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Système (sadien) de la
Nature
Norbert Sclippa
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Système (sadien) de la Nature
(Pamphlet)
Comme l’a bien noté Karl Becker, la nature est partout au siècle des Lumières : « La
Nature et les lois naturelles quelle magie ces mots évoquaient pour le siècle
philosophique ! Entrez dans ce pays par la porte que vous voudrez, vous êtes tout de
suite conscient de son pouvoir envahissant
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». En effet, il en est ainsi aussi bien dans les
plus hautes sphères culturelles que dans les arts ou la vie quotidienne, le style, la
décoration des meubles, de la vaisselle, etc... Il est utile de le rappeler, parce que Sade et
comme tous les philosophes des Lumières nous parle lui aussi de la Nature et que les
lecteurs modernes abordent nécessairement son œuvre dans un esprit différent, parce
que nos concepts de ce qu’est la nature ne sont plus les mêmes. Labsence d’un même
contexte culturel influence notre lecture de son œuvre et fait qu’il est peut être facile
den déformer le sens et de se tromper sur les intentions de l’auteur. La nature pour
nous ne fait plus intégralement partie de nos préoccupations éthiques ou esthétiques,
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Becker, Karl L.. The Heavenly City of the Eighteenth-Century Philosophers. New Haven : Yale University
Press, 1967. p. 51.
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comme c’était le cas au siècle des Lumières. Il y a sans doute continuité dans l’idée que
l’étude de la nature peut nous révéler un savoir utile, et nous avons fait d’énormes
progrès dans la connaissance scientifique, mais nous ne voyons plus comme alors la
Nature comme un modèle et une source universelle de toute connaissance. En fait, il
semblerait plutôt que paradoxalement ce sont les progrès que nous avons accomplis qui
nous en éloignent le plus. La nature en tout cas a bel et bien perdu pour nous cette
magie dont parle Becker. Fractionnée par la spécialisation et divisée par une
exploitation systématique, elle est devenue le domaine de spécialistes, qui contribuent à
notre bien-être, mais notre rapport à elle a changé. Il est devenu un mélange d’attraction
et de défiance, d’amour et de haine, et de peur aussi. Une sorte de lutte sourde s’est
engagée que nous vivons comme un combat entre elle et nous et chacun essaierait de
vaincre l’autre, à défaut d’y voir un principe d’harmonie, tel qu’il animait les philosophes
et leurs contemporains. Nous prétendons, sans y voir de contradiction, l’aimer et
l’exploiter à la fois et nous nous imaginons peut-être mieux la connaître parce que nous
avons appris à mieux en tirer parti. Nous préférons aujourd’hui penser que nous faisons
partie de l’humanité, plutôt que de la nature, et le prix que nous payons pour ce divorce
implicite est un isolement individuel accru, davantage d’aliénation, et le retour des
obscurantismes contre lesquels se battaient les philosophes, déistes pour la plupart (le
déisme représentant le principal courant philosophique et religieux de l’époque), et
autant que matérialistes.
Il existe de nombreux rapports entre les philosophies déiste et matérialiste, que nous
n’examinerons pas ici, mais en ce qui concerne ce dernier groupe (les matérialistes), il
faut encore situer Sade à part, parce qu’il est le seul à ne jamais confondre nature et
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humanité (aux deux sens du terme), et que se trouve éliminée chez lui ce qui représente
d’ailleurs aussi pour la philosophie de l’époque une erreur fatale : la projection de l’ordre
naturel dans l’ordre social, et à l’inverse, des considérations d’ordre humain dans l’ordre
naturel. Pour Sade, comme le déclare Rombeau à Justine dans La Nouvelle Justine,
l’humanité est une « fausse vertu et […] une manière d’être, qui, prise dans le sens
que les moralistes lui donnent, bouleverserait bientôt l’univers », (II, p. 559)
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. Ce qui ne
signifie pas bien entendu plus que l’œuvre de Sade ne soit pas non plus morale. Elle l’est,
en fait, mais d’abord, parce qu’il ne confond jamais comme d’autres matérialisme et
humanisme et évite de tomber dans le piège qui consiste à confondre les deux, ce qui
constitue une contribution majeure de sa part. Son œuvre vise à montrer clairement et
sans équivoque comment, dans le matérialisme, « Tout est à la nature, rien à nous » (II,
695)
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.
Le problème central de cette conception de la Nature est celui du mal, et il est
évident qu’en dehors de Sade, personne ne l’a résolu. C’est ce que nous allons essayer de
démontrer ici.
Comment en effet un être parfait, tel que Dieu est supposé l’être, aurait-il pu avoir
créé un monde imparfait, et le diable ? Comment ce Dieu, nécessairement bon, pourrait-
il s’accommoder du mal et comment un être omniscient et omnipotent na-t-il pas été en
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Autrement indiquées, toutes les références sont aux trois volumes des Œuvres de Sade, aux éditions de
la Pléiade. Paris : Gallimard (édition Michel Delon), 1990 (I), 1995 (II), 1998 (III).
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« Nous sommes une partie de la Nature totale, dont nous suivons l’ordre ». Spinoza. L’Ethique. Paris :
Gallimard, 1954, p. 347.
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mesure de prévoir, et d’empêcher le mal ? La chose reste un mystère pour les religions
révélées. La critique sadienne, peut-être la meilleure jamais faite, est systématique, et
qui montre, avec une connaissance approfondie de la Bible, l’absurdité de la croyance
en un Dieu ou aux dogmes de la religion. Quant aux déistes, ils continuent à trouver des
vertus au mal, et, tout en affirmant que tout est pour le mieux dans le meilleur des
mondes,
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à confondre l’ordre naturel avec l’ordre social
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. On serait sans doute en droit
de s’attendre à plus de rigorisme de la part des penseurs matérialistes, mais à
l’exception de La Mettrie, et seulement jusqu’à un point,
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ce n’est guère le cas des autres.
Malgré bien des mérites, il est cevant de voir qu’on retrouve encore chez eux la même
naïveté intellectuelle et la même fausse perspective que chez les déistes. Ils n’osent le
matérialisme que jusquau point la morale ou la bienséance l’autorisent et s’inclinent
ensuite devant le préjugé. Aucun n’ose en tout cas comme Sade « aller au grand », ou
oser savoir (au sens l’entendait Kant
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), au-delà des barrières culturellement
acceptables et de la bienséance. Seul Sade ose aller au-delà et passer outre aux mœurs et
à la tradition, culturelle autant que sociale, pour exposer et développer une vision
cohérente et exacte de ce que peut être le matérialisme quand on le conçoit sans a priori
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Y-compris Voltaire, malgré Candide, qui écrit dans le Dictionnaire philosophique que la Monadologie
« ne laisse pas d’avoir son bon », et que « Ce système en vaut bien un autre ; je l’aime bien… ». Paris :
GF-Flammarion, article « Corps », p. 150).
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L’ange Jesrad de Zadig pense que les « méchants » ont été mis sur la terre pour « éprouver un petit
nombre de justes ». Voltaire, Zadig. Paris : Classiques Larousse, 1973, p. 138.
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Moraliste quand même, comme le souligne Jean Deprun. Voir la note 1 à la p. 815 (III, 1513).
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Sapere aude. Oser savoir : définition des Lumières donnée par Kant dans « Was ist Aufklärung? ».
Hamburg : Felix Meiner, 1999.
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