Protagoras, un Mythe qui réorganise une réflexion Introduction Le Mythe et le chercheur Dans les Sciences Humaines et particulièrement en Sciences Cognitives, la place du Mythe reste encore fragile. Il ne semble occuper qu’une place d’illustration de la pensée. Or, en dehors du plaisir procuré par l’illustration, il me paraît s’enclencher d’autres processus psychiques lorsque le Mythe se met au service d’une recherche. L’esthétisme du Mythe et le plaisir qu’il procure viennent profondément revivifier les modalités psychiques. Ré interrogeant sans cesse toute réflexion sur le monde, le Mythe plonge l’intellect dans une dimension sensible. Le Mythe invite le chercheur qui ose le convoquer à non seulement trouver une nouvelle cohérence à ses pérégrinations, mais il lui offre aussi la possibilité de réorganiser, parfois radicalement, son étude. S’il renouvelle le dynamisme d’une pensée le Mythe ne va pas, pour autant, chercher ailleurs ce qui est déjà là. Il ne s’agit pas « d’utiliser » le Mythe comme on emploie un nouveau concept ou une nouvelle méthode de recherche. Le chercheur entre lui-même dans l’histoire qui lui est racontée. Il y entre au sens fort : en pensée bien sûr mais aussi en chair et en os. Ce sont toutes les dimensions de son être qui y sont impliquées. A son tour racontant la même histoire, il en dit une autre, la sienne. Ce faisant, il fait une singulière expérience car, réorganisant son étude, il se réorganise luimême. Porteur d’une dynamique réflexive, le Mythe vient en effet re-travailler la structuration même de la personne et de son œuvre. Les chapitres consacrés aux premier et second niveau de l’histoire traitent de la relation du chercheur avec le Mythe. Figures du Mythe et objet de recherche La puissance de réorganisation du Mythe réside dans quatre aspects qui le caractérisent : - A. L’actualité du Mythe - B. La dimension concrète du Mythe - C. La polysémie des symboles en présence - D. La nature analogique des processus de raisonnement. Quelques lignes seront consacrées à cette manière particulière de toujours ré interroger nos préoccupations présentes. La « plongée » dans le monde concret est abordée ensuite en restituant le premier niveau de lecture de l’histoire. Puis , l’importance de la polysémie des symboles est soulignée par la description des trois faits différenciés en contextes, figures et relations entre les figures. Ces trois aspects des faits sont nécessairement intriqués dans le second et troisième niveau de lecture du Mythe. La quatrième caractéristique, le fonctionnement analogique de l’histoire, est traité dans une troisième lecture du conte. J’y aborde la réorganisation de l’objet de recherche. Ce moment se nourrit à la fois de la polysémie des symboles et la dimension concrète de l’objet. Il invite à vivre au présent le fonctionnement analogique de mon raisonnement. Ma recherche porte sur les groupes sociaux. La modélisation que je souhaite construire du lien social dans les groupes restreints consiste à concevoir trois niveaux: le premier se rapporte à l’action, le second à la parole et enfin le dernier met en jeu parole et action. C’est donc sous cet angle que j’aborde le Mythe de Protagoras en considérant les trois grandes figures Epiméthée, Prométhée et Hermes comme représentant respectivement, l’action, la parole et enfin la simultanéité des deux instances réunies. Le Mythe raconte une histoire mais il est en même temps l’histoire d’autre chose. Les personnages vivent une aventure que l’on peut suivre étape par étape, c’est le premier niveau de l’histoire. Contrairement à un conte classique, le personnage est aussi une figure symbolique. Epiméthée est un personnage de l’histoire, mais il est en même l’histoire. Le Mythe porte une dimension imaginaire qui dépasse les personnages et les fait entrer en correspondance avec chaque lecteur. Les contextes, les caractères des personnages et leurs relations rencontrent donc autant de significations que de lecteurs. Naturellement l’esprit au travail ne fonctionne pas en linéarité, cependant, pour aider à la compréhension de mon propos je ponctue en neuf séquences le Mythe de Protagoras afin de faciliter le repérage des modifications opérées à chaque niveau de lecture. Le premier niveau de l’histoire : les étapes du Mythe de Protagoras 1) Tirées de la terre et du feu, les espèces mortelles furent jadis créées par les Dieux. Mais elles ne pouvaient sortir des sombres entrailles de la terre qu’avec l’aide de deux Titans. Zeus lui-même les désigna : Epiméthée et Prométhée. 2) Zeus avait chargé les deux frères de pourvoir toutes ses créatures de qualités qui leur permettraient de se conserver au mieux une fois qu’elles seraient exposées au grand jour. Elles devaient donc être capables d’assurer leur survie par leurs propres moyens. 3) Epiméthée proposa à Prométhée d’effectuer seul ce travail et de revenir seulement l’examiner lorsqu’il aurait terminé. Ainsi Epiméthée exécuta sa mission, chaque espèce fut pourvue d’une compétence qui lui permettait de sauvegarder sa race et toutes les qualités furent ainsi distribuées : à une petite taille, on donnait la vitesse ou des ailes ou la capacité à creuser un terrier, contre le froid, des poils, pour marcher, des sabots… 4) Mais lorsque toutes les qualités furent distribuées, il n’en restait aucune pour les hommes. L’homme n’avait ni fourrure, ni sabots, ni crocs, il ne savait ni courir vite ni grimper aisément dans les arbres. Il n’avait pas de griffe pour se défendre. Epiméthée avait oublié les hommes dans sa distribution. 