La conscience et l`inconscient

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Chapitre 2 : La conscience
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La conscience et l'inconscient
Conscience morale et conscience psychologique
Dans le langage commun le mot conscience signifie conscience morale ou pouvoir de porter un
jugement sur nos intentions et nos actes (en allemand Gewissen). La conscience, dit Kant, c'est « la
raison pratique représentant à l'homme son devoir » (Doctrine de la venu, introduction). C'est en ce
sens qu'on dira par exemple : « Ma conscience me fait des reproches ».
Mais nous prendrons ici le mot conscience dans un sens plus large. Par exemple, je dis que j'ai
conscience d'être dans mon cabinet de travail, de tenir entre mes mains ce livre à la couverture verte.
Prise en ce sens, la conscience n'est pas un juge mais un témoin. C'est l'intuition qu'a l'esprit de ses
perceptions et de ses actes.
Le cogito cartésien
Le fameux cogito de Descartes, « je pense donc je suis », est tout simplement l'affirmation que je
suis indubitablement, irréfutablement un moi, un sujet conscient. Évoquons brièvement cet itinéraire
cartésien (Discours de la Méthode, 1637 ; Méditations métaphysiques, 1641). Descartes a entrepris de
douter de tout ce qu'il voit et de tout ce qu'il pense : « Je me résolus de feindre que toutes les choses
qui m'étaient jamais entrées dans l'esprit n'étaient non plus vraies que les illusions de mes songes. » «
Feindre », dit Descartes : il s'agit donc non d'un doute naturel mais d'un doute volontaire, d'un doute
auquel Descartes se contraint tant qu'il n'a pas trouvé une vérité absolument indubitable, une vérité
qui s'impose à lui malgré tous ses efforts pour persister dans l'entre prise du doute. Cette vérité qui
résiste à tous les assauts du doute, ce résidu d'évidence que je ne peux évacuer, c'est la présence de
ma pensée consciente : « Je pris garde que pendant que je voulais ainsi penser que tout était faux, il
fallait nécessairement que moi qui le pensais fusse quelque chose. Et remarquant que cette vérité je
pense donc je suis était si ferme et si assurée que toutes les plus extravagantes suppositions des
sceptiques n'étaient pas capables de l'ébranler, je jugeais que je pouvais la recevoir sans scrupule pour
le premier principe de la philosophie que je cherchais. »
Il est très remarquable que les premiers lecteurs de Descartes ne comprirent pas du tout ce que
signifiait ce cogito. L'exemple le plus caractéristique est celui de Pierre Gassendi (1592-1655),
chanoine de Digne dès 1614, et professeur au Collège royal (Collège de France) en 1645. Cet éminent
spécialiste de mathématiques et d'astronomie est, malgré sa foi chrétienne, encombré de préjugés
sensualistes et matérialistes à tel point que la réflexion purement philosophique de Descartes lui
échappe. Pourquoi, dit Gassendi à Descartes, organiser ce doute violent et grandiloquent ? Vous
n'aviez pas
besoin d'un « si grand appareil » pour affirmer la certitude de votre existence : « Vous pouviez
inférer la même chose de quelque autre que ce fût de vos actions » et dire par exemple : « Je mange
donc je suis » ou bien « je me promène donc je suis ». Descartes répondra patiemment à Gassendi
qu'il a précisément révoqué en doute ces actions aussi banales que manger ou se promener
puisqu'elles peuvent être illusoires (par exemple lorsqu'au cours d'un rêve je m'imagine que je mange
ou que je me promène alors que je suis immobile dans, mon lit). Ainsi il ne faut pas dire : « je mange
donc je suis, je me promène donc je suis » mais bien : « je pense que je mange, donc je suis ; je
pense que je me promène, donc je suis ». À ce moment de l'itinéraire cartésien les moindres de mes
actions ont été précipitées dans la nuit du doute. La seule chose qui résiste au doute, c'est l'évidence
de ma pensée consciente : si faux que puissent être mes jugements, il est certain que je pense. Et
cette pensée consciente est l'acte d'un sujet, de cette chose pensante que je suis. Ego cogito : c'est
moi qui pense ; ego n'est pas « un accident grammatical du verbe cogitare », il lui est indissolublement
lié. L'évidence du moi conscient est la première découverte du voyage cartésien. La démarche
cartésienne nous invite ici à une véritable conversion. Je me détourne des objets de pensée toujours
douteux pour me tourner (au prix d'un effort mental que refuse Gassendi) vers ce sujet pensant, ce
sujet conscient qui est la première vérité : « L'âme, dira Descartes, est plus aisée à connaître que le
corps. » La conscience, cette intuition que j'ai de penser et d'exister est, lorsque j'adopte une
démarche philosophique. la première vérité qui s'offre à moi.
Refus de l'inconscient chez Descartes, Alain et Sartre
Pour Descartes, on le voit, la pensée est identifiée à la conscience. Certes, lorsque Descartes aura
totalement échappé à son doute, il réintroduira le corps ; mais celui-ci se distingue radicalement de la
pensée. Pour Descartes, l'homme est double : il est âme, c'est-à-dire pensée consciente, et corps,
c'est-à-dire fragment de l'étendue. Tout ce qui en moi échappe à la pensée, à la conscience, appartient
au corps et s'explique par des mécanismes qui s ajustent dans l'espace. Alain (1868-1951) explicite
dans sa propre philosophie les idées cartésiennes : « Savoir, dit-il, c'est savoir qu'on sait. » Autrement
dit, nul ne peut penser sans avoir conscience de penser ; ce qui est inconscient ne relève plus de la
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pensée mais dépend du corps. Ce serait une erreur grave « de croire que l'inconscient est un autre
moi, une sorte de mauvais ange, diabolique conseiller ». Cette superstition serait simplement une «
idolâtrie du corps », car le mot inconscient ne saurait désigner que des mécanismes physiologiques. Le
point de vue de J.-P. Sartre (1905-1980), élève d'Alain, s'inscrit dans cette lignée cartésienne. Pour
Sartre, l'objet de la psychologie c'est l'être en situation. Mais l'être en situation est un être
conscient. Et il n'y a pour une conscience qu'une façon d'exister, c'est d' « avoir conscience qu'elle
existe ». Ainsi Sartre ignorera l'inconscient au sens fort du mot (à la place il entreprendra l'étude de la
« mauvaise foi », mais la mauvaise foi est une attitude consciente).
Inconscient = comportement inconscient
Toutefois, la négation de l'inconscient est d'abord une querelle de mot. Pour Descartes, la pensée
étant par essence une pensée consciente, la notion de pensée inconsciente est une contradiction dans
les termes. De même les psychologues, il y a encore une centaine d'années (et dans les manuels
scolaires il y a moins de cinquante ans), définissaient le plus souvent la psychologie comme une étude
de la conscience. Partir d'une telle définition c'est exclure d'emblée l'inconscient psychique. Mais
aujourd'hui la psychologie est tenue communément pour la science des comportements : on peut
donc parler d'inconscient psychique sans se contredire. Car un comportement qui est ou qui devient
inconscient ne cesse pas pour autant d'être un fait psychique.
Remarquons tout d'abord que la conscience elle-même constitue déjà une action, une façon de me
diriger vers le monde, de viser l'extérieur, autrement dit, en reprenant la formule employée par Husserl
pour caractériser cette vocation centrifuge de la conscience, une « intentionnalité ».
La conscience comme intentionnalité
Considérons des « états de conscience » tels qu'une perception, un souvenir, une émotion.
Je perçois des pots de fleurs sur mon balcon. Cette perception n'est pas un état intérieur, elle est un
acte de ma conscience qui vise un objet du monde extérieur. De même, si je me souviens d'une
journée de vacances, ce souvenir n'est pas une réalité purement intérieure, c'est un acte par lequel ma
conscience se dirige vers certains événements qui ont eu lieu dans mon passé. On en dirait autant de
l'émotion, du sentiment. Un homme se précipite sur moi et j'ai peur. Ici encore, ma peur apparaît non
comme une donnée intérieure mais comme une attitude en face de quelqu'un, comme une façon de
diriger ma conscience sur une réalité du monde extérieur. Car le monde des sentiments qui passe pour
le plus intime, le plus subjectif, n'échappe pas à cette loi : un sentiment, c'est pour moi « une façon
d'être dans le monde ». Aimer et haïr, c'est une manière de me diriger vers autrui.
Ainsi les données de ma conscience ne sauraient constituer une « vie intérieure ». Mais, tout au
contraire, selon la célèbre formule de Husserl, « toute conscience est conscience de quelque chose ».
La conscience est « intentionnalité », c'est-à-dire toujours direction vers quelque chose d'extérieur à
moi. On pourrait risquer cette formule que la conscience husserlienne n'est jamais « état de conscience
» mais toujours « conscience d'état ».
Mais si la théorie phénoménologique caractérise à juste titre la conscience comme
intentionnalité, nous devons nous hâter d'ajouter que toute intentionnalité, toute façon de nous
projeter et de nous diriger sur le monde n'est pas consciente. Nous allons montrer que la
conscience claire ne s'attache qu'à un petit nombre de nos attitudes.
La conscience comme sélection
Les exemples ne manquent pas : on peut d'abord invoquer l'habitude : le cycliste ne maintient son
équilibre qu'en imprimant sans cesse à son guidon de petits mouvements. Cette activité est
automatique, inconsciente. Elle s'exerce sans qu'on y pense. Si la conscience s'y superposait, elle ne
pourrait que la troubler. Henri Piéron évoque à ce propos un conte de l'Inde : le crapaud demanda un
jour au mille-pattes comment il s'y prenait pour marcher. Le mille-pattes, voulant lui donner une
explication, porta son attention sur cette conduite automatique et ne réussit plus à avancer !
En fait la conscience remplit une fonction de sélection. Elle est au service de l'adaptation
biologique. Elle apparaît chaque fois qu'il y a une difficulté, chaque fois que l'automatisme de l'habitude
ne suffit plus pour résoudre le problème qui nous sollicite.
Paul Chauchard remarque très justement : « La perte de conscience du sommeil apparaît comme
une réaction de désintérêt, inversement, la conscience est une réaction d'intérêt, mais non pour tout,
seulement pour ce qui peut être utile pour notre organisme, auquel nous portons attention. »
La conscience exige donc une double condition pour apparaître. D'abord la présence d'un problème
vital, qui sollicite une réaction d'adaptation, ensuite une difficulté particulière, qui exige un choix. La
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conscience surgit lorsque l'activité spontanée rencontre l'échec. Et la conscience est d'autant plus
intense que la situation est périlleuse. La conscience jaillit parmi les contradictions et les épreuves. On
a pu légitimement dire que « la conscience naît de la mauvaise conscience ».
C'est Bergson qui a développé avec le plus de force l'idée que « toute conscience signifie choix ». il a
montré que la conscience était liée au présent, au réel, à l'action. Ma tâche actuelle sollicite ma
conscience, j'évoque par exemple tous les souvenirs qui me sont utiles pour accomplir ce que je fais
dans le moment présent. D'autres souvenirs, au contraire, restent inconscients : c'est la masse des
souvenirs dont l'évocation serait tout à fait inutile pour mon activité présente.
La conscience comme synthèse
Mais la conscience n'est pas seulement sélection. Elle est aussi, comme l'a montré Pierre Janet,
synthèse. Les états d'inconscience sont souvent des états pathologiques ou simplement des états de
fatigue où la synthèse mentale ne peut s'opérer. Janet, qui menait de front des études de philosophie
et des études de médecine, avait observé dès sa jeunesse, dans le service de Charcot, à l'hôpital de la
Salpétrière, le comportement des malades « hystériques ».
Beaucoup d'hystériques présentaient de curieux phénomènes d'inconscience : par exemple tel
hystérique, tout en entretenant une conversation, écrit sous la dictée une page entière sans s'en
apercevoir. C'est le phénomène de l'écriture automatique. (Cette distraction pathologique représente
un passage à la limite d'une forme de distraction plus courante. Par exemple, à la fin d'un cours, l'élève
fatigué continue à prendre des notes sans savoir ce qu'il écrit. L'hystérique ne sait même plus qu'il
écrit.)
