CHI 013A – Mars 2006 – La transition Ming

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CHI 013A – Mars 2006 – La transition Ming-Qing
LES QING 清 (I)
LA TRANSITION MING-QING (1644-1661)
INTRODUCTION
Les historiens occidentaux ont pris pour habitude d’utiliser l’expression « transition MingQing ». Dans son sens le plus strict, c’est la période qui s’ouvre en 1644 et va jusqu’au début
du règne de Kangxi (1661). On pourrait aussi prendre comme date symbolique de fin 1662,
date à laquelle le dernier prétendant à la succession des Ming est tué. D’autres historiens
préfèrent la date de 1683 (conquête de Taiwan, où s’étaient réfugiés les derniers supporters
loyalistes). Dans un sens plus large, on peut parler de « transition Ming-Qing » tant qu’il y a
encore en vie des gens qui sont nés sous les Ming et avaient au moins 20-25 ans en 1644,
donc la période en gros jusqu’à la fin du 17e siècle. Pour le début, on n’est pas obligé de
choisir 1644. Certains prennent 1620 (fin du règne de Wanli), d’autres disent qu’il faut
commencer à parler de « transition Ming-Qing » dès l’apparition de Nurhaci, au tournant du
17e siècle. On en arrive ainsi à définir tout le 17e siècle comme « transition Ming-Qing ».
C’est affaire de goût (à chacun d’argumenter sur : quand les Ming ont-ils pris fin ?).
Les années 1644-1661 constituent une période complexe de l’histoire impériale
chinoise : il se passe beaucoup d’événements en même temps (nécessité d’être précis dans la
chronologie), partout en Chine. L’histoire s’accélère, des bouleversements énormes et rapides
ont lieu, le tout sur un fond de violence continuelle. Ces caractéristiques sont propres aux
périodes de transition dynastique (cf. la guerre civile de la fin des Yuan).
D’abord, c’est la fin d’un monde. La fin d’un monde qui a duré trois siècles, celui des
Ming, et qui ne devient, au fils des ans, plus qu’un souvenir. La reconquête du pouvoir, à
laquelle certains Chinois n’ont pas renoncé, devient de plus en plus une cause perdue : il faut
se faire une raison…
C’est, pour des millions de Chinois, surtout les élites lettrées (y compris celles qui ont
collaboré) un traumatisme culturel, mental, personnel et collectif considérable que cette
invasion étrangère (imaginons un instant une France qui serait toujours allemande depuis juin
1940 !). Le traumatisme va amener dans un premier temps résistance militaire et idéologique,
et ensuite introspection, réflexion. C’est une époque où les gens – y compris des obscurs
inconnus – ont écrit sur leurs états d’âme, leur vie, avec une volonté d’exorciser un sentiment
de culpabilité (« j’ai survécu alors que tant d’autres sont morts ») ou de se justifier (on expose
ses dilemmes intérieurs). On honore la mémoire des morts, de ceux qui se sont sacrifiés (ses
parents ou ses grands-parents). On se demande si on a bien agi, si on a fait tout ce qu’il fallait
pour sauver la patrie, on se disculpe (ce n’est pas de ma faute, ça me dépassait, c’est la faute
des militaires qui n’ont pas bien défendu le pays, etc.).
Ceux qu’on a appelés les « penseurs de la transition », comme Huang Zongxi (16101695), Gu Yanwu (1613-1682) ou Wang Fuzhi (1619-1692) pour ne citer que les trois plus
célèbres, se demandent : pourquoi ? qui est responsable ? comment la Chine a-t-elle pu se
mettre dans la « gueule du tigre » (hukou 虎 口 , expression voulant dire une « situation
dangereuse ») ? comment une poignée de conquérants ont-ils pu faire main basse sur l’empire ?
où a-t-on failli ? Ces penseurs recherchent les causes profondes de la débâcle : est-ce la faillite
d’un modèle politique (l’absolutisme, le factionnalisme, la centralisation excessive), d’un
modèle économique, voire celle d’un modèle culturel (faillite du néo-confucianisme de Wang
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Yangming, accusé désormais d’être trop éloigné de l’action) ? Pour eux, la défaite est
inimaginable… On s’auto-flagelle (tout en maudissant l’envahisseur).
Du côté des conquérants, rien n’est simple non plus. Tâche colossale à accomplir :
faire redémarrer l’économie, remplir les caisses, penser l’appareil de gouvernement central et
local (que garder, que supprimer parmi les institutions existantes ?), s’attirer la sympathie des
Chinois conquis, réprimer la résistance militaire qui n’a pas dit son dernier mot. Deux maîtres
mots qualifient cette période du point de vue du pouvoir Qing : reconquête et consolidation
(ces deux axes seront poursuivis avec brio par Kangxi, cf. prochain chapitre).
1. LA CONSOLIDATION DU NOUVEAU RÉGIME
1.1. La régence de Dorgon (1644-1650)
Dorgon, régent du tout jeune empereur depuis 1643, est le maître de l’empire jusqu’à sa mort
en 1650. Shunzhi l’appelle « oncle régent » et Dorgon, pour se faire accepter des élites
chinoises, se compare au duc de Zhou, qui, au 11e siècle avant notre ère, avait été le régent de
son jeune neveu1. Comble du cynisme (il prend une référence chinoise, comme s’il était un
lettré chinois !).
Pendant les six ans de sa régence, Dorgon commence par poursuivre la traque de Li
Zicheng (jusqu’en avril 1645 : Li fuit Xi’an prise, passe par la vallée de la Han, est poursuivi,
on ne sait pas comment il est mort), celle de Zhang Xianzhong (qui fonde son État
indépendant au Sichuan en 1645 et est finalement capturé par le neveu de Dorgon, Haoge, et
exécuté en 1647; la traque de Zhang Xianzhong met le Sud-Ouest à feu et à sang, immenses
dégâts), et la conquête, ramenant dans le giron mandchou de plus en plus de provinces (autour
de la capitale d’abord, puis au centre, puis au Sud)[cf. carte sur le polycopié], et envoyant à
chaque fois des régiments des Bannières pour maintenir l’ordre. Il interdit aux armées de faire
du butin, maintient une discipline solide. Ces armées sont dispersées une fois qu’elles rentrent
de leurs campagnes (on cherche à éviter que se forment des réseaux de loyautés).
Il a fallu se faire Chinois, et c’est allé avec un certain cynisme, une certaine hypocrisie,
et toute une propagande (fondée sur les vertus morales confucéennes). Le but, pour les
Mandchous, était de se légitimer, de « faire passer la pilule », notamment de prouver qu’on
n’avait pas usurpé le mandat céleste, mais qu’on en avait légitimement hérité (très important
aux yeux des Chinois). Dorgon se présente comme le sauveur de la Chine, un justicier (« ce
sont les rebelles paysans les responsables de la chute des Ming, pas nous ! Jamais une
dynastie n’a pris le pouvoir plus légitimement que nous ! »).
D’autre part, Dorgon prend soin d’annoncer que les Mandchous n’opéreront pas de
ségrégation ethnique. Ainsi, en 1646, publicité est faite de l’exécution en public d’un
Mandchou qui avait tué un Chinois et pris ses biens. Le décret publié à ce moment-là vise à
éviter tout débordement (meurtres, brimades, spoliations de Chinois). Il faut se rappeler qu’à
l’époque, la plupart des Mandchous en Chine étaient armés, alors que la population chinoise
ne l’était pas, ce qui favorisait les dérapages.
Dès le départ (contrairement aux dynasties étrangères passées), les Mandchous ont eu
besoin des Mongols et des Chinois (dès la phase de conquête, car ils n’avaient pas une
supériorité militaire criante, et ensuite pour gouverner, car comment une poignée d’hommes
peuvent-ils imposer leur loi sans opposition ?). Parmi les hommes qui sont entrés en Chine en
1644, les Mandchous étaient en minorité ! Ils sont entrés en Chine grâce à l’appui de Chinois
1
Yongle avait déjà utilisé la même référence historique pour justifier sa prise de pouvoir par les armes en 1402.
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(et y ont gouverné grâce à ces mêmes appuis). Sans l’appui de ces soldats-paysans (colons du
Liaodong), de ces fonctionnaires et généraux chinois ralliés de gré ou de force, avant et après
1644, ils n’auraient pas pu conquérir la Chine puis faire leur mue from horseback to politics
(cf. la phrase du conseiller de Liu Bang, le fondateur de la dynastie Han, à son maître, phrase
qui avait déjà été répétée aux oreilles des conquérants mongols par leurs conseillers chinois,
voir le chapitre sur les Yuan). Certains historiens pensent même que sans ces alliés Chinois,
Dorgon et sa clique n’auraient même eu aucune idée de comment conquérir puis s’implanter
en Chine. Les Mandchous avaient même eu l’idée, avant 1644, de tuer tous les Chinois et de
rentrer en Mandchourie ! Ils auraient donc eu beaucoup de chance… Par exemple, ce sont des
conseillers chinois qui poussèrent Dorgon à s’allier à Wu Sangui pour vaincre Li Zicheng (ils
savaient que Li n’avait plus aucun soutien populaire car ses hommes s’étaient comportés en
brutes dans Pékin). Cela dit, pendant toute la conquête, les Mandchous dirigeaient toujours les
opérations.
Besoin vital d’exploiter la Chine pour les Mandchous. Dissensions sur la méthode au
sein de l’aristocratie : exploitation dure, sauvage, oppressive ? Ou modération (gains à long
terme) ? C’est la deuxième politique qui va l’emporter : nécessité de s’adapter, de trouver des
compromis (même si on les impose par la force). Politique qui sera parfaitement appliquée par
Kangxi (mélange de fermeté et de modération). Dans l’immédiat, les riches terres conquises
(notamment celles du clan impérial des Ming) sont données aux hommes des Bannières, aux
princes du sang et aux membres des clans aristocratiques.
