SURVIVRE AU DEVELOPPEMENT SERGE LATOUCHE Face à la mondialisation, qui n’est que le triomphe planétaire du tout-marché, il nous faut concevoir et vouloir une société dans laquelle les valeurs économiques ont cessé d’être centrales ou uniques, où l’économie est remise à sa place comme simple moyen de la vie humaine et non comme fin ultime. Il nous faut renoncer à cette course folle vers une consommation toujours accrue. Ce n’est pas seulement nécessaire pour éviter la destruction définitive de l’environnement terrestre, mais aussi et surtout pour sortir de la misère psychique et morale des humains contemporains. Il s’agit là d’une véritable décolonisation de notre imaginaire et d’une déséconomicisation des esprits nécessaires pour changer vraiment le monde avant que le changement du monde ne nous y condamne dans la douleur. Il faut commencer par voir les choses autrement pour qu’elles puissent devenir autres, pour que l’on puisse concevoir des solutions vraiment originales et novatrices. Il s’agit de mettre au centre de la vie humaine d’autres significations que l’expansion de la production et de la consommation. Tous les peuples opprimés, étranglés, humiliés de la planète n’aspirent pas nécessairement à ce que cachent les miracles et les mirages du développement quels que soient les emballages. Ils aspirent sans doute d’abord à survivre. Non d’une survie purement biologique mesurée en calories, ou purement matérielle, comme le donne à penser la vision économiste et développementiste, mais d’une survie culturelle en terme de chaleur humaine. Ils aspirent si possible à vivre « bien ». Bien et non pas toujours plus, ni mieux. Cela signifie vivre dans la dignité, selon leurs valeurs, leurs normes et leurs choix culturels, sans être piégés et broyés par et dans la course au plus haut PNB. Au fond, n’est-ce pas aussi une aspiration profonde partagée par les petites gens du Nord ? C’est cette aspiration que vise à réaliser la décroissance conviviale combinée au localisme. LA DECROISSANCE CONVIVIALE Une chose paraît acquise, désormais : même la reproduction durable de notre système prédateur n’est plus possible. Il faut toute la foi des économistes orthodoxes pour penser que la science de l’avenir résoudra tous les problèmes et que la substituabilité illimitée de la nature par l’artifice est concevable. Peut-on vraiment obtenir le même nombre de pizzas en diminuant toujours la quantité de farine mais en augmentant le nombre de fours ou de cuisiniers ? Et même si l’on peut espérer capter de nouvelles énergies, serait-il raisonnable de construire des gratteciel sans escaliers ni ascenseurs sur la base de la seule espérance qu’un jour nous triompherons de la loi de la gravité ? C’est pourtant ce que nous faisons avec le nucléaire, accumulant des déchets potentiellement dangereux pour les siècles à venir sans solution en perspective. Contrairement à la conception de certains écologistes réformistes, l’état stationnaire et la croissance zéro ne sont ni possibles, ni souhaitables. La décroissance est inéluctable. Elle devrait être organisée non seulement pour préserver l’environnement, mais aussi et peut-être surtout pour restaurer le minimum de justice sociale sans lequel la planète est condamnée à l’explosion. Survie sociale et survie biologique paraissent étroitement liées. Les limites du « capital » nature ne posent pas seulement un problème d’équité intergénérationnelle dans le partage des parts disponibles, mais un problème d’équité entre les membres actuellement vivant de l’humanité. La décroissance ne signifie pas une régression du bien-être. La plupart des sagesses considéraient que le bonheur se réalisait dans la satisfaction d’un nombre judicieusement limité de besoins. L’évolution et la croissance lente des sociétés anciennes s’intégraient dans une reproduction élargie bien tempérée, toujours adaptée aux contraintes naturelles. C’est parce que la société vernaculaire a adapté son mode de vie à son environnement qu’elle est durable, et parce que la société industrielle s’est au contraire efforcée d’adapter son environnement à son mode de vie qu’elle ne peut espérer survivre. Aménager la croissance signifie renoncer à l’imaginaire économique, à la croyance que plus égale mieux. Le bien et le bonheur peuvent s’accomplir à moindre frais. Redécouvrir la vraie richesse dans l’épanouissement de relations sociales conviviales à l’intérieur d’un monde sain peut se réaliser avec sérénité en pratiquant la frugalité, la sobriété voire une certaine austérité dans la consommation matérielle, bref, ce que certains ont préconisé sous le slogan gandhien de « simplicité volontaire ». Après avoir pris conscience des méfaits du développement, il s’agit d’aspirer à une meilleure qualité de vie. Nous entendons réclamer le progrès de la beauté des villes et des paysages, le progrès de la pureté des nappes phréatiques qui nous fournissent l’eau potable, de la transparence des rivières et de la santé des océans, exiger une amélioration de l’air que nous respirons, de la saveur des aliments que nous mangeons. Il y a encore bien des perfectionnements à apporter pour lutter contre l’invasion du bruit, pour accroître les espaces verts, pour préserver la faune et la flore sauvage, pour sauver le patrimoine naturel et culturel de l’humanité, sans parler des avancées à faire dans le domaine de la démocratie. En ce qui concerne les pays du Sud, touchés de plein fouet par les conséquences négatives de la croissance du Nord, il s’agit moins de décroître que de renouer le