ENS ÉDITIONS
INTRODUCTION
Condillac, philosophe du langage ?
Aliènor Bertrand
Sans doute Condillac est- il bien plus qu’un « philosophe du langage ».
À moins qu’il nen soit pas tout à fait un au sens où nous lentendons
aujourd’hui. La question méritait en tout cas dêtre posée: car il ne
sut ni de répéter que l’œuvre a toujours intrigué par sa conception
des « embarras » du langage, ni de remarquer que l’intérêt qu’une
époque lui accorde varie à proportion de celui qu’elle donne au lan-
gage. Ainsi le renouveau de la linguistique –et plus particulièrement
celui de la linguistique structurale– a- t-il transformé la commémora-
tion organisée en  par Jean Sgard pour le bicentenaire de la mort
du philosophe en « une résurrection ». Mais le titre donné aux actes
de ce colloque, Condillac et les problèmes du langage, se limite à décli-
ner le thème des « embarras du langage » ; seule la première partie de
l’ouvrage est consacrée à la « philosophie du langage ».
Selon l’expression utilisée par Rousseau, Discours sur lorigine de l’inégalité, Paris,
Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), , p. .
Condillac et les problèmes du langage, J.Sgard dir., Genève-Paris, Slatkine, , p. .
Comme l’indique J.Sgard, entre  et  cinq articles par an étaient consacrés
en moyenne à Condillac. Après , cette moyenne a diminué au point de deve-
nir inférieure à celle des années . Bien que cette « résurrection » se soit donc
révélée assez éphémère, nombre des hypothèses émises alors ont été fructueuses,
particulièrement concernant la sémiologie générale et la conception évolutive du
langage. Rappelons combien l’étude de J.Derrida intitulée « L’archéologie du fri-
vole » qui servit dintroduction à l’édition de C.Porset de l’Essai sur lorigine des
connaissances humaines parue en  chez Galilée a contribué au renouveau des
études condillaciennes des années soixante- dix.
 Voir Condillac et les problèmes du langage, ouvr. cité, p. -.
ENS ÉDITIONS
Condillac, philosophe du langage
8
Deux motifs empêchaient alors d’aronter la diculté: le juge-
ment porté par les linguistes français sur le problème de l’origine
du langage et les vicissitudes internes de la philosophie –voire de la
géophilosophie– du esiècle. Dans les années quatre- vingt en eet,
l’enquête condillacienne concernant l’origine du langage déconcertait
encore la plupart des linguistes, qui y voyaient un signe d’appartenance
à un univers épistémologique révolu. L’ironie de l’histoire veut que
les découvertes paléogénétiques aient promu depuis lors l’origine du
langage au rang dobjet de recherche de premier plan. Condillac fait
aujourd’hui gure de précurseur, qui a non seulement posé les jalons
de l’anthropologie linguistique, mais montré aussi que le problème
de l’origine du langage était un authentique problème philosophique.
Son « histoire du langage », longtemps tenue pour une bizarrerie, nous
rend désormais son œuvre plus précieuse qu’aucune autre. Le premier
motif justiant de ne pas reconnaître en Condillac un « philosophe du
langage » nous apparaît donc maintenant sous un jour absurde.
Le second motif également. À partir des années cinquante, à la
suite de Ludwig Wittgenstein, l’expression « philosophe du langage »
a désigné les partisans de la thèse selon laquelle les problèmes de
philosophie sont des problèmes de langage. Aussi paraissait- il préfé-
rable déviter de l’utiliser pour Condillac: il était légitime de douter
qu’un philosophe des Lumières ait pu partager entièrement les pré-
supposés de la philosophie anglo- saxonne wittgensteinienne et post-
wittgensteinienne. Mais il se trouve que la « philosophie (contempo-
J’excepte ici R. H.Robins, qui armait déjà: « Condillac présente un tableau cohé-
rent de l’origine et du développement du langage, dans le contexte de son temps.
Mais l’étude attentive de ses écrits montre que nombre des idées attribuées aux
linguistes de la n du dix- huitième siècle et du début du dix- neuvième siècle
viennent en réalité de lui, et que plusieurs des grandes intuitions de la linguistique
du vingtième siècle sont déjà en œuvre dans sa pensée » (« Condillac et l’origine du
langage », dans Condillac et les problèmes du langage, ouvr. cité, p. ).
