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Nous nous intéresserons à deux objets pour mettre en perspective le discours de Condillac
et celui de ses prédécesseurs. Le premier – le nombre et la place des compléments verbaux –
met en jeu les contraintes de la linéarité du langage à l’intérieur du tout organique que
constitue la phrase comme unité régie par des rapports de subordination : il est donc propre à
la parole. Le second – les anaphores – est, en dernière instance, sous le contrôle d’une activité
mentale non discursive.
1- La tradition des commentaires d’auteurs
Comme son titre l’indique, le Traité de l’art d’écrire est un art. En principe, il s’agit donc
d’une méthode pratique tournée vers la production des discours. Alors que la grammaire
générale, seule à pouvoir se prévaloir du statut de science, porte sur les fondements du
langage, le but empirique d’un art d’écrire est de corriger les fautes qui nuisent à la netteté du
discours et de lever les difficultés qui empêchent d’écrire avec élégance.
Pour ce faire, Condillac collationne les exemples concrets, soit pour les louer, soit le plus
souvent pour les critiquer. Il s’inscrit de ce fait dans la tradition des commentaires d’auteurs
(Branca-Rosoff, 1986, 2000) que l’on peut au moins faire remonter aux Commentaires de
l’Académie sur le Cid ou même aux commentaires de Malherbe sur Philippe Desportes.
Pendant deux siècles, les grammairiens français ont ainsi cherché à régler la langue française
en pratiquant une sorte de lecture critique d’écrivains pourtant considérés comme des
autorités en matière de langue et de style. Confrontés à des discours réels, ces “remarqueurs”
ont été conduits à aborder le détail compliqué de faits syntaxiques particuliers à la langue
française, absents des grammaires générales du XVIIe siècle qui se cantonnaient à
l’abstraction de quelques exemples canoniques, convenant au français autant qu’au latin3.
Comment éviter toute obscurité, comment éliminer les ambiguïtés, telle est la question
poursuivie par ces grammairiens. Ils ont abouti à un inventaire des zones périlleuses (ordre
des mots, traitement des anaphores…). Leur exigence a d’ailleurs été mise en formule par
Boileau qui invitait à polir ses périodes, voulant comme il l’écrivait « D’un mot mis à sa
place enseigner le pouvoir ». Si ces commentaires portent sur des textes, c’est uniquement
pour y prélever des exemples de fonctionnement du langage. Nul souci d’interprétation. Pour
l’essentiel, le travail de lecture porte sur ce qui est considéré comme des dysfonctionnements,
que l’élève évitera lorsque, à son tour, il produira des discours. Il peut paraître paradoxal de
choisir de grands auteurs pour se livrer à ce jeu de massacre. C’est que les textes des grands
auteurs restent la matière première de la fabrique de la langue ; une fois qu’ils ont été
examinés en raison et corrigés par les théoriciens, ils deviennent, au sens propre cette fois, des
exemples.
Il faut attendre le XVIIIe siècle pour voir des grammairiens comme Régnier Desmarais,
Girard, puis Condillac, rendre systématiquement raison de cet inventaire. Pour sa part,
Condillac ajoute une dimension philosophique à ces réflexions. En ramenant l’idéal de la
clarté française au « principe de la plus grande liaison des idées », il donne un fondement, que
l’on dirait aujourd’hui cognitif, au travail normatif sur la langue écrite qui s’était mené au
cours de l’âge classique4. Asseoir l’analyse de la langue sur des bases philosophiques, c’est
3 Aussi, les Messieurs de Port Royal qui voulaient pourtant mettre la phrase au cœur de la grammaire générale
n’ont-ils pas écrit de syntaxe (Chevalier, 1969 ; Pariente 1985). Même les exemples qui ont assuré leur gloire (le
traitement des relatives, les substantifs abstraits) figurent dans la logique ; la grammaire générale s’en tient à
l’abstraction de la proposition.
4 Dans l’extrait suivant, Condillac montre comment s’articulent les œuvres et les préceptes : « Tandis que
l’expérience guidoit les orateurs et les poëtes qui cultivoit leur art sans se piquer d’en donner les préceptes, les
philosophes écrivoient sur la méthode qu’ils n’avoient pas trouvée et dont ils croyoient donner les premières