1 LA DIMENSION DISCURSIVE L’art d’écrire de Condillac Cette brève communication porte sur des exemples qui permettront de montrer que Condillac est ancré dans la tradition classique des “remarqueurs”, mais qu’il va au-delà du traitement “textuel” majoritaire chez ses contemporains. Pourtant travailler sur le Traité de l’art d’écrire ne va pas de soi, car il ne s’agit pas d’une œuvre majeure du philosophe. Ainsi, Claudine Tiercelin (2002 note 2) n’a pas un mot pour les trois ouvrages que le Cours d’Instruction du Prince de Parme consacre aux sciences du langage, lorsqu’elle dresse la liste des textes importants du philosophe1 ? De plus, dans le vaste cours, tout entier marqué par des préoccupations pédagogiques, l’Art d’écrire2, qui traite de la formation du style, déçoit par son goût conservateur. Condillac, comme l’a souligné Jean Stéfanini (1984), néglige les créations esthétiques de ses contemporains. Loin d’apprécier la force ardente d’un Diderot, l’âpre ironie d’un Voltaire, le préromantisme d’un Rousseau, il reste attaché à l’esthétique normative des classiques. Bien plus, sa doctrine stylistique peut paraître en contradiction avec des thèmes essentiels de sa philosophie. Alors qu’il a ouvert la voie à une conception historique et dynamique du langage, libérée de la vieille méfiance envers les signes (Aarsleff 2002), Condillac défend dans l’Art d’écrire la doctrine traditionnelle de la représentation : bien écrire, c’est exprimer avec netteté une pensée déjà formée. Loin d’être une invitation à jouer librement sur les mots pour produire des effets littéraires, l’art du style suppose l’obéissance aux contraintes rigides de la liaison des idées. La netteté du discours dépend sur-tout des constructions, c’est-à-dire, de l’arrangement des mots. Mais comment connoîtrons-nous l’ordre que nous devons donner aux mots, si nous ne connoissons pas celui que les idées suivent, quand elles s’offrent à l’esprit ? (p3) De même, alors que ses réflexions profondes sur le langage d’action ont contribué à réhabiliter l’émotion et la passion, qui renvoient à la subjectivité, Condillac restreint l’activité de l’esprit à la recherche du caractère imposé par le sujet. Malgré ces limites, le Traité de l’art d’écrire gagne à être relu : ne conservant des anciennes rhétoriques que ce qui concerne l’élocution, le traité aborde successivement la période, les ornements et enfin les enchaînements macro-textuels en articulant de façon vigoureuse un travail de compilation – autour des phénomènes déjà abordés par ses prédécesseurs – avec une critique générale des critères purement formels de lutte contre les ambiguïtés au profit d’une approche psychologique nourrie par le sensualisme. Le volontarisme linguistique, certes issu d’une longue tradition, s’infléchit sous l’effet d’une philosophie qui voit dans le langage une méthode pour composer et décomposer des idées, et pour qui les rapports entre les signes sont donc un enjeu de connaissance. 1 Son article, paru dans le volume coordonné par Aliénor Bertrand (2002), Condillac et l’origine du langage, mentionne à côté de l’Essai sur l’origine des connaissances humaines (1746) le Traité des systèmes (1746), le Traité des sensations (1754), le Traité des animaux (1766) Le commerce et le Gouvernement considérés relativement l’un à l’autre (1766), et à titre posthume La Logique (1792) et La langue des calculs (1798). 2 Bien que dans le triplet traditionnel logique, rhétorique, grammaire, l’Art d’écrire occupe la place de la rhétorique, Condillac se dispense de la quasi-totalité de ce qui faisait une rhétorique : il élimine toute réflexion sur l’auditoire (le movere) ; sa rhétorique est restreinte à quelques considérations sur la dispositio, à des considérations sur la simple correction ou à la lutte contre les équivoques ; enfin il traite du style individuel. 2 Nous nous intéresserons à deux objets pour mettre en perspective le discours de Condillac et celui de ses prédécesseurs. Le premier – le nombre et la place des compléments verbaux – met en jeu les contraintes de la linéarité du langage à l’intérieur du tout organique que constitue la phrase comme unité régie par des rapports de subordination : il est donc propre à la parole. Le second – les anaphores – est, en dernière instance, sous le contrôle d’une activité mentale non discursive. 