Les Entretiens Nathan Parole, écrit, image 28 - 29 novembre 1992Actes III Bébés à l'écoute : les débuts de la lecture Julien COHEN-SOLAL, Pédiatre Je ne suis ni linguiste, ni orthophoniste, ni neurobiologiste, ni psycholinguiste, ni neuropsychologue, ni neurolinguiste, toutes ces activités qui se développent et qui s'occupent du bébé et de sa parole. Je suis pédiatre et je parlerai avec mon langage de pédiatre. Pourquoi ce titre ? " Bébés à l'écoute " souligne la précocité des compétences de ce bébé, qui nous passionne, nous intéresse tous et montre que sans cette écoute très précoce il n'y aurait pas de développement de la parole. L'histoire raconte que Frédéric II, empereur germanique, homme cultivé, sceptique, parlant plusieurs langues et vivant dans les années 1240, voulut savoir quelle était la première langue parlée par les humains. Était-ce l'hébreu, le grec, le latin, le germain ? Il prit plusieurs bébés, les fit élever en isolement par des serviteurs sourds-muets, qui leur donnaient de bons soins, mais ne leur parlaient pas. Non seulement ces bébés ne parlèrent pas, mais ils moururent. Une autre version raconte qu'un seul survécut et que son premier mot fut " vive le roi " dans la langue du prince ! Cela, je ne le crois pas du tout ! En revanche, le fait que ces bébés moururent est certain. Mais quelle en est la signification ? Tout d'abord, il en résulte que sans bain de langage il n'y a pas de développement de la parole ni du langage, et que sans liens affectifs il n'y a pas de développement humain. C 'est souligner le rôle de l'attachement, aussi indispensable à un bébé que la nourriture, l'oxygène, et c'est par là même souligner le rôle du lien affectif dans le développement du langage. Nous disons que sans investissement affectif, il n'y a pas de bon développement du langage. Je reviendrai sur ces deux notions : sans bain de langage, pas de développement de la parole ni du langage, sans investissement affectif pas de bon développement de la parole ni de bon développement du langage. Des bébés à l'écoute Chacun connaît maintenant l'importance extrême de l'audition chez le nouveau-né, et la précocité de ses compétences. Ce sont, en tout cas pour les médecins, des découvertes assez récentes, si cela ne l'est pas pour les mères. Je raconte souvent l'histoire de la naissance de ma fille, il y a trente ans. Je n'ai pas pu assister à l'accouchement et, lorsque je suis arrivé, elle avait une heure et demie. Elle était déjà toute propre, toute remise en bon état, couchée dans un berceau à côté de sa mère et, lorsque j'ai ouvert la porte et parlé, elle m'a regardé et écouté. J'étais déjà un pédiatre chevronné mais je ne savais pas à cette époque qu'un bébé d'une heure et demie regardait et écoutait. Et cela a été le début d'une sorte de réflexion pour moi sur les compétences extrêmes du bébé. Tout le monde sait - on a beaucoup parlé de ces problèmes - que les fœtus entendent dans le ventre maternel. Ils entendent indiscutablement. Toutes les observations de Japonais sur des bébés habitant autour d'Osaka, les expériences de Feijoo, qui a fait entendre à des nouveau-nés des sons qu'ils avaient entendus vers la fin de la grossesse maternelle, ont démontré que ces bébés étaient beaucoup plus attentifs à ces sons qu'à des sons nouveaux. Cela est tout à fait certain, et on le sait maintenant de façon parfaite. A la naissance, le bébé entend très bien. Il a même une perception auditive considérable. On entend souvent des mères dire : " Mon bébé est nerveux, il tressaute au moindre bruit ou quand on claque la porte. " Mais c'est normal, le bébé n'est pas nerveux du tout, il a un système nerveux tout neuf, il entend particulièrement bien. Il a une sensibilité auditive. Les travaux modernes ont montré des choses très importantes, en particulier ceux de Jacques Mehler, qui a repris des travaux des années 70. Dans ce que je vais dire, on peut se poser la question de savoir si les techniques d'examen, les