5) Lorsque Prométhée vit qu’Epiméthée n’avait rien laissé aux hommes, et dans l’urgence du moment, car les espèces allaient être amenées à sortir de terre, il décida de voler à Athéna et Héphaïstos l’art et le feu. Alors les hommes purent utiliser l’art de la mécanique pour construire des choses utiles à leur survie : maisons, vêtements, ils pouvaient manger des aliments cuits… 6) Mais, s’ils pouvaient pourvoir aux besoins essentiels, ils ne savaient cependant pas coopérer, s’assembler, s’associer pour mener ensemble des projets car ils n’avaient pas reçu l’art de la politique qui incluait aussi celui de la guerre. Cela eut pour conséquence qu’ils vivaient isolément et étaient encore très fragiles face au monde extérieur. Même s’ils pouvaient de temps à autre construire des villes, ne possédant pas l’art de la politique, ils s’entretuaient encore bien souvent ou repartaient séparément de leur côté ce qui les mettait de nouveau en danger. 7) Zeus voyant que la race des hommes risquait de s’éteindre fit appel à un autre personnage mythique. Il demanda à Hermes de faire parvenir aux hommes la pudeur et la justice. Ces deux vertus étaient celles de la politique. 8) Lorsque Hermes dut remettre aux hommes la connaissance de la politique, il ne savait pas comment la répartir. Devait-il la partager, comme les autres arts pour que certains y soit experts et utiles à un grand nombre de profanes ou devait-il la distribuer à tous ? 9) Zeus voulu que l’on partageât entre tous les hommes afin que les cités puissent exister, il ajouta : « Etablis en outre, en mon nom cette loi que tout homme incapable de pudeur ou de justice sera exterminé comme un fléau de la société.» 1. A. L’actualité du Mythe La puissance des Mythes réside dans le fait qu’ils sont régulièrement investis dans l’histoire des hommes. Les légendes peuvent prendre des formes différentes, mais les archétypes sont fondamentalement toujours les mêmes : la légende du Roi Arthur ou celle du Seigneur des anneaux joue la même fonction chez les adolescents quelles que soient les générations. Protagoras a pour moi, poser immédiatement et très clairement le problème que j’aborde dans mon étude à savoir « la condition d’humanité de la race humaine ». Tout individu qui n’usera pas de ces qualités qui lui ont été assignées dès sa naissance, à savoir la tempérance et la justice ne sera pas en droit de prétendre à être reconnu parmi les Hommes. Il sera renvoyé, au-delà même de sa condition d’animal, à la terre dont il est sorti. L’homme est nécessairement politique ou n’est pas. IL est donné à l’être humain d’être social, de cohabiter avec ses semblables ou de disparaître de la société et par conséquent de disparaître tout court en tant qu’homme. Cette « radicalité » de l’être social n’est pas sans poser problème. En quoi peut-on encore aujourd’hui reconnaître cette exigence imposée aux êtres humains ? Est-il toujours d’actualité pour l’homme d’être capable de pudeur et de justice sous peine de relégation au statut de non humain ? Si oui, quelle nature particulière constitue cette compétence politique ? Pour répondre à cela, je ferai appel à la compréhension paradoxale des réalités sociales. Mon hypothèse rejoint celle de Protagoras, c’est à dire qu’elle sort des limites d’une pensée contradictoire. B. Passage à la dimension concrète de l’histoire Lorsque j’entre dans le Mythe au premier niveau, je suis le déroulement du conte. Je perçois des images, des couleurs. J’ai devant les yeux les personnages, je les entends. Je suis comme devant un écran de cinéma, je vois agir les acteurs. Si le film est bon, je me laisse emportée par l’histoire. J’accompagne les personnages dans leurs ressentis, leurs émotions. Bien entendu, j’ai conscience d’être à l’écoute d’une histoire, je ne confond pas les niveaux de réalité, pourtant, tant que rien ni personne ne vient m’en sortir, je suis aussi dans l’histoire, j’y crois. L’imaginaire dans lequel je suis entrée est sensible, il est proche des sensations du corps, de mes perceptions physiques. Je me laisse envahir aussi par des ressentis plus profonds comme la colère, la peur ou la tristesse. La lecture d’une histoire, d’un roman, d’un Mythe est très différente de la lecture d’un ouvrage de philosophie ou de tout autre livre ou article comme celui-ci qui ne font appel qu’à ma raison, mon intellect. Chaque histoire est un cas particulier, chaque personnage est unique, chaque situation est contextualisée et n’est identique à aucune autre. Lorsque l’on parle de faire résonner des sensations, faire revivre des sentiments ou raviver la mémoire physique d’un événement, cela signifie : faire vivre une situation singulière et aider l’esprit à la transposer à une autre vécue dans le présent. La dimension « actualisante » du Mythe est liée à cette qualité d’investir le monde physique. Le raisonnement transductif de la pensée fait passer d’un cas particulier à un autre cas particulier sans passage à l’abstraction, 1 Platon, « Protagoras », Flammarion,1967, p 54. c’est ainsi que procède le Mythe. Le premier niveau de lecture de l’histoire en rencontre un autre qui entre en correspondance avec lui. Ce que je tiens à souligner là est l’importance des aspects concrets, singuliers de l’histoire racontée. Dans cette imagerie, nous ne sommes pas dans l’abstrait, la généralisation ou l’abstraction. L’esprit repose sur des sensations. C. Polysémie des Symboles Le Mythe relie les deux figures opposées d’Epiméthée et de Prométhée, dans celle de Hermes. La polysémie des figures symboliques du Mythe m’autorise à y substituer les significations qui me sont nécessaires pour avancer dans mes