1- La tradition des commentaires d’auteurs Comme son titre l’indique, le Traité de l’art d’écrire est un art. En principe, il s’agit donc d’une méthode pratique tournée vers la production des discours. Alors que la grammaire générale, seule à pouvoir se prévaloir du statut de science, porte sur les fondements du langage, le but empirique d’un art d’écrire est de corriger les fautes qui nuisent à la netteté du discours et de lever les difficultés qui empêchent d’écrire avec élégance. Pour ce faire, Condillac collationne les exemples concrets, soit pour les louer, soit le plus souvent pour les critiquer. Il s’inscrit de ce fait dans la tradition des commentaires d’auteurs (Branca-Rosoff, 1986, 2000) que l’on peut au moins faire remonter aux Commentaires de l’Académie sur le Cid ou même aux commentaires de Malherbe sur Philippe Desportes. Pendant deux siècles, les grammairiens français ont ainsi cherché à régler la langue française en pratiquant une sorte de lecture critique d’écrivains pourtant considérés comme des autorités en matière de langue et de style. Confrontés à des discours réels, ces “remarqueurs” ont été conduits à aborder le détail compliqué de faits syntaxiques particuliers à la langue française, absents des grammaires générales du XVIIe siècle qui se cantonnaient à l’abstraction de quelques exemples canoniques, convenant au français autant qu’au latin 3 . Comment éviter toute obscurité, comment éliminer les ambiguïtés, telle est la question poursuivie par ces grammairiens. Ils ont abouti à un inventaire des zones périlleuses (ordre des mots, traitement des anaphores…). Leur exigence a d’ailleurs été mise en formule par Boileau qui invitait à polir ses périodes, voulant comme il l’écrivait « D’un mot mis à sa place enseigner le pouvoir ». Si ces commentaires portent sur des textes, c’est uniquement pour y prélever des exemples de fonctionnement du langage. Nul souci d’interprétation. Pour l’essentiel, le travail de lecture porte sur ce qui est considéré comme des dysfonctionnements, que l’élève évitera lorsque, à son tour, il produira des discours. Il peut paraître paradoxal de choisir de grands auteurs pour se livrer à ce jeu de massacre. C’est que les textes des grands auteurs restent la matière première de la fabrique de la langue ; une fois qu’ils ont été examinés en raison et corrigés par les théoriciens, ils deviennent, au sens propre cette fois, des exemples. Il faut attendre le XVIIIe siècle pour voir des grammairiens comme Régnier Desmarais, Girard, puis Condillac, rendre systématiquement raison de cet inventaire. Pour sa part, Condillac ajoute une dimension philosophique à ces réflexions. En ramenant l’idéal de la clarté française au « principe de la plus grande liaison des idées », il donne un fondement, que l’on dirait aujourd’hui cognitif, au travail normatif sur la langue écrite qui s’était mené au cours de l’âge classique4. Asseoir l’analyse de la langue sur des bases philosophiques, c’est 3 Aussi, les Messieurs de Port Royal qui voulaient pourtant mettre la phrase au cœur de la grammaire générale n’ont-ils pas écrit de syntaxe (Chevalier, 1969 ; Pariente 1985). Même les exemples qui ont assuré leur gloire (le traitement des relatives, les substantifs abstraits) figurent dans la logique ; la grammaire générale s’en tient à l’abstraction de la proposition. 4 Dans l’extrait suivant, Condillac montre comment s’articulent les œuvres et les préceptes : « Tandis que l’expérience guidoit les orateurs et les poëtes qui cultivoit leur art sans se piquer d’en donner les préceptes, les philosophes écrivoient sur la méthode qu’ils n’avoient pas trouvée et dont ils croyoient donner les premières 3 revenir aux rapports entre art de parler et art de penser, ce qui traduit en termes plus actuels revient à vouloir envisager le rapport entre une philosophie de la connaissance et une théorie du discours5. 