l’aube du XXème siècle, Labor
et Fides, 2005.
33
Voir la tirade du poète en tragédie : « Ils avaient faim de Parole, et c’est pourquoi le pain se multiplie car la
Parole est ainsi, endémique, elle enflamme les branches mortes. Elle court de bouche en bouche comme un feu
salubre en forêt. » (Epître aux jeunes acteurs, scène 10, « Le miracle »).
34
IC, p. 55.
35
IC, p. 55.
36
« L’image ne peut pas être totalitaire ou univoque. Et au fond, en multipliant les images, on arrive à créer, pour
le spectateur, dans l’intime et peut-être au niveau de cette communauté qu’on souhaite réunir, une place. Voilà.
Le spectateur a sa place, il a des images qui se donnent comme images, qui se multiplient, qui se contredisent
éventuellement sur scène. Je crois que c’est peut-être de là que vient l’abondance baroque qu’il peut y avoir
dans mon théâtre… Au fond, je lutte contre l’image par la multiplication, par la pluralité des images[…]. » voir
matière inerte ; elle devient une matière en mouvement, à l’intérieur d’un monde en
mouvement. En bonne logique, s’il y a un continuum scénique et que la scénographie ne
change pas du début à la fin, cela signifie qu’il ne s’est rien passé. Déplacer les praticables, les
pianos et les escaliers ne consiste pas à faire joujou avec les roulettes, mais à mettre tous les
éléments scénographiques, visuels ou sonores, au diapason de la totalité : au moment de la
gloire médiatique, les podiums se multiplient et les fluos clignotent ; pour les retrouvailles
avec le poète mort trop tôt, il ne reste plus qu’un plateau quasiment nu. Craig rêvait parfois
que le comédien soit un élément mobile du décor. Chez Py, il faut plutôt retourner la
proposition : le décor est un élément parlant comme le comédien. Encore une fois, cela
suppose le mouvement.
Ce mouvement est aussi une manière de « dénouer le songe bourgeois ». Le théâtre
bourgeois dresse des murs ; comme il trouve qu’il n’y en a pas assez, il en ajoute un quatrième.
Le théâtre de Py joue avec les matériaux de construction. Depuis vingt ans, dit Pierre-André
Weitz, avec Olivier nous jouons au lego. Les mêmes modules de base sont sans cesse réutilisés.
Raison financière : une éthique de la récupération. Raison théologique : rien n’est vain, rien
ne mérite d’être jeté. Raisons esthétique : tout participe du continuum et du mouvement.
Raison humaine et « méta-théâtrale » en même temps : les éléments du décor, emboîtés
autrement, sont comme une mémoire de la troupe, la trace de l’épaisseur temporelle de
l’aventure commune. La marche d’escalier que Philippe Girard gravit en poète mort trop tôt
garde le souvenir des pas du don Rodrigue du Soulier de satin. Autrement dit, la scène est le
miroir de la totalité à la fois dans l’espace et dans le temps. Un praticable sur roulettes est
déjà un espace qui entre dans le temps, justifiant que Pierre-André Weitz préfère être qualifié
de chorégraphe d’espace(s) que de scénographe. On ne rappelle jamais assez que le théâtre
n’est ni un art en deux dimensions comme la peinture, ni un art en trois dimensions comme
la sculpture ou l’architecture, mais un art en quatre dimensions incluant le temps. Chez Py, la
parole et la scénographie tirent leur richesse du fait que le passé théâtral affleure sans cesse.
Pour la scénographie, c’est le passé de la troupe. Le compte-tours des cent définitions, par
exemple, vient tout droit de la mise en scène des Drôles d’Elizabeth Mazev. Pour la parole, de
même, le texte est tressé avec les mots de Lagarce, mais aussi de Baudelaire, de Mallarmé et
de quelques autres.
Un passage du Visage d’Orphée, pièce créée en 1997 à Orléans et reprise la même
année dans la cour du palais des Papes, avec déjà Michel Fau, Philippe Girard et Elizabeth
Mazev, suggère bien ce travail de perpétuelle reprise. Il s’agit d’un hommage aux oliviers de
Grèce :
ORPHEE : Immortels étaient les oliviers qui bordaient l’Acropole, toujours renaissants
par un interminable bouturage. Et comme cette technique est inchangée depuis des
siècles, l’arbre que nous aimons ici est peut-être le contemporain de Virgile.37
Le théâtre est « un interminable bouturage ». Quand Py met une couronne de lauriers – ou
d’Olivier – au poète mort trop tôt, il fait de lui le compagnon d’éternité poétique de Virgile. Il
Théâtre public, “Tout ce qui nous dépasse”, Conversation entre Marie-José Mondzain, Olivier Py et Christian Biet,
p. 43.
37
Le visage d’Orphée, in Théâtre complet II, Actes Sud, Babel, p. 92.
suffit d’un objet qui traverse le temps. Nul besoin de mettre en scène un Don Juan qui écoute
Don Giovanni et de faire entendre en plus un discours d’Hitler, parce que don Juan est supposé
se conduire comme un pré-fasciste ! La couronne de laurier dit l’épaisseur du temps, sans que
cela nécessite la juxtaposition lourdingue de couches pour un feuilleté plus indigeste que le
lapin à la moutarde de tante Genviève.
« Tout alors se change en miroir de la totalité ». Il est possible de finir ainsi : si on prend
le poète au mot, le cul lui-même se change en miroir de la totalité. Le cul béni, les fesses
damnées du poète, sont un appel à retrouver une forme de Joie dans la réalité usée et banale,
ce que Lagarce appelait « voir du sublime38 ». Le poète Moi-même le dit dans son Discours de
l’Odéon :
« Le théâtre reconstruit la totalité du monde pour notre soif.
Si nous retrouvons, une fois le rideau tombé, un monde aussi désenchanté qu’avant la
représentation, alors il n’y a pas eu de théâtre.39 »
Si, après Illusions comiques, Lagarce est toujours aussi mort, si les comédiens sont toujours
aussi désabusés, si tante Geneviève retourne à sa confiserie, si la concierge de Verdun nous
semble toujours aussi revêche, si les croque-monsieur congelés nous semblent toujours aussi
fades et si les harengs fumés sont toujours aussi difficiles à digérer, alors il n’y a pas eu de
théâtre.
A l’issue d’Illusions comiques, Olivier, même votre pire ennemi – cet homme qui voulait
vous lécher le cul et vouer sa vie à l’étude de vos œuvres - semble un peu moins haïssable.
Comme le dit Monsieur Girard à la fin : « Il vient jouer demain à Verdun, c’est l’exil.40 » Peutêtre, du fait de cet exil, lui pardonnerez-vous ces éloges dithyrambiques, comme vous me
pardonnerez d’avoir consacré un certain temps à l’étude de vos œuvres. Merci, en tout cas,
de nous rappeler à tous que la parole n’est pas faite pour que le cul soit léché, mais pour qu’il
soit béni !
38
Voir la superbe tirade d’Elizabeth Mazev, p. 37-38.
Discours de l’Odéon, p. 37.
40
IC, p. 84.
39
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