Fait religieux, enseignement et laïcité : le rendez-vous

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______________________________________________ Fait religieux, enseignement et laïcité - Pierre Giraud
S O M M A I R E
Introduction………………………………..…5
1. Constatation : la sécularisation du fait
religieux d’un point de vue scientifique…..….6
1.1. Les textes sacrés à l’épreuve
de la démarche historique…………………………………………..…6
1.2. Les croyances et les dogmes passés
au jugement critique de la raison philosophique…………………….7
1.3. La religion d’un point de vue anthropo-sociologique
ou la naissance de Dieu dans l’esprit des hommes………………...…8
2. Interrogation : le principe de laïcité est-il
remis en cause par ces nouvelles formes de
religiosité ?………………………………...…9
2.1. Le progrès scientifique et la raison assurent paradoxalement
le terreau fertile d’un regain de religiosité…………………………...9
2.2. La laïcité en question : d’une laïcité d’incompétence
à une laïcité d’intelligence ?…………………………………...……...10
2.3. L’articulation sécularisée laïcité/fait religieux……………………....11
3
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3. Vers un débat serein : légitimité du fait
religieux au sein de l’Ecole laïque………..…12
3.1. Dieu à l’Ecole ? Non pas un enseignement religieux
mais un enseignement du religieux……………………………....…..13
3.2. Quelle déontologie ? La neutralité de l’enseignant
n’est pas remise en cause…………………………………….…….....14
3.3. Quels enseignements ? Par qui ? Comment ?
Les positions officielles du Ministère de l’Education nationale….…..…15
Conclusion……………………………….…..16
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Introduction
Lorsque se profile une réflexion dont la problématique oscille autour du phénomène
religieux, la célèbre citation d’André Malraux n’est pas bien loin : « Le XXIe siècle sera
religieux ou ne sera pas. » La formule fait mouche certes mais que peut-elle bien signifier ?
Contempler ce que le XIXe et le XXe siècles nous ont légué en matière de spiritualité, n’estce pas affirmer que le scientisme et les sociétés technicistes auront eu raison de mettre à terre
le fait religieux ? Plus encore lorsqu’une laïcité exceptionnellement française vient creuser
l’abîme entre l’Etat républicain et les religions désormais reléguées à la sphère de la vie
privée. On pourrait donc croire que le fait religieux est bel et bien enterré et qu’il n’a plus rien
à nous dire. Pourtant, toute la force visionnaire d’un André Malraux était bien de crier - tel un
prophète incompris au cœur du désert (et en pleine société de consommation) - l’heureux
adage que nous lui connaissons. L’écrivain annonce l’avènement d’une problématique
religieuse radicalement différente de celles du passé : le fait religieux a pour fonction de créer
des dieux, autant de torches allumées par l’homme afin d’éclairer la voie qui l’arracherait à la
bestialité. N’avait-il pas raison ? Le XXIe siècle commençant manifeste en effet un retour
nettement appuyé du fait religieux (accompagné de ses nouvelles formes de religiosité) au
sein même des débats publics. Il suffit de consulter l’actualité pour en être convaincu :
l’affaire des foulards, la résurgence identitaire des fondamentalismes religieux, sans oublier
l’inscription (présupposée) dans la constitution européenne de l’héritage chrétien sont autant
d’exemples qui témoignent en ce sens.
Parmi l’ensemble des débats soulevés, une réflexion soutenue agite depuis les années 1980
l’Education nationale : (re-)mettre l’étude du fait religieux au cœur des enseignements
dispensés dans le secondaire. Autant dire que cette proposition a suscité de douloureuses
controverses et d’épineuses polémiques caractéristiques de l’esprit français. Certains
enseignants ont commencé à prendre conscience du lourd bilan du principe de laïcité instauré
par la loi de 1905 : décatéchisées, laïcisées, des générations entières d’élèves n’avaient plus
reçu de culture religieuse au point de voir dans la Trinité une station de métro parisienne et
dans la Nativité une espèce d’allégorie floue des fêtes (commerciales) de Noël. Face aux
invectives lancées par les laïcistes fondamentalistes, et contrairement aux idées reçues, ce
projet n’a jamais eu pour ambition de remettre Dieu à l’Ecole mais se propose naturellement
de sensibiliser les élèves aux différentes cultures religieuses et à l’héritage chrétien qui
constituent autant de pierres d’achoppement aux fondements de notre monde actuel.
Pour ne rien cacher, c’est bien une réflexion sur l’articulation laïcité/fait religieux qui est
au cœur du débat, articulation qui mérite d’être prise en compte au-delà de toute forme de
prosélytisme. Plus précisément, que devons-nous entendre par « enseignement du fait
religieux à l’Ecole » ? Ne s’agirait-il pas de réviser le principe de laïcité afin de passer d’une
laïcité d’incompétence à une laïcité d’intelligence ? Si tel est le cas, enseigner le fait religieux
au sein même de l’Ecole laïque remet-il en cause les fondements mêmes de cette institution et
de ses principaux acteurs ? Autant de questions qui demandent à être présentement élucidées.
Pour y répondre, notre réflexion s’articule autour de trois points : en forme de constatation, la
première partie explicite le processus de sécularisation qu’a suivi le fait religieux sur le plan
scientifique depuis le XIXe siècle. Les textes sacrés, les croyances et les dogmes seront passés
au crible de l’histoire, de la philosophie, de l’anthropologie et de la sociologie. Cette étape
préalable est nécessaire afin de comprendre pourquoi le débat qui nous préoccupe peut se
dérouler en toute sérénité. Ensuite, en forme d’interrogation, la deuxième partie questionne le
principe de laïcité à la française afin de saisir dans quelles mesures celui-ci est remis en cause
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par ces nouvelles formes de religiosité (supportées par le fait religieux sécularisé) et comment
nous pouvons réarticuler le couple laïcité/fait religieux. Enfin, la dernière partie propose un
débat serein dans lequel est légitimé l’enseignement du fait religieux au sein de l’Ecole. Loin
de proposer un enseignement religieux, il s’agit d’examiner les modalités laïques d’un
enseignement du religieux en conformité avec l’esprit républicain et citoyen qui anime
l’Ecole et ses enseignants (la déontologie laïque ne semble pas remise en cause). Après de
nombreux débats, les positions officielles du Ministère de l’Education nationale seront
présentées en toute connaissance de cause.