2 - Le tour syntaxique de l’art d’écrire : ordre des mots et contrainte de linéarité Dans la première partie du traité, dont il sera seule question ici, Condillac se consacre surtout aux constructions, au nom de l’exigence de netteté, commune à tous les remarqueurs des XVIIe et XVIIIe siècles, exigence qui inscrit la réception du lecteur dans la production même du texte. Ce qui est en jeu c’est la tension entre l’abondance des syntagmes et la nécessaire clarté des rapports de dépendance qui unissent ces syntagmes à un élément constructeur. 2.1- Raccourcir ou permuter ? Les Remarques sur la langue française de Vaugelas (1647 ) recommandaient de faire apparaître cette cohésion nécessaire en supprimant les compléments qui ne sont pas unis au verbe : En cela plusieurs abusent tous les iours merueilleusement de leur loisir. Cela n'est pas escrit nettement, il y a trop de mots pour vn seul verbe; car les verbes dans les periodes ou dans leurs membres sont comme la chaux, & les autres parties de l'Oraison, comme le sable, de sorte que lorsqu’on enuironne vn verbe seul de plusieurs mots, on peut dire que c'est du sable sans chaux, arena sine calce, comme l'Empereur Caligula appelloit le stile de Seneque. Donc pour former cette periode en cela plusieurs abusent tous les iours merueilleusement de leur loisir, & la rendre nette, il en faut oster quelque chose, & dire en cela plusieurs abusent tous les iours de leur loisir, ou en cela plusieurs abusent merueilleusement de leur loisir.(584) D’autres remarqueurs préconisent de recourir à la transposition. Dans les Réflexions sur l’usage présent de la langue française d’Andry de Boisregard (1689), il s’agit d’une recette empirique qui n’a pas besoin d’une justification spéculative : Pour rendre le discours nét, il faut presque toujours mettre à la fin de la période les mots qui marquent l’action du verbe, & mettre auparavant les autres mots qui expriment ou l’estat, ou le temps, ou le sujet, ou la cause, ou la manière, ou l’instrument, ou la fin de l’action. Comme il est aisé de le voir dans les exemples que je vais apporter. L’estat : Il y avoit du temps de Samuel un tres-grand nombre de Prophetes, témoin cette troupe que Saül rencontra qui prophétisoit au son des instrumens, transportez de l’esprit de Dieu. Cela n’est pas bien rangé. Il falloit qui, transportez de l’esprit de Dieu, prophétisoient au son des trompettes. Condillac remplace la métaphore du sable, par une analyse syntaxique plus précise : le verbe est un constructeur qui permet de lier les compléments. Il dégage l’importance de la leçons. Ils ont fait des rhétoriques, des poétiques et des logiques. Sans être poëtes, ni orateurs, ils ont connu les règles de la poésie et de l’éloquence parce qu’ils les ont cherchées dans des modèles où elles etoient en exemples. (p. 209) 5 À son tour, il entre dans la série des compilateurs ; Féraud considère que il renvoie normalement au sujet de la phrase précédente. Et la quasi-totalité des règles sur les anaphores est citée dans la Grammaire des grammaires de Girault Duvivier, rééditée bien avant dans le XIXe siècle. 4 complétude de la phrase, ce qui lui permet d'éclairer les raisons qui font de la permutation une solution stylistique efficace. Il s’agit d’expliquer pourquoi l’énoncé suivant est mal formé : J’envoie ce livre à votre ami dans sa nouveauté, pour lui faire plaisir, par une commodité. et d’apprendre à améliorer la situation par une transposition : Pour faire plaisir à votre ami, je lui envoie ce livre dans sa nouveauté (17) Pour ce faire, il met en œuvre l’idée que la phrase est une totalité, un tout organique dans l’espace clos duquel s’organisent les rapport logico-grammaticaux. Premièrement, les groupes sont en rapport avec le verbe (et doivent donc n’être pas trop séparés de cet élément constructeur). Deuxièmement, dans le sillage de l’abbé Girard 6 , Condillac souligne l’importance de la hiérarchie entre les groupes qui dépendent du verbe : certains « rapports » sont plus étroits : Le verbe est plus lié à son objet qu’à son terme, et à son terme qu’à une circonstance […] le sens d’une phrase [qui commence par j’envoie], pour être fini, doit renfermer un objet et un terme ; et il n’est pas nécessaire qu’il renferme les circonstances, le moyen, la fin ou le motif. (16) Lorsqu’on entasse les idées que Condillac appelle sur-ajoutées, il n’y a pas de raison de commencer par l’une plutôt que par l’autre, et si on les entasse, ces idées seront trop séparées du verbe auquel elles se rapportent. La permutation permet de rapprocher l’idée sur-ajoutée du verbe (tout en faisant attendre ce dernier). 