techniques d'observation, sont absolument fiables. J'ai parlé avec Jacques Melher, à plusieurs reprises. Nous nous connaissons bien. J'ai parlé avec Mme de Boysson, qui travaille au CNRS, à côté de Jacques Melher, et je peux dire que les résultats sont tout à fait fiables. Ils ont été reproduits par de nombreuses équipes. On a montré que les bébés, dès la naissance, ont des capacités discriminatoires extraordinaires. Ils sont capables de reconnaître Ba et Pa, Tap et Pat, Pa et Bi. Les bébés dès la naissance reconnaissent la voix et la langue maternelle, la prosodie, semble-t-il, de la langue maternelle qu'ils ont entendue in utero. Ils vont perdre cette capacité au bout de quatre à cinq jours pour la retrouver au bout de quinze à vingt jours, alors qu'ils ont déjà entendu leur mère et les personnes de leur environnement depuis vingt jours. On sait très bien maintenant que les bébés reconnaissent leur mère par la voix dès l'âge de quinze à vingt jours. Dans ma pratique quotidienne, j'ai des expériences, des observations extraordinaires de mères qui me racontent par exemple qu'un tout petit bébé de cinq semaines fermait les yeux et se contractait dès qu'il entendait son frère de deux ans arriver. Il savait que son frère venait l'embêter très régulièrement ! Ces capacités de reconnaissance sont certaines, et c'est sur la base de ces capacités et de l'aptitude tout à fait précoce du bébé à communiquer dès les premières heures de la vie (car il semble bien que le bébé humain soit tout prêt à communiquer avec les visages en particulier et les êtres humains) que va se faire le développement de la parole et du langage. Dans les comportements globaux de communication où le regard joue un rôle tout à fait considérable, comme vous le savez, le langage et la parole vont tenir seulement une certaine place, qui va prendre de plus en plus d'importance au fur et à mesure du développement. Je crois vraiment que l'homme est fondamentalement un être de parole. Dire " au début était le verbe " a sans doute une signification bien compréhensible quand on considère le développement humain et la place qu'y tient le langage. Vous savez qu'actuellement on vérifie l'audition dès la naissance. C'est tout à fait fondamental. Tout le monde sait maintenant que les bébés sourds vont gazouiller naturellement jusque vers l'âge de trois mois, trois mois et demi, et ensuite ils vont s'arrêter et on va comprendre pourquoi. Les débuts de la parole Comment se font les débuts de la parole ? Ils se font par les cris et les pleurs des premières semaines, et on a montré, depuis un certain nombre d'années, que ces cris ne sont pas indifférents, si je puis dire, ils ont une signification. Le bébé dès la naissance a au moins six ou sept cris ; cris de faim, cri de pleur, cri de gêne, cri de demande, cri d'appel et puis à la suite de ces cris vont apparaître ces fameuses lallations des premiers jours de la vie, avant le gazouillis, les " aeu ". Puis va apparaître ce gazouillis formidable qui est fait de bruits de bouche, de syllabes douces, de roucoulements, de " areu ". On a très facilement un dialogue avec un bébé de neuf, dix mois (mais on a aussi très facilement, quand on est pédiatre, un dialogue avec des bébés de trois mois). Deux faits essentiels dans le processus d'apparition du langage. Premièrement, tous les bébés du monde gazouillent de la même manière. Cela a été bien montré et mis en évidence par les équipes de chercheurs. On a fait des quantités d'expériences. Autrement dit, n'importe quel bébé est capable d'apprendre n'importe quelle langue et de parler avec l'accent même de cette langue. Cela est tout à fait fondamental. En fait, il apparaît que chaque bébé est doué de capacités linguistiques qui vont aller en décroissant avec l'âge. Tout enfant vient au monde prêt à communiquer avec n'importe quelle communauté verbale. C'est, semble-t-il, le renforcement linguistique apporté par la parole entendue qui va fonder en quelques mois, en