préoccupations. En l’occurrence je cherche à comprendre ce qui relie les hommes dans les groupes. C’est ce qui m’est raconté par la distribution à tous de l’art de la politique. Mais au-delà de cela, les contextes, les figures et les liens qu’ils instaurent entre eux me disent autre chose et viennent nourrir mon imaginaire. Le second niveau de l’histoire parle à l’imaginaire Je reprends ici les neuf points de l’histoire racontée afin de montrer en quoi chaque étape va nourrir ma pensée. Je décris les significations que ces étapes prennent pour moi à la lecture du Mythe. Les contextes 1) L’étape sous terre. Au début, dans un tout premier temps de l’humanité, une expérience concrète, matérielle, physique est donnée à voir. Celle où le corps est engagé tout entier dans l’indéterminé, le chaos, le magma indifférencié de la matière. L’homme est ici, si impliqué dans la matière inorganique qu’il y est encore tout englué. Il y est plus minéral qu’animal. Il ne se distingue pas d’un tout désordonné. Aucune forme d’organisation n’a encore émergé. 2) Sortie à la lumière Ensuite, l’homme entre dans le règne animal. Il n’est pas encore entièrement sorti des ténèbres, il n’est pas, non plus, tout à fait dans la lumière. Mais après l’étape minérale, il devient organique. Il est vivant c’est à dire biologique. IL est donc organisé. Il possède un sens vital. Cela signifie qu’il prend une forme distincte du chaos et se retrouve par conséquent dans l’obligation de sauvegarder cette forme. Pour ne pas revenir à son état antérieur, c’est à dire désorganisé, non construit, l’homme devra maintenir son organisation. C’est la première préoccupation de Zeus que de donner à cet être vivant, comme aux autres, des capacités de survie. Or, pour survivre, l’homme doit s’adapter à son milieu. Tout le temps où il reste loin de la lumière, il est protégé par le fait qu’il n’est pas distingué des autres matières qui le constituent. Il reste invisible à lui-même et aux autres. Dès lors que l’homme est identifié donc distinct du chaos, qu’une organisation émerge, il doit s’auto organiser pour se maintenir dans ce nouvel environnement. Le symbole de la lumière est bien entendu celui du savoir, de la connaissance, mais je dirai surtout d’un savoir-faire, d’un savoir-agir qui est donné aux êtres biologiques pour défendre leur race. Il s’agit du savoir de l’action. Ce nouvel environnement est à la fois le même : la terre, l’air, le feu, l’eau, mais s’y ajoute la lumière, c’est à dire la possibilité de voir et d’être vu. La lumière offre de nouvelles capacités aux êtres vivants: celle d’espacer les choses, celle de distinguer et de se distinguer. L’homme reçoit avec la lumière la capacité d’élucidation du monde, de le/se mettre à distance. Les figures 3) a) Le double accompagnement Le changement d’un état initial (sous terre) à un autre (sur la terre) n’est pas immédiat et spontané. Au contraire, il semble qu’il s’agisse d’un passage et que le cheminement devra être accompagné. Le chemin n’est ni tracé ni donné. Il faut être guidé pour sortir de l’ombre et aller vers la connaissance, la lumière. C’est pourquoi Zeus décide de la présence de deux personnages pour aider les vivants à s’organiser. Il est intéressant de voir la nécessité d’une part de faire appel à quelqu’un pour accompagner le changement d’état initial non organisé à l’état vivant organisé et d’autre part d’agir dans le sens de l’autonomie de l’être, de lui attribuer les moyens de sa propre survie afin qu’il n’ait plus besoin d’accompagnement. Epiméthée et Prométhée sont donc chargés de cette initiation. Ils sont frères, ils se ressemblent puisqu’ils sont issus de la même lignée de Titans. Ils ont en commun les mêmes parents, pourtant, ils sont toujours opposés, différents. Epiméthée est l’antithèse de Prométhée. Dès qu’il agit, toutes ses actions sont en défaveur des humains. C’est lui qui, désobéissant à Prométhée, ouvrira la boîte de pandore répandant sur terre tous les malheurs de l’humanité. C’est à lui qu’est attribué l’oubli des hommes dans la distribution des qualités vitales. L’accompagnateur a donc une double figure dans la légende de Protagoras : la figure de celui qui ajoute les difficultés sur le chemin à suivre l’autre qui vient au contraire les aplanir. L’un ne va pas sans l’autre, ils entretiennent une indispensable dynamique inversée qui tantôt fait avancer l’un, tantôt met l’autre en marche. Cette figure contradictoire ouvre à l’homme toute liberté de choisir son modèle, d’avancer pas à pas sur le fil de l’ombre ou de la lumière, du malheur ou de la félicité. b) Mortalité et immortalité de l’homme Epiméthée se distingue de Prométhée par le fait qu’il restera mortel. A un premier niveau de logique individuel, les hommes sont confrontés à leur mortalité. Comme Epiméthée, ils sont inscrits dans le cycle concret de la nature : ils naissent et meurent après avoir passé plus ou moins de temps sur terre. Pourtant, par la procréation, ils perpétuent leur espèce. Faute de prétendre à une nature divine, comme tous les animaux, le niveau collectif permet de prétendre à l’immortalité. Elle est représentée par Prométhée. L’immortalité de Prométhée ajoute autre chose à ce statut naturel de l’homme. Prométhée par ses propres exploits a conquis son immortalité. Elle ne lui est pas donnée immédiatement, il doit faire un exploit pour l’obtenir. Pour être un homme ordinaire, il faut faire des actes extraordinaires. Prométhée n’est plus seulement un Titan, il s’élève au rang des Dieux de l’Olympe. De même, certains parmi les hommes se différencient des animaux par leur capacité à produire des choses exceptionnelles. Si le travail lui permet de survivre, l’œuvre prolonge sa vie au delà de la mort terrestre. La parole entre dans la mémoire. Par sa capacité à raconter, elle dépasse l’état de nature pour faire entrer l’homme dans l’immortalité. L’homme tente ainsi de prouver sa part de divinité. 