2.2 - Les anaphoriques : de la règle de proximité à la notion d’idée dont l’esprit est occupé La réflexion sur les amphibologies causées par les pronoms – qui ne renvoient pas directement à une entité mais désignent médiatement en passant par le discours – trouve elle aussi sa source dans le travail des compilateurs. Dans le Traité de l’art d’écrire, sont successivement analysés les relatifs des propositions incidentes (ch VIII), puis dans le chapitre XI, consacré aux amphibologies, les personnels (il, le, lui) ; les possessifs (son, en) les relatifs. Il s’agit toujours d’attribuer sans hésitation un référent à l’élément anaphorique. Les prédécesseurs de Condillac ont d’abord défendu une conception “textuelle” et morphosyntaxique des relations anaphoriques (voir Nathalie Fournier 1998). Pour les relatifs, au XVIIe siècle, tout le monde suit la leçon de Vaugelas : afin d’éviter toute ambiguïté, le relatif doit porter toujours sur le mot le plus proche. Des equiuoques. LE plus grand de tous les vices contre la netteté, ce sont les equiuoques, dont la pluspart se forment par les pronoms relatifs, demonstratifs, & possessifs ;les exemples en sont si fréquens dans nos communs Escriuains, qu'il est superflu d'en donner; neantmoins comme ils font mieux entendre les choses, i'en donneray de chaucun ; du relatif, […] ie vois bien que de trouuer de la recommendation aux paroles, c'est chose que malaisement ie puis esperer de ma fortune; Voyla pourquoy ie la cherche aux effets. Cela 6 Lorsqu’il réfléchit sur ces membres sans lesquels on peut construire une frase (le Terminatif, le Circonstanciel) vs ceux qui sont indispensables (69) 5 est equiuoque; car selon la construction des paroles il se rapporte à fortune, qui est le substantif le plus proche, & qui conuient à fortune, aussi bien qu'à recommendation. Le remplacement du relatif équivoque par lequel chaque fois qu’il y a une différence de genre ou de nombre permet de lever l’ambiguïté : C’est le fils de cette femme, qui a fait tant de mal. On ne sçait si ce qui, se rapporte à fils, ou à femme de sorte que si l'on veut qu'il se rapporte au fils, il faut mettre lequel, au lieu de qui, afin que le genre masculin oste l'equiuoque. En l'autre relatif de mesme. CHIFLET 1659 : Quand devant le relatif, il y a deux noms substantifs différents en genre, si le relatif (…) se rapporte au (nom) le plus esloigné, il faut user de lequel, & non pas de qui ; autrement on penseroit qu’il rapportast au plus proche, auquel de sa nature il a coustume de se rapporter […] Par exemple C’est une ordonnance du Roy, qui fera de grands changements en tout le royaume, il falloit dire, laquelle fera &c. pour montrer que le relatif se rapporte à l’ordonnance, & non pas au roy. (ch 3 p. 50) ANDRY DE BOISREGARD 1689 : C’est le livre de cette personne dont je vous ay parlé. Cela n’est pas clair. On ne sçait si c’est le livre dont je vous ay parlé, ou si c’est cette personne qu’on sous-entend. Pour déterminer la chose, il faut dire, c’est le livre de cette personne de laquelle je vous ay parlé, si c’est la personne ; ou C’est le livre de cette personne duquel je vous ay parlé si c’est le livre. (198) Le débat qui s’organise autour de lequel montre le triomphe de la syntaxe sur la morphologie. Régnier Desmarais (1705 : 299) critique le recours à un expédient parfois indispensable, mais étranger au génie de la langue française. Il est amené à remplacer le critère mécanique de proximité par un critère plus complexe faisant intervenir la rection dans les mécanismes d’interprétation référentielle : REGNIER DESMARAIS 1705 : La regle sur laquelle il [Vaugelas] l’appuye, que le relatif qui doit naturellement se rapporter au plus proche substantif, n’est pas tousjours absolument vraye : au contraire, lorsque le plus proche substantif est régi par un autre substantif plus éloigné, c’est ordinairement au substantif régissant quoyque plus éloigné, & non pas au substantif regi, quoyque plus proche , que qui doit se rapporter. En second lieu, quand il peut y avoir effectivement de l’ambiguïté dans le rapport du relatif comme dans la phrase de M. de Vaugelas, il n’y