Sciences Sociales
Fiche de lecture
Karl Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, Flammarion, collection Le Monde
Flammarion : les livres qui ont changé le monde. N° 19, 2010 (Marx a écrit la
présente édition en 1869, la première date de 1852).
Avant Propos :
L’auteur explique les conditions d’écritures de la première éditions : «à chaud»,
sans recul historique (février 1852 pour un coup d’État le 2 décembre 1851), pour être
publié dans un hebdomadaire. La seconde édition se veut plus réfléchie, avec le recul et
l’objectivité de l’historien.
Marx commente les deux principaux livres écris sur le même sujet :
- Napoléon Le Petit, Victor Hugo
Victor Hugo décrit avec amertume (c’est un opposant politique) un acte de violence
d’un homme singulier : «un éclair dans un ciel serein» : il s’intéresse à l’évènement sans
vraiment prendre en compte le contexte historique qui l’a fait émerger. De fait, malgré la
sévère critique de Louis Bonaparte, ce dernier en ressort grandit : il est doté d’un pouvoir
d’initiative sans précédent dans l’histoire universelle.
- Le Coup d’État, Proudhon
Proudhon cherche à montrer que le coup d’État résulte d’un développement
historique. Toutefois, Marx déplore que, comme avec Victor Hugo, la construction
historique du coup d’État se métamorphose en apologie de Louis Napoléon.
Marx veut, au contraire, montrer comment la lutte des classes en France a crée les
circonstances et les conditions qui rendirent possibles l’arrivée au pouvoir de ce
personnage «médiocre et grotesque».
1 (pages 93 à 106)
Les hommes font leur propre histoire, mais il ne la font pas de toute pièce : ils
doivent composer avec le contexte dans lequel ils vivent (l’importance du passé des
civilisations n’est réellement pas à sous estimer, il va jusqu’à influencer les
comportements de telle sorte que l’histoire bégaye : la Révolution Française (1789 - 1814)
a des allures de République puis d’Empire) romain, la Révolution de 1848 a des étranges
allures de 1789). La Révolution Française est à l’origine de la fin du monde féodal et de
l’avènement de la société bourgeoise. Le passage ne se fait pas en douceur : guerres
civiles, terreur, bataille entre les peuples... Les révolutions bourgeoises (XVIIIe) se
caractérisent par l’inertie de leur propre examen critique. Au contraire, les révolutions
prolétariennes (XIXe) se critiquent constamment elles-mêmes.
La période 1848 - 1852 peut se diviser en trois grandes phases :
- Février 1848 : de la chute de Louis Philippe (24 février 1848) à la réunion de l’Assemblée
constituante (4 mai 1848). C’est le prologue de la révolution, avec un gouvernement
(ainsi que tout ce qu’il propose) provisoire. L’action du peuple (essentiellement à Paris)
conduit à un consensus autour de la république sociale. Mais différence marquée entre
le prolétariat (urbain, social-républicain, particulièrement à Paris) et la masse de la nation
: les paysans et petits bourgeois (ruraux, qui soutiennent les vieilles puissances).
- Du 4 mai 1848 à fin mai 1849 : constitution et fondation de la république bourgeoise. Les
résultats des élections donnent une Assemblée nationale bourgeoise, très mesuré par
rapport aux prétentions de février 1848. Alors qu’une partie restreinte de la bourgeoisie a
gouverné au nom du Roi sous la Monarchie de juillet, il faut désormais que ce soit
l’ensemble de la bourgeoisie qui gouverne au nom du peuple. Les revendications
utopiques du prolétariat parisien doivent être tues. Ce dernier proteste (insurrection de
juin 1848), mais il est isolé. Contre lui s’élève l’aristocratie financière, la bourgeoisie
industrielle, la classe moyenne, les petits-bourgeois, l’armée, le lumpenprolétariat, les
sommités intellectuels, les prêtres et la population rurale. En un mot, le prolétariat est
seul contre tous. Il est écarté du pouvoir, la république bourgeoise est mise en place,
c’est le despotisme d’une classe sur les autres. L’ensemble des classes se constitue en
parti de l’ordre («propriété, famille, religion, ordre») pour sauver la société ses ennemis
(anarchistes, socialistes, communistes). Ainsi toute tentative de réforme (financière, du
libéralisme, ou de la forme républicaine...) est punie comme «attentat contre la société».
- Du 28 mai 1849 au 2 décembre 1851 : période la République constitutionnelle ou de
l’Assemblée nationale législative.
2 (pages 107 à 123)
La bourgeoisie républicaine n’arrive pas au pouvoir comme elle l’aurait souhaitée.