deux ans, en trois ans, le développement de la langue maternelle. Il y a donc perte de capacité innée au départ, et cela se comprend très bien dans la théorie générale de la stabilisation sélective des neurones, mise en évidence et illustrée par Changeux. Des différences vont apparaître à partir de quatre, cinq mois. Le deuxième élément fondamental à considérer est que le bébé s'entend et s'écoute gazouiller. Il va jouer avec les sons, il va jouer avec les débuts de sa parole. C'est pour cela que les bébés sourds, qui ne s'entendent pas gazouiller, vont cesser peu à peu de gazouiller. Ils vont finir par ne plus parler, en quelque sorte, à partir de l'âge de quatre ou cinq mois, et ne vont pas passer au stade du babil. Je me souviens d'un cas, vu il y a un an et demi, d'un bébé de huit ou dix mois, qui se présentait presque comme un enfant débutant une psychose, comme un enfant psychotique. Ce bébé avait des otites sérieuses importantes : il ne s'agissait pas d'une perte auditive congénitale, héréditaire, par déficit neurologique, mais d'une perte auditive par déficit de transmission et non pas par manque d'intégration du langage. Ce bébé entendait très peu. Il avait une perte de 40 % ou 50 % de chaque côté. Il a suffit de le soigner, de le traiter, de l'opérer, faire ce qu'il fallait pour qu'il récupère son langage, et un bon comportement. Mais il est probable que ces enfants vont développer leur langage plus difficilement qu'un enfant qui n'aurait pas eu de déficit, car il y a des périodes sensibles, où on apprend des choses, et des périodes où on les apprend moins facilement. Il y aura chez cet enfant, c'est sûr, un certain degré de difficultés dans le développement du langage, si on s'est rendu compte tardivement du déficit auditif. Ensuite, il y a le fameux stade du babil, avec apparition de voyelles, puis de consonnes ; à partir de ce stade, semble-t-il, le babil est différencié. À ce sujet, j'ai rencontré Mme Boysson qui travaille sur des bébés parlant le français, l'arabe, le cantonnais, trois langues très différentes. Je ne suis pas linguiste, mais on peut dire que le bébé va produire de moins en moins de sons étrangers au système phonétique de sa langue. Son répertoire devient de plus en plus conforme à celui de la langue qu'il entend. Dans cette période, que l'on appelle le babil sauvage, l'enfant va roder toutes ses capacités, ses possibilités d'articulation : il va s'exercer, jouer, s'amuser, s'écouter. Il prend un plaisir infini à émettre des sons divers. " Seuls les sons de la langue maternelle vont être l'objet de renforcement par les adultes, d'imitations, d'approbation, au point que le bébé va peu à peu développer un langage qui va devenir de plus en plus conforme à celui de la langue parlée autour de lui. " C'est une phrase que je tire du très beau livre de Paule Aimard, qui travaille à Lyon, et a écrit " L'enfant et la magie du langage ". Dans mon exposé, je vais beaucoup emprunter à ses travaux. Ainsi peut-on dire que l'acquisition de la langue maternelle se produit par la perte de capacités innées qui auraient sans aucun doute permis au bébé d'apprendre n'importe quelle langue. L'expérience et l'observation montrent que l'acquisition de deux langues en même temps dans les premiers mois de la vie donne des capacités très importantes. Au stade de huit, dix mois, on a des dialogues vraiment intenses avec les bébés. A dix, douze mois, apparaissent les premiers mots qui ont un sens, les " ma ", les " ba ", les " pâ "…Puis le langage se développe jusqu'à l'âge de deux ans. Pour résumer, on peut dire que le bébé va d'abord dire un mot, qui a une signification, puis deux, puis trois mots qui vont reproduire, remplacer, représenter une phrase très complexe et très importante. J'ai une petite-fille de deux ans, que j'ai beaucoup observée, plus que je ne le faisais avec mes enfants, et il y a deux mois elle m'a dit : " maman, dodo, là ", ce qui signifie beaucoup de choses. C'était toute