a point de doute que si le changement de qui en lequel, est le seul expédient qu’il y ait, il faut alors dire lequel & non pas qui ; quoyque l’usage ordinaire de la langue semble répugner à employer qui au nominatif. Mais ce qui seroit peut-être encore mieux, ce seroit de tourner la phrase d’une autre manière. ( Des pronoms relatifs, 299) Condillac reprend cette double argumentation. Il justifie tout d’abord le fait que le relatif concerne la tête de groupes nominaux complexes. Tantôt, comme dans des mouvemens d’habitude (42) l’absence d’article devant habitude interdit de faire porter la relative sur ce substantif non déterminé ; tantôt, comme dans l’histoire du peuple de Dieu, qui fait le fondement de la religion, c’est au contraire parce que Dieu est suffisamment déterminé et n’a donc aucun besoin d’une détermination supplémentaire. CONDILLAC : C’est donc une règle de rapporter le conjonctif au substantif le plus éloigné toutes les fois que le dernier substantif n’étant employé que pour déterminer le premier ne demande lui-même aucune modification (43). 6 L’explication fait donc appel à un principe de saillance au-delà de la hiérarchie grammaticale des constituants. Symétriquement, Condillac refuse le recours à lequel pour lever des équivoques CONDILLAC c’est un effet de la providence divine qui est conforme à ce qui a été prédit : c’est un effet de la providence divine, qui veille sur nous. Voilà deux constructions sur lesquelles les grammairiens ont beaucoup disserté. Dans la première, providence divine se rapporte à effet, comme il doit s’y rapporter. […] parce que ce mot est celui sur lequel l’attention s’arrête plus particulièrement Le conjonctif lequel a mauvaise grâce. Si ce conjonctif est employé pour rapprocher d’un mot une proposition, qui devrait plutôt appartenir à un autre, vous êtes choqué, parce qu’on fait violence à la liaison des idées (46). Le nouveau purisme demande une attention pointilleuse à l’elocutio, mais il s’accompagne aussi d’une conception qui s’appuie sur le parcours interprétatif du lecteur, anticipant sur les approches pragmatiques actuelles développées notamment par Sperber et Wilson : Ne point examiner quel est le dernier substantif, mais considérer l’idée sur laquelle votre esprit se porte naturellement (43, 44) à propos de C’est un effet de la providence divine qui…, On est prévenu qu’un effet est l’idée principale dont on va s’occuper (45). Plus nettement encore, lorsque Condillac décrit l’usage des pronoms personnels, il en vient à dire que ce n’est pas en se penchant sur des mots que le grammairien améliorera l’art de parler de son élève, mais en se situant au niveau des opérations de l’esprit humain. Le point essentiel est que « le pronom se rapporte à l’idée dont l’esprit est préoccupé » (70). Ainsi, le langage ne se réduit pas à un code ; il met en jeu une interprétation, l’activité mentale d’un sujet-interprète. C’est pourquoi on peut justifier des anaphores conceptuelles (dites syllepses) où le pronom diverge en genre et en nombre de l’antécédent, car le pronom ne renvoie pas à un segment textuel antérieur, mais plutôt à une représentation mentale: Quand le peuple hébreu entra dans la terre promise, tout y célébroit leurs ancêtres (Boss)Ses eût été plus lié avec peuple, leurs l’est plus avec l’idée dont l’esprit est rempli, et par cette raison doit être préféré.(71) Une femme infidèle, si elle est connue pour telle de la personne intéressée n’est qu’infidelle ; s’il la croit fidèle, elle est perfide (La Bruyère) il est fort bien Dès lors la “règle” ultime est qu’il n’y a pas de règle et qu’il faut faire confiance à l’intuition7. Pour autant, Condillac ne renonce pas totalement à rechercher des principes explicatifs. Simplement, il les cherche dans le discours, notamment autour de la notion de position 7 Samüel offrit son holocauste à Dieu, et il lui fut si agréable, qu’il lança au même moment de grands tonnerres contre les Philistins. Bouhours soutenait une solution lexicale : BOUHOURS : Samüel offrit son holocauste à Dieu, et ce sacrifice lui fut si agréable, qu’il lança au même moment de grands tonnerres contre les Philistins. Condillac la refuse car le pronom selon lui sert à marquer la continuité du thème : CONDILLAC : l’amphibologie subsiste toujours car, par la construction lui se rapporte à Samüel. 