Principale composante de l’opposition sous la Monarchie de juillet, elle rêvait d’une prise
de pouvoir par une révolution libérale contre le trône. Or elle y parvient par la répression
d’un mouvement prolétaire contre le capital. Ce qu’elle voulait être révolutionnaire fut en
réalité contre-révolutionnaire. La domination exclusive des républicains bourgeois ne dure
que du 24 juin 1848 au 10 décembre 1848 : le temps de la rédaction d’une Constitution
républicaine. Or cette celle-ci n’est que l’édition républicanisée de la charte
constitutionnelle de 1830 (instituant la Monarchie de juillet). Institution du suffrage
universel, les libertés individuelles n’ont pour seule limites que la liberté d’autrui et la
sécurité publique, l’enseignement est libre, la propriété privée est protégée. Cela ce
traduit, dans la réalité, par : les libertés n’ont pour seules limites que celles de la
bourgeoisie et la curité publique est la sécurité de la bourgeoisie. Ainsi, la bourgeoisie
ne peut être heurtée par une autre classe.
De plus, la constitution repose sur une contradiction incontournable : l’Assemblée
législative est toute puissante : incontrôlable, indissoluble, indivisible et décidant de la
guerre, la paix, les accords commerciaux, le droit d’amnistie ; elle est en permanence sur
le devant de la scène. Elle peut écarter constitutionnellement le président, qui lui, n’a
aucun pouvoir sur le législatif. L'équilibre des pouvoirs n’est pas respecté. L’exécutif ne
peut s’imposer (contre le législatif) que par la force. Il a en outre de nombreux pouvoirs
mais qui le laissent davantage dans l’ombre. La constitution exprime clairement que le
mandat présidentiel est de quatre ans.
La constitution est mise en place dans un contexte particulièrement tendu (voire les
évènements de juin). Le peuple est retenu par les baïonnettes pendant sa rédaction (il le
sera pendant sa violation). L’état de siège déclaré n’est en réalité qu’un prétexte pour faire
taire le peuple (lui presser la cervelle), instaurer la censure etc.
L’élection de Louis-Napoléon comme président le 10 décembre 1848 mis fin à la
dictature de la constituante. Cette élection est inconstitutionnelle : selon l’article 44 de la
constitution, le président doit être français et n’avoir jamais perdu cette qualité ; or
Louis-Napoléon a non seulement perdu sa qualité de français (en 1816, la famille
Bonaparte est bannie de France), il est naturalisé suisse en 1832. L’élection est avant tout
une revanche des paysans, maltraités par la révolution de février 1848, sur le monde
urbain. Elle rencontre un écho certain auprès de l’armée (voir la légende napoléonienne,
si importante au XIXè). La haute bourgeoisie la salue comme un pont vers la monarchie.
Le prolétariat y voit le châtiment de la constituante (et de la dictature de Cavaignac,
l’homme qui mène les répressions de juin). En un mot, elle contente tout le monde.
Ainsi, si le prolétariat renverse la monarchie par la révolution de février 1848, il est
renversé par la petite bourgeoisie républicaine (juin 1848) qui est elle-même renversée par
la masse bourgeoise sous la figure de Louis-Napoléon vers qui semble converger les
différentes attentes (décembre 1848). Or cette masse bourgeoise est royaliste. Les
institutions lui permettent de gouverner en alliant légitimisme (en favorisant les grands
propriétaires fonciers) et orléanisme (en contentant l’aristocratie de la finance et les
grands industriels, ie le capital). L’insurrection de juin les réunissait déjà sous le parti de
l’ordre.
Une fois arrivé à la présidence, Louis-Napoléon forme un gouvernement à partir du
parti de l’ordre. Ce gouvernement allait être l’arme permettant à Louis-Napoléon
d’assassiner le parlement tout en restant dans l’ombre. Le 29 janvier 1849, l’Assemblée
constituante décide de sa propre dissolution (sous la pression du parti de l’ordre). Cette
dissolution anticipée permet aux royalistes d’élaborer eux-même les lois organiques, en
particulier celles concernant l’enseignement, le culte et la responsabilité du président de la
république (Louis Napoléon se prémunira définitivement contre cette dernière par le coup
d’état du 2 décembre 1851).