2 4) Deux niveaux pour agir L’action est porteuse d’erreur, Epiméthée commet une faute en oubliant l’homme. Prométhée lui, n’est pas dans l’action. Il accepte la demande de son frère. Il arrive en second dans cette histoire. Il intervient après la distribution, pour regarder, constater, pour réfléchir et revenir sur l’erreur. Son rôle consiste à ne pas agir tout de suite. Il prend la parole après l’action. Il est seulement tenu de donner son avis sur ce qui a déjà été entrepris. Le mode d’action de la parole utilisé par Prométhée amène à penser que l’homme peut prétendre lui aussi à l’éternité des Dieux. Au-delà de la condition d’homme mortel, la pensée, la réflexion lui procurent une prétention à l’éternité. 5) S’adapter à l’environnement Le premier principe de tout système vivant est de donner la priorité à sa survie. Or les contraintes fortes entraînent une réaction immédiate. Il faut donc, avant toute chose, s’en remettre à ce principe fondamental du vivant : l’adaptation du système à son environnement. Or qu’est attribué à l’homme pour compenser ses piètres qualités physiques ? Le feu et l’art. Ces deux vertus ont été volées dans les ateliers (lieu de travail) des Dieux de l’Olympe : - d’une part d’Héphaïstos. Il est un Dieu boiteux tombé de l’olympe. Héphaïstos est le maître du feu et grand inventeur des techniques. IL a aussi participé à la fabrication de Pandore et a cloué Prométhée sur le Caucase. Il est en ce sens proche d’Epiméthée. - d’autre part d’Athéna. Elle est grande guerrière, fille de Métis sortie de la tête de Zeus qu’Héphaïstos fendit d’un coup de hache. Elle est la déesse de l’activité intelligente (fileuses, tisserands, brodeuses), elle est ingénieuse. Elle est proche de Prométhée par sa protection apportée aux hommes. Héphaïstos boîte, il est disgracieux, il prouvera son excellence dans l’art des métaux. Athéna se voit refuser le prix de beauté, elle trouvera son excellence dans l’artisanat. Les attributs des hommes, on le comprend, ne sont pas des qualités liées à leur nature, mais sont dues à leurs activités. Ils n’obtiennent que ce qu’ils produisent. Ces Dieux ne représentent pas la grâce externe tombée du ciel, mais les laborieux efforts fournis par les hommes pour survivre. 6) Prendre conscience de L’art et le feu n’appartiennent pas tout aussi légitimement aux humains qu’une qualité appartient à un animal. Il faut dérober aux Dieux, ces choses là. Cela suppose déjà que l’homme est le seul animal en capacité de penser l’existence des Dieux et donc de penser la sienne propre. Il est capable de prise de conscience. L’intelligence d’Athéna sortie de la tête de Zeus grâce au geste sûr d’Héphaïstos, c’est toute la symbolique du « savoir faire » de l’artisan, de l’intelligence pratique. Les liens entre les figures 7) Construire le lien social 2 Hannah Arendt, 1961, « Condition de l’homme moderne », édition Calmann-Levi, 1983, p 53-57. L’humanité est pourvue, pour s’adapter à sa nouvelle condition de vie, de capacités suffisantes pour se protéger des dangers extérieurs. Pourtant Zeus reste inquiet quant à la capacité humaine à se défendre contre elle-même. L’homme possède l’art des armes, mais pas celui de la guerre, et son isolement le fragilise. IL faut aller chercher un autre personnage mythologique et c’est Hermes qui est sollicité, comme souvent en cas de problème difficile à résoudre. Hermes est le gardien des troupeaux. Il est donc celui qui fait lien entre les individus, il résout, en quelque sorte, la contradiction Prométhée/ Epiméthée. Il est le Dieu des carrefours, des routes qui se croisent. La figure de Hermes ne sépare plus, sa logique est celle du « et » de la reliance de l’inclusion. Un Dieu dont l’éloquence est reconnue de tous, Hermes est aussi le Dieu des révélations, il donne donc à entendre ou à voir ce qui est caché aux initiés. Il les fait reconnaître leur nature spécifiquement humaine. La parole éloquente parle à chacun très intimement et pourtant réunit l’ensemble des individus. 8) La pudeur, tempérance, tolérance Le terme de justice me semble dépendre avant tout de celui de tempérance, c’est pourquoi je ne le traite pas ici. Le jugement des citoyens sera équitable, la justice sera d’autant mieux rendue que chaque homme fera preuve de tempérance. La cité ne pourra pas exister sans citoyen. Il faut donc que cet animal particulier qu’est l’homme soit aussi socialisé. Le lien social, qui est en quelque sorte la marque de fabrique des humains, provient de cette possibilité de regarder l’autre comme un autre « soi ». Il faut donc être capable de conscience de soi et de réciprocité. Le terme de pudeur signifie la retenue. La tempérance lorsqu’elle se rapporte à soi et le respect lorsqu’elle s’adresse aux autres. La spontanéité des instincts bruts n’est pas laissée libre. Les sentiments sont maintenus en soi. Une distance est donc posée simultanément entre soi et soi et entre soi et l’autre. 9) L’art politique distribué à tous Il n’y a pas d’expert en lien social, chaque citoyen est légitime à le mettre en place. Si tout homme n’a pas autorité à donner son avis sur tout, en revanche, chacun doit être autorisé à prendre la parole en compagnie des ses semblables. Il doit seulement y mettre une forme particulière qui est celle de tempérer ses propos afin de respecter autrui. Celui qui n’utilisera pas cette mise à distance, cette retenue entre lui-même et l’autre, n’appartiendra pas à la cité. La sentence est radicale, non seulement il est exclu de la communauté humaine, mais il redescend en de-ça de sa condition d’animal pour retourner au chaos originel. La condition de l’humanité est celle du respect d’autrui, de la tolérance. « La contradiction se résout aussi en fait dans l’espace social des hommes rassemblés, dans la communauté où les monades entrent en rapport non plus selon les modes de l’union de l’âme et du corps, mais selon les modes paradoxaux de l’union qui unit des absolus « sans portes ni fenêtres » . La tolérance est l’adaptation de l’homme à un monde de désaccord […] Ainsi s’accomplit le miracle du « Nous ». Comment la première personne est-elle possible au pluriel ? Comment le pluriel peut-il être première personne ? Tel est le paradoxe de la communauté.» [ Jankélévitch, « Les vertus et l’amour », 1986, Flammarion.] Voilà donc les éléments apportés par le Mythe, en quoi entrent-ils en correspondance avec mon travail de chercheur ? D’abord il parle au premier niveau à ma personne, puis, à un second niveau, il ré interroge ma recherche. Fonctionnement des deux niveaux de l’histoire Les deux niveaux de l’histoire réorganisent l’objet De nouveau, je reprends les neufs séquences du Mythe de Protagoras. Nourries par les significations personnelles, elles viennent revisiter mon objet de recherche. 1) Sous terre Les modèles des sciences cognitives adoptent l’idée d’un chaos initial, un état global des systèmes d’où surgissent, soit par énaction soit par émergence élément/forme, des organisations. La matière inerte est désorganisée (entropie maximale) le vivant s’auto organise (négentropie) il fait émerger une forme distincte, unique dans un environnement qui reste le fond sur lequel se dessine cette forme. Des propriétés émergentes sont issues d’un état global du système. Varela montre l’interdépendance des niveaux non organisé et organisé, il parle d’un « couplage structural » entre les deux3. Il suffit de repérer l’histoire des changements structuraux mutuels qui durent tant qu’il n’y a pas désintégration de l’unité et de son environnement. 2) Sortie à la lumière Pour décrire comment le système va se maintenir dans son milieu, je retiens le modèle de la psychologie génétique. Piaget et ses successeurs montrent comment l’intelligence du sujet se développe sans discontinuité entre le biologique, le psychologique et le social. La dynamique de l’adaptation y est remarquablement décrite. Je montre qu’un groupe de sujets se structure sur un modèle de développement d’une intelligence collective fonctionnellement semblable à celui du développement de l’intelligence individuelle. Lorsqu’une nouvelle forme d’organisation sociale surgit, je fais l’hypothèse qu’une action intelligente s’est mise en place dans un premier temps. 3) Le double accompagnement Cette action fait l’objet d’une expérience concrète réussie, donc d’une compréhension en action4. « Réussir c’est comprendre en action ». Ainsi se construit une intelligence pratique partagée. Les activités réussies sont répétées, puis de mieux en mieux coordonnées, par anticipation (ce qui ne signifie pas qu’il y ait projet ou intention), elles se contentent d’être transférées d’une expérience concrète à une autre. Elles constituent des régulations sociales concrètes, repérables comme des « comportements propres »5 du système social. Les raisonnement collectifs mis en œuvre sont inductif. Suivant les contraintes imposées par les contextes, une prise de consciences des éléments de la réussite peut surgir. Comprendre c’est « réussir en pensée ». Le travail de coopération change d’objet, il porte sur des idées, des concepts ou d’une façon générale sur les abstractions issues de cette première expérience. Les opérations de transformation qui permettent l’adaptation du groupe de sujets à son environnement sont menées à plusieurs ce sont des co-opérations. Les quatre opérations primaires rassemblées en « groupement logique 3 Francisco J. Varela, Humberto R. Maturana, “L’arbre de la connaissance”, éditions Addison-Wesley, 1994. « Réussir et comprendre », Piaget, 1974. 5 « Autonomie et connaissance », F. Varela, 1989, Seuil, p 227. 4 opératoire » articulent le niveau individuel et collectif. L’échange coopératif fait entrer les membres du groupe social dans une expérience « logico-mathématique » qui renforce les actions coordonnées et donne lieu à un apprentissage de second niveau. 4) Deux niveaux pour agir Deux types d’opération de transformation primaire sont repérés dans la genèse de l’intelligence du sujet, Piaget les rassemble dans un « groupement logique opératoire INRC». Je remarque que les opérations Identique et Négative opèrent sur le plan individuel, mais que les deux autres Réciproque et Corrélative, doivent être conçues comme des opérations nécessairement socialisées. Elles ne fonctionnent qu’avec une socialisation. Ces opérations marquent aussi une différenciation fondamentale entre les logiques de l’action et de la parole. Seules les opérations positives, Identique et Réciproque sont du domaine de l’action. Les deux transformations Négative et Corrélative ouvrent d’autres possibilités d’agir. Elles passent par la parole et posent une distance vis à vis de l’action. Là où l’action se joue au présent éphémère de l’activité des agents, la parole met de la distance entre les personnes, les choses, les temps, elle crée l’espace. Elle fait appel à la mémoire, elle raconte des