7 thématique du sujet. Il revisite des exemples classiques, comme un énoncé déjà discuté par Bouhours : Samüel offrit son holocauste à Dieu, et il lui fut si agréable, qu’il lança au même moment de grands tonnerres contre les Philistins. Bouhours soutenait une solution lexicale : Samüel offrit son holocauste à Dieu, et ce sacrifice lui fut si agréable, qu’il lança au même moment de grands tonnerres contre les Philistins. Condillac la refuse car le pronom lui sert à marquer la continuité du thème ; il se rapporte normalement au substantif sujet, antécédent naturellement proéminent et non au substantif le plus proche. Aussi, l’énoncé est toujours ambigu : Il faut écrire : Samüel offrit son holocauste, et Dieu le trouva si agréable, qu’il lança au même moment de grands tonnerres contre les Philistins.(67) Lorsqu’il y a deux pronoms concurrents, ils suivent la « subordination » des noms ; c’est le cas dans : Le roi fit venir le maréchal ; il lui dit (67) Dans un article de 1980, j’avais invoqué un principe d’homologie des fonctions : Condillac, lui, utilise la notion de subordination : les pronoms de la 2ème proposition suivent la même “subordination” que les éléments nominaux de la première proposition. Le comte dit au roi que le maréchal vouloit attaquer l’ennemi ; et il l’assura qu’il le forceroit dans ses retranchemens. Il1 =le comte ; l’= le roi Il2 = le maréchal ; le 2 = l’ennemi La subordination est exacte , parce que les pronoms d’une proposition se rapportent aux noms d’une proposition de même genre : car le rapport se fait de la principale à la principale, et de la subordonnée à la subordonnée (68) Le maréchal vit que l’ennemi vouloit nous attaquer ; il le prévint Il = le maréchal ; le = l’ennemi Cherchant à éviter une terminologie formelle, Condillac promeut la notion de subordination qui a pour lui l’intérêt d’articuler l’expression et l’analyse des idées. Sur le plan de la « subordination des idées » la « phrase » constitue une idée complexe qui trouve son pendant dans l’organisation des formes : Dans cette phrase, un prince éclairé est persuadé que tous les hommes sont égaux, et qu’il ne se met au-dessus d’eux qu’en leur donnant l’exemple des vertus : éclairé est subordonné à prince ; est persuadé, à prince éclairé ; que tous les hommes sont égaux et qu’il ne se met au-dessus, à persuadé ; et qu’en leur donnant l’exemple des vertus à ne se met au-dessus d’eux. (11) Le propre des mots subordonnés est de modifier les autres, soit en les déterminant, soit en les expliquant. Éclairé modifie prince, parce qu’il le détermine à une classe moins générale ; et tout le reste de la phrase modifie prince éclairé, parce qu’il explique l’idée qu’on s’en fait (11). 8 Si la notion de subordination est préférée à celle de rection, c’est qu’elle permet8de fonder les considérations formelles de la syntaxe sur des principes informationnels à la fois universels et intuitifs. Ainsi la netteté de l’Art d’écrire doit beaucoup à la tradition, mais elle doit tout autant à l’optimisme pédagogique de Condillac. 3 - Raisonner, c’est percevoir des rapports entre les idées 3.1- Une relation pédagogique qui mime une relation transparente au savoir J-P Seguin (1982 : 351) et S. Auroux (2001) ont noté la forme dialogique du texte. Condillac mime un dialogue d’apprentissage en mettant constamment en scène, son élève, le Prince de Parme. Dès la première phrase du traité, il l’interpelle : « Deux choses, Monseigneur, font toute la beauté du style… ». Dialogisme ne signifie pas cependant échange problématique. Condillac ne fait aucune place à un contre-discours. Il ne semble pas davantage se heurter à l’ignorance de son disciple. À la différence des dialogues pédagogiques de l’époque, rythmés par les questions et les réponses qui nous font assister à une lente maïeutique, L’art d’écrire ne fait comparaître l’élève que pour mieux escamoter les étapes du raisonnement au nom des évidences partagées. Le discours peut s’appuyer ou feindre de s’appuyer sur des savoirs partagés. Ce sont les formules métacommunicatives qui introduisent les propositions-clés du texte. Dès l’introduction, la définition de ce qu’est le caractère est introduite par un « vous savez » optimiste, et l’on retrouve cet introducteur au long du texte, en alternance avec des « vous voyez », « vous remarquez… » Voici un bref exemple de cette technique d’exposition si caractéristique : Vous voyez , par l’art avec lequel nous sommes conduits qu’un seul mot suffit pour vous retracer un grand nombre d’idées. Voulez vous savoir comment cela se fait, vous n’avez qu’à réfléchir sur vous-même, et vous rappeler l’ordre que nous avons suivi. Vous remarquerez donc….