1. Constatation : la sécularisation
du fait religieux d’un point de vue scientifique
Face au positivisme d’Auguste Comte et au nihilisme nietzschéen, le fait religieux s’est
retrouvé, à la fin du XIXe siècle, dans une situation difficile1. Discréditées par la science
grandissante, disqualifiées par le nihilisme féroce de l’aphorisme « Dieu est mort », les
religions ont peu à peu sombré dans le domaine de la sphère privée. Paradoxalement, le fait
religieux a recentré toutes les attentions de la science : il s’est érigé comme l’un des domaines
privilégiés de la démarche objective au point que les religions ont fini par faire l’objet
d’études raisonnées. Ces études ont, pour leur part, largement participé à la sécularisation du
fait religieux qui s’est poursuivie jusqu’à la fin du XXe siècle. Parmi ces approches, trois
pôles d’intérêts attirent notre attention : l’histoire (incluant la philologie), la philosophie et les
sciences sociales (anthropologie et sociologie).
1.1. Les textes sacrés à l’épreuve
de la démarche historique :
A l’orée du siècle des Lumières, les textes sacrés ont suscité l’intérêt de nombreux
historiens et philologues. Désacralisés, ils ont pu être abordés d’un point de vue distancié en
dehors de toute référence théologique. L’oratorien Richard Simon2, prêtre catholique, a eu le
mérite de définir les lois de la critique des textes sacrés (ou exégèse) indépendamment des
préjugés confessionnels en montrant notamment que la Genèse était constituée d’un ensemble
de livres composés à diverses époques : l’enchaînement qu’en proposait la Bible n’était pas
historiquement chronologique. Parmi les travaux actuels, ceux rédigés par Jean Bottéro
semblent en être les dignes héritiers : considérée comme un livre historique, la Bible témoigne
de la propre naissance de Dieu dans l’esprit des hommes3. La démarche adoptée par l’auteur
est bien celle d’un scientifique : en questionnant les textes de l’Ancien Testament à la manière
d’un vestige, c’est un fossile qui s’esquisse et que l’historien dépoussière afin d’accéder à la
couche la plus éloignée dont il porte pourtant le témoignage. Grâce à cette démarche
historique qui nécessite la mise en œuvre d’une véritable méthode objective, il est désormais
possible de retrouver et de comprendre les hommes qui ont écrit ces textes. Déchiffrée, la
Bible ne serait plus qu’un témoignage historique universel, à la fois témoin de notre passé
mais aussi témoin de notre avenir.
1
Petit, Annie, 2004. « Les métamorphoses de Dieu » in Dieu, la science et la religion, La Recherche hors-série
n°14, janvier-mars 2004.
2
Simon, Richard, 1678. Histoire critique du Vieux Testament.
3
Bottéro, Jean, 1992. Naissance de Dieu. La Bible et l’historien (Paris : Gallimard, Folio Histoire).
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Il est évident que cette approche objectivée des textes sacrés ne fait pas l’unanimité chez
les religieux. Les travaux du docteur Gerd Rüdiger Puin ont suscité un scandale parmi les
fondamentalistes musulmans comme le relate Xavier Ternisien4. Suite à la découverte d’un
manuscrit antérieur à la version religieusement officielle, ces travaux philologiques remettent
directement en cause le dogme musulman : le Coran ne serait plus la parole « incréée » de
Dieu, une révélation dictée en direct dans un arabe inimitable. Désacraliser ce texte sacré sous
le regard de la démarche scientifique n’est pas une activité neutre : cela nous permet de
comprendre comment ces textes fondateurs structurent nos mentalités actuelles comme le
suggère Daniel Sibony5. C’est aussi une manière de désacraliser les grandes figures
prophétiques désormais recontextualisées dans toute leur dimension historique originelle 6.
C’est dans cette optique que les Evangiles peuvent être abordés au-delà de la foi. Ces textes
s’inscrivent dans un contexte original où la figure du Christ est étudiée dans sa dimension
prophétique et historique comme a pu le démontrer l’historienne Marie-Françoise Baslez7.
1.2. Les croyances et les dogmes
passés au jugement critique
de la raison philosophique :
Sous le regard critique de la raison raisonnante la philosophie a, elle aussi, participé à la
sécularisation du fait religieux. Comme pour sa consœur l’histoire, cette critique s’est
progressivement mise en place durant le siècle des Lumières pour prendre son essor au XXe
siècle. Dogmes et doctrines sont ainsi relégués au jugement critique de la raison
philosophique qui n’hésite pas, elle aussi, à remettre en cause les principes tenus pour acquis.
Trois âges se sont succédés : l’âge théologico-métaphysique dont l’esprit est empreint de
dogme, de doctrine, de spiritualité et de foi ; l’âge de la raison populaire (ce à quoi l’on croit
et comment on le pratique) ; l’âge de la raison philosophique où la démarche rigoureuse
l’emporte sur les deux autres âges. C’est bien évidemment à cet âge d’or philosophique
qu’aspire Jacques George à travers le tableau comparatif qu’il nous propose8. Suivant ces
principes, la religion serait un artefact dans le sens où les individus aiment y être pris au sein
d’une identité ontologique solide, sorte de manque-à-être originel qu’il s’agit de combler par
l’idée d’une garantie transcendantale9.