En , A.Joly écrit ainsi: « Autrement dit, Condillac nétait pas le Wittgenstein
de son temps et il n’aurait sans doute aucunement souscrit à la proposition selon
laquelle: Des mots comme ‘sentir’,penser’,croire’, ‘douter’, etc… nont de sens
qu’en fonction de jeux de langage publics que nous jouons avec eux” » (« Condillac
et la critique de l’âge de raison », dans Condillac et les problèmes du langage, ouvr. cité,
p. ). Il est amusant de noter que H.Aarsle dit exactement le contraire dans la
préface de la traduction anglaise de l’Essai sur lorigine des connaissances humaines
qu’il vient de donner, Condillac, Essay on the Origin of Human Knowledge, Cam-
bridge, Cambridge University Press,  ; voir aussi H.Aarsle, « Condillac a- t-il
ENS ÉDITIONS
Introduction 9
raine) du langage » a rencontré des limites et des dicultés internes
telles qu’aucun « philosophe du langage » ne prétend plus sérieusement
se passer de la « philosophie de l’esprit », de la « philosophie de la per-
ception », ou même de la psychologie. Les « problèmes de philoso-
phie » ont beau être encore analysés comme des « problèmes de lan-
gage », plus personne aujourd’hui ne les considère strictement comme
des « problèmes de langage ». En ce sens plus faible, rien n’interdit de
se demander si Condillac est ou non un « philosophe du langage ».
Le présent volume n’a pas pour objectifde défendre la version aa-
die d’une thèse réputée intenable, ni de céder stratégiquement à un
lexique devenu dominant. Un certain nombre d’arguments fondamen-
taux poussent à tenir le pari de lire Condillac en « philosophe du lan-
gage ». Le paradoxe a voulu néanmoins que ce pari ait ouvert un trajet
surprenant, depuis la philosophie du langage jusqu’à celle de la langue,
puis à celle de la langue française. De la « philosophiedu langage » à
l’art décrire, tel est en eet l’itinéraire philosophique ici proposé.
Portrait de Condillac en philosophe du langage
Si aucun lecteur averti ne peut manquer dêtre frappé de la similitude
du parcours intellectuel de Condillac avec l’histoire récente de la « phi-
losophie du langage », il reste à évaluer jusqu’où cette ressemblance
peut aller. Ainsi, en soutenant que « tout ce qui concerne l’entendement
humain peut être rappelé à la liaison des signes », Condillac anticipe-
t-il nettement dans sa première œuvre la thèse wittgensteinienne selon
trop donné aux signes ? (Condillac et Wittgenstein) », dans Condillac, lorigine du
langage, A.Bertrand dir., Paris, PUF, .
Les travaux ici présentés ont d’abord été l’objet d’une rencontre qui s’est tenue à
l’ENS LSH de Lyon les -janvier . Il s’agissait d’un colloque organisé par
le Centre d’histoire de la philosophie moderne du CNRS, le GDR La « philosophie
française » (1750-1850): constitution et réception des « philosophies nationales », et l’ENS
LSH de Lyon.
Essai sur lorigine des connaissances humaines, dans Œuvres philosophiques de Condillac,
G.Le Roy éd., Paris, PUF, t. , p. . Les références à l’édition Le Roy des Œuvres
philosophiques de Condillac seront abrégées OP, suivi du tome et de la pagination.
Pour une circulation plus aisée entre l’édition du Corpus des PUF et la nouvelle
édition établie par Martine Pécharman et Jean-Claude Pariente chez Vrin en ,
les numéros de chapitre et de paragraphe seront systématiquement mentionnés.
ENS ÉDITIONS
Condillac, philosophe du langage
10
laquelle « tous les problèmes de philosophie sont des problèmes de
langage ». Contre Locke, l’Essai sur lorigine des connaissances humaines
propose de montrer l’identité de l’opération de la réexion et de l’usage
du langage articulé, et établit que les propositions de la métaphysique
ne tiennent leur valeur de vérité que de l’analyse du langage. Cepen-
dant, malgré des formules célèbres selon lesquelles « une science est une
langue bien faite », ou encore, « une langue est une méthode analytique »,
un certain nombre dobstacles ont entravé ensuite ce projet de réduc-
tion sémiotique. Tout se passe donc comme si, à un certain moment,
Condillac avait cessé de croire que tous les problèmes philosophiques
étaient des problèmes de langage. Or il existe une grande analogie entre
les voies empruntées par Condillac pour amender sa thèse de départ et
les pistes explorées aujourd’hui dans le même but. Et cette analogie est
philosophiquement bien plus signicative que la similitude initiale de
déclarations de réduction de la philosophie au langage.