(p.6-7) Il n’est pas besoin de déduire les conséquences, de procéder étape par étape en divisant les difficultés. Apprendre ne présuppose aucune initiation et pose des résultats dans la facilité. Le raisonnement se présente sous cette apparence aisée et limpide que Sylvain Auroux (2001 : 417) appelle « le style lisse » de Condillac. Toutefois, le Prince avait sept ans quand Condillac écrivait L’art d’écrire9 . Il est peu probable qu’il ait été capable de suivre ces suites de raisonnements abstraits. D’autant que le précepteur se plaint souvent de cet élève par le truchement des exemples. Ceux qui félicitent le prince sont toujours des flatteurs (p. 28), tandis que le précepteur lui dit sévèrement : Aux yeux des flatteurs vous êtes charmant ; mais aux yeux de votre précepteur, l’êtesvous ? Pour votre âge vous êtes bien peu avancé (p. 26). Un prince qui aime la vérité , et qui veut se corriger, ne doit pas écouter les flatteurs (p 83) Un prince qui est incapable d’application, et qui craint d’être contrarié dans ses goûts frivoles, est fait pour être le jouet de ses flatteurs (p. 84) 8 On distingue les mots en régissants et en régimes […]. Je parle de ces mots parce que les grammairiens en font un grand usage : je crois cependant que nous nous en servirons peu (12). 9 Voir Joly 1982 : 7 sur cet enfant « qui s’est familiarisé “en moins d’un mois” avec les idées que renfermait la méthode de son précepteur ». 9 Si Condillac a malgré tout tenu à conserver ce style pédagogique optimiste, c’est que cette fiction correspondait profondément à sa conception de l’activité de l’esprit. 3.2 - Les opérations de l’esprit Raisonner et juger, consistent selon lui à apercevoir un rapport entre les idées ce qui revient, en quelque sorte, à rabattre le jugement sur l’évidence perceptive, de telle sorte que l’analyse retrouve ce que l’élève sait déjà. L’art du précepteur se résume à une invitation à l’autoanalyse qui scande le traité : Réfléchissez donc sur vous-même, monseigneur (1) Cette vérité [que raisonner est apercevoir un rapport entre deux jugements simultanément présents] vous sera encore plus sensible, si vous réfléchissez sur vousmême, lorsque vous faites un raisonnement (6) Un seul mot suffit pour vous retracer un grand nombre d’idées. Voulez-vous savoir comment cela se fait, vous n’avez qu’à réfléchir sur vous-même (7) Si nous réfléchissons sur nous même, nous remarquerons que nos idées se présentent dans un ordre qui change selon les sentiments dont nous sommes affectés (9) etc. Comme l’élève, le lecteur est alors invité à prendre conscience des opérations mentales instantanées qui lui permettent d’apercevoir en un instant plusieurs idées. Pour Condillac le jugement semble avoir exactement le même contenu que l’acte de percevoir : Le jugement n’est donc que le rapport apperçu entre des idées qui s’offrent en même temps à l’esprit (p5) Même des jugements complexes nécessitent que l’esprit aperçoive en un instant toutes les idées dont dépendent ces jugements (qui se ramènent à un acte de confrontation) : Quand un jugement renferme un grand nombre d’idées, nous n’en découvrons les rapports que parce que nous saisissons encore toutes ensemble. Car, pour juger, il faut comparer, on ne compare pas des choses qu’on n’apperçoit pas en même temps. Lorsque je dis, les Grecs ignorans ont imaginé des fables grossières, non-seulement j’apperçois encore, au même instant, le caractère ignorant que je donne aux Grecs, et celui de grossiereté que je donne aux fables. Si toutes ces choses ne s’offroient pas à-la-fois à mon esprit, je les modifierois au hasard. La théorie empirique de la connaissance qui fait naître toute l’activité intellectuelle de la perception n’est pas restée un point