En ce sens, une approche strictement philosophique de l’existence de Dieu et de la quête
de sens chez l’homme est possible en marge de toute référence théologique. L’intérêt tient au
contraire dans le traitement philosophique de la question : s’affranchir de toute approche
théologique est possible si la démarche du philosophe ne se fonde plus sur la foi (adhésion
personnelle à une révélation non démontrable) mais bien sur la raison (examen méthodique et
minutieux de la révélation et des doctrines). Dès lors, la question philosophique que se pose
4
Ternisien, Xavier, 2001. « Le Coran en question » in Le Monde, 06/09/01.
Sibony, Daniel, 1992. Les trois monothéismes. Juifs, chrétiens, musulmans, entre leurs sources et leurs destins
(Paris : Seuil, La Couleur des Idées).
6
Blanchot, Maurice, 1986. « La parole prophétique » in Le livre à venir (Paris : Gallimard, Folio Essais).
7
Baslez, Marie-Françoise, 2004. « Le contexte historique des Evangiles : une époque miraculeuse » in Les
Evangiles face à l’histoire, Notre Histoire n°219, mars 2004.
8
George, Jacques, 1994. « La religion officielle, la religion populaire, le regard critique » in Enseigner les
religions à l’école laïque – Cahiers Pédagogiques n°323, avril 1994.
9
Sibony, Daniel, 1992, op.cit.
5
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Bernard Sève ne surprend pas10 : « Dieu existe-t-il ? » Se poser une telle question c’est
comprendre que la vie de l’homme ne sera pas tout à fait la même selon la réponse dégagée.
En dehors de toute adhésion confessionnelle, cette question devient philosophiquement
pertinente et montre jusqu’où le processus de sécularisation du religieux a pu s’immiscer dans
les débats et les réflexions actuelles.
1.3. La religion d’un point de vue anthroposociologique ou la naissance de Dieu
dans l’esprit des hommes :
Parler de religion dans une dimension anthropologique c’est nécessairement évoquer les
travaux de Ludwig Feuerbach11. Disciple de Karl Marx, ce philosophe a posé les fondements
de l’anthropologie religieuse contemporaine. Ramener la religion à son fondement
anthropologique, c’est ramener la figure d’un Dieu transcendant absolument extérieur à
l’ordre humain, à la figure d’un Dieu de et pour l’homme, c’est-à-dire d’un Dieu pensé,
produit et fabriqué par l’homme. Le processus de sécularisation est bien amorcé. L’homme
n’accède à la conscience de soi qu’à partir de la fiction projective d’un autre que soi, Dieu,
posé comme sa garantie ontologique. Ainsi, par cette approche méthodique et scientifique,
l’analyse du fondement anthropologique de la religion débouche selon Ludwig Feuerbach sur
le thème d’une religion de l’homme. Comme le souligne Philippe Sabot, la religion s’expose
sous ses caractéristiques les plus humaines12 : sa vérité ne se trouve donc pas en elle-même,
en Dieu, mais dans le rapport religieux que l’homme entretient avec sa propre réalité. Ce qui
revient à dire que l’homme ne prend conscience de lui-même qu’en faisant un détour par
Dieu, en se mettant à distance de lui-même et en se dissimulant à lui-même ce qu’il est
véritablement.
Désacralisé à l’extrême, le fait religieux revêt toute sa dimension humaine. C’est
précisément ce point là que la sociologie questionne comme le suggèrent Mircea Eliade et
Ioan Couliano13 : « Comment la religion fait-elle système pour les hommes et que leur
apporte-t-elle ? » Du latin religare, la religion relie les hommes entre eux. Cette définition ne
semble pourtant pas satisfaire tous les sociologues notamment Jean-Paul Willaime qui
confirme la difficulté de conceptualiser sous un seul terme générique la complexité et
l’ensemble des variétés et faits religieux14. Plus fondamentalement, une religion est un
système de croyances et de pratiques relatives à des choses sacrées qui unissent en une même
communauté morale tous ceux qui y adhèrent. D’autre part, la socialisation d’un individu
passe par l’initiation à ces choses sacrées comme le pense Emile Durkheim15 : « La religion a
pour origine, non des sentiments individuels, mais des états d’âme collective. Si elle était
fondée dans la constitution de l’individu, elle ne se présenterait pas à lui sous cet aspect
Sève, Bernard, 1994. La question philosophique de l’existence de Dieu (Paris : Presses Universitaires de
France, Les Grandes Questions de la Philosophie).
11
Feuerbach, Ludwig, 1992 . L’essence du christianisme (Paris : Gallimard, Tel, tr.fr.).
12
Sabot, Philippe, 2005. « L’anthropologie comme philosophie : l’homme de la religion et la religion de
l’homme selon Ludwig Feuerbach » in Revue Methodos accessible en ligne,
http://methodos.revues.org/document320.html
13
Eliade, Mircea & Couliano, Ioan, 1992. Dictionnaire des religions (Paris : Presses Pocket, Agora).
14
Willaime, Jean-Paul, 1995. Sociologie des religions (Paris : Presses Universitaires de France, Que Sais-Je ?).
15
Durkheim, Emile, 2003. Les formes élémentaires de la vie religieuse (Paris : Presses Universitaires de France,
Quadrige).
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coercitif. » Pour l’individu, la religion est donc une activité sociale régulière mettant en jeu
une relation avec un pouvoir charismatique. Elle est désormais perçue comme relevant d’une
connaissance rationnelle et scientifique sous l’angle de l’évolution historique et du regard
sociologique.
« Démystification », « désacralisation », autant de termes qui caractérisent le processus de
sécularisation dont le fait religieux a été l’objet depuis le XIXe siècle. Fruits d’interrogations
scientifiques, les religions ont pu devenir matière à réflexion en toute objectivité au-delà des
systèmes théologies qu’elles présupposent pourtant toutes. A ce titre, une interrogation laïque
sur le fait religieux peut se poursuivre en toute objectivité.