une phrase très explicative. A deux ans, il y a des assemblages et, en général chez l'enfant dont le langage démarre bien, l'essentiel va être d'aplomb vers l'âge de trois ans. Dans cette évolution du langage, il faut souligner plusieurs points. Des courbes d'acquisition variées D'abord il y a des variations individuelles tout à fait considérables. Les courbes d'acquisition sont variées. Dès 1965, le linguiste britannique Morlay, après des investigations faites à New Castle, avait mis en évidente des dispersions, tout cela s'associant dans un développement normal. Des travaux récents ont été effectués aux États-Unis par la Fondation Mac Arthur, qui a voulu étudier les enfants que l'on doit surveiller particulièrement, les enfants à risques du fait de leur milieu socioculturel. Elle a beaucoup étudié les productions et la compréhension du sens par les enfants. Les travaux de cette fondation montrent à l'évidence des dispersions considérables des courbes d'acquisition du langage. Par exemple, à douze mois, un bébé peut ne dire aucun mot ou 50 mots ; à vingt mois le nombre de mots produits irait de 3 à 544 (il a dû y avoir un bébé qui avait 544 mots !) ; à douze mois, les mots compris semblent aller de 7 à 242. Vous voyez qu'autour d'une moyenne d'évolution il y a d'importantes variations. On s'intéresse actuellement de plus en plus au développement précoce du langage, et on commence à envisager, pour des enfants qui ont de grandes difficultés à partir de deux ans, de mettre en place des interventions. Evidemment, les enfants qui sont en difficulté du fait de leur milieu socioculturel, du fait de troubles de développement neurologique, sont observés plus que les autres, mais ces variations deviennent très intéressantes pour les enfants "normaux". La compréhension Il faut souligner la discordance entre la compréhension et les capacités d'expression. Je crois que tout le monde le sait, mais il faut en tenir compte dans la vie courante. Il me semble, mais je n'oserais l'affirmer avec certitude, que vers trois, quatre, cinq mois, des bébés sont capables de comprendre des notions. Par exemple, une mère m'a raconté que son bébé, qu'elle allaitait encore à quatre mois, commençait à s'agiter, à montrer son contentement si elle lui disait " on va manger " sans toucher à son corsage ni faire le moindre geste qui montrait quelle allait sortir un sein. Avec ce bébé, j'ai fait une expérience, dont je ne suis pas sûr de la grande signification. Quand je prenais le bébé couché sur le dos devant moi et que je le tirais par les mains, il faisait un effort pour s'asseoir. Si je le prenais seulement par les mains, sans le tirer, il ne faisait pas d'effort pour s'asseoir, mais si je lui disais " assieds-toi ", il montait sa tête comme pour faire l'effort de s'asseoir. Personnellement, je suis persuadé qu'à quatre, cinq mois, des bébés comprennent des notions, pas très complexes, mais aussi complexes que les deux que je viens de vous citer. Les productions linguistiques Troisième point d'importance : les productions linguistiques des enfants sont d'une grande variabilité. Il y a des bébés de treize, quatorze mois, qui baragouinent de façon extraordinaire, qui n'arrêtent pas de causer, avec qui on peut avoir un dialogue, en leur parlant bébé, et cela est étonnant. Il y en a d'autres qui produisent des sons bien déterminés et qui ne vont pas baragouiner de cette manière. Il y en a d'autres encore qui jouent avec la mélodie des phrases. J'ai eu une expérience toute récente avec un petit enfant de vingt-deux mois qui, au téléphone, m'a répété trente à quarante fois le même mot, modulé selon des manières et des sons différents. Je pensais que c'était simplement une affirmation d'affectivité. J'ai raconté cette histoire à M. Claude Hagège qui m'a conseillé de vous la raconter, en disant que c'est, pour lui, l'exemple de la capacité qu'a un enfant de donner des sens particuliers à des modulations différentes. Il me disait qu'il