de vue métaphysique. Elle a donné naissance à ce style “pédagogique” si particulier, et a entraîné une description langagière où se rencontrent un modèle d’écriture et un métalangage. Les remarqueurs, les prédécesseurs de Condillac, inscrivant la réception dans la production du texte, avaient martelé qu’il fallait éviter tout ce qui cause de la gêne au lecteur. Cependant, pour Condillac, l’exigence de clarté n’est pas seulement une façon de prendre le parti du lecteur ; elle va au-delà du souci d’être bien compris. Elle est abordée dans son rapport à l’acte même de penser. Elle améliore aussi le fonctionnement de l’esprit du scripteur puisqu’il n’y a pas de séparation entre pensée et style, et qu’on construit la pensée à venir en travaillant à lier le style Cette liaison vous est nécessaire pour concevoir vos propres idées (9) 10 CONCLUSION Sous le nom de grammaire de textes, les questions de cohésion du discours, de réglage des anaphores ou d’ordre des mots… se sont imposées comme une dimension pertinente des sciences du langage; mais aujourd’hui la perspective est spéculative : les descriptions concernent des régularités données comme indépendantes des réglages normatifs. Elles sont de l’ordre de la connaissance. Condillac élabore une rhétorique à l’intérieur d’une esthétique datée. Pour L’Art d’écrire, les écarts ne sont pas des contre exemples (au sens moderne de ce qui invalide une loi) mais ce qui renvoie à une réflexion qui devra reconnaître les fautes qui justifient l’établissement des règles et les réussites qui sont des irrégularités heureuses. L’art d’écrire exhibe la solidarité d’une description avec une bibliothèque où figurent Boileau, Pascal, La Bruyère, Bouhours ou madame de Sévigné... Ces règles normatives ne sont pas soumises à l’arbitraire du goût : on peut les raisonner (les justifier). Dans le Traité de l’art d’écrire se poursuit conjointement la construction esthétique de la langue littéraire et l’élargissement du domaine grammatical qui s’élargit vers la discursivité. L’entreprise de Condillac apparaît propre à un “moment” qui savait que la réflexion linguistique et l’invention d’une terminologie n’étaient pas dissociables de la norme écrite. Références Sources premières BOUHOURS Dominique (Père) (1674), Doutes sur la Langue Françoise. Paris, Sébastien MabreCramoisy. CHIFLET Laurent (Père) (1659), Essai d’une parfaite Grammaire de la Langue française CONDILLAC Étienne Bonnot de (1775) L’art d’écrire, Éditions Le Pli, 3 rue Jeanne d’Arc, 45 000 Orléans. REGNIER-DESMARAIS François Séraphin (1706), Traité de la Grammaire françoise, Paris, JeanBaptiste Coignard. VAUGELAS Claude Favre de (1647), Remarques sur la langue françoise, Vve Jean Camusat et Pierre Le Petit. Sources secondes AARSLEFF Hans (2002), « Condillac a-t-il trop donné aux signes ? », in Bertrand Aliénor ed., (2002), Condillac et l’origine du langage, Paris PUF. AUROUX Sylvain (2001), « Le style lisse de la philosophie » in Mattei Jean-François (éd.) Philosopher en français, Paris, PUF. BRANCA-ROSOFF Sonia (1980), « L’art d’écrire de Condillac, 1775 », Langue française 48, p. 4457. BRANCA-ROSOFF Sonia (1986), « Les Éditions commentées d'auteurs classiques : syntaxe/rhétorique » in Critique et édition de textes. Actes du XVIIe Congrès international de 11 linguistique et philologie romanes, Aix-en-Provence, 1983, Publications de l'Université de Provence, p.14-26 BRANCA-ROSOFF Sonia (à paraître), « Fontanier, commentateur de Racine » Colloque “Du nouveau sur Pierre ‘Emile’ Fontanier”, 17 juin 2000, Paris 3. FOURNIER Nathalie (1998), « Norme et usage de l’anaphore pronominale en français classique » in J. Baudry & Ph. Caron Problèmes de cohésion syntaxique de 1550 à 1720, Limoges, Pulim. JOLY Henri (1982), « Condillac et la critique de “l’âge de raison” » in Sgard Jean éd., Condillac et les problèmes du langage, Genève, Slatkine. KLEIBER Georges (1990), Anaphores et pronoms, Louvain, Duculot. STEFANINI Jean (1984), « Condillac et l’art d’écrire » in Au bonheur des mots. Mélanges en l’honneur de Gérald Antoine. Presses universitaires de Nancy. TIERCELIN Claudine (2002) « Dans quelle mesure le langage peut-il être naturel », in Aliénor Bertrand ed. Condillac et l’origine du langage, Paris PUF.