3 (pages 124 à 144)
La Révolution de 1789 avait émarqué par sa ligne ascendante, toujours plus
radicale : Constitutionnels, Girondins, Jacobins. C’est tout l’inverse en 1848 : la révolution
part de la gauche et devient de plus en plus conservatrice. Les lignes sont donc inverses
mais le résultat identique : un Bonaparte arrive au pouvoir. «Le suffrage universel va
chercher son expression correspondante dans les ennemis des masses avant de la
trouver dans la volonté entêté d’un flibustier». Le parti de l’ordre, renforcé par les élections
générales, fait apparaitre sa domination comme la volonté du peuple. La montagne (social
démocrate, presque entre les deux classes) se constitue en principal parti d’opposition
(200 / 750 à l’Assemblée) est elle aussi éjectée des discussions. Ce qui en apparence est
une lutte politique : les royalistes s’opposent sur leurs conceptions différentes de la
Monarchie, ils s’opposent aux républicains... Est en fait la lutte des classes, chaque
parti représente une force productive : les légitimistes pour les propriétaires fonciers, les
orléanistes pour la finance, l’industrie, le commerce, ie le capital... La royauté légitime
n’est que l’expression politique de la domination héréditaire des seigneurs du sol tout
comme la monarchie de juillet n’est que l’expression politique de la domination usurpée
des parvenus bourgeois. Elles ne sont pas séparées par leur prétendues principes mais
bien leur conditions matérielles d’existence et des rapports sociaux qui en découlent. Si
les deux maisons royales ne parviennent pas à s’entendre, c’est parce que leurs intérêts
divergent.
Au finale, la forme républicaine parlementaire permet à la bourgeoisie de gouverner
sans le veto de l’exécutif et la devise Liberté, Égalité, Fraternité est sormais remplacée
par Infanterie, Cavalerie, Artillerie.
4 (pages 145 à 159)
Le 1er novembre 1849, Louis Napoléon dissout le gouvernement. Il a laissé le soin
aux royalistes (qui formaient le gouvernement) de se débarrasser des sociaux-démocrates
(la Montagne). Il utilise les uns pour éliminer les autres, et cela sans se discréditer. Il se
prémunit ainsi des accusations d’autoritarisme : il n’est pas responsable. Les raisons pour
lesquelles il renvoie le gouvernement sont toutes autres (que l’élimination par celui-ci des
sociaux démocrates). Il ne perd ainsi pas en popularité et montre son indépendance.
Le 10 mars 1850 ont lieu des élections complémentaires (pour remplacer les sièges
laissé vacant après les événement de juin 1849 et les peines de prison ou d’exil qui s’en
suivirent). Les républicains en sortent grands vainqueurs. De nouveau, Bonaparte fait
appel au parti de l’ordre pour retourner la situation à son avantage. En mai il fait passer
une loi électorale qui restreint le suffrage universel aux résidents d’au moins trois ans sur
la commune du vote (pour les travailleurs, cela est certifié par l’employeur). De fait, c’est
une suppression du suffrage universel. Ce fut «le coup d’état de la bourgeoisie».
5 (pages 160 à 184)
Alors que Bonaparte se positionne au dessus de la mêlée en laissant royalistes et
républicains s’affronter tandis-ce que lui joue le rôle d’arbitre, il réduit le rôle de
l’assemblée sur l’armée (Changarnier est destitué en janvier 1851, l’homme qui avait entre
autre réprimé juin 1948). Le «rempart de la société» est démoli (l’armée sera pour Louis
Napoléon l’instrument du coup d’état). La mesure ne rencontre pas trop d’opposition dans
les camps républicains à cause du passif de Changarnier. La bourgeoisie la subie.
L’armée se retrouve dans les mains du président. Progressivement, les freins qui
l’entouraient se retirent et il accentue son pouvoir sur l’assemblée en donnant au
gouvernement une couleur de plus en plus bonapartiste. D’abord un ministère
parlementaire (avec le parti de l’ordre), puis un ministère im-parlementaire (novembre
1849), ensuite d’un ministère extra-parlementaire (janvier 1851), enfin un ministère anti-
parlementaire (avril 1851). Ce qui montre qu’il peut, progressivement, agir
indépendamment de la chambre
De plus, une partie des orléanistes et même certains légitimistes, se déclarent
républicains : leur coeur est royalistes mais leur tête bascule pour la république. En effet,
ce régime est plus apte à permettre la domination de la bourgeoisie dans son ensemble
(dont les deux tendances royalistes). Cela ajoute au brouillage des cartes et profit à
Bonaparte.
6 (pages 185 à 211)
La fin du mandat du président se rapprochant, Louis Napoléon Bonaparte songe à
une modification de la constitution. Elle a le double avantage de lui permettre de briguer
un second mandat et de diviser encore un peu plus l’ensemble des forces politiques. Les
légitimistes et orléanistes ont pensé à fusionner pour ne présenter plus qu’un prétendant
au trône mais cette tentative échoue et accentue leurs divisions, en particulier à
l’Assemblée nationale (éclatement du parti de l’ordre).
La révision est repoussée, mais le mal est fait. Les forces politiques (exceptée les
bonapartistes) sont au plus mal, si bien que : Le bourgeois enragé s’époumone en criant à
sa république parlementaire : «Plutôt une fin effroyable qu’un effroi sans fin !».