2. Interrogation : le principe de laïcité
est-il remis en cause par ces nouvelles
formes de religiosité ?
Face à ces discours scientifiques, la laïcité n’a plus à craindre le fait religieux, bien au
contraire. On pourrait même ajouter que les sciences ont paradoxalement servi de terreau
fertile à sa sécularisation qui se manifeste dorénavant sous de nouvelles formes. Il s’agit bien
de questionner notre principe de laïcité à la lumière du fait religieux sécularisé et voir ce qu’il
en ressort. Vouloir prendre en considération l’enseignement du fait religieux au sein de
l’Ecole laïque c’est avant tout extraire la laïcité de son champ d’incompétence afin de la
rendre intelligente. Ce n’est qu’à ce prix qu’une articulation sécularisée laïcité/fait religieux
pourra se réaliser en toute quiétude.
2.1. Le progrès scientifique et la raison
assurent paradoxalement le terreau
fertile d’un regain de religiosité :
Il semble important de préciser que la rationalité et le progrès n’ont pas tué les croyances
et qu’ils en sont bien au contraire le terreau fertile comme le confirme Gérald Bronner16. Si la
sécularisation du fait religieux d’un point de vue scientifique est de nature à engendrer de
nouvelles croyances c’est précisément parce que les grandes questions existentielles d’ordre
métaphysique dépassent la science qui n’est pas en mesure d’y répondre. Or l’homme reste
profondément attaché à ces questions. Ce besoin de sens et de transcendance dans une société
de plus en plus scienticisée et technicisée n’est donc pas surprenant : malgré l’essor du
progrès et de la raison triomphante, le religieux est toujours le principal vecteur du lien social
à l’heure de la mondialisation17. En ce sens, il est possible d’affirmer que l’homme a compris
que l’expérience de soi et du monde ne passe pas nécessairement par la seule voie
scientifique. La voie religieuse, en tant que réflexion sur les origines et le sens du monde et du
devenir humain, est une autre voie privilégiée.
Bronner, Gérald, 2004. « L’empire irréductible des croyances » in Les nouveaux visages de la croyance,
Sciences Humaines n°149, mai 2004.
17
Lenoir, Frédéric, 2005. « Dieu dans tous ses états » in Le Monde des Religions n°13, septembre-octobre 2005.
16
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Pourtant, cette nouvelle expérience a nettement muté au cours du XXe siècle : même si
80% de la population mondiale se réclame d’une allégeance religieuse, nous assistons à un
déclin des croyances traditionnelles. Une rupture franche est constatée entre la profession de
foi déclarée et la pratique régulière du culte qui est en chute libre18. Il s’agit plus
fondamentalement d’une nouvelle forme de religiosité construire à partir de la sécularisation
des grandes religions institutionnalisées. Est-ce là une raison suffisante pour expliquer chez
les jeunes ce regain de religiosité dont ils sont les principaux acteurs ? Malgré un net recul des
pratiques institutionnalisées, Yves Lambert19 précise que les 18-29 ans contribuent à leur
manière à ce regain de religiosité dont la principale caractéristique passe par le refus des
grandes religions au profit d’un bricolage spirituel. A la recherche du réconfort, ces jeunes en
crise existentielle souhaitent revaloriser le respect d’autrui et l’autorité, la confiance, la
fidélité face à un effondrement des grands systèmes politiques comme à une modernité
désenchantée. En ce sens, ils commencent à prendre conscience de l’héritage spirituel qui
s’offrent à eux même s’ils le gèrent dans une optique peu conventionnelle. D’autre part, de
nombreux intellectuels de tout horizon se forgent aussi une vision moins idéologique de la
religion tout en revendiquant les aspects positifs qu’elle recèle20. N’est-ce pas ici une raison
suffisante pour montrer que le fait religieux est inhérent à l’expérience humaine et qu’il est
nécessaire de le prendre en considération ? Sans aucun doute. Les grands systèmes
symboliques à travers lesquels les hommes ont donné et donnent encore sens à leur existence
ont tellement influencé l’histoire des sociétés que leur prise en compte est indispensable à
l’intelligence du passé comme du présent.
2.2. La laïcité en question : d’une laïcité
d’incompétence à une laïcité d’intelligence ?
Le principe de laïcité tels que les pères de la loi de 1905 l’avaient comprise assurait avant
tout « la sortie de la religion du politique et de l’étatique » (pour reprendre les termes de
Marcel Gauchet21) tout en promulguant un nouveau régime grâce auquel les hommes étaient
en mesure de se donner enfin leurs propres lois. Cette séparation franche de l’Eglise et de
l’Etat avait suscité à l’époque de vifs débats et querelles envenimées. Cette sortie de la
religion était pourtant nécessaire parce qu’elle incarnait la sortie de l’Etat des croyances
religieuses. C’était aussi la sortie d’un monde où la religion était structurante à tous les
niveaux de la société et où elle commandait encore la forme politique de ces sociétés.
L’essence même de notre principe de laïcité trouve ses racines dans cette séparation des
pouvoirs ou sortie de la religion de la scène publique. Désormais, l’Etat ne valide plus aucune
option spirituelle particulière et devient rigoureusement aconfessionnel : le libre exercice des
cultes et leur non subvention, la liberté de conscience et d’opinion en sont les principales
facettes comme le rappelle Henri Pena-Ruiz22. L’Ecole républicaine met alors en place un
processus de décatéchisation des élèves et inscrit une vaste campagne d’éducation non plus
morale mais civique comme l’un des principes intangibles de la laïcité. Cet idéal se réalise à
O’Brien, Joanne & Palmer, Martin, 1994. « Atlas des religions dans le monde » in Autrement n°4, avril 1994.
Lambert, Yves, 2005. « L’intérêt pour la religion revient chez les jeunes » in Le Monde, 17/08/2005.
20
Trincq, Henri, 2004. « Sursaut d’estime chez les intellectuels » in Les Français sont-ils fâchés avec les
religions ?, Le Monde des Religions n°4, mars-avril 2004.
21
Gauchet, Marcel, 1998. La religion dans la démocratie (Paris : Gallimard, Folio Essais).
22
Pena-Ruiz, Henri, 2001. La laïcité pour l’égalité (Paris: Mille et Une Nuits).
18
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travers cette place privilégiée que l’on accorde à l’éducation civique, tant dans la formation à
la citoyenneté que dans l’apprentissage et la transmission des valeurs républicaines23.
En ce sens, Marcel Gauchet24 précise que « la cité de l’homme est l’œuvre de l’homme, à
tel point que c’est impiété, désormais, aux yeux du croyant le plus zélé de nos contrées, que
de mêler l’idée de Dieu à l’ordre qui nous lie et aux désordres qui nous divisent. Nous
sommes devenus, en un mot, métaphysiquement démocrates. » Tellement démocrates que la
laïcité a fini par transformer, avec le processus de sécularisation du fait religieux, la pratique
des fidèles sous l’effet de la démocratisation. Elle a aussi entraîné avec elle des générations
entières d’élèves coupées d’un enseignement du fait religieux. Autant dire que « la France a
mal à sa laïcité » comme l’affirme Djénane Kareh Tager25. Se pose ainsi cette question : ne
devons-nous pas passer d’une laïcité d’incompétence (« Le religieux ne nous regarde pas… »)
à une laïcité ouverte (« Il est de notre devoir de comprendre le fait religieux… ») ? Sans
aucun doute. Comme le souligne Jean Baubérot26, ce n’est pas la loi de 1905 qui est à
remettre en cause. Il s’agit seulement de ne plus l’appliquer avec des œillères et prendre enfin
en considération toute la diversité culturelle et religieuse qui structure nos sociétés actuelles.
Au-delà d’une simple commémoration républicaine, il faut faire de ce centenaire un moment
privilégié de réflexion sur l’état actuel de la laïcité en France (ses points forts comme ses
points faibles). En ce sens, notre laïcité d’intelligence doit prendre conscience d’une
population de plus en plus mosaïque où coexistent et s’ignorent des cultures religieuses
différentes ; elle doit aussi prendre acte de la sécularisation de la société en même temps que
la prolifération des croyances ; enfin, elle doit lutter contre cette inculture religieuse qui se
généralise dans la société depuis 1905 et qui s’est de plus en plus accentuée ces dernières
décennies (au point qu’un pan entier de notre mémoire collective semble menacé). Comme le
souligne Régis Debray27, ce malaise républicain affecte plus fondamentalement « l’êtreensemble républicain ». Bref il s’agit bien de quitter un système laïque d’incompétence pour
rejoindre un système laïque d’intelligence où l’articulation laïcité/fait religieux prendrait toute
sa signification.
2.3. L’articulation sécularisée
laïcité/fait religieux :
Jean-Paul Willaime28 suggère de dépasser les limites de la laïcité d’incompétence qui a
développé une neutralité négative et néfaste à l’égard du fait religieux. Cette ignorance
absolue du fait religieux ne pouvait donc plus fonctionner. A ce titre, la commission Stasi 29 a
su être attentive aux débats : « La laïcité constitue le cadre français dans lequel est
pleinement garantie la liberté de culte et d’expression de toutes les options spirituelles.
Aujourd’hui, la France est caractérisée par le pluralisme spirituel et religieux. Les pouvoirs
23
Mesnard, Eric, 2000. « Un enseignement laïque et démocratique » in Argos n°25, mai 2000.
Gauchet, Marcel, 1998, op.cit.
25
Kareh Tager, Djénane, 2004. « La France a mal à sa laïcité » in Les religions menacent-elles la République ?,
Le Monde des Religions n°3, janvier-février 2004.
26
Baubérot, Jean, 2005. « L’enjeu de la commémoration de la loi 1905 est la diversité culturelle » in Le Monde,
05/01/2005.
27
Debray, Régis, 2004. Ce que nous voile le voile. La République et le sacré (Paris : Gallimard, NRF).
28
Willaime, Jean-Paul, 1998. « Ecole et religions : une nouvelle donne ? » in Revue Française de Pédagogie
n°125, octobre-novembre-décembre 1998.
29
Stasi, Bernard éd., 2004. Laïcité et République. Rapport au Président de la République (Paris : La
Documentation Française).
24
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publics doivent en tirer toutes les conséquences pour faciliter l’exercice des différents cultes,
sans pour autant remettre en cause la place historique que tiennent la culture et les
confessions chrétiennes dans la société. » En ce sens, la laïcité d’intelligence reste attentive à
ces remarques. Elle est la condition nécessaire pour une entière liberté spirituelle et une
égalité entre les non-croyants et les croyants : c’est la générosité de la loi vis-à-vis des
religions comme le souligne Henri Pena-Ruiz30.
Cette laïcité d’intelligence, tout en réarticulant son rapport au fait religieux, souhaite un
« mieux-vivre-ensemble » au-delà de la simple tolérance et cherche à s’intéresser à tout
l’humain dans sa diversité. Elle offre la possibilité non pas de convertir l’autre mais de lui
exposer sa conviction dans un souci de respect mutuel. En ce sens, la laïcité d’intelligence se
définit plutôt comme le cadre régulateur d’un pluralisme des visions du monde que comme un
contre-système d’emprise par rapport aux religions. L’articulation sécularisée laïcité/fait
religieux est possible parce que : (i) le fait religieux a été désacralisé par la science ; (ii) une
démocratisation des fidèles et des croyants s’est accomplie ; (iii) un paysage multireligieux
constitue la France actuelle. Comme le confirme si justement Henri Pena-Ruiz31, « la laïcité
n’a rien à craindre d’un rappel de l’histoire et des événements liés au rôle des religions, à
condition bien sûr que nul projet idéologique d’apologie ou d’occultation ne le subvertisse. »
En effet, toute tradition ne peut occulter ses fondements à moins de vouloir sombrer dans une
amnésie profonde. La culture religieuse est nécessaire parce qu’elle permet à chacun de
s’inscrire dans une histoire, de comprendre le sens des croyances et des symboles qui nous
constituent.