En armant que l’opération de la réexion peut être reconduite à
la capacité d’user des signes du langage articulé, Condillac s’est trouvé
face à un cercle logique: devoir expliquer l’institution des signes sans
supposer l’existence préalable d’une capacité réexive elle- même
identiée à l’usage des signes institués. Cette diculté est demeurée
insurmontable: la distinction de deux modes de signication, le pre-
mier indépendant du langage articulé et l’autre conditionné par lui, n’a
pas su à prouver la possibilité d’un passage du premier régime sémio-
tique au second. La démonstration manque de médiation. Condillac a
ni par y remédier, mais en revenant sur sa thèse de départ.
La thèse première de l’Essai sur lorigine des connaissances humaines,
qui illustre en quelque sorte une perspective de « pure » philosophie du
langage, s’est trouvée alors réfutée: le Traité des sensations et le Traité
« Ainsi il est démontré que l’origine et le progrès de nos connaissances dépendent
entièrement de la manière dont nous nous servons des signes », Essai sur lorigine
des connaissances humaines, II, , chap. , §, OP, t. , p. .
La logique, OP, t. , respectivement p.  et p. .
 Voir M.Pécharman, « Signication et langage dans l’Essai de Condillac », Revue
de métaphysique et de morale, no ,, p. -.
 Condillac s’applique ainsi à lui- même la méthode de réfutation qu’il utilise contre
Locke, et qui est bien distincte de celle qu’il emploie dans le Traité des systèmes
à l’encontre de Descartes et des cartésiens (Essai sur lorigine des connaissances
humaines, OP, t. , p.  ).
ENS ÉDITIONS
Introduction 11
des animaux montrent que le langage ne commande pas la réexion ni
la capacité mentale de combiner des représentations ; l’intentionnalité
primitive nest dépendante que de la perception et de l’action. Dans
le parcours de Condillac, comme en philosophie contemporaine, cest
l’essor de la philosophie de la perception qui a fourni des éléments
nouveaux pour défendre l’intentionnalité primitive des états mentaux,
et non la philosophie du langage qui s’est métamorphosée delle- même.
Encore faut- il tirer les conséquences de la dépendance de la
philosophie du langage à l’égard de la philosophie de l’esprit, et, en
l’occurrence, expliquer comment l’institution des signes du langage
parlé s’ordonne à l’intentionnalité primitive. Condillac consacre la
dernière partie de son œuvre à résoudre cette diculté. Il revendique
alors une position compatible avec le modèle d’institution du langage
élaboré dans l’Essai sur lorigine des connaissances humaines et défend
une forme « logique » de naturalisme. Ce naturalisme évite la surdé-
termination de la notion de grammaire générale et l’hypothèse trop
commode d’une structuration « réaliste » des signications. Ce faisant,
il échappe à la fois à l’écueil d’un innéisme réducteur (ce qui aurait
été un comble pour une philosophie héritière de Locke !), et à celui
d’un réalisme grossier. Il s’organise à partir du fait de l’institution du
langage, en précisant les conditions socio- naturelles qui permettent aux
individus de se comprendre lorsqu’ils se trouvent dans certaines cir-
constances ; il s’accompagne aussi d’une interrogation sur la validité
universelle dénoncés particuliers –comme ceux des mathématiques.
Il y a donc plus qu’un « hasard objectif » entre le parcours de
Condillac et l’histoire de la philosophie contemporaine du langage.
L’analogie est telle qu’elle fait même naître le soupçon selon lequel
l’évolution récente de la « philosophie du langage » est moins liée
à tel ou tel aspect technique de l’héritage de Gottlob Frege qu’aux
alternatives propres au dogme de départ selon lequel « tous les pro-
blèmes de philosophie sont des problèmes de langage ». Tout se passe
en eet comme si la nécessité a posteriori d’articuler la signication
des expressions linguistiques aux représentations mentales jouait le
rôle d’une matrice métaphysique engendrant des eets conceptuels
identiques. Une preuve en est que les recherches les plus novatrices
 Cette réexion est au cœur de La langue des calculs que rédigeait Condillac au
moment de sa mort.
1 / 18 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !