La spécificité la plus importante de l’évolution humaine tient
au fait que culture et construction de niche se renforcent
mutuellement : la culture qui se transmet entre générations
modifie l’environnement dans un sens qui la favorise tou-
jours plus. La construction de niche, qui se sert de ces savoirs,
devient donc de plus en plus puissante.
Il ne s’agit pas là d’une simple spéculation. Pour l’établir,
l’un d’entre nous (Kevin N. Laland) et ses collègues ont mis
au point un ensemble de modèles mathématiques appli-
qués à la génétique des populations [6]. Les résultats mon-
trent que la « construction culturelle de niche » provoque
des boucles de rétroaction. Comment fonctionnent-elles ?
Nous classons ces boucles de rétroaction en deux grandes
catégories [fig. 1]. La première implique des processus pure-
ment culturels. Supposons, par exemple, que les hommes
modifient leur environnement en le polluant. Cette pollu-
tion peut stimuler l’invention et le développement d’une
nouvelle technologie pour faire face à la contamination.
Quand cette adaptation technologique suffit à contrecarrer
le changement environnemental, la boucle reste confinée
au domaine culturel et n’a pas de conséquences génétiques.
Il n’y a donc pas de sélection naturelle et pas d’évolution.
Si c’était la seule voie de réponse pour les hommes, l’évo-
lution humaine s’arrêterait.
Culture insuffisante
Mais ce n’est pas le cas. Parfois, les réponses uniquement
culturelles ne suffisent pas. Une deuxième boucle de rétroac-
tion met alors en œuvre à la fois les processus culturels et
génétiques. Restons sur l’exemple de la pollution : imaginons
qu’il n’y ait pas de technologie disponible pour la contrer, ou
que cette technologie existe mais soit trop onéreuse pour être
exploitée, ou simplement que les hommes n’aient pas cons-
cience de l’impact de leurs activités sur l’environnement. Si
une telle situation perdure pendant suffisamment de généra-
tions, les génotypes les mieux adaptés à ces environnements
culturellement modifiés augmenteront dans la population : la
sélection naturelle est à l’œuvre, et l’espèce évolue.
Dans certains cas, cette deuxième voie peut aussi avoir des
conséquences sur les processus culturels eux-mêmes. En
général, quand la construction culturelle de niche modifie
la sélection naturelle, les allèles* favorisés n’ont vraisem-
blablement pas ou peu d’influence directe sur l’expression
de la culture humaine elle-même. Cependant, à certaines
périodes de l’évolution humaine, la construction de niche
culturelle pourrait avoir modifié la sélection naturelle et
conduit à des adaptations génétiques, qui ont affecté à leur
tour notre culture.
Le modèle de coévolution du langage et du cerveau humain
proposé par Terrence Deacon, de l’université de Berkeley,
en est un exemple. Selon lui, la structure du langage a dû se
développer en un long processus au cours duquel le cerveau
et différents aspects du langage ont
exercé des pressions de sélection les
uns sur les autres [7]. Les premières
formes de pensée symbolique ont
créé un nouvel environnement
culturel auquel le cerveau a dû
s’adapter. Et vice versa.
Ces rétroactions peuvent avoir des
effets qualitativement très différents, laissant par conséquent
des empreintes bien distinctes. Par exemple, de la première
boucle on peut s’attendre à des « signatures culturelles » sous
forme de changements que seule une construction culturelle
de niche antérieure peut expliquer ; sans même nécessairement
passer par une modification de l’environnement. L’apparition
de la pêche, il y a environ 50 000 ans, en est un exemple. Elle a
probablement requis l’invention et la fabrication, préalable ou
simultanée, d’instruments comme les filets ou les hameçons
et, plus tard, il y a 12 000 ans environ, de flèches à structure
crantée vraisemblablement utilisées comme harpons [8]. Pour
les archéologues, ces outils sont des signes culturels de l’acti-
vité de pêche. L’arrivée des humains en Australie par la mer
entre – 60 000 et – 40 000 ans est un autre exemple. Ils ont dû
apprendre, avant, à construire des bateaux.
Dans ces exemples, nos ancêtres n’ont pas développé d’adap-
tation biologique, ni pour trouver plus de nourriture ni pour
traverser de grandes étendues d’eau, parce qu’ils ont
QUELS SONT, CHEZ L’HOMME, LES EFFETS DES ADAPTATIONS LIÉES À LA CULTURE ? Prenons comme point de
départ une nouvelle modification culturelle . Cette construction de niche peut modifier l’environnement .
À son tour, cet environnement transformé peut conduire à une
sélection culturelle , c’est-à-dire forcer la population à adopter
des pratiques plus fonctionnelles dans ces nouvelles conditions,
ou à développer de nouvelles technologies. Si ces solutions sont
satisfaisantes, on reste dans la boucle 1 (en jaune, ). À leur
tour, ces changements culturels peuvent entretenir ou entraîner
une nouvelle construction de niche, et on recommence ainsi la
boucle. En revanche, si les réponses culturelles n’existent pas, ne
sont pas suffisantes ou pas assez rapides , les modifications de
l’environnement se poursuivent : la sélection naturelle opère
, et les adaptations génétiques peuvent survenir . C’est la
boucle 2 (en rouge). Dans certains cas (en gris), l’adaptation
biologique peut aussi influencer les processus culturels .
© INFOGRAPHIE ; SYLVIE DESSERT
Effets en boucle
Fig.1