Cette visée démocratique de l’articulation laïcité/fait religieux permet ainsi de transcender
les préjugés, de desserrer l’étau identitaire, de désamorcer les intégrismes et les sectes. Ceci
est à la fois possible et souhaitable précisément parce que la diversité de la conscience
religieuse a été pénétrée par la laïcité. A son tour, la laïcité, décrispée, habite désormais la
conscience religieuse. Bref, pour reprendre les termes de Marcel Gauchet32, « la laïcité a
changé de sens. » Le débat peut donc se poursuivre en toute sérénité au sein de l’Education
nationale.
3. Vers un débat serein : légitimité
du fait religieux au sein de l’Ecole laïque
L’opinion française, dans sa majorité, approuve l’idée de renforcer l’étude du fait religieux
au sein de l’Ecole laïque. Jusqu’à présent, l’occultation de cet enseignement n’a pas été
seulement une erreur grave, c’était une faute morale et civique. En d’autres termes, il s’agit de
comprendre comment le fait religieux peut être traité par les enseignants (avec un maximum
d’objectivité). L’enseigner ce n’est pas (re-)mettre Dieu à l’Ecole mais s’interroger sur le rôle
qu’il joue au sein de nos sociétés actuelles. La déontologie laïque est ainsi sauvegardée. Face
à cette question, les positions du Ministère de l’Education nationale sont explicites.
30
Pena-Ruiz, Henri, 2001, op.cit.
Pena-Ruiz, Henri, 2003. Qu’est-ce que la laïcité ? (Paris : Gallimard, Folio Actuel).
32
Gauchet, Marcel, 2004. « La laïcité a gagné, mais elle a changé de sens » in Dieu et la politique : le défi
laïque, L’histoire n°289, juillet-août 2004.
31
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______________________________________________ Fait religieux, enseignement et laïcité - Pierre Giraud
3.1. Dieu à l’Ecole ? Non pas un
enseignement religieux mais un
enseignement du religieux :
Parmi les nombreux débats, les laïcistes fondamentalistes crient au retour de Dieu au sein
de l’Ecole laïque et s’insurgent contre l’introduction précipitée et inconsidérée du fait
religieux dans cette forme actuelle qui présenterait un véritable danger33. Pourtant, la situation
n’a rien d’alarmant. L’objectif initial se propose seulement d’assurer aux élèves une solide
culture afin qu’ils puissent comprendre la tradition à laquelle ils appartiennent. Nous l’avons
déjà précisé, depuis la loi de 1905, les élèves se sont peu à peu décatéchisés au point d’arriver
à l’heure actuelle à une véritable déconnexion de l’héritage chrétien (perte des codes de
reconnaissance, des savoirs et des savoir-vivre, détresse patrimoniale et religieuse)34. Il
semble donc urgent de pouvoir reconstruire des repères leur permettant de mieux comprendre
leurs racines et le sens de la vie. Ce qui revient à dire qu’une Ecole authentiquement et
sereinement laïque doit transmettre à tous les élèves des connaissances sur les croyances et les
rites et donner une culture ouverte sur le fait religieux. Ainsi, elle n’est pas là pour faire le
catéchisme ni pour faire croire mais pour faire savoir afin de critiquer, d’apprécier, de
réfléchir et de juger en toute connaissance de cause comme le suggère Joël Gaubert35. Si un
jugement doit être porté, c’est à l’élève à se le faire en toute autonomie.
Non pas un enseignement religieux donc, mais bien un enseignement du religieux.
Evoquer les croyances en classe ne doit plus être un sujet tabou si l’on précise qu’il s’agit de
croyances partagées par certains et refusées par d’autres. L’élève pourra prendre conscience
que nous avons tous des points de vue et des croyances différents et qu’accepter la pluralité
des points de vue est possible et même souhaitable comme le confirme Nicole Allieu 36. Ce
renforcement du fait religieux permet d’éviter le repli sur soi, l’ignorance, les préjugés et
maintenir, comme le souhaitait depuis quelque temps Jean-Pierre Rioux37, le respect de l’autre
jusque dans ses croyances. L’Ecole devient le lieu qui invite à débattre des enjeux humains
dont traitent les religions. Ce qui revient à s’interroger sur la place que nous devons accorder
aux religions dans la totalité de l’expérience humaine que l’homme fait de lui-même et du
monde. Marie-Laure Sourdillon38 défend cette idée : tout adolescent est en quête de sens et
l’Ecole ne doit pas le freiner dans son épanouissement personnel. Les grandes questions
existentielles doivent être certes abordées mais avec raison, distance et critique. Cette
résurgence du fait religieux à l’Ecole émane donc d’une demande de sens fondée sur
l’irréductible aspiration métaphysique de l’esprit humain.
C’est précisément la position du bureau national du Comité Laïcité République daté du 27 novembre 2002,
http://www.laicite-republique.org/documents/faitreligieux/faitreligieux.htm
34
Willaime, Jean-Paul, 1998, op.cit. On peut aussi consulter l’excellent article de Barbier-Bouvet, Jean-François,
2003. « Connaissances, méconnaissance et ignorance religieuse aujourd’hui » in Bulletin des Bibliothèques de
France, tome 48/6, accessible en ligne,
http://bbf.enssib.fr/sdx/BBF/frontoffice/2003/06/document.xsp?id=bbf-2003-06-0013-002/2003/06/famdossier/dossier&statutMaitre=non&statutFils=non
35
Gaubert, Joël, ?. « Faut-il introduire l’enseignement de la religion à l’école ? », accessible en ligne,
http://www.ac-nantes.fr:8080/peda/disc/philo/conf_de_gaubert_religion.htm
36
Allieu, Nicole, 1996. Laïcité et culture religieuse à l’école (Paris : ESF).
