« … Aujourd’hui, un journal intime est un peu considéré comme une preuve d’auto-indulgence, une faiblesse de mauvais goût. Car, nous vivons
une époque « pétrifiée ». Le code de l’athlète contemporain, du « dur » -l’héritage américain du gentleman anglais-, un curieux mélange d’esprit
de rivalité, d’ascétisme et de rigueur, (…) ce code est plus rigide que jamais. Avez-vous des sentiments ? Il y a plusieurs manières, les unes cor-
rectes, les autres incorrectes de les montrer. Avez-vous une vie intérieure ? Cela ne regarde personne d’autre que vous-même. Avez-vous une
sensibilité ? Etranglez-la. (…)
Un de leurs commandements est : si vous avez des difficultés, débattez-vous seul et en silence. Au diable tout cela ! J’ai l’intention de parler de
mes difficultés, et si je possédais autant de bouches que Siva possède de bras, si je les laissais parler toutes en même temps, je ne pourrais même
pas encore me faire justice à moi-même. (…) Il m’est devenu nécessaire de tenir un journal –c’est à dire de me parler dans la tête-. (…) Tous les
« pétrifiés » ont des compensations à leur silence : ils volent en avion, combattent des taureaux ou pêchent la truite, alors que moi je quitte rare-
ment ma chambre… »
Saul Bellow, Un Homme en suspens,
(titre original Dangling Man)
« C’est une grande pièce aérée… avant d’être une chambre d’enfants elle servait de salle de jeux j’en suis sûre… le papier peint est arraché par
lambeaux autour de la tête du lit, je n’ai jamais vu un papier peint plus laid de ma vie… Son motif est vulgaire et voyant. Il est suffisamment mo-
notone pour brouiller la vue, mais assez précis pour constamment provoquer une curiosité irritée. Quand vous en suivez les courbes incertaines
pendant un petit moment, voilà qu’elles se suicident tout à coup, plongeant à des angles absurdes, elles se détruisent de façon chaotique. La cou-
leur en est repoussante, presque révoltante –un sale jaune qui fermente, étrangement fané par la lumière tournante du coucher de soleil. Le pa-
pier est arraché par plaques entières… ce devaient être des enfants remplis à la fois d’acharnement et de haine…
(…)
Il me semble que ce papier peint sait quelle influence morbide il possède.
(…)
De temps en temps le même motif revient qui pend comme une tête coupée dont les yeux exorbités me fixent de leur regard à l’envers.
J’enrage de voir leur insolence et leur obstination répétées : en bas, en haut , de côté, partout, je vois ramper ces yeux absurdes et fixes… je n’ai
encore jamais vu tant d’expression dans quelque chose d’inanimé, et pourtant nous savons tous combien les choses peuvent devenir expressives
!
Ce papier peint possède un autre motif plus flou, particulièrement irritant…Là où il n’est pas fané, quand il est touché par les rayons du soleil, il
me semble voir une silhouette bizarre, provocante et informe, qui rôde…
Il y a des choses concernant ce papier peint que personne ne sait sauf moi, et que personne ne saura jamais.
On dirait qu’une femme se penche jusqu’à terre pour aller ramper derrière le dessin. »`
Charlotte Perkins-Gilman, Le Papier peint jaune
(titre original The Yellow Wallpaper)