y a des langues où " ya " ou " yaa " prononcés différemment n'ont pas du tout la même signification. Et cet enfant, qui a vingt-deux mois, faisait cela, il exprimait peut-être des choses différentes avec le même mot. Quatrième point à souligner : les bébés semblent se comprendre entre eux. On peut en douter car les bébés aiment jouer avec le langage. Si vous leur dites un mot qui semble un peu amusant pour eux, ils peuvent jouer ou éclater de rire. J'ai suivi, il y a un certain nombre d'années, des triplés, dont l'une s'exprimait mieux, disait plus de mots que les autres. La mère m'a raconté qu'elle disait à cette fille, Diane, lorsqu'elle avait deux ans : " va chercher ta sœur Emilie ", et Diane allait vers ses deux sœurs, elle disait " bou…bou " et les autres venaient ! L'opinion que les bébés se comprennent entre eux est partagée par des gens qui s'occupent de langage. Mme de Boysson m'a confirmé qu'il lui semblait que les bébés se comprenaient entre eux. Dernière petite remarque sur le bilinguisme : apprendre deux langues en même temps est une chose non seulement tout à fait possible, la question est souvent posée, mais très importante. Les bébés n'apprennent pas une langue d'abord, puis une autre qu'ils vont traduire, ils apprennent deux codes en même temps. C'est extrêmement important, cela facilite certainement l'agilité cérébrale, au moins pour l'apprentissage d'autres langues. Un bain de langage Comment apprend-on à parler ? Qu'est ce qui peut venir troubler cette évolution ? D'abord, il faut une intégrité neurologique. Chacun sait que lorsque les enfants ont de graves problèmes, des problèmes néonataux de retard mental, il va y avoir une difficulté dans l'apprentissage du langage. Avec les progrès de l'imagerie médicale, on étudie les enfants ayant un trouble du langage essentiel, sans trouble neurobiologique associé, et dans ces cas-là on peut observer des anomalies. Voici quatre diapositives (page ci-contre) reproduisant des images cérébrales obtenues par résonance magnétique nucléaire ; deux normales servant d'éléments de comparaison et deux pathologiques. Il s'agit d'un enfant de sept ans vu il y a quelque temps pour des troubles du comportement soustendus, en réalité pour un important trouble de langage plus ou moins négligé. Il ne savait ni lire ni écrire ; il avait suivi quelques rééducations, mais on ne s'était guère occupé de son langage. Les deux séries de deux images, une normale, l'autre pathologique, relèvent de deux techniques différentes : dans un cas, les ventricules cérébraux sont noirs ; dans l'autre cas, ils sont blancs. Les deux techniques mettent en évidence des anomalies des zones cérébrales frontales, avec surtout d'un côté, une anomalie importante de la substance blanche et un écrasement de la substance grise. Je voulais montrer ces images pour souligner le fait qu'actuellement les données de l'imagerie médicale dans des cas très rares, peuvent mettre en évidence des anomalies anatomiques neurobiologiques, mais je précise tout de suite que nous sommes incapables de faire la relation entre le trouble du développement du langage et l'anomalie détectée. Avec les progrès de la médecine, nous en deviendrons probablement capables. Il faut donc une intégrité neurobiologique et il faut que l'enfant nage dans un bain de langage, et que ce bain de langage soit agréable pour lui. Je ne saurais trop souligner cela. Dans les débuts, c'est l'adulte qui va nommer ; quand on parle avec un petit enfant de trois mois, six mois, huit mois, dix mois, il gazouille ou dit des mots, mais on lui montre et nomme les choses et c'est ainsi qu'il va apprendre à parler. C'est l'adulte qui met en langage. Le discours de l'adulte est un commentaire sur le visible, sur l'action qui se déroule : il pense tout haut et met en langage la réalité pour l'enfant. Le bébé n'est jamais un partenaire passif dans toute cette communication. Il va participer de façon considérable. Pour que ce bain de langage où