histoires, elle crée l’histoire. C’est en cela qu’elle a prétention à l’immortalité humaine. Cette montée en abstraction, cette généralisation des moments vécus singulièrement et répétés dans l’expérience concrète, procède d’un assemblage des potentialités humaines à agir. C’est en cela que je parle d’ouverture de possibles. Cependant l’essentiel de l’apprentissage pour se maintenir à la surface de la terre est du à l’action physique répétée localement, à une échelle micro sociale. La seconde expérience est moins bien exercée, elle est toujours seconde. C’est l’intelligence pratique qui fournit le plus haut degré de performance. La réflexion et l’analyse sont secondaires, le domaine de la parole surgit dans les cas de fortes contraintes de l’environnement. Lorsqu’il y a menace de désintégration. Elles sont les moins exercées des actions humaines.6 5) S’adapter à l’environnement Suivant le modèle du développement génétique de l’intelligence du sujet, je décris aussi le développement de « l’intelligence collective » d’un groupe de sujets, l’adaptation par deux expériences. La première expérience est concrète physique, elle engage le corps, les objets présents, les actions portent sur eux directement. C’est celle représentée par Epiméthée. Une seconde expérience suit, elle porte sur les abstractions issues de la première expérience. Prométhée n’intervient qu’après l’action, il doit travailler sur ce qui lui est donné de constater. On devine là les deux types de pensée : la pensée pratique et la pensée conceptuelle, l’une a un statut éphémère mais efficace l’autre semble avoir d’autres ambitions. 6) Prendre conscience de Se comprendre c’est « réussir à penser ensemble ». L’adaptation est avant tout un processus d’activités, de constructions. Rien n’est donné à l’avance. Il s’agit d’ajustements incessants, de ruse. Rien n’est écrit et tracé droit, il faut mettre en place des biais qui autorisent le fonctionnement. Il faut souvent tracer des lignes transversales et rechercher des réponses adéquates dans le cas par cas des réalités se vivant au quotidien. L’adaptation du sujet ne s’écoule pas comme un ruisseau d’eau clair, il faut souvent composer. 6 F. Varela, 1992, « Quel savoir pour l’éthique », La découverte, p 36. La question de l’interaction entre sujets ou Sujet/autrui/objet posera un vrai problème qui à ce stade de l’histoire n’est pas encore résolu. Il faut attendre l’apprentissage de la politique pour l’envisager. L’homme peut coordonner des abstractions empiriques issues de l’expérience pratique et en rester là pour réussir en action. Il peut aussi répondre à des contraintes d’adaptation en inventant des solutions en cas de manques, il les compense. Il réussit alors en pensée. Il est alors expert dans le maniement des outils, il atteint la maîtrise de la matière qu’il travaille, de l’art qu’il pratique. Certains hommes développent ainsi des talents particuliers qu’ils dispensent aux autres. 7) Construire le lien social Les hommes agissent, ils fabriquent des objets utiles ou beaux, avec Hannah Arendt7, je dirais qu’ils ont entrepris de travailler et d’œuvrer. Pourtant ils ne sauraient encore être tout à fait des Hommes. Il leur manque quelque chose qu’ils obtiennent par l’action. Chez Arendt c’est le moment ou l’homme prend la parole en public, il sort de sa condition « d’homme privé » (de liberté et de parole) ou d’esclave, pour être citoyen. C) Nature analogique des processus de raisonnement Mon hypothèse consiste à concevoir le groupe comme structuré seulement dans ces moments précis. Le moment où la parole vraie surgit dans le groupe en métaphore signifiante. La métaphore a ceci de particulier qu’elle fait appel à un raisonnement transductif. Comme le Mythe, elle transporte immédiatement d’une situation concrète à une autre situation concrète différente, mais ayant un rapport de ressemblance. Pour être appréhender, la réalité ne peut être ouvertement exprimée. C’est principalement le maintien du groupe dans sa forme présente qui est remis en cause. Or c’est le premier principe, le plus fondamental qui est bousculé : conserver l’organisation. Pour le moins, il circule un sentiment partagé d’angoisse de démantèlement du groupe. Le moment de tension, lié à la perte possible du lien social est suivi par un temps de relaxation où elle s’exprime. La métaphore joue sur un fonctionnement symbolique, donc polysémique. L’acte d’énonciation de ce sentiment sous une forme masquée revient alors en résonance vers chacun des membres du groupe qui en fait l’expérience intime. Toutes les significations ont leur place dans cet espace là. Ce retour à l’intimité est partagé. Le lien social s’en trouve renforcé entre les personnes présentes. L’expérience unique de ce partage à plusieurs d’expériences intimes est un moment rare. J’ai pu le saisir lors d’observations de groupes. . Premier exemple : Je participais à un groupe de travail, j’en observais aussi le déroulement pour ma recherche et ayant été autorisée à enregistrer les rencontres, j’ai donné à lire un compte rendu très détaillé des modalités de fonctionnement du groupe. Cet écrit détaillé rendait compte de toutes les hésitations, les difficultés, les modalités de prises de décisions du groupe observé et devait être diffusé à l’extérieur de l’équipe. Lors d’une séance de travail, ce problème ne figurait pas à l’ordre du jour, pourtant, le temps ordinairement consacré à coordonner les activités des partenaires a été entièrement utilisé à savoir comment effectuer la diffusion de ce document jusqu’au moment où l’un des participants a prononcé : « c’est notre linge de famille ». Cette métaphore a immédiatement fait disparaître le problème vécu dans le groupe qui restait non dit jusque là. Dès lors, la rédaction du compte rendu s’est effectuée sous la dictée de tous, une collaboration efficace est apparue et j’ai pu observé une utilisation exclusive du « nous ». 