Le discours est en apparence pacifique : si vous nous acceptez, collaborez, on vous
laissera tranquilles, mais sinon ça va mal se passer. D’un côté, la nécessité de se présenter
sous un bon jour, de l’autre la conviction de la supériorité ethnique mandchoue, à imposer au
besoin par la force. On peut noter que dès avant 1644, les Mandchous avaient eu accès à des
traductions des histoires dynastiques des Khitan, des Jurchen, des Mongols, et en avaient tiré
les leçons : il ne faut pas trop se siniser (ces peuples, disaient-ils, avaient oublié leurs
traditions, ce qui avait causé leur chute) !
Problèmes très symboliques de la natte et du vêtement… Le port de la natte (et le
devant du crâne rasé) et du vêtement serré étaient des traditions mandchoues. Les Mandchous
croyaient les faire passer facilement auprès des Chinois : c’était évident dans leurs coutumes.
Mais il n’en fut rien. En juin 1644, ils sont obligés de retirer le décret au bout de deux
semaines car énorme opposition, mais finalement, le décret est adopté en 1645 (d’abord pour
les soldats chinois intégrés dans l’armée mandchoue, puis pour l’ensemble des hommes).
L’imposition de la natte a aussi un but pratique : reconnaître au premier coup d’œil les sujets
mandchous. Elle va avoir des conséquences explosives. On peut parler de gaffe, car elle
ranime la résistance, elle va devenir l’étincelle, le cheval de bataille des lettrés chinois (cf. les
débats sur le voile chez nous). Rappelons que le Classique de la piété filiale stipule de ne pas
porter atteinte à son corps, y compris à ses cheveux, et que par exemple la tonsure obligatoire
pour les bonzes avait déjà suscité des réactions. La résistance s’explique par le fait que
l’adoption de la natte est vue comme une soumission honteuse à une tradition barbare (les
lettrés Chinois avaient les cheveux longs, qu’ils soient défaits ou en chignon). Suicides de
gens qui refusent de se raser la tête et de se faire couper les cheveux (« plutôt se faire couper
la tête que les cheveux ! »).
Même chose (mais moins de résistance) avec la robe serrée par rapport à la robe
chinoise à manches larges… Les Mandchous essaieront aussi (dès 1645, puis nouveaux
efforts dans les années 1660) d’interdire la tradition chinoise du bandage des pieds des
femmes, mais, n’y arrivant pas, renonceront.
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Autre mesure « ethnique » (1648) : Dorgon décrète que la partie nord de Pékin (où se
trouve la Cité interdite) doit être réservée aux Mandchous, aux Mongols et aux Chinois ralliés
(Mancheng, « ville mandchoue », la « ville tartare » dans les récits de voyageurs occidentaux).
C’est là que s’installent les nouveaux migrants, c’est-à-dire les « gens des Bannières »,
Bannières constituées, rappelons-le, au début du 17e siècle en Mandchourie2. La partie sud
(« ville extérieure ») est réservée aux Chinois, qui ne peuvent pas passer la nuit dans la ville
mandchoue. Dorgon donne un an aux Chinois de la « ville intérieure » pour déménager dans
la « ville extérieure ». Cette politique de « ghetto », qui avait déjà été mise en place par
Nurhaci au Liaodong, ne doit pas être comprise uniquement comme de la ségrégation
ethnique : elle sert aussi à éviter les incidents entre Mandchous et Chinois. La partition de
Pékin en deux est restée en vigueur jusqu’à la fin des Qing mais il s’est opéré petit à petit une
synthèse sociale et culturelle (en dépit des mesures de ségrégation longtemps appliquées par
les Mandchous). Pékin s’est « mandchouisée » sous les Qing. D’ailleurs, au bout d’environ un
siècle, des Chinois sont venus s’établir dans la ville mandchoue et inversement. Mais il n’en
reste pas moins que la division de Pékin en deux rappelait toujours aux Chinois qu’ils étaient
dirigés par des étrangers. Même à la fin de la dynastie, les Chinois ne se sentaient pas tout à
fait libres de se promener dans la ville mandchoue.
Ce système de « villes mandchoues » à l’intérieur même des villes a été mis en place
dans d’autres villes à mesure qu’elles étaient conquises (Xi’an, Nankin, Hangzhou). Ces villes
mandchoues étaient en fait le lieu de résidence des Bannières, donc une sorte garnison urbaine.
Derrière Dorgon, il y a Hong Chengchou, l’ancien serviteur du régime Ming qui s’est
rendu aux Mandchous en 1642. C’est lui qui rédige tous les édits, persuade les élites
mandchoues de s’intéresser à la culture chinoise, tente par tous les moyens de légitimer la
prise de pouvoir mandchoue. À Pékin (où il est en poste en 1644-1645), Hong s’attache à
bâtir un gouvernement « à la chinoise ». Puis, il est chargé de « pacifier » le Jiangnan et
envoyé à Nankin (1645-1648) pour coordonner, avec une très large autonomie de manœuvre
(les Mandchous lui font confiance), les opérations. Sa politique : il insiste sur le péril que
constitue encore (au début) les rebelles paysans, prône la clémence envers les populations
civiles (pas de violence), demande aux élites de coopérer et aux loyalistes de se rendre sans
effusion de sang : il y parvient souvent (grâce à son immense réseau de contacts + offre de
fortes primes à la reddition), mais pas toujours (certains acharnés refusent et préfèrent
combattre jusqu’au bout).
Les Chinois faits prisonniers ou déserteurs sont intégrés aux armées mandchoues (on
crée une armée entière avec ces Chinois : les lüying, Etendards Verts, qui regroupent les
anciennes armées Ming) et sont envoyés combattre d’autres Chinois. La conquête est donc
largement une affaire de Chinois se battant… contre d’autres Chinois, mais sous les ordres de
Mandchous (comme avant 1644, sauf que les Mandchous sont encore en plus petite
proportion). Rôle aussi des Chinois du Liaodong, ceux qui avaient aidé les Mandchous dès le
départ et qui étaient dans les « Bannières chinoises » : les Mandchous, après 1644, leur font
confiance pour gérer l’occupation (ils ne confient pas cette gestion aux Chinois qui viennent
d’être conquis). Ainsi, ce sont ces Chinois des Bannières qui sont nommés gouverneurs,
préfets, magistrats. Ces Chinois des Bannières sont d’excellents intermédiaires entre
Mandchous et Chinois.
Cette hiérarchisation des rôles rappelle ce qu’avaient fait les Mongols quatre siècles
auparavant (rappelons que les Mongols avaient institué quatre classes ethniques, en fonction
2
Chacune des Huit Bannières occupant un secteur de Pékin, selon un plan reproduisant la disposition de ces
Bannières lors des expéditions militaires et des chasses (activités dont on pense que l’institution des Bannières
est originaire) : les deux Bannières bleues au Sud, les deux Bannières rouges à l’Ouest, les deux Bannières
jaunes au Nord, les deux Bannières blanches à l’Est.
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de la date de ralliement au régime : Mongols, semuren, Chinois du Nord, Chinois du Sud). Il y
a un « noyau dur » d’hommes de confiance, la confiance accordée étant fonction de
l’ancienneté du service de la cause mandchous. On trouve donc en haut les Mandchous, puis
les Mongols et les Chinois qui ont participé à la conquête avant 1644, puis les sujets conquis
après 1644.
Dorgon rabaisse tout de suite (fin 1644) le co-régent, son cousin Jirgalang (qu’il
congédiera en 1647), et centralise la gestion de l’empire. Il sanctionne les nombreux princes
mandchous qui s’opposent à lui et prend le contrôle de deux autres bannières que la sienne (en
la confiant à ses deux frères, Ajige et Dodo). Son régime, militaire et corrompu, n’échappe
pas aux luttes entre factions au sein même du clan Aisin Gioro et, plus largement, entre
aristocrates mandchous 3 . Luttes entre Bannières (qui appartiennent pour certaines au clan
impérial mais pour d’autres à des chefs nobles). Il faut bien voir que les Qing, qui moquaient
le factionnalisme Ming (jugé responsable de la chute de la dynastie) ont, dès le départ, eux
aussi succombé à des luttes familiales (cela rappelle les querelles de succession permanentes
entre les descendants de Gengis Khan). Il faudra que l’empereur Kangxi mette de l’ordre !
Même si jusqu’à sa mort, Dorgon se considère comme un simple régent, il nourrit bien
vite des ambitions personnelles. Il est de facto empereur. Il possède le sceau impérial, se
conduit comme un empereur, cesse de se prosterner devant Shunzhi, se fait donner des
prérogatives d’empereur, envoyer des concubines par la Corée, projette de se faire construire
un palais pour sa retraite. A-t-il voulu devenir empereur ? On ne le sait pas. Quoi qu’il en ait
été, son comportement attisera les jalousies dans la noblesse mandchoue, et il sera défait de
tous ses titres après sa mort.
La mise en place des institutions. Rappelons que les Mandchous avaient déjà mis en
place leur bureaucratie avant 1644. Cette bureaucratie comportait des emprunts chinois,
comme les six ministères (institués dès 1631) ou les Trois Académies (équivalent de
l’Académie Hanlin et du Grand Secrétariat chinois), créées en 1636, mais aussi des
institutions nouvelles comme le Bureau chargé des relations avec les Mongols (1636) ou le
Conseil délibératif des Princes et des Hauts Fonctionnaires. Ce type d’organes-là, stratégiques,
étaient remplis uniquement de Mandchous.
Une fois en Chine, il a fallu, et dans l’urgence, adapter cette bureaucratie aux
institutions chinoises existantes et surtout à des missions nouvelles (fiscalité, gestion du
Grand Canal, etc.). Les Mandchous n’ont en vérité pas modifié grand-chose. Ils n’ont pas
touché à la structure de la bureaucratie provinciale et locale. Ils ont adopté les rituels
impériaux chinois (Dorgon a fait enterrer le dernier empereur des Ming selon le rite chinois).
Ils ont lancé la compilation de l’histoire dynastique des Ming (1645), comme aurait fait
n’importe quelle dynastie chinoise qui aurait succédé aux Ming. Les Mandchous ont fait appel
aux lettrés chinois, et ils ont d’ailleurs vite organisé les concours (1646, 1647, 1649, puis tous
les trois ans), ce qui fut approuvé par les lettrés chinois. D’autres lettrés chinois furent
recrutés par recommandation.
Officiellement, les postes sont détenus à moitié par les Chinois, à moitié par les
Mandchous : les historiens ont appelé ce gouvernement mixte « dyarchie sino-mandchoue ».
En réalité, la situation dépend des organes. Par exemple, Dorgon confie les six postes de
ministres uniquement à des Mandchous (car il juge ces postes stratégiques). À l’inverse, au
Censorat, les Mandchous ne sont là que pour la forme : le Censorat est un organe typiquement
chinois, et censeur est un métier qui ne s’improvise pas. Les censeurs sont donc presque tous
Ces querelles avaient éclaté dès la mort de Nurhaci en 1626. Il n’y avait pas eu consensus autour de sa
succession, et Abahai avait pris la succession par la force, puis s’était approprié le contrôle de deux autres
Bannières que la sienne.
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chinois. Il en est de même dans tous les organes de gouvernement où il est besoin d’un certain
niveau d’excellence littéraire ou d’expertise rituelle (choses que les Mandchous ne possèdent
pas encore).
Les Mandchous éliminent certains mauvais côtés du gouvernement Ming. Ils baissent
la fiscalité (les surtaxes prélevées depuis le début du 17e siècle pour financer la guerre),
moyen aussi de se faire mieux accepter; ils suppriment le pouvoir exorbitant et diminuent
considérablement le nombre des eunuques (confinés à un rôle d’intendants du Palais), ce qui
leur permet de se faire mieux voir des lettrés. Ils rationalisent certaines procédures (mieux
définir le rôle de chaque fonctionnaire, car c’était le désordre à la fin des Ming).
1.2. La majorité de Shunzhi 順治 (1651-1661)
À la mort soudaine de Dorgon, la cour est prise par surprise. Les luttes entre princes
mandchous (qui contrôlent chacun une bannière) font rage : anciens partisans de Dorgon
contre ceux qu’il avait écartés du pouvoir. Finalement, ceux-ci reprennent la main (le neveu et
héritier de Dorgon est déshérité, Dorgon est jeté aux oubliettes).
Shunzhi annonce (il a alors 13 ans) que la régence est terminée. Il commence sa majorité,
en 1651, par une grande campagne anti-corruption (il veut corriger les excès du régime de
Dorgon, dont les partisans étaient corrompus). Cette campagne va ouvrir une boîte de Pandore
et attiser les luttes entre lettrés (bien au-delà du thème de la corruption) jusque la fin du règne.
Deux grands secrétaires (chinois), dénoncés par leurs ennemis personnels, sont les victimes de
cette campagne (l’un des deux, accusé de vouloir en revenir aux coutumes Ming, en
particulier d’être contre la natte, est exécuté). Jusqu’à la fin de son règne, Shunzhi promulgue
de nombreux édits contre la corruption, avec un discours typiquement confucianiste. Luimême montre l’exemple en la matière.
Pendant son bref règne, Shunzhi se montre un empereur consciencieux et parvient à
conserver le trône en dépit des factions ennemies et en dépit d’une constitution fragile de
tuberculeux.
Shunzhi était un empereur plutôt sinophile. Il apprend le chinois pour lire et annoter
les documents des conseillers chinois ou bien les copies d’examens. Il s’intéresse à la
littérature, aux romans, au théâtre chinois. Il continue, comme Dorgon, à s’appuyer sur les
conseillers chinois (qui rédigent ses édits). C’est un grand ami d’Adam Schall, missionnaire
jésuite allemand arrivé en Chine en 1622 et que Dorgon avait nommé à la tête du
Département d’Astronomie et à qui il avait demandé d’élaborer un calendrier fondé sur les
méthodes de calcul occidentales. Schall a des contacts étroits avec la famille impériale, il
soigne la mère de Shunzhi. Shunzhi l’appelle « grand-père », se rend dans la toute nouvelle
église des Jésuites à Pékin (Nantang, « Eglise du Sud », achevée en 1652), convoque Schall
souvent pour discuter de politique, de philosophie, de religion. Il semble même qu’il allait se
convertir au christianisme quand il s’est finalement tourné vers le bouddhisme chan, suite à la
rencontre d’un bonze qui l’a convaincu qu’il était bonze dans une vie antérieure. De 1657 à
1661, Shunzhi fait venir de nombreux bonzes à sa Cour, et les récompense. Au moment de la
mort de sa favorite, Shunzhi, très abattu, est même proche de se faire bonze.
Shunzhi a aussi fait confiance aux eunuques (qui jusque-là n’avaient plus de rôle, car
interdits par Dorgon). Ceux-ci l’ont incité à quelques débauches, l’ont peut-être à quelque
occasion mal influencé, ont peut-être aussi joué dans sa conversion au bouddhisme, mais là
encore, c’était un moyen pour Shunzhi de se défaire de l’emprise du clan impérial mandchou.
Shunzhi a établi 13 bureaux d’eunuques au Palais. Cela lui sera reproché dans son testament
posthume (qu’on écrira pour lui). Shunzhi s’est donc constitué un entourage atypique :
jésuites, moines chan, bonzes lamaïstes, jeunes lettrés chinois, eunuques, … Bref, il fut attiré
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par ce qui n’était pas mandchou, penchant qui sera mal vu par la frange dure de l’aristocratie
mandchoue.
En 1658, toujours pour contrer l’influence mandchoue, Shunzhi rétablit un Grand
Secrétariat et une Académie Hanlin sur le modèle Ming (ce qui va favoriser le retour des
lettrés chinois, notamment du Sud, au cœur même du pouvoir). Il se penche aussi sur la crise
fiscale (besoin de réforme) et fait publier deux versions d’un code fiscal (servant de base pour
les collecteurs d’impôts, afin de faire rentrer correctement l’impôt et de lutter contre l’évasion
fiscale et l’extorsion des plus pauvres).
Enfin, et c’est peut-être ce qui a sauvé son régime (miné par les tensions liées aux
factions et à la corruption), Shunzhi parvient dans les années 1650 à reconquérir le Sud-Ouest,
toujours grâce à l’aide de Hong Chengchou (à qui il laisse une grande liberté de manœuvre, cf.
3.1).
Les trois dernières années de sa vie, Shunzhi devient un dévôt bouddhiste et se tourne
vers sa favorite (contre les vœux de sa mère). Il meurt de la petite vérole, en 1661, à l’âge de
23 ans, peu après les grandioses funérailles de sa favorite, décès duquel il ne s’est pas remis4.
Son testament indique qu’il a nommé comme successeur son troisième fils, Xuanye, alors
âgé de 7 ans (Shunzhi aurait fait ce choix car Xuanye avait déjà eu la petite vérole et ne
risquait plus de l’attraper).
À la mort de Shunzhi, la vieille garde mandchoue (de laquelle Shunzhi s’était détourné)
reprend le dessus (voir le prochain chapitre).
2. LA RÉSISTANCE DES LOYALISTES MING
Pour les Mandchous, la prise de Pékin n’est que la première étape d’un processus, encore très
incertain alors, de (re)conquête de la Chine. Contrairement aux apparences, cette reconquête
s’annonce une tâche difficile (du point de vue logistique, militaire – ravitailler les armées,
franchir des reliefs), pesante (il faut la mener de front avec l’établissement du nouveau
régime), mais absolument nécessaire (raisons de stabilité politique et économiques = asseoir
une base économique, notamment fiscale, large).
Les Ming, de leur côté, n’ont pas abandonné la partie après la prise de Pékin et la
proclamation de la nouvelle dynastie Qing (en Chine). Certes, la défaite provoque une
désorganisation totale (exode massif vers le Sud, anarchie – révoltes d’esclaves au Jiangnan,
dislocation de l’autorité locale, manque de coordination). Mais plusieurs régimes dits
« loyalistes », plus ou moins éphémères, vulnérables, pris dans la tenaille, mais ayant pour
point commun de vouloir perpétuer le flambeau des Ming (et se proclamant seuls régimes
légitimes), sont apparus dans le sud de l’empire. Ils se sont donnés des empereurs, qui étaient
de jeunes descendants du clan impérial Ming (et qui avaient fui au Sud à l’arrivée des Qing).
Ces régimes ont vécu en même temps, mais en des endroits différents [voir la carte du
polycopié]. Ils pensent pouvoir faire comme les Song du Sud au 12e siècle (résistance contre
les Jurchen qui se sont installés dans la moitié nord de la Chine et y ont établi la dynastie Jin).
Le climat, alors, est le même que dans les années 1130 et 1140 : fait d’incertitude sur le
devenir de la Chine.
Plus tard, ces régimes loyalistes ont été collectivement appelés « Ming du Sud » (Nan
Ming 南明) par les historiens sympathisants de la cause Ming (pas par les Mandchous bien
entendu, qui, à l’époque ne voulaient pas entendre parler d’eux et les ont exterminés l’un
La vérole était une maladie que les Mandchous et les peuples de la steppe redoutaient d’attraper en Chine car
ils étaient moins immunisés que les Chinois. Plusieurs princes ou nobles mandchous mourront de la vérole.
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après l’autre, jusqu’en 1662, date à partir de laquelle le mot Ming appartient définitivement au
passé).
2.1. Le régime de Hongguang (à Nankin)(1644-1645)
Lorsque la nouvelle de la chute de Pékin et du suicide de l’empereur est connue à Nankin, la
deuxième grande ville de l’empire, les officiels se consultent pour nommer un successeur. Ils
n’ont en effet aucune nouvelle des trois fils de l’empereur Chongzhen5. Parmi les princes du
clan impérial Ming (dont beaucoup, qui possédaient des fiefs dans le nord, ont fui au Sud avec
l’arrivée des Mandchous), deux candidats principaux : 1/un neveu de Wanli, le prince de Lu
潞, considéré comme un prétendant capable, 2/un petit-fils de Wanli, le prince de Fu (fils du
fils de la favorite de Wanli, la concubine Zheng, évoquée au chapitre précédent), de moins
grande vertu et surtout anti-Donglin (car son père avait été ce prince que le Donglin ne voulait
pas voir nommer Héritier par Wanli). Mais c’est lui qui est choisi : on le fait venir de son fief,
le nomme régent (jianguo 監國) puis empereur en juin 1644 (nom d’ère : Hongguang), au
même moment que l’entrée des Mandchous dans Pékin, à 1 500 km de là.
Tout de suite, quatre grandes zones, au nord du Yangzi, sont confiées aux militaires
pour organiser la résistance aux Mandchous, sous le contrôle général du loyaliste Shi Kefa (cf.
3.1), basé à Yangzhou. Puis une ambassade est envoyée à Pékin pour négocier avec les
Mandchous (et les espionner un peu) : on demande à ces derniers de rentrer chez eux en leur
promettant de l’argent et les terres au nord de la Grande Muraille ! C’est un échec :
l’ambassade est mal accueillie et repart bredouille, la Cour Qing demandant la reddition pure
et simple du régime de Nankin.
Ce régime de Hongguang sombre vite dans les mêmes maux que ceux qui ont
empoisonné la fin des Ming, à savoir des luttes de factions entre d’un côté les « purs » du
Donglin ou de la Fushe, et de l’autre ses ennemis (clique des militaires, des nobles et de
fonctionnaires anti-Donglin), d’un côté l’appareil militaire qui détient les postes-clés et de
l’autre les fonctionnaires civils. Le régime est dominé par un duo d’hommes forts hostiles au
Donglin : Ma Shiying et Ruan Dacheng (celui-ci avait participé aux purges anti-Donglin dans
les années 1620), qui instaurent une administration dictatoriale et corrompue. Ils sont plus
occupés à combattre la faction ennemie – par exemple les généraux Shi Kefa, Zuo Liangyu –
que les Mandchous. Lesquels, s’étant débarrassés de Li Zicheng dans l’Ouest, marchent sur
Nankin. En mai 1645, les armées mandchoues, après une semaine de siège, puis dix jours de
massacres, de destructions, de pillages, de viols, prennent Yangzhou défendue par Shi Kefa
(témoignage des massacres par un témoin oculaire, dans le récit Yangzhou shiri ji, Récit d’une
décade à Yangzhou). On rapporte que 800 000 corps furent brûlés après le siège. Shi périt lors
du siège. Il y aura une demi-douzaine de massacres comme celui-ci dans la région, par
exemple à Jiading (résistance héroïque des habitants, organisation de milices, femmes et filles
qui se suicident pour échapper au viol). Image indélébile de la brutalité mandchoue (meurtres
et viols en masse). Cette résistance entrera dans la légende et inspirera le sentiment antimandchou à la fin des Qing. Il faut noter que les Qing ont habilement utilisé, pour la conquête
du Jiangnan, des anciens rebelles de Li Zicheng (qui se vengent en tuant les riches du
Jiangnan).
Au Jiangnan, lorsque les Qing arrivent, la situation est extrêmement tendue et confuse :
il n’y a plus d’autorité (juste des gouvernements locaux montés à la hâte), tous les groupes se
battent dans une atmosphère de règlements de comptes (groupes armés, milices, esclaves en
L’aîné sera exécuté par Dorgon début 1645 pour mettre fin à une lignée de prétendants, à l’âge de 15 ans;
Dorgon menaçant alors de mort tout homme qui se dirait héritier de Chongzhen. Un autre fils, âgé de 11 ans,
parvint à fuir sous de faux noms.
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révolte, collabos qui font régner la terreur, résistants qui tentent de monter des réseaux,
grandes familles qui financent elles-mêmes la résistance, pirates et bandits, soldats des
garnisons locales que chaque groupe tente de récupérer, etc.), on assiste à des émeutes, des
lynchages, des exécutions sommaires.
Un mois plus tard (juin 1645), les armées Qing prennent Nankin. L’empereur
Hongguang, fait prisonnier, est emmené à Pékin (où il mourra un an plus tard).
2.2. Les régimes « maritimes » (régime de Lu et régime de Longwu) et la résistance de
Zheng Chenggong (alias Koxinga)
Après la chute du régime de Nankin, jugé indigne des Ming par certains loyalistes, la
résistance va se dérouler dans les provinces maritimes. Zhu Yujian, prince de Tang, un
descendant à 9e génération de Hongwu, qui avait fui son fief du Henan, se proclame empereur
(nom d’ère Longwu) en août 1645 à Fuzhou (Fujian).
Exactement au même moment, les loyalistes du Zhejiang pressent Zhu Yihai, prince
de Lu 魯 – un descendant à la 10e génération de Hongwu, qui avait été chassé de son fief du
Shandong par les Qing et avait trouvé asile au Zhejiang – de se proclamer « régent » (août
1645). Une cour sommaire est montée à Shaoxing : le régime de Lu. Ce régime commence
par obtenir des victoires prometteuses contre les maigres armées mandchoues qui
commencent alors à pénétrer dans le nord du Zhejiang.
Lorsqu’ils apprennent leur existence mutuelle, les régimes de Longwu et de Lu, qui se
méfient l’un de l’autre, tentent de collaborer, au moins en surface. Sans grand succès. Mais ils
ont plus d’espoirs que le régime de Nankin (2.1). Toutefois, ils manquent tous deux de
cohésion, et il y a des divergences en leur sein entre les militaires (desquels ils dépendent) et
les fonctionnaires civils. Surtout, aucune personnalité charismatique n’émerge pour fédérer le
combat.
La cour du prince de Lu essuie vite un échec contre les armées mandchoues (juillet
1646) et est obligée de migrer dans les îles Zhoushan, situées à l’entrée de la baie de
Hangzhou. Elle va ensuite « se balader », au gré des pressions, tout le long de la côte sud-est,
au Fujian d’abord, au Zhejiang ensuite. Le prince de Lu n’aura plus de grande importance
politique et militaire après 1646 (et mourra au Fujian en 1662).
Un soutien célèbre de la cour du prince de Lu fut Huang Zongxi (1610-1695), un
membre de la Fushe dont le père (du parti Donglin) avait été exécuté sous la dictature de
l’eunuque Wei Zhongxian (voir chapitre précédent). Huang Zongxi ne ménage pas ses efforts
pour résister aux Qing. Pendant quatre ans, il travaille à la cour du prince de Lu. Mais en 1649,
comme son engagement devient trop dangereux (il met en péril sa famille, menacée de mort
par les Qing), Huang Zongxi abandonne la politique et se retire chez lui pour étudier et écrire.
C’est un des grands penseurs du début des Qing. Il a écrit un ouvrage de philosophie politique
critiquant le despotisme Ming, ouvrage qui sera encensé par les réformateurs
constitutionnalistes de la fin du 19e siècle. Il est aussi l’auteur de ce qu’on peut considérer
comme la première histoire de la philosophie chinoise (avec classement des écoles de pensée
des Song aux Ming).
Le régime de Longwu (basé au Fujian), lui, a au départ le support de Zheng Zhilong,
un seigneur de guerre local puissant, engagé dans les trafics maritimes, protecteur des
contrebandiers du Fujian, et dont la famille contrôle tout le commerce côtier de Hangzhou à
Canton. Grâce à ses contacts, Zheng Zhilong demande même l’aide (qui ne viendra jamais) du
Japon. Mais sa coopération à la résistance est fluctuante : Zheng n’a pas très envie de mettre
tous ses moyens au service de la cause Ming et garde des relations avec la Cour des Qing, il
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abandonnera vite la cause Ming et se rendra aux Qing en octobre 1646, lorsque les armées de
Bolo entrent dans Fuzhou. Fait prisonnier, il sera exécuté en 1661 pour n’avoir pas su
restreindre son fils Zheng Chenggong (voir ci-dessous). Longwu, en fuite vers le Jiangxi
(pour gagner une autre base loyaliste) est rattrapé et exécuté (octobre 1646). Les Qing
prennent Canton en janvier 1647 (où s’était installé un autre prince Ming, à voir). La
prennent à nouveau en 1650
Le régime de Longwu reçoit également le soutien de lettrés loyalistes comme Huang
Daozhou, un ancien du parti Donglin et de la Fushe qui avait servi quelques mois le régime de
Hongguang (2.1) puis l’avait quitté, déçu. Huang Daozhou tente de rameuter des soldats et de
constituer une armée. Mais il est capturé en février 1646 et amené à Nankin, d’où les Qing
dirigent les opérations. Devant le « traître » Hong Chengchou, il récite, narquois, le mémoire
de l’empereur qui lui conférait les honneurs posthumes après sa mort supposée au Liaodong
en 1642. Il sera exécuté.
Les lettrés comme Huang Daozhou ou Huang Zongxi (qui n’ont aucun lien de parenté)
n’ont pas renoncé aux valeurs confucéennes humanistes qui étaient chères au parti Donglin :
ils détestent les militaristes, les carriéristes, les opportunistes en tous genres de cette époque.
Ils donnent aux régimes loyalistes du Sud-Est une certaine crédibilité, mais en définitive, ne
pourront pas grand-chose.
Pour les Mandchous, le combat est loin d’être gagné sur le front du Sud-Est. En effet,
le jeune fils de Zheng Zhilong, Zheng Chenggong (né en 1624), est plus enclin que son père à
servir la cause des Ming. L’empereur Longwu, impressionné par son charisme et sa loyauté,
en avait fait un de ses généraux et même son fils adoptif, lui donnant symboliquement le nom
de Zhu (guoxing ye 國姓爺, « gentilhomme portant le nom impérial », d’où le nom de
Koxinga que lui donneront les Hollandais). Sa mère est japonaise, il est d’ailleurs né au Japon
(on le retrouve présent dans la littérature japonaise). Pendant une quinzaine d’années,
Koxinga, établi au Fujian, résiste aux Mandchous, tout en conservant son indépendance à
l’égard du régime loyaliste de Yongli (2.3) qui le courtise. En 1658, il met sur pied une
invasion de la Chine centrale (Nankin) depuis les îles où il fait mouiller sa flotte, pensant que
les Chinois du continent vont se soulever avec lui. Mais ils attendent de voir s’il réussit dans
son attaque, et Koxinga est obligé de battre en retraite. Il finit par se replier sur Taiwan, d’où
il expulsera, en 1662, les Hollandais, arrivés dans l’île en 1624 et qui occupaient un fort à
Zeelandia (l’actuelle Tainan). Ceux-ci se réfugieront à Batavia (Indonésie). Le clan Zheng
contrôlera Taiwan encore vingt ans (voir la suite au chapitre suivant). Koxinga est devenu un
héros de la résistance contre l’étranger (les Mandchous sur le continent, puis les Hollandais à
Taiwan). C’est une grande figure patriote de l’histoire de Taiwan (qui a bien entendu servi à
la propagande taiwanaise à partir de 1895, lors de l’annexion japonaise, et surtout de 1949).
De nombreuses fictions (romans, films) en ont fait un extraordinaire aventurier.
2.3. Au sud-ouest : « les » cours de Yongli
Zhang Xianzhong, retiré dans sa base du Sichuan, est pris par les Qing et exécuté en 1647.
Mais entre temps, fin 1646, Zhu Youlang, un autre prince du clan des Ming, est fait « régent »
puis empereur (nom d’ère : Yongli). Sa cour s’installe d’abord au Guangdong, pendant 16
mois. Mais sous la pression des Qing, elle est obligée d’émigrer toujours plus vers l’Ouest (au
Guangxi, puis dans le sud-ouest du Huguang et enfin jusqu’au Yunnan à partir de 1656). Cette
fuite permanente l’empêchera de se gagner tout soutien local. De plus, le régime de Yongli
tombe lui aussi dans la lutte entre cliques. Il échoit entre les mains d’opportunistes qui
recherchent à travers lui un nouveau pouvoir personnel.
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On notera que Yongli, dont plusieurs membres de la famille ou de l’entourage (sa
mère, son épouse l’impératrice, son héritier, plusieurs concubines et le fameux eunuque
Achille Pang) avaient été baptisés, recherche l’aide des Jésuites, tels l’autrichien Koffler ou
le polonais Boym. Yongli demande l’aide des Portugais de Macao (où Koffler est envoyé) et
même le soutien spirituel et matériel du Vatican : Boym part de Macao en 1651 muni de
lettres de la mère de Yongli (convertie sous le prénom d’Hélène) au pape et au général des
Jésuites. Le pape se contentera de répondre par des formules de politesse, et Boym, de retour
en Chine, ne retrouvera jamais Yongli. Il mourra, totalement découragé, en 1659. Il a laissé
des ouvrages sur la botanique et la médecine chinoises6.
Ce régime de Yongli reçoit néanmoins le soutien intermittent de deux seigneurs de
guerre puissants (anciens rebelles paysans, avant 1644), qui parviennent dans les années
1651-1655 à reprendre du territoire aux Qing dans tout le Sud. Mais ils deviennent rivaux. En
1658, l’un des deux finit (par vengeance) par se rendre aux Qing, qui exercent une pression
militaire de plus en plus grande et reprennent pas à pas le Sud. La récupération de tout le Sud
a une nouvelle fois été confiée, du côte mandchou, à l’indispensable Hong Chengchou,
devenu âgé et presque aveugle. Il a le commandement total des cinq provinces du Sud dans
lesquels il achèvera sa carrière (il est finalement rappelé à la Cour en 1662, une fois la tâche
terminée).
Les Qing s’appuient sur des anciens généraux Ming passés dans leur camp depuis la
conquête, et leur donnent des titres de princes et de véritables fiefs (à l’échelle de provinces
entières) dans le Sud. Ces généraux sont d’ailleurs plutôt des seigneurs de guerre, très
indépendants, mais que les Qing utilisent contre les derniers loyalistes. Ainsi, Wu Sangui
s’implante au Yunnan où il règne en maître et d’où il chasse l’empereur Yongli, qui trouve un
énième asile auprès du roi de Birmanie. Wu Sangui l’y poursuivra et le tuera (1662).
« Seconde fin » des Ming (après la chute de Pékin en 1644), une « seconde fin » pathétique et
pitoyable, au fin fond de la jungle birmane…
Un des grands penseurs de la transition Ming-Qing, Wang Fuzhi (1619-1692), a
travaillé à la cour de Yongli en 1648-1650 (il en a même écrit une chronique) avant de se
rendre compte que le combat était sans espoir et de se retirer pour écrire. Wang, grand patriote
anti-mandchou, est un des fondateurs du « nationalisme ethnique » chinois. L’un des
multiples thèmes de sa pensée est l’opposition entre civilisation (les Chinois) et barbarie (les
Mandchous). Mais ses écrits ne seront pas imprimés (ils échapperont donc à la mise à l’index),
et seront découverts seulement au 19e siècle.
Avec la fin de la cour de Yongli, il n’y a plus aucun espoir que les Ming reprennent le
pouvoir. Les Mandchous ont reconquis et unifié toute la Chine, le seul foyer de résistance
restant se trouve hors du continent, à Taiwan. Hong Chengchou peut se retirer de la scène
(après 20 ans de bons et loyaux services aux Qing), et le jeune empereur Kangxi entamer son
règne.
2.4. Les raisons de l’échec des loyalistes
Malgré un sursaut digne d’être salué, les loyalistes ont échoué. Pourquoi ?
- dissensions internes (factions) dans chaque régime
- opportunisme : chacun joue sa carte personnelle, essaie de se faire un nom sur les ruines des
Ming (Zheng Zhilong ou Fang Guo’an ne soutiennent que du bout des lèvres les régimes
maritimes pour lesquels ils travaillent, ou ne le font que pour des ambitions personnelles; et
finiront par se rendre aux Qing).
Il est intéressant de constater que, de la même manière qu’ils avaient soutenu le parti Donglin à Pékin au début
du 17e siècle, les Jésuites ont soutenu leurs « héritiers », les loyalistes Ming.
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- régimes qui ont davantage ressemblé à des satrapies qu’à des foyers organisés de résistance
(seigneurs de guerre, pirates, commandants de flottes, qui se battaient entre eux).
- faiblesses des moyens (humains, financiers – moins d’impôts qui rentrent car territoire
dévasté et rétréci)
- manque de coordination entre eux (se sont même attaqués les uns les autres ou ne se
reconnaissaient pas entre eux de légitimité)
- manque de leadership fort, de charisme (l’empereur Kangxi, pour discréditer les empereurs
loyalistes, dira plus tard qu’ils étaient presque illettrés).
- logistique militaire déficiente, manque d’organisation militaire (on insiste plus sur les
valeurs morales de loyauté), surtout face à l’efficace cavalerie mandchoue, mauvais choix
stratégiques militaires (qui ont fait le jeu des Mandchous)
- banditisme (Sud-Est), qui rend les opérations de résistance plus difficiles encore
- sentiment de lassitude, de défaitisme, qui finit par l’emporter
Le combat entre les Mandchous et les loyalistes était un peu celui de David contre Goliath
(excepté qu’en l’occurrence, les loyalistes ont perdu).
3. LA QUESTION SENSIBLE DE LA LOYAUTÉ
La transition Ming-Qing est une période hautement sensible du point de vue politique (cf. la
question, chez nous, de la résistance et de la collaboration pendant la Seconde Guerre
mondiale, pas encore digérée aujourd’hui). Elle va laisser des cicatrices indélébiles jusqu’à la
fin des Qing, soit plus de 250 ans après les événements.
3.1. « Traîtres » et « martyrs »
Ce n’est pas la première fois que se pose le problème de l’attitude à adopter (résistance ou
collaboration) face à un envahisseur étranger : les confrontations des Song (repliés au Sud)
avec les Jurchens (12e siècle) puis avec les Mongols (13e siècle) avaient déjà amené leur lot de
Chinois patriotes ou « collabos ». L’étiquetage est délicat : qu’est-ce qu’un loyaliste ? qu’estce qu’un traître ? Tout n’est pas si manichéen… (de la même façon, qu’est-ce qu’un résistant
pendant la Seconde Guerre ? à partir de combien de trains allemands sabotés est-on un
résistant ?). Et que dire de la masse de gens qui ne sont ni des loyalistes ni des traîtres ?
En Chine, la valeur de loyauté (zhong 忠, loyauté à un souverain, à une dynastie)
remonte à Confucius et Mencius, qui, tous deux, demandaient la loyauté du sujet envers le
souverain, mais invitaient aussi à la désobéissance si le souverain se comporte mal (il faut être
avant tout loyal à des principes supérieurs). C’est surtout sous les Song, avec le
développement du néo-confucianisme (et sur le terrain la résistance contre les Jurchen), que
les lettrés ont insisté à nouveau sur l’importance de la loyauté. Le thème est aussi présent dans
la littérature : le célèbre Roman des Trois Royaumes, qui raconte les guerres entre les Trois
Royaumes au 3e siècle, n’est autre qu’une réflexion sur ce thème de la loyauté. Les
historiographes chinois ont un préjugé défavorable contre les « sujets qui ont servi deux
régimes » (valeur péjorative de l’expression erchen 二臣).
Mais, comme on va le voir à travers les lectures successives qui vont être faites de
l’épisode loyaliste de la transition Ming-Qing, l’étiquetage est hautement politique (loyaliste
pour les uns, traître pour les autres, loyaliste un jour, traître le lendemain, et inversement).
Pour mieux comprendre, on peut commencer par se plonger dans le destin personnel de
« traîtres » et de « loyalistes », et étudier les trajectoires au cas par cas.
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Le cas le plus spectaculaire est celui de Hong Chengchou, sur lequel les historiens se
sont beaucoup penchés. Sa reddition (1642) reste aujourd’hui une énigme. Comme tous les
autres transfuges, l’intéressé lui-même n’a en effet jamais expliqué sa volte-face. La
principale thèse avancée est que Hong aurait simplement jugé la cause Ming perdue (plus tard,
il ne devait d’ailleurs pas tenir le régime nankinois de Hongguang en très haute estime). Les
Mandchous lui promettant un bon traitement (et la cour des Ming ayant exécuté tous ceux de
ses prédécesseurs qui avaient échoué au Nord-Est), il aurait cédé à leurs sirènes. Abahai, en
tous cas, souhaitait vivement s’attacher ses services et, de fait, même s’il ne lui octroya aucun
titre, lui accorda un traitement de faveur.
Il est aujourd’hui admis que sans l’aide de fonctionnaires chinois ralliés de gré ou de
force, les Mandchous n’auraient jamais pu faire leur mue from horseback to politics (gérer un
empire de la steppe vs. gérer un empire agricole sédentaire, guerriers vs. lettrésfonctionnaires). Grâce à sa connaissance de la Chine, de ses acteurs, de ses institutions, Hong
Chengchou fut vital à l’établissement du régime Qing : 1/lors de l’entrée en Chine (c’est lui
qui insuffle à Dorgon les orientations sur la politique à suivre : ne pas se montrer violent, se
montrer sous un bon jour, bâtir un gouvernement « à la chinoise », etc.) 2/lors de la
reconquête du Jiangnan (1645-48) 3/lors de la reconquête du Sud-Ouest. En dépit de son état
de santé déclinant – Hong devint borgne, puis presque aveugle –, les Mandchous ne
l’autorisèrent jamais à quitter ses fonctions. Hong est l’exemple même de ces Chinois des
Bannières qui ont aidé le pouvoir mandchou à s’installer en Chine.
Certains historiens pensent que les demandes de démission répétées de Hong
traduisaient son désir de ne pas « en faire trop » contre ses ex-nouveaux-compatriotes, voire
une complicité réelle avec les loyalistes (Hong différa par exemple à plusieurs reprises
l’offensive contre les loyalistes retranchés au Sud-Ouest). En tout cas, les Mandchous ont,
paradoxalement, davantage fait confiance à Hong Chengchou que les Ming (ils l’ont laissé
faire ce que les Ming ne l’avaient pas laissé faire ou lui avaient demandé de faire trop
précipitamment = > grande responsabilité des Ming dans la volte-face de Hong). Mais cette
foi n’était pas aveugle : Hong était surveillé de près par ses nouveaux maîtres (et lui-même
savait très bien que les Qing seraient toujours méfiants à son égard). En plusieurs instances,
on le soupçonna de comploter avec les loyalistes, mais Shunzhi finit toujours par fermer les
yeux, indulgence qui témoigne à quel point Hong était devenu indispensable au nouveau
régime. Mais après tout, des centaines voire des milliers d’autres lettrés-fonctionnaires ont
servi sans se poser de questions le nouveau régime.
À sa retraite, Hong n’obtint aucun titre important, comme l’aurait pourtant voulu
l’usage. Et lorsqu’il mourut, les Mandchous, sans le condamner, ne se sont pas appesantis sur
ses mérites et ont minimisé ainsi son action pour leur compte (ingratitude). Pire, un siècle plus
tard, une fois la phase de conquête passée, Hong fut rangé dans la catégorie des traîtres
lorsque fut publié le très officiel Erchen zhuan (Biographies de fonctionnaires ayant servi les
deux dynasties). Jugement typique de la pensée officielle rigide (en quelque sorte plus
confucianiste que les Confucianistes) de l’ère Qianlong (1736-1795) : paradoxalement et au
nom d’une vision (néo-)confucianiste de la loyauté politique, les loyalistes Ming retrouvaient
alors une certaine faveur ! Non sans cynisme, Qianlong avança que c’est contraints et forcés
que les Qing recoururent aux services de ces fonctionnaires chinois assez lâches pour
retourner leur veste (voir 3.3) !
Anecdotes plus que méprisantes, très insultantes même (de toute évidence inventées)
des loyalistes Ming contre Hong (« ce n’est pas possible que celui qui dirige la conquête
mandchoue soit Hong Chengchou, ça doit en être un autre ! »). Celles, plus vraisemblables, à
propos des proches de Hong restés du côté de la dynastie (sa mère, son frère, son professeur),
et qui avaient honte de lui et auraient coupé les ponts. L’étiquette de « traître » a perduré
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jusqu’au 20è siècle : en 1929, la candidature d’un descendant de Hong à un poste à
l’Academia Sinica fut rejetée !
Le cas de Wu Sangui est presque aussi spectaculaire. Au début (en mai 1644), Wu est
un des derniers généraux à essayer de sauver les Ming. Mais il est pressé d’un côté par Li
Zicheng (qui a pris Pékin et marche à sa rencontre) et de l’autre par les armées du régent
Dorgon, qui lui propose alors une alliance diplomatique, que Wu accepte (les Mandchous
diront plus tard, mais c’était faux, que Wu Sangui était terrifié par Li Zicheng). Wu voulait-il
seulement une alliance provisoire, de circonstance ? On ne le saura jamais. À sa décharge : en
1644, il apprend que sa famille a été torturée et tuée par les rebelles paysans => désir de
vengeance. Certains pensent aussi que ses origines personnelles (il venait du Liaodong) ont
joué. Autre version des faits : Li Zicheng lui a proposa un poste, lui fit porter beaucoup
d’argent, Wu tarda à répondre, et Li aurait alors exécuté son père => Wu décide de se venger.
Des versions plus « romantiques » circuleront plus tard : on dit que Li retenait prisonnière sa
belle concubine, menaçant de l’exécuter.
En 1644, les Chinois se demandent si Wu Sangui est un traître (qui s’est allié aux Qing)
ou bien le défenseur héroïque des Ming (qui a battu Li Zicheng). Après l’élimination de Li,
les Mandchous récompensent Wu par des titres (Prince Pacificateur de l’Ouest) tandis que lui
les récompense par des terres. À partir de ce moment-là, les Chinois le voient comme un
collaborateur. Wu Sangui sert ensuite le régime mandchou pendant 30 ans (conquête du SudOuest). Il sera pendant tout ce temps beaucoup récompensé pour ses services par les nouveaux
maîtres de la Chine. Mais là où cela devient intéressant, c’est que depuis sa base du Yunnan,
où les Qing l’ont installé, Wu tentera de restaurer les Ming dans les années 1670 (énorme
rébellion dite des Trois Feudataires, voir le chapitre suivant). On peut donc le voir comme le
plus grand des traîtres, à savoir quelqu’un qui a trahi deux fois (les Ming puis les Qing), ou
comme un loyaliste Ming qui a caché son jeu pendant des années ! L’empereur Qianlong,
dans sa relecture du loyalisme Ming, le taxera de nichen (« sujet rebelle », « traître »).
De l’autre côté, on peut examiner le destin de Shi Kefa, le célèbre général devenu une
icône loyaliste, le symbole de la résistance. Shi commence par s’illustrer dans la lutte contre
les rebelles paysans à la fin des années 1630. Puis il collabore avec le régime de Hongguang,
qu’il n’approuve que du bout des lèvres (car il n’a pas approuvé le choix du prince de Fu
comme empereur). Mais il est la victime des luttes de factions de ce régime (lui-même fait
partie de la faction du Donglin) : on l’envoie (en réalité pour l’isoler) à Yangzhou organiser la
résistance contre les Qing. Il tente sans succès de réconcilier les factions. Il défend
héroïquement Yangzhou lors du siège de la ville mais est battu. Fait prisonnier, il refuse de
collaborer et est tué (dans des circonstances floues). Ses partisans ne retrouveront jamais son
corps, ce qui ajoutera à sa légende. On enterra quelques biens et son armure, à côté de
Yangzhou. En 1768, sous le règne de Qianlong, les Mandchous construiront un temple en sa
mémoire !
3.2. Le loyalisme Ming sous les Qing
La fidélité à la dynastie Ming a déclenché des comportements extrêmes chez les élites
patriotiques. Certains lettrés songent à se suicider, comme le poète Wu Weiye (âgé de 35 ans
en 1644), que sa mère convainc de ne pas passer à l’acte. D’autres se suicident. En 1642, un
prince du sang se suicide quand les Mandchous lui prennent son fief au Shandong. Surtout, en
1644, plusieurs fonctionnaires mettent fin à leurs jours en apprenant la chute de la dynastie et
le suicide de l’empereur Chongzhen : ils font comme leur souverain. Des anonymes, aussi, se
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suicident ou fuient sans laisser de traces. Pour tous ces gens, connus ou anonymes, la mort
(réelle ou symbolique) est la seule issue.
Là où les armées Qing ne sont pas encore arrivées, les lettrés patriotes entrent en
résistance active : ils organisent la défense de leur région pour tenir le plus longtemps possible.
Tout naturellement, ils participent aux régimes loyalistes. Ainsi, Huang Zongxi et Huang
Daozhou participent à la résistance des régimes maritimes, Wang Fuzhi sert l’empereur
Yongli. Mais c’est surtout symbolique : ils comprennent vite que ces régimes sont corrompus
(et finissent par s’en détacher) et qu’ils n’ont tout bonnement aucune chance face au « rouleau
compresseur » mandchou. Âgé de 30 ans à la chute des Ming, Gu Yanwu, le grand penseur du
début des Qing, refusera d’entrer dans le comité officiel de rédaction de l’histoire dynastique
des Ming (1679). Il se rend régulièrement sur les tombes des empereurs Ming ou de leurs
ancêtres. La mère de Gu Yanwu était morte d’une grève de la faim au moment de la conquête,
en exprimant le souhait que son fils ne serve jamais les Mandchous. On dit même que Gu
aurait économisé de l’argent pour une rébellion. Pendant les toutes premières années des Qing,
des lettrés (du Sud) sont exécutés par les Qing car ils refusent de servir le nouveau régime.
