L`Europe canonisée - Département de science politique

L’Europe canonisée ? Un requiem
LE MONDE | 13.03.2013 à 15h13 Par Arnaud Leparmentier
Après l'Europe Prix Nobel de la paix, l'Europe canonisée ? En ces temps de conclave, nous
perdons patience. Pas pour connaître le nom du successeur de saint Pierre, mais pour accélérer
le procès en béatification du père de l'Europe, l'ancien ministre des affaires étrangères français
Robert Schuman (1886-1963). Fichue Eglise catholique, qui se fait griller par les protestants
norvégiens du comité Nobel.
La procédure fut engagée en 1990 par le diocèse de Metz, sous l'insistance, dit-on, du très
politique Jean Paul II ; le dossier fut transmis à Rome en 2004... Et puis, plus rien. Pour
béatifier Robert Schuman, qui fut "une âme pour l'Europe", selon l'expression du cardinal
Poupard, il faut trouver un signe de Dieu, une guérison miraculeuse. Pourtant, le miracle a eu
lieu sous nos yeux : la déclaration Schuman du 9 mai 1950, c'est le miracle de l'après-guerre,
qui rendit la guerre entre la France et l'Allemagne "matériellement impossible". Elle lança la
communauté du charbon et de l'acier, et permit d'installer la paix.
Mais aujourd'hui, le Vatican regarde ailleurs, vers les continents émergents. Il bat monnaie en
euro, mais est de plus en plus étranger à l'Europe. Il devient une île, encore plus que la
Grande-Bretagne. Avec la mort du Polonais Jean Paul II et le renoncement de l'Allemand
Benoît XVI, s'éteint la lignée des papes du XXe siècle, qui cherchaient à accompagner la
rédemption de l'Europe après les deux guerres mondiales. Les citoyens du Vieux Continent le
lui rendent bien. Morne indifférence qui tranche avec les buts de la construction
européenne.
"TROIS TONSURES"
A l'époque, on dénonçait l'"Europe vaticane". Dans les frontières de l'ancien Empire
carolingien, il fallait construire l'Europe des Six. La droite fasciste avait commis les pires
crimes, les communistes étaient de l'autre côté du rideau de fer, les socialistes n'avaient pas
encore abjuré le marxisme, comme le firent les sociaux-démocrates allemands au congrès de
Bad-Godesberg en 1959. Emergèrent donc une poignée de dirigeants catholiques, tous de
langue germanique, en France, en Allemagne et en Italie, "la triple alliance Schuman,
Adenauer, Gasperi, trois tonsures sous la même calotte", selon le mot féroce du président de
la République Vincent Auriol.
Dans l'Europe dévastée par les totalitarismes et menacée par l'URSS, ces chrétiens-
démocrates au pouvoir inventèrent une idéologie transnationale fondée sur la protection
militaire américaine et la supranationalité européenne. Elle satisfaisait à la fois les Américains
et le Vatican, qui veillait au grain. "L'Europe ne trouvera pas sa véritable cohésion dans la
politique nationaliste", reproche le pape Pie XII, dans son message de Noël 1954, tançant la
France pour son rejet de la Communauté européenne de défense.
Ces catholiques sont moins aux ordres de Rome que le prétendent leurs détracteurs. Konrad
Adenauer, en créant la CDU, élargit l'ancien Zentrum catholique aux protestants : son parti
n'est pas romain, mais d'inspiration chrétienne. En Italie, Pie XII n'obtient pas tout : il ne
reçoit pas Alcide de Gasperi en 1952 pour son trentième anniversaire de mariage, car ce
dernier a refusé une alliance élargie aux néofascistes pour contrer la gauche aux élections
municipales à Rome. Et dès 1961, Jean XXIII dit vouloir "élargir le Tibre", c'est-à-dire
prendre ses distances avec la politique italienne. Avec le concile de Vatican II puis Mai 68, la
modernisation de l'Eglise s'accompagne d'une sécularisation et d'une déchristianisation de
l'Europe.
Pourtant, le Vatican se sent chez lui en Europe, dans les années 1980. "N'ayez pas peur !", a
lancé Jean Paul II à ses compatriotes polonais, lointaine riposte au mot de Staline à Churchill
qui lui aurait demandé en 1945 de respecter la liberté religieuse en Europe centrale : "Le pape,
combien de divisions ?" Le syndicat Solidarité est le modèle, tandis qu'en Europe de l'Ouest,
le président de la Commission Jacques Delors, catholique plus allemand que socialiste,
relance l'intégration européenne. Le modèle d'économie sociale de marché est un compromis
heureux entre démocratie chrétienne et social-démocratie.
DÉFAITE SUR DÉFAITE
Puis, tout s'effondre. En même temps que le mur de Berlin censé sceller la victoire de Jean
Paul II. En ces temps de mondialisation, c'est Margaret Thatcher qui marque des points : la
droite devient libérale, nationale, antisociale, antisyndicale. C'est la défaite de l'UDF de
Giscard. Le parti populaire européen (PPE), qui regroupait les chrétiens-démocrates, s'élargit
aux conservateurs britanniques, aux partisans de l'espagnol Jose Maria Aznar, à ceux de
Silvio Berlusconi, aux néogaullistes du RPR. Dès 2002, le premier ministre luxembourgeois
Jean-Claude Juncker étouffe dans un parti européen devenu incohérent. "Je vais fonder une
amicale des anciens démocrates-chrétiens", soupire ce chrétien-social lors d'un congrès du
PPE. Helmut Kohl, qui a donné le mauvais exemple, renonçant aux Etats-Unis d'Europe et
préférant s'allier à des partis nationalistes dans l'Europe non carolingienne. Pour éviter de voir
une formation s'imposer en Europe à sa droite.
"Les chrétiens se sont retrouvés coupés de la droite par le social, de la gauche par la
morale", résume l'intellectuel centriste Jean-Louis Bourlanges. Ils n'ont, depuis, cessé
d'essuyer des défaites : symboliques avec la non-inscription des valeurs chrétiennes dans la
constitution européenne rédigée par Valéry Giscard d'Estaing ; sociétale avec la généralisation
du divorce, la facilitation de l'avortement à travers l'Europe, à l'exception de l'Irlande et de
Malte, et l'extension progressive du mariage gay.
Quant à l'Eglise, si son discours contre les excès du capitalisme existe, si elle a pris position
en faveur des Roms à l'été 2010 après les diatribes de Nicolas Sarkozy, elle reste peu audible.
Parce que, lorsqu'elle lance ses "divisions" dans la rue, l'Eglise le fait sur des sujets jugés
réactionnaires - contre le mariage homosexuel -, en Espagne ou en France. Le Vatican est bien
hors d'Europe.
Soixante ans après sa mort, la béatification de Robert Schuman ne doit pas inquiéter les
anticléricaux : elle sonnerait comme un requiem.
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