7 Arendt Hannah, 1961, « Condition de l’homme moderne », Calman Levi. J’illustre le fonctionnement de la métaphore sous la forme du schéma suivant: 1 2 Linge de famille Se lave en famille A.Une situation concrète connue de chacun 3 Nos problèmes 4 Se traitent entre nous B. Une situation concrète vécue à plusieurs. Les termes de la situation A n’ont rien de ressemblant avec ceux de la situation B, c’est le rapport qu’entretiennent 1 et 2 qui seul ressemble au rapport entre 3 et 4. Le quatrième terme de la métaphore n’est pas énoncé, il est deviné. La pensée travaille sur l’analogie des situations. Chacun a vécu la situation A, chacun la reconnaît en B, sans nécessité de la nommer, de l’analyser. La solution apparaît immédiatement à tous. Chacun entre dans une activité coordonnée avec le sentiment d’être reconnu et d’appartenir au groupe. Second exemple : Des partenaires de diverses institutions sont invités à collaborer sous la direction de l’un d’entre eux. Mais la personne naturellement reconnue comme coordonnateur du travail refuse d’en prendre la responsabilité et à la troisième séance, elle ne reçoit pas dans son établissement l’équipe qui s’y est réunie. Elle est présente sur les lieux mais non disponible. Durant les trois premières séances de travail, aucun « nous » n’est prononcé. A la quatrième séance non plus jusqu’au moment où l’un des participants dit « un bateau sans capitaine ». Chacun des présents participe à la rédaction d’une lettre adressée à la personne absente et bon nombre de « nous » sont utilisés pour désigner les présents. 1 2 Bateau sans capitaine Ne navigue pas A.Une situation concrète connue de chacun 3 Equipe sans coordinateur 4 Ne travaille pas B. Une situation concrète vécue à plusieurs. Comme dans l’exemple précédent, la métaphore renvoie chacun à une connaissance personnelle correspondant à l’expérience vécue par le groupe en situation. La rédaction de la lettre a mis fin au travail du groupe qui n’a existé que le temps de sa rédaction. Ici, la fonction symbolique de la métaphore agit sur la constitution du groupe, même éphémère, elle le fait apparaître. Dans le premier cas, elle a agi pour le conserver. Dans l’analogie, on rencontre toujours un rapport de ressemblance sur un fond de dissemblances. ( Epiméthée et Prométhée sont frères, mais différents) 8)La pudeur L’individu est absolument libre, unique et pourtant partage avec les autres cette même liberté d’expression cette absolue unicité. Il faut donc poser le paradoxe du partage des absolus. Comme nous le faisons pour le « moi » nous faisons comme si le « nous », lui aussi, avait une existence propre. Il peut arriver que les personnes généralisant cette expérience ressentent la sensation d’un être unifié. C’est elle qui procure la perception d’une centralité, d’une unicité. Comme individuellement le sujet peut faire l’expérience de la sensation d’un « Moi », les membres d’un groupe social font l’expérience d’un « Nous ». Ceci reste de l’ordre d’un supplément de sensation, d’un « surcroît de signification »8, c’est sans doute ce que Gilbert Durant nomme l’épiphanie d’un mystère. Comme toutes les autres races animales, l’homme a la capacité de sauvegarder sa race, mais cette capacité l’autorise, là où les autres animaux ne sont pas autorisés, à monter au niveau supérieur de l’apprentissage, celui d’apprendre à apprendre. Le sujet humain n’atteint ce niveau qu’avec autrui, par la présence de l’autre semblable à soi. Autrement dit, pour que la métaphore joue sa fonction symbolique, il faut qu’elle réfère à une situation « A » dans laquelle tous peuvent se reconnaître en « B ». 9) L’art politique distribué à tous Tout homme peut acquérir cette capacité à partir du moment où il naît en compagnie d’autres hommes. On voit que pour atteindre ce moment de conscience d’un « être ensemble », d’une « première personne au pluriel », il faut et il suffit d’en avoir fait là aussi des expériences répétées. La situation ritualisée ouvre la possibilité de cette reconnaissance, cela ne signifiant pas qu’être assemblé en groupe de personnes suffise à ce qu’advienne cette première personne du pluriel. La généralisation, la montée en abstraction ne surgit qu’avec la sensation d’une constance dans la naissance du sens. Tout se passe comme si l’on oubliait les contextes locaux, pour extraire un trait commun généralisable à toute expérience de relation humaine, créant ainsi un « Nous » permanent perçu dès que les hommes s’assemblent. Dans le fonctionnement symbolique de l’analogie, il n’y a pas de montée à la règle générale, il y a glissement intuitif d’une situation concrète à une autre. Les termes, les contextes sont différents, mais le rapport qu’ils entretiennent est semblable et transposable, c’est sur lui que porte la généralisation mais elle ne s’exprime pas abstraitement. Comment percevoir une constance là où rien ne commence ni ne finit jamais ? Peut-être avons nous avec Hannah Arendt une piste de réponse à propos des affaires humaines : « La révélation du « qui » par la parole, et la pose d’un commencement par l’action, s’insère toujours dans un réseau déjà existant où peuvent retentir leurs conséquences immédiates. Ensemble, elles déclenchent un processus nouveau qui émerge éventuellement comme vie unique du nouveau venu, affectant de façon unique les vies de tous ceux avec qui il entre en contact. C’est à cause de ce réseau déjà existant des relations humaines, (…) que l’action n’atteint presque jamais son but ; mais c’est aussi à cause de ce médium, (…)qu’elle « produit » intentionnellement ou non des histoires.9 » Arendt ajoute que si elles sont recueillies sous diverses formes, elles ne se confondent pas avec ces réifications, elles y perdent leur essence vitales. 