Beaucoup de lettrés Ming ont trouvé refuge dans les temples ou monastères, se sont
faits bonzes. L’emprunt d’un nom de religieux permettait de mieux passer inaperçu (les
Mandchous cessaient alors de demander d’intégrer leur administration). Sans doute aussi un
réel dépit et du dégoût. Beaucoup de peintres de cette époque se sont retirés dans une vie
solitaire. On peut citer le cas de l’extravagant Zhu Da (célèbre pour ses fleurs, oiseaux,
bambous, rochers, racines, fruits), un lointain parent de la lignée impériale des Ming, qui fit
plusieurs fois semblant d’être fou ou muet pour ne pas avoir à collaborer avec le nouveau
régime. Le lettré Zhang Dai, lui, servit le régent Lu à Shaoxing (sa ville natale) 2-3 mois, puis
renonça. Puis sa maison fut pillée par un des généraux de ce régime loyaliste, il se réfugia
alors dans la montagne pour le restant de ses jours. Il écrira un recueil de « vignettes »
évoquant avec nostalgie la vie à la fin des Ming7.
Il y a donc eu divers degrés dans le loyalisme : en vérité, une minorité sont allés
jusqu’à « sacrifier leur vie pour le pays », « mourir pour la patrie » (xunguo 殉國 ). La
majorité a adopté une attitude de refus (de servir les nouveaux maîtres de la Chine) et de
retrait du monde, nourries par la haine de l’ennemi mais aussi la nostalgie de la fin des Ming
(période qui, en dépit de ses faiblesses, était pleine de promesses : émergence d’une culture
lettrée urbaine, d’un art de vivre lettré, renouveau intellectuel, naissance d’une certaine liberté
d’expression et d’un anti-conformisme, résurgence du bouddhisme, apogée de la création
littéraire, environnement urbain prospère, vogue du voyage et du tourisme, toutes choses que
les Qing qualifieront, pour des raisons politiques, de « décadence »).
Par une étrange ironie de l’histoire, ceux-là mêmes qui critiquaient le plus violemment
le régime Ming (son incompétence, ses errements, son despotisme) vont devenir les plus
grands pourfendeurs des Qing. Ils n’ont pas accueilli ces derniers à bras ouverts ! Il y a eu une
filiation naturelle, à une génération d’écart, entre les membres du parti Donglin et les
loyalistes.
L’un des moyens d’affirmer ses sympathies pour les défunts Ming : écrire leur histoire.
Certains le font dans le cadre très officiel et surveillé du Bureau de compilation de l’Histoire
dynastique des Ming, mais d’autres le font à titre privé, avec la volonté d’écrire la vraie
histoire, la contre-histoire, celle qui rétablit la vérité (cf. l’histoire des guerres et des
génocides dans le monde au 20e siècle)8.
Zhang Dai, Souvenirs rêvés du Pavillon de Tao’an, dont des extraits ont été publiés chez Gallimard, collection
Connaissance de l’Orient. Un précieux témoignage sur l’art de vivre des lettrés du Jiangnan à la fin des Ming.
8
Cela rappelle la lente réhabilitation de l’empereur Jianwen (1398-1402), qui commença à la fin du 16 e siècle
(avant : tabou complet). D’ailleurs, la figure de Jianwen était sympathique auprès des loyalistes : le régime de
7
15
CHI 013A – Mars 2006 – La transition Ming-Qing
Dans les années 1661-1663, pendant la minorité de l’empereur Kangxi, lorsque la
clique pro-mandchoue est au pouvoir, une première affaire d’ampleur éclate. On l’a appelée la
première inquisition littéraire des Qing. Une famille de riches marchands sponsorise la fin de
la rédaction et la publication d’une histoire des Ming, qui se met à circuler au Zhejiang, avec
les noms d’ères des Ming du Sud + empereurs mandchous appelés par leur nom personnel et
non leur nom posthume (Nurhaci au lieu de Taizu, Fulin au lieu de Shizu, etc.). On envoie des
enquêteurs au Zhejiang. Plus de 70 personnes, dont d’éminents lettrés qui ont aidé à la
compilation (mais aussi l’imprimeur, et des acheteurs) sont envoyées à la mort.
Kangxi, lui, cherche au contraire la réconciliation les entre élites chinoises et les
Mandchous. Il tente ainsi de rallier le soutien des premières. Pour ce faire, en 1679, il invite
des lettrés chinois connus pour leur hostilité aux Mandchous à participer à la compilation de
l’Histoire officielle des Ming. Il demande que les autorités locales lui fournissent des listes de
lettrés de valeur pour passer un examen devant sélectionner ceux qui feront partie du comité
de compilation. Certains lettrés refusent (ou feignent la maladie) par loyauté envers les
défunts Ming (Gu Yanwu et Huang Zongxi sont les plus célèbres). Un lettré, parmi ceux qui
refusent, dit : « Bien que je m’appelle Zhou Yong, je suis fidèle aux Shang. » (jeu de mots sur
son nom, car les Zhou ont succédé aux Shang, et moquerie sur les origines barbares des
Mandchous, qu’il assimile aux Zhou, c’est-à-dire aux Barbares). Finalement, 152 lettrés
passeront l’examen, et 50 le réussiront. 80% viennent du Jiangxi, du Anhui et du Zhejiang, ce
qui n’est pas innocent : Kangxi tient absolument à ce que les lettrés de ces provinces, qui
avaient résisté farouchement à la conquête dans les premières années des Qing puis avaient
été la cible des régents lors de la traque de 1661-1663 (et parmi lesquels le loyalisme était
encore répandu), rallient définitivement le régime => il veut passer l’éponge, se faire
pardonner.
Mais ce qui est notable, c’est que le sentiment anti-mandchou ne disparaît pas avec le
passage des générations. Il perdure même après la fin du tout dernier espoir (la conquête de
Taiwan, dernier bastion loyaliste, en 1683) et reste vivace au début du 18e siècle, parmi les
fils et petits-fils des loyalistes, ou parmi des gens qui se prennent de sympathie pour leur
histoire, comme Dai Mingshi.
Dai était né en 1653, trop tard donc pour avoir connu la conquête mandchoue. Mais c’était un lettré
(chinois) du Sud, région où les Mandchous s’étaient rendus coupables des pires brutalités dans les
toutes premières années de la dynastie. Il venait de réussir brillamment, sur le tard, l’examen de
doctorat (en 1709) et d’entrer à l’Académie Hanlin, lorsqu’il fut dénoncé par le président du Censorat,
qui lui reprocha ses écrits anti-mandchous. Il fut jugé lors d’un procès en 1711, et finalement décapité
en 1713, pour un mot de trop : dans une lettre à un disciple, il avait dit s’intéresser aux Ming du Sud et
vouloir écrire leur histoire. Dai avait utilisé dans cette lettre – offense suprême – les noms d’ère des
Ming du Sud (et non pas le nom d’ère Shunzhi). Ses écrits (plusieurs traitaient de la conquête
mandchoue dans sa région natale) furent brûlés et interdits, toute sa famille fut déportée. Plusieurs
autres lettrés, amis de Dai, furent impliqués dans cette affaire. Lors de son procès, Dai reprocha au
pouvoir d’imposer le silence sur la période de la conquête. Il fut exécuté pour avoir rappelé que la
conquête mandchoue s’était faite dans le sang et pour avoir voulu entretenir sa mémoire.
Cette affaire est plutôt surprenante quand on sait que l’empereur Kangxi avait œuvré pour la
réconciliation nationale. Il dira d’ailleurs plus tard : « Durant tout mon règne, je n’ai fait exécuter qu’un
seul lettré pour ses écrits : Dai Mingshi. » Kangxi avait en outre allégé la peine de Dai en ordonnant,
non le démembrement mais la décapitation. Mais tout de même, alors qu’on était déjà 70 ans après la
conquête, les vieux démons s’étaient réveillés…
L’affaire Zeng Jing, en 1728-1730, est un autre exemple de l’extrême susceptibilité
des Mandchous quant à la question des loyalistes.
Hongguang lui avait donné pour la première fois un nom posthume, car l’empereur Hongguang, comme Jianwen
250 ans auparavant, s’estimait être le seul héritier des Ming.
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Le lettré Lü Liuliang, qui n’avait pourtant que 15 ans en 1644, avait consacré une partie de son œuvre à
la critique du régime mandchou. Au cours de sa vie, il avait refusé de participer aux concours organisés
par le régime étranger, décliné les propositions de poste qu’on lui avait faites, refusé de passer l’examen
de 1679 pour entrer dans le bureau de compilation de l’histoire officielle des Ming, de donner une fête
pour son 50e anniversaire (estimant que c’était déplacé sous un régime étranger), d’être enterré à sa
mort (en 1683) avec l’habit mandchou.
Sous le règne de Yongzheng, les écrits anti-mandchous de Lü Liuliang inspirèrent un petit lettré, Zeng
Jing. Zeng, qui agit de façon tout à fait isolée, eut l’idée d’une rébellion contre l’empereur Yongzheng
lorsqu’il eut vent des rumeurs selon lesquelles Yongzheng avait tué son père Kangxi et tous ses frères
pour monter sur le trône. Mais il ne trouva pas l’appui du général chinois qu’il sollicita : celui-ci fit
semblant d’accepter le projet de coup d’État, puis livra Zeng aux autorités. Ce fut une énorme affaire :
Yongzheng se sentit personnellement visé, se justifia, publia un livre officiel dans lequel il se défendit
des accusations de Zeng Jing (il profita de l’affaire pour légitimer à nouveau officiellement la prise de
pouvoir mandchoue). Il accorda finalement son pardon à Zeng Jing et le relâcha (Zeng fut néanmoins
arrêté et exécuté par Qianlong en 1735). Cette affaire d’État permit à Yongzheng de prendre
connaissance des écrits anti-mandchous de Lü Liuliang. Les Mandchous déterrèrent le cadavre de Lü et
le démembrèrent, exposèrent son crâne, exécutèrent un de ses fils, déportèrent ses petit-fils, réduisirent
les femmes de la famille à l’esclavage et s’en prirent aux étudiants de Lü.