L'inconscient, défaut de synthèse et de « tension » psychologique
Janet explique les phénomènes d'inconscience (et en particulier la prodigieuse distraction des
hystériques) par une grave perte d'énergie mentale ou, comme il dit, par une chute de la tension
psychologique. Dans un état de santé psychique parfait, la conscience joue vraiment son rôle de
cum-science, c'est-à-dire de synthèse : la puissance synthétique de la conscience est assez grande
pour envelopper mes diverses activités. Par exemple, j'écris une lettre tout en répondant à des
questions qu'on me pose ; j'ai conscience de mes actes, je contrôle mes propres pensées. Mais la
conscience fatiguée, moins tendue de l'hystérique laisse fuir une partie de sa vie mentale. C'est ainsi
que dans le phénomène de l'écriture automatique, l'hystérique, conscient d'entretenir une
conversation, n'a plus assez de « tension psychique » pour rester conscient de ses autres activités, par
exemple du fait qu'il écrit ce qu'on lui dicte. De même, des idées, des obsessions, que sa conscience
n'a plus la force de contrôler, s'emparent aisément de lui et s'inscrivent dans des symptômes
hystériques. Les symptômes morbides, le déferlement des automatismes inconscients représentent une
dissociation de la personnalité. accusent la chute de la synthèse mentale, du contrôle vigilant de la
conscience.
La signification d'un comportement peut être inconsciente
Mais il y a un autre cas possible : je peux avoir conscience des actes que j'accomplis mais ne
pas m'apercevoir de la signification de ces actes. Le comportement est conscient, sa
signification profonde ne l'est pas. Le sens de ses propres actes est obscur pour moi alors qu'autrui
le saisit peut-être clairement. Ainsi tel amoureux peut prendre pour de simples politesses les
prévenances constantes qu'il a pour une femme, tandis que ses amis ont deviné sa passion avant que
lui-même la reconnaisse clairement pour ce qu'elle est. Charles Baudouin dit que l'inconscient est « la
marge dont la conduite déborde la conscience ». On peut préciser ainsi cette définition : l'inconscient
c'est la distance qu'il y a entre l'interprétation naïve que je donne mes actes et leur signification vraie
et bien souvent la distance entre mon aveuglement et la lucidité d'autrui. Sous cette forme le thème
d'un inconscient psychique a été traité depuis longtemps. La Rochefoucauld écrivait dès 1665 : «
L'amour-propre est souvent invisible à lui-même, il nourrit sans le savoir un grand nombre d'affections
et de haines et il en forme de si monstrueuses que lorsqu'il les a mises au jour il les méconnaît et ne
peut se résoudre à les avouer. » L'homme tel que le voit La Rochefoucauld se croit volontiers généreux
alors qu'il n'est que vaniteux, se croit bienveillant et serviable alors qu'il ne fait que se ménager
habilement des appuis.
De la même façon, au 19e siècle, Karl Marx découvre des mobiles inconscients à certains idéaux
politiques qui se croient très purs : par exemple, les hommes de 1789, lorsqu'ils préparaient la
suppression des corporations, croyaient dans leur conscience claire libérer les citoyens d'une tutelle
oppressive ; en réalité, ces grands bourgeois cherchaient obscurément à créer une classe d'ouvriers
isolés et sans défense devant leurs employeurs. Plus tard, orléanistes et légitimistes pouvaient croire
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que leur opposition s'expliquait par leur pure fidélité à des personnes royales différentes et même
seulement à des drapeaux divers (la royauté ne fut pas rétablie à la fin du 19 e siècle parce que les
légitimistes ne voulaient pas renoncer au drapeau blanc tandis que les orléanistes exigeaient le
drapeau bleu-blanc-rouge !). En réalité — et d'une façon inconsciente pour beaucoup — les orléanistes
représentaient les intérêts de la grande industrie et les légitimistes ceux de la propriété foncière
traditionnelle. Ainsi, selon Marx, la conscience claire peut être « mystifiée » par des mobiles
inconscients d'ordre économique. On dirait de nos jours que La Rochefoucauld et Marx faisaient avant
la lettre la « psychanalyse » de leurs contemporains.
La psychanalyse est en effet une méthode de recherche psychologique destinée à révéler les
préoccupations inconscientes que nous refusons de nous avouer à nous-mêmes, autrement dit que
nous refoulons. Il s'agit de me faire pénétrer « jusque dans ces secrets que je crains de savoir ».
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