fil de leur histoire rompu par la colonisation, l’impérialisme et le néoimpérialisme militaire, politique, économique et culturel, pour se réapproprier leur identité. C’est la condition pour qu’ils soient en mesure d’apporter à leurs problèmes les solutions appropriées. Il peut être judicieux pour eux de réduire la production de certaines cultures spéculatives destinées à l’exportation (café, cacao, arachide, coton), mais aussi ces nouvelles cultures de luxe (fleurs, fruits et légumes de contre-saison, crevettes) comme il peut s’avérer nécessaire d’accroître celle des cultures vivrières. On peut songer aussi à renoncer à l’agriculture productiviste comme au Nord pour reconstituer les sols et les qualités nutritionnelles. Sans doute, sera-t-il nécessaire d’entreprendre des réformes agraires, de réhabiliter l’artisanat qui s’est réfugié dans l’informel. Il appartient aux peuples du Sud de préciser quel sens peut prendre pour eux la construction de l’après-développement. LE LOCALISME L’économie mondiale a exclu des campagnes des millions et des millions de personnes, elle a détruit leur mode de vie ancestrale, supprimé leurs moyens de subsistance, pour les jeter et les agglutiner dans les bidons-villes et les banlieues du tiers-monde. Ce sont les « naufragés du développement ». Ces laissés-pour-compte, condamnés dans la logique dominante à disparaître, n’ont d’autre choix pour survivre que de s’organiser selon une autre logique. Ils doivent inventer, et certains au moins inventent effectivement un autre système, une autre vie. On a repéré cette alternative sous le nom d’économie informelle. Toutefois, dans l’informel qui nous intéresse ici, on n’est pas dans une économie, même autre, on est dans une autre société. L’économique n’est pas autonomisé en tant que tel. Il est dissous, incorporé dans le social et en particulier dans les réseaux complexes qui structurent les cités populaires de l’Afrique. C’est la raison pour laquelle le terme de « société vernaculaire » est plus approprié pour parler de cette réalité que celui « d’économie informelle ». Il s’agit avant tout des façons dont les « naufragés du développement » produisent et reproduisent leur vie, hors du champ officiel, par des stratégies relationnelles. Ces stratégies incorporent toutes sortes d’activités « économiques », mais ces activités ne sont pas ou faiblement professionnalisées. Les expédients, les bricolages, la débrouille de chacun s’inscrivent dans des réseaux. Les reliés forment des grappes. Au fond, ces stratégies fondées sur un jeu subtil de tiroirs sociaux et économiques sont comparables aux stratégies ménagères, qui sont le plus souvent les stratégies des ménagères, mais transposées dans une société où les membres de la famille élargie se compteraient par centaines. On reconnaît dans ce fonctionnement la logique du don et des rituels oblatifs. Ici comme partout, le lien social fonctionne sur l’échange ; mais l’échange, avec ou sans monnaie, repose plus sur la réciprocité que sur le marché. On est en présence de la triple obligation de donner, de recevoir et de rendre telle que l’analyse Marcel Mauss. Ce qui est central et fondamental dans cette logique du don, c’est que le lien remplace le bien. Réussir la société locale implique de ne pas se cantonner à un « tiers » secteur, mais de coloniser progressivement les deux autres, à savoir le marché capitaliste et l’Etat. Il s’agit aussi de s’appuyer sur une démocratie locale revivifiée. Lorsque les innovations alternatives participent au projet de construire une autre société, on devrait parler de « post-développement » puisqu’on est en face de tentatives d’inventer une nouvelle logique sociale, fondée sur la revalorisation des aspects non économiques de la vie, sur le « don » entendu comme triple obligation, et sur de nouveau rapports sociaux. Le danger de la plupart des initiatives alternatives volontaristes est de se cantonner dans le créneau qui leur ont permis de naître et de se développer au lieu de travailler à la construction et au renforcement d’une niche au sens écologique du terme, c’est-àdire un ensemble d’innovations alternatives visant à une cohérence globale. La stratégie de la niche est une leçon de l’expérience africaine de la société vernaculaire qui peut aussi servir pour tous ceux qui sont engagés dans les entreprises alternatives. La gestion alternative doit davantage s’appuyer sur la niche que sur le créneau. Le « créneau » est un concept d’une stratégie militaire de conquête et d’agression, lié à la rationalité économique et dominante. Ce qui peut faire vivre l’entreprise alternative, à terme, c’est bien plutôt la niche. La niche est un concept écologique beaucoup plus proche de l’antique prudence et d’une conception sociale de l’efficacité, étrangère à l’efficience économique. L’entreprise alternative vit ou survit dans un milieu qui est et doit être différent du marché mondialisé. C’est ce milieu porteur dissident qu’il faut définir, protéger, entretenir, renforcer et développer par la résistance. La stratégie de la niche ne consiste pas à préserver une oasis dans le désert du marché mondial, mais à étendre progressivement « l’organisme » sain pour faire reculer le désert ou le féconder. Il s’agit de coordonner la protestation sociale avec la protestation écologique, avec la solidarité envers les exclus du Nord et du Sud, avec toutes les initiatives associatives pour articuler résistance et dissidence, et pour déboucher à terme sur une société autonome participant à la décroissance conviviale.