La compilation du Siku quanshu (Bibliothèque complète des quatre entrepôts), dans
les années 1770 et 1780, donne lieu peu à peu à une vague d’inquisition littéraire 9 : les
fonctionnaires traquent avec un zèle parfois caricatural (il s’agit de se faire remarquer ! à tel
point que Qianlong sera même obligé de modérer les ardeurs de certains censeurs) les
ouvrages anti-mandchous. Il suffit d’un passage, d’un mot dépréciatif, d’un simple vers de
poésie pour déclarer un ouvrage interdit et ordonner la destruction des planches d’impression.
On établit des bureaux de censure dans les provinces, on rédige des listes des ouvrages
interdits, dans lesquelles beaucoup d’ouvrages pro-Ming ou anti-Qing. Certains auteurs sont
particulièrement visés, comme Lü Liuliang (cf. paragraphe précédent), qui est entièrement
mis à l’index.
De façon générale, sous les Qing, les adjectifs emphatiques qualifiant les Ming (Da 大,
Huang 皇)10 ainsi que les mots dépréciatifs qualifiant les Mandchous (lu 虜, « esclaves »,
« barbares ») sont caviardés ou rayés des planches d’impression (on le voit nettement sur les
ouvrages de l’époque conservés aujourd’hui : carrés noirs, traces de grattage). Les écrits antimandchous sont censurés.
Sans arrêt, sous les Qing, il se propagea des rumeurs de révoltes de loyalistes dans une
grotte ou dans un temple au fin fond de l’empire. La plupart du temps, il ne s’agissait que
d’illuminés sans danger. Mais les empereurs Qing furent quasiment paranoïaques là-dessus.
Ils virent partout des critiques voilées contre leur régime, critiques qu’ils accusèrent d’être
mues par des sentiments pro-Ming (alors que ce n’est pas parce qu’on critiquait le régime
Qing qu’on était nécessairement pro-Ming). En 1708, des rebelles au Zhejiang signalèrent
qu’ils étaient inspirés par un fils toujours en vie du dernier empereur des Ming. Les autorités
le démasquèrent. Cet héritier des Ming, bien qu’alors âgé de 75 ans, fut exécuté.
Au 19e siècle, avec la crise des Qing, le mouvement « restaurationniste » devient plus
organisé et prend de l’ampleur. Révoltes de sectes ou de sociétés secrètes qui font référence
aux Ming, avec l’éternel slogan « Renverser les Qing, restaurer les Ming ». Le sentiment antimandchou se développe alors parmi les couches populaires, et plus seulement parmi des
lettrés historiens.
3.3. Questions d’historiographie …
9
Cette inquisition n’était pas à l’origine le but de l’entreprise.
Ces adjectifs étaient, en Chine, systématiquement mis avant le nom d’une dynastie.
10
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Sur les Ming du Sud : 1/rien dans les histoires dynastiques des Ming ni des Qing 2/du côté
Qing, uniquement des documents officiels sur la conquête (aucun écrit privé, aucun
commentaire privé => le pouvoir Qing a probablement imposé le silence sur la question tant
qu’elle n’était pas officiellement réglée) 3/du côté loyaliste, aucune source officielle émanant
des cours loyalistes n’a survécu, on n’a que des récits privés (d’authenticité souvent douteuse),
des témoignages isolés, des racontars. Certains de ces récits ont été prudemment cachés
jusqu’au 19e, beaucoup ne circulaient que sous la forme de manuscrits (pas de tirages
imprimés), et ceux qui ont été publiés ont été modifiés par les Qing. Mais on a voulu
témoigner, entretenir la mémoire, voire la légende (énormément de légendes autour des
loyalistes)… A tel point que certains récits sont des faux, y compris encore au 20e siècle (on
embellit l’histoire, pour attirer les lecteurs).
La littérature Qing sur la période de conquête est partisane, mais la littérature
« loyaliste » ne l’est pas moins : elle rejette la faute sur les « collabos » ou sur d’autres
loyalistes, ce qui en diminue la fiabilité pour les historiens.
Aspect sympathique des loyalistes chez les historiens : ils ont mené un combat inégal,
perdu d’avance, livré un dernier baroud d’honneur. Dès l’époque de Kangxi, les loyalistes
vont être vus comme des héros « romantiques », des martyrs au destin émouvant. Prenons
l’exemple d’une pièce de théâtre, L’éventail aux fleurs de pêcher (Taohuashan 桃花扇).
L’éventail aux fleurs de pêcher, pièce écrite en 1699 par Kong Shangren (un descendant de Confucius), est l’une
des pièces de théâtre les plus célèbres du répertoire chinois. L’intrigue se situe entre 1643 et 1645, notamment
sous le régime loyaliste de Hongguang (cf. 2.1), et les personnages sont historiques. Une intrigue amoureuse
entre un fonctionnaire loyaliste et une courtisane dévouée à la cause des Ming sert de prétexte à un propos
politique. Le jeune lettré loyaliste, héros de la pièce, est membre de la Fushe, la Société pour le Renouveau (cf.
chapitre précédent), qui représente les forces de la lumière. Il s’oppose aux hommes corrompus qui tiennent le
régime de Hongguang, et qui sont dépeints comme les méchants. Dans cette pièce, le général Shi Kefa fuit
Yangzhou prise par l’ennemi et se suicide (dans la réalité, on ignore comment Shi Kefa a fini). À la fin de la
pièce, les loyalistes se résolvent à se réfugier dans les montagnes plutôt que de servir le régime mandchou, tandis
qu’une cérémonie taoïste commémore la fin de la dynastie Ming vaincue. Même si l’auteur a pris des
précautions (les Qing sont dits avoir ramené l’ordre), sa pièce ravive alors le souvenir de cette période, et Kong
Shangren sera disgracié en 1700, probablement à cause de sa pièce. Celle-ci fut quand même jouée et connut un
succès immédiat, mais elle fut écartée du répertoire sous Qianlong11.
Sous Qianlong, on fait paradoxalement l’éloge des loyalistes (même si leurs régimes
sont toujours jugés illégitimes). Qianlong, comme déjà Shunzhi, son arrière-grand-père, se dit
admiratif des loyalistes : ceux qu’il juge mal, ce sont les lettrés chinois qui ont retourné leur
veste pour servir les Qing ! Au nom de la loyauté (que Qianlong veut inculquer à ses sujets), il
défend les loyalistes Ming ! Il fait éditer des biographies exemplaires de loyalistes ! Il fait
bâtir un temple pour Shi Kefa (1768). Il demande qu’on fasse une liste officielle des
« erchen » (les fonctionnaires Ming qui ont servi les Qing)(1776) et fait éditer le Erchenzhuan
(Biographies de fonctionnaires ayant servi les deux dynasties), en divisant entre des « bons »
et des « mauvais » erchen. Mais en même temps qu’il insiste sur la loyauté, Qianlong prend
soin de justifier à nouveau la conquête, la réception du mandat céleste par les Mandchous. Il
légitime à nouveau le régime, faisant éditer pour ce faire, dans les années 1770 et 1780, des
ouvrages officiels sur l’histoire de la conquête mandchoue et les origines du peuple mandchou
(avec le thème, par exemple, de la montée en puissance inévitable des Mandchous dans
l’histoire de l’Asie du Nord-Est). Cette relecture de l’histoire du 17e siècle, au 18e siècle, est à
Le titre de la pièce vient de ce que contrainte à un mariage forcé, l’héroïne se fracasse la tête contre un mur,
son sang tachant l’éventail offert par son amant, taches qu’un peintre transforme en fleurs de pêcher.
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mettre dans le contexte d’une grave crise identitaire du pouvoir mandchou : les Mandchous,
au 18e siècle, cherchent à réaffirmer leur identité (voir le chapitre sur le 18e siècle).
Nouvel intérêt pour les vieux textes à l’occasion de la compilation du Siku quanshu à
la fin du 18e siècle (même si on découvre alors des ouvrages séditieux, au moins on les tire de
l’oubli).
Cette redécouverte des textes de la période sensible, à partir de la fin du 18e siècle,
donne naissance à des biographies de loyalistes (alors appelés yimin 遺民, littéralement
« restes d’un peuple, d’une race », « peuple survivant »). Plusieurs vont être compilées durant
le 19e siècle.
Début du 19e siècle : renaissance de la bibliophilie, dans un contexte d’amollissement
de la censure => les bibliophiles s’intéressent entre autres aux écrits de la fin des Ming et des
loyalistes, mais uniquement en tant que bibliophiles (sans visée politique de réhabilitation).
Au milieu du 19e siècle, à une époque où, à leur tour, les Qing sont en proie à des
difficultés internes et externes, et où la censure imposée à la fin du siècle précédent s’est
complètement amollie, apparaît l’expression « Ming du Sud », sans qu’elle soit interdite
(reconnaissance tacite). C’est aussi à cette époque qu’on republie en masse les écrits des
fonctionnaires de la fin des Ming, qui avaient tenté de mener des réformes pour sauver leur
dynastie. On s’en sert comme exemple, comme inspiration pour réformer les Qing.
Fin 19e siècle, au moment de la décadence des Qing : les grands intellectuels
réformistes (Liang Qichao, Zhang Binlin, etc.) prennent pour modèle les loyalistes (« leur
exemple doit nous servir pour renverser le régime barbare et corrompu »). Les
révolutionnaires de 1911 reprennent le slogan « Renverser les Qing, restaurer les Ming ! ».
Après la chute des Qing en 1911, naturellement, les historiens se sont à nouveau
intéressés aux Ming du Sud (publication de bibliographies, découverte frénétique de
manuscrits jusque-là cachés). Ca se renforce d’ailleurs avec la guerre contre le Japon
(parallèle dans la résistance à l’
Enfin, à Taiwan, après 1949 (Taiwan qui venait d’être libérée de la tutelle coloniale
japonaise) : intérêt immense pour la saga de Koxinga (symbole de la résistance contre la
Chine-continent, de la souveraineté nationale taiwanaise). Sur le continent, sous l’ère maoïste,
on voit surtout dans les loyalistes les continuateurs des rebelles paysans de la fin des Ming (ce
rapprochement n’est pas du tout évident !), et aussi des symboles de résistance nationale.
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