8 9 F. Varela, 1992, « Quel savoir pour l’éthique », La découverte, p 96. Arendt Hannah, 1961, « Condition de l’homme moderne », Calman Levi, p 241. Conclusion Ma recherche interroge les trois aspects affectif, cognitif et symbolique des faits sociaux. Elle identifie dans un premier temps les termes d’une contradiction qui peut se résoudre, par la montée à un niveau plus complexe. La contradiction peut s’exposer ainsi : d’un côté l’instauration des règles sociales qui régissent collectivement la communauté des hommes est issue de décisions individuelles des membres de cette communauté. De l’autre, la communauté, totalité irréductible à la somme des éléments qui la constitue, produit des individus sociaux, uniques, singuliers, tous distincts les uns des autres. Souhaitant passer audelà de la contradiction pour accéder au niveau paradoxal, je dois penser simultanément l’unique et le pluriel, dans une boucle étrange autoréférente : la société émane des êtres sociaux qu’elle produit. Mon hypothèse consiste à envisager que les opérations mentales qui participent à la construction de l’intelligence d’un sujet, interviennent aussi dans la structuration des groupes de sujets. Il ne s’agit pas d’admettre seulement « la construction sociale de l’intelligence de l’individu », je propose de concevoir « la construction intelligente du social ». Ce qui ne signifie pas une construction rationnelle des formes sociales, mais une forme paradoxale. Le Mythe tente de réunir les deux aspects de la contradiction. Hermes confond les deux autres figures, il les fond ensemble, pour que surgisse une troisième logique de structuration à la fois individuelle et collective. Concevoir le social sur des processus cognitifs c’est donner priorité à l’adaptation et modéliser les formes sociales à l’aide de certains modèles du vivant. Par le Mythe de Protagoras, il faut admettre que les aspects épiméthéens du développement de l’humanité sont nécessaires et indispensables aux aspects prométhéens pour qu’ils s’engendrent l’un de l’autre. Les sujets humains sont plongés dans l’action concrète, ils mettent en jeu leurs corps physiques. Ils sont engagés dans la survie de leur propre organisme et dans celle de leur espèce. Mais ils sont aussi, par la parole, des êtres pensant leurs actes. La mise à distance ainsi autorisée entre agir et parler donne une dimension particulière à la race humaine. Une « forme » sociale ne peut surgir que d’un « fond ». L’ordre se distingue par le désordre sur lequel il apparaît. Fond et forme s’auto inventent, ils se nourrissent l’un de l’autre. La figure de Hermes réorganise deux autres figures : Prométhée, toujours distinct d’Epiméthée, fusionne cependant avec lui pour qu’advienne et s’auto organise l’humanité. Nul ne saurait décider lequel des deux personnages prédomine dans Hermes. Le principe du paradoxe consiste en ce que deux choses opposées coexistent. L’esprit ne s’arrête pas sur l’une ou l’autre des parties, la pensée est ici et là. Dans le temps et l’espace commun de la conversation, la parole vraie exprime quelque fois une angoisse de séparation. Elle l’exprime au sens propre, c’est à dire : « met en dehors » un sentiment de danger partagé par les participants. Il peut s’agir d’un travail de l’inconscient collectif. Jusque là dissimulé, ce sentiment est porté à la conscience des membres du groupe. Il arrive parfois que la parole des hommes « agisse ». Elle est elle-même une action mais d’une nature particulière. Sous forme métaphorique, elle vient répondre à une attente de chaque participant. Toute la réalité s’en trouve réorganisée. Surgit alors le sentiment d’une permanence. Cette perception sensible d’une instance collective fait dire « Nous » et non plus seulement « Je » et « tu » . De même qu’un sujet ressent la permanence de son « Moi », les membres d’un groupe social, plongés dans l’expérience intime du partage, peuvent avoir accès à la permanence d’un « Nous ». Pour se maintenir, tout organisme doit se doter de la capacité de se transformer. D’où proviennent la nouveauté, l’innovation, les capacités de changement de cette forme sociale ? La permanence de ce « nous » trouve en elle-même les ressources de sa conservation. Ce qui signifie que l’instance collective tire de son propre fonctionnement, ses capacités d’invention. La puissance de la parole en action réside dans le fait qu’elle se déguise, ruse pour donner à entendre le vrai. Si je qualifie cette parole de « vraie », c’est qu’elle révèle une vérité. Cependant, pour la dire, elle s’habille d’autres réalités. La possibilité de les imaginer permet de deviner des solutions, d’ouvrir sur des possibles. Différentes dans les objets mais semblables dans les rapports qu’ils entretiennent, ces réalités partagées modifient celle vécue au présent dans les groupes. L’ouverture sur les possibles que procure la parole pénètre le domaine concret. Elle prend un biais, elle fait un détour certes, mais c’est pour mieux répondre au problème posé. Le Mythe, comme toute parole vraie, ment, se déguise et oblige l’esprit à deviner le sens caché de ce qui se vit dans les organisations sociales.