37
Rioux, Jean-Pierre, 2003. « L’enseignement du fait religieux à l’école », accessible en ligne,
http://savoirscdi.cndp.fr/archives/dossier_mois/rioux/Rioux.htm
38
Sourdillon, Marie-Laure, 2004. « Le fait religieux, quelle place au CDI ? » in InterCDI n°188, mars-avril 2004.
33
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______________________________________________ Fait religieux, enseignement et laïcité - Pierre Giraud
3.2. Quelle déontologie ? La neutralité
de l’enseignant n’est pas remise en cause :
Toute la difficulté pour l’enseignant est de trouver le moyen de préparer les élèves à
réfléchir sur ces questions dans un esprit laïque. Pour autant, la circulaire n°97-123 publiée
dans le Bulletin Officiel n°22 du 29 mai 1997 n’est pas remise en cause : « Le professeur (…)
s’attache à transmettre les valeurs de la République, notamment l’idéal laïque qui exclut
toute discrémination de sexe, de culture ou de religion. » La tâche est bien d’éduquer l’élève à
reconnaître qu’il existe des opinions confessionnelles différentes de celles qu’il peut avoir.
Comme le suggère Henri Pena-Ruiz39, « le problème des croyances structurantes, ou plus
généralement des options philosophiques et spirituelles, requiert dans une école ouverte à
tous, l’école laïque, tact et discrétion, refus de privilégier une modalité particulière du
rapport au sens. » La déontologie laïque requiert de faire connaître le contenu des croyances
et plus généralement des convictions spirituelles sans pour autant porter de jugement de
valeur. Mieux encore, elle consiste à livrer tous les éléments d’une réflexion personnelle à
partir de laquelle les élèves se questionneront en toute autonomie.
Dans ce cas, l’enseignant est en mesure de dispenser un enseignement du fait religieux qui
se devine entre les lignes de la circulaire de mission : « Il se préoccupe également de faire
comprendre aux élèves le sens et la portée des valeurs qui sont à la base de nos institutions »
plus encore celles qui ont été façonnées par les trois grands monothéismes. Pour cela, il
mobilise tout le savoir scientifique qui a participé à la sécularisation du fait religieux et se
contente de le transmettre avec objectivité. Il est décisif qu’il l’aborde avec cette exigence
épistémologique afin de se maintenir dans cet esprit laïque : autonomie de jugement, intérêt
commun et universel tout en faisant abstraction de ses orientations subjectives comme en
assumant les exigences d’objectivité et de neutralité confessionnelle. A ce titre, le fait
religieux peut susciter un dialogue authentique à l’intérieur même des enseignements.
Professeur de philosophie, Bernard Premat40 défend cette idée avec circonspection : le
programme officiel de sa discipline présuppose explicitement la connaissance du legs judéochrétien qui a marqué tous les auteurs de la pensée occidentale. Il est donc nécessaire de
décrisper, de déraisonner et même de banaliser le sujet vis-à-vis des enseignants très attachés
à leur mission nullement remise en cause. Ce qui laisse dire à Henri Pena-Ruiz41 que
« l’approche des faits et des doctrines religieuses, à l’écart de toute posture partisane, doit
relever d’une attitude conforme à la responsabilité confiée à l’école publique, et aux
principes qui la règlent. »
Pena-Ruiz, Henri, 2005. « Dieu à l’école ? » in Qu’est-ce que l’école ? (Paris : Gallimard, Folio Actuel).
Premat, Bernard, 1992. « Culture religieuse et enseignement de la philosophie en lycée. Exemple de deux
notions, temps et progrès » Enseigner l’histoire des religions – Actes du colloque de Besançon – Novembre
1991 (Besançon : CRDP).
41
Pena-Ruiz, Henri, 2005, op.cit.
39
40
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3.3. Quels enseignements ? Par qui ?
Comment ? Les positions officielles
du Ministère de l’Education nationale :
Enseigner le fait religieux est une nécessité. Se pose maintenant la question suivante :
faut-il le confier à un spécialiste ou le disséminer à toute l’équipe pédagogique ? Les débats
sont unanimes, cet enseignement doit profiter de l’ouverture des programmes officiels. En
d’autres termes, il appelle une perspective inter- et pluri-disciplinaire comme le confirme
Xavier Darcos42 et les membres de la commission Stasi43 : parier sur le développement d’une
approche transversale des phénomènes religieux au moyen de nouvelles pédagogies
interdisciplinaires. Prenant en considération le rapport rédigé par Régis Debray44, le secrétaire
d’Etat préconise de réviser les programmes officiels de 1996 afin de mettre le fait religieux au
cœur des enseignements déjà en place, de sensibiliser les IUFM et d’ouvrir les formations
continues des professeurs à l’anthropologie religieuse. Cette approche pluridisciplinaire est
l’occasion d’affirmer une laïcité d’intelligence développant la connaissance raisonnée et
l’approche critique des textes sacrés. Il suffit de consulter ce manuel d’histoire45 de classe de
seconde pour en être convaincu (le fait religieux étant explicitement inscrit au cœur des
programmes) : le christianisme est présenté comme une secte dissidente du judaïsme. Les
auteurs montrent comment une nouvelle religion s’est instituée (présentation objective et
distanciée du Christ et des premiers chrétiens). Dans le même esprit, le CRDP de FrancheComté a développé une collection « Histoire des Religions » destinée aux enseignants. La
politique éditoriale46 est très claire à cet égard : comment traiter le fait religieux dans le cadre
des programmes et comment le faire par rapport aux positions de chacun, croyants et noncroyants ? Parmi l’ensemble des disciplines concernées, l’histoire semble entretenir un lien
privilégié qui fait ici l’objet d’un traitement particulier malgré les invectives des laïcistes
fondamentalistes47.