Le coup d’état ne fut une surprise pour personne. La presse bonapartiste en
répandait le spectre à chaque crise parlementaire. Le 2 décembre 1851 l’Assemblée
nationale et le conseil d’État sont dissous. C’est le début de la dictature de Louis-
Napoléon Bonaparte, la parodie de restauration de l’Empire.
7 (pages 212 à à 231)
Synthèse et rappel.
Le coup d’état n’est donc pas à étudier en soi (comme l’a fait Victor Hugo), mais
comme la conséquence logique d’une situation donnée. Le premier élément étant le vote
massif des paysans pour Louis Napoléon Bonaparte le 10 décembre 1848 (élections
présidentielles). Les paysans forment une classe en soi au sens ils partagent la même
place dans le processus productif. Mais il ne forment pas une classe pour soi car la
paysannerie est constitué d’une multitude de familles n’ayant aucun rapport entre eux
(comparaison avec un sac de patates). Ils n’ont pas de conscience de classe et sont donc
incapables de faire valoir, par eux-même, leurs intérêts de classe. C’est pourquoi ils vont
s’en remettre à une autorité, un homme, qui leur semble protecteur vis-à-vis des autres
classes. Cet homme leur rendra toute leur splendeur. Il les fait accéder à la propriété
privée. Cette paysannerie, majoritaire, représente l’orde ancien, pour qui la privatisation
est une menace du capital. Le régime impérial n’est donc, de par ses soutiens, non tourné
vers l’avenir. Il n’a d’ailleurs par d’avenir.
Commentaire :
Sur le titre :
Le 18 Brumaire est une férence au coup d’État de Napoléon Bonaparte (futur
Napoléon Ier) qui prend le pouvoir le 9 novembre 1799 (18 Brumaire de l’an VIII dans le
calendrier révolutionnaire). Comme Marx l’indique au début du livre (première partie),
l’histoire se répète «deux fois : la première comme tragédie, la seconde comme farce». Ce
coup d’État du futur Napoléon III n’est donc que la farce de celui opérer par son illustre
ainé. À noter que Marx ne tient pas une critique virulente à l’égard de Napoléon Ier. Il voit
en lui l’homme qui a mis fin au monde féodal en Europe.
À noter, l’importance des symboles dans les dates : le 2 décembre, date choisie par
Louis Bonaparte pour mener le coup d’état est la date à laquelle Bonaparte fut sacré
Empereur des Français, mais aussi la date de la victoire de Napoléon sur les russes et les
autrichiens à Austerlitz.
Critique :
Dans la préface à la seconde édition, Marx stipule clairement qu’il veut se faire
l’historien (objectif et critique) de la riode à la différence de Proudhon et Hugo. Or si
Hugo, en tant qu’opposant politique, n’essaye même pas de masquer sa profonde
amertume ; Marx, lui, est tout aussi incapable de masquer sa haine pour la bourgeoisie,
classe qu’il voit partout. Il la personnalise («elle comprenait», «elle découvrait», «le coup
d’état de la bourgeoisie»...), il fait d’elle un être unique, homogène et pensant. Même si, à
la différence de ses ouvrages théoriques, il en distingue plusieurs formes (petite
bourgeoisie, bourgeoisie d’affaire, bourgeoisie de la propriété foncière...) cette
amalgamation est un travers récurrent. Marx voit la bourgeoisie uniquement comme une
force contre-révolutionnaire. La réalité est bien entendu plus complexe, une partie de la
bourgeoisie étant progressiste. On peut aussi se demander si la dynamique sociale de la
France qu’il perçoit est bonne. Est-ce que l’opposition, la lutte des classes entre le
prolétariat et la bourgeoisie est le concept pertinent pour rendre compte de la société
française entre 1848 et 1851 ? La France n’est-elle pas comme l’avait observé Tocqueville
quelques années plutôt pour les États-Unis dans un processus d’égalisation des
conditions, où les contradictions de classe tendraient à s’atténuer ? Le fait que les
principaux soutiens de l’Empire soient les paysans (classe en soi mais non pour soi qui
semble extérieure à la lutte des classes) montre bien que le Bonapartisme ne peut-être
expliqué et comprit uniquement à travers le prisme de la lutte des classes.
Marx ne parvient pas à l’objectivité qu’il cherchait, et cela transparait dans le
vocabulaire qu’il emploie, qui est loin d’être neutre. Par exemple, dans le chapitre 3, il
parle de ligne ascendante et descendante (et même rétrograde) pour qualifier les
révolutions de 1789 et celle de 1848 : l’une se radicalise vers la gauche, l’autre vers la
droite et Marx ne masque pas sa préférence pour la première. Dans le chapitre 5, il parle
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