Les oublié-e-s du «miracle brésilien »
« Un miracle social ». C’est ainsi que le quotidien Le Temps définissait les deux mandats du président
Lula à la veille de son départ, fin 2010. Il relevait un «impressionnant recul de la pauvreté, une
croissance vigoureuse et une démocratisation du crédit», ayant permis «l’émergence d’une nouvelle
classe moyenne sous la présidence du leader du Parti du travail »
.
La « nouvelle classe moyenne »
Une année plus tard, le contraste est frappant: pendant que la crise économique dicte l’actualité en
Europe, au Brésil c’est plutôt l’ascension de la « nouvelle classe moyenne » et sa soif de
consommation qui font la Une des journaux. Selon la revue économique Exame, l'explosion de la
« classe C » est « la grande sensation de l’économie brésilienne »
. Une étude de la Fondation
Getulio Vargas montre qu’entre 2003 et 2009, près de 30 millions de brésilien-ne-s sont sorti-e-s de
la pauvreté pour rejoindre la « classe C » – dont les frontières sont larges: elle regroupe les ménages
gagnant de 1610 à 6941 reals mensuels (de 795 à 3428 francs suisses environ), donc des réalités très
disparates.
Une évolution indéniable
D’autres éléments pointent une amélioration des conditions de vie d’une frange importante de la
population: la malnutrition infantile a régressé de 46% dans l’ensemble du pays entre 2003 et 2007.
Et les programmes sociaux élargis par le gouvernement Lula ont permis à près de 15 millions de très
pauvres de sortir la tête de l'eau – tout en restant dépendants de minima sociaux. Les autres
ingrédients de cette évolution: «La croissance économique relativement élevée et stable que connaît
le Brésil depuis plusieurs années, la nature de cette croissance, l’augmentation de l’emploi et des
salaires, et la relance de la consommation intérieure»
.
Loin du miracle, la survie
Au bout d'une route cabossée de la région métropolitaine de l'Etat de Sergipe, au Nord-Est du Brésil,
les 200 familles du campement Tingui, organisé par le Mouvement des sans terre (MST), occupent
une terre immense. «Nous n’avons plus le feu des premiers jours, mais notre détermination reste»
sourit Cassia, une des dirigeantes. Laissée improductive par un fazendeiro - grand propriétaire – la
terre devrait lui être retirée, comme le stipule la Constitution brésilienne. Mais les familles
attendent. Depuis quatorze ans. Dans des baraques précaires, construites d’abord de bois et de
bâches en plastique, puis en terre battue. «Ici, la nécessité est partout», résume un occupant. Pas
d’eau courante, pas d’infrastructure, pas de médecin. L’électricité, le campement n’y a accès que
depuis deux ans, grâce aux gatos – les raccordements sauvages au circuit de la ville voisine. Les
enfants ont grandi, les femmes et les hommes ont vieilli. Ils attendent toujours une décision de
l’Institut national de colonisation et de réforme agraire (INCRA).
A quelques kilomètres, les 59 familles du campement Mario Lago vivent dans des conditions
semblables. Depuis huit ans, elles se heurtent aux intérêts de grandes entreprises – dont Samam
Veículos, le concessionnaire de Fiat pour le Brésil – et de l’oligarchie locale – comme la famille
Franco, qui a, entre autres, des intérêts dans la canne à sucre et la production de jus d’orange. Ces
dernières ont usurpé des terres promises aux petits agriculteurs, pour les livrer à la monoculture de
canne à sucre. Le « fléau vert », comme l’appellent les occupant-e-s de Mario Lago, a contaminé
toute la région. En huit ans, les sans terre ont été expulsés cinq fois par la police militaire. Leurs
baraques ont été détruites, leurs plants saccagés. Ils ont été menacés par des pistoleiros, ces
hommes de main à la solde des fazendeiros. Mais ils tiennent bon.
Un fossé entre les classes
Le « miracle social » s’est arrêté très loin des 4 millions de familles sans terre que compte le Brésil.
Des forces puissantes alimentent leur précarité. La concentration des terres, pilier historique des
Le Temps, 2 octobre 2011.
Exame, juin 2011.
Le Brésil de Lula: un bilan contrasté. Alternatives Sud, 2010.