Pourtant, les positions officielles du Ministère de l’Education nationale48 refusent de
limiter le fait religieux à une simple approche historique. Cet enseignement doit concerner à
juste titre toutes les disciplines : la philosophie, les lettres, la géographie, les langues vivantes
et anciennes, les arts plastiques et la musique. Lors de la consultation de 1998, les lycéens
eux-mêmes ont émis le vœu de recevoir un enseignement qui leur permettrait de mieux
s’approprier et de mieux comprendre le monde que nous vivons. Pour le Ministère, enseigner
le fait religieux c’est donc comprendre une des manières de dire le monde, comprendre le sens
des grands chefs-d’œuvre de l’occident, et pour finir, comprendre le rôle que le religieux joue
Darcos, Xavier, 2002. « L’enseignement du fait religieux », accessible en ligne,
http://www.education.gouv.fr/discours/2002/religieux.htm
43
Stasi, Bernard éd., 2004, op.cit.
44
Debray, Régis, 2002. Rapport au Ministre de l’Education nationale sur l’enseignement du fait religieux dans
l’école laïque, accessible en ligne,
http://www.education.gouv.fr/rapport/debray/default.htm
45
Histoire Seconde, collection J. Le Pellec, éd. Bertrand-Lacoste.
46
Margueron, Patrick, 2002. Histoire des religions, une démarche éditoriale, accessible en ligne,
http://crdp.ac-besancon.fr/actu/article%20PM.htm
47
C’est notamment la position du périodique Science et vie n°1033, octobre 2003, accessible en ligne,
http://www.laicite-republique.org/documents/faitreligieux/sv.htm
48
Accessibles en ligne,
http://www.education.gouv.fr/discours/2002/religieux.htm
42
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______________________________________________ Fait religieux, enseignement et laïcité - Pierre Giraud
dans le monde contemporain. Il s’agit bien de mettre de la cohérence sans pour autant
bouleverser les programmes déjà en place. Le Ministère refuse ainsi de créer un enseignement
spécifique et invite les enseignants à l’inscrire naturellement dans les enseignements déjà en
place. Cette démarche devra être laïque, fondée sur la description, la compréhension et le
regard critique du fait religieux dans toutes ses particularités49.
Conclusion
Au terme de cette réflexion, les trois questions qui nous préoccupaient trouvent enfin une
réponse. Comme nous l’avons souligné, enseigner le fait religieux à l’Ecole ce n’est pas y
remettre Dieu mais accepter de porter un questionnement sur le poids du fait religieux au sein
de nos sociétés actuelles. Mieux encore, l’urgente inquiétude soulevée par les enseignants
concernait bien la mise en œuvre rapide d’une lutte contre l’inculture religieuse qui a
nettement marqué l’esprit des élèves ces dernières décennies. Enseigner le fait religieux au
sein de l’Ecole c’est donc transmettre les connaissances nécessaires à la compréhension des
religions, des rites et des croyances en toute objectivité et de permettre à l’élève non
seulement de comprendre la tradition à laquelle il se rattache mais de se forger aussi son
propre point de vue en toute autonomie. L’Ecole n’est pas là pour assurer le catéchisme
certes, mais bien pour amorcer un dialogue respectueux entre les religions. Ainsi, il ne s’agit
pas d’un enseignement religieux mais bien d’un enseignement du religieux qui accepte la
pluralité des croyances dans le respect d’autrui. Permettre à l’élève de mener à bien sa quête
de sens à travers un regard critique sur le fait religieux est aussi une donnée essentielle prise
en compte par les enseignants. Cette inscription du fait religieux au cœur des enseignements
déjà en place a pourtant été tardivement prise en compte par le Ministère de l’Education
nationale. Il aura fallu attendre 2002 pour que les positions officielles se dessinent en toute
timidité certes alors que les débats fleurissaient depuis les années 80. Cette prise de décision a
été possible parce qu’un vaste débat concernant la laïcité s’est ouvert en France suite à
l’affaire des foulards. Désormais, sécularisé, le fait religieux peut se réfléchir dans un esprit
laïque tout en respectant le cadre et la mission de l’enseignant au sein de l’institution en place.
Cette déontologie laïque, comme nous avons pu le constater, n’est pas remise en cause mais
se trouve désormais enrichie par cette nouvelle donne. Autant dire qu’il s’agit là d’un
élargissement du principe de laïcité enfin réarticulé au fait religieux. Cette laïcité
d’intelligence souhaite un « mieux-vivre-ensemble » au-delà de la simple tolérance et cherche
en fin de compte à s’intéresser à tout l’humain dans sa diversité. Si Dieu souhaite se pacser
avec Marianne, ce n’est pas dans l’intention de la convertir, mais simplement afin de lui
exposer ses convictions dans le souci d’un respect mutuel. Libre à Marianne d’accepter ou de
refuser cette invitation.
49A
titre indicatif, l’enseignant-documentaliste peut mettre en œuvre ces directives officielles en partenariat avec
les professeurs d’une classe de première littéraire d’un lycée d’enseignement général. L’objectif serait de
sensibiliser les élèves sur le rôle influant joué par le christianisme dans l’essor des Lumières (notamment à
travers l’affaire Calas si bien relatée par Voltaire). Les aspects historiques (révocation de l’édit de Nantes,
persécutions, abus de pouvoir, monarchie absolue), religieux (catholicisme versus protestantisme),
philosophiques (tolérance, respect d’autrui, justice) et littéraires pourraient être ainsi étudiés comme un exemple
parmi tant d’autres de l’héritage culturel chrétien dans la structuration de la mentalité française.
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