l'adulte nomme, soit bénéfique pour le bébé, il faut que ce bain de langage soit agréable, il faut que la manière de parler à l'enfant, la douceur de la voix, la qualité de la voix, ne soient pas écrasants. Lorsque je dis ceci : " Je suis tout à fait persuadé qu'un des éléments les plus structurants pour la personnalité future, peut-être le plus structurant, est la qualité de la voix de la mère et du père, des autres membres de la fratrie, mais fondamentalement de la mère " Je pèse mes mots et cela signifie que cette voix va transmettre d'abord une parole logique ou non, de l'affectivité, un certain degré d'angoisse ou non, une capacité de fermeté. Dans cela, l'enfant va baigner. Selon le discours, il va développer son langage de façon plus ou moins harmonieuse. On sait très bien qu'il y a des choses inutiles et dangereuses à faire, harceler l'enfant de questions, ne pas attendre sa réponse pour lui en poser une autre, intervenir trop souvent, le faire trop répéter, l'empêcher de s'exprimer. Je crois que cet enfant, qui a une immense curiosité, une immense ambition, un immense humour des mots, va développer son langage dans ce contexte affectif. C'est cela que nous appelons l'investissement affectif, qui va lui permettre de développer son langage dans de bonnes conditions. Un père et une mère ne sont pas des magnétophones. On n'apprend pas à un enfant à devenir bilingue en lui parlant sa langue maternelle et en lui faisant écouter une deuxième langue au magnétophone. Voilà les choses essentielles que je voulais dire sur le développement du langage et, en quelques mots pour terminer, parler des troubles du développement. Je ne me hasarderai pas à faire une classification, mais on peut songer d'abord aux troubles de l'articulation, qui sont essentiellement mécaniques, qui s'arrangent souvent à trois ou à quatre ans ; s'ils n'entraînent pas un trouble de l'intelligibilité de ce langage pour les autres, ils peuvent être rééduqués vers quatre ans et demi ou cinq ans. Et puis, il y a des troubles plus importants, de la parole proprement dite, que l'on appelle parfois " troubles fonctionnels " qui peuvent avoir une importante dominante phonologique, avec une grosse altération des mots. Il existe aussi des troubles vraiment structurels de langage global, appelés souvent dysphasies, qui vont porter sur l'expression, sur la compréhension, et qui vont retentir ultérieurement sur les acquisitions de la lecture et de l'écriture. " L'enfant qui a des troubles du langage, dit Paule Aimard, comprend souvent mal ce qu'on lui dit, cela ne l'incite pas à être attentif au langage, son attention est flottante, il saisit seulement des indices éparpillés qui n'ont pas la cohérence d'un discours d'ensemble. Il semble d'ailleurs souvent peu intéressé. " Ces enfants-là peuvent parler beaucoup. On voit des enfants bavards, même verbeux, mais qui n'expriment pas beaucoup d'idées précises et qui ont un trouble profond du langage. Conclusion Pour terminer, je voudrais insister d'abord sur ce que nous allons faire de plus en plus : la détection la plus précoce possible de ces troubles. Dans les travaux non encore publiés de Anne Van Houtte, neuropsychologue à l'université de Louvain, on admet qu'environ 10 % des enfants normaux, sans anomalie neurologique, ont un trouble important du langage, qui va gêner leurs acquisitions scolaires. C'est pour moi bien évident. Et chacun sait qu'on peut être amené à détecter chez un enfant de six, sept ans, malheureusement parfois huit ans, un trouble de langage devant des troubles de comportements, des difficultés en calcul, parce que l'enfant ne comprend pas l'énoncé des problèmes. Insister sur cela est très important. En conclusion, j'espère dans un temps très court avoir donné quelques indications aux enseignants, afin qu'ils soient le plus attentifs possible à ces difficultés des petits enfants. Il est clair qu'on ne peut entrer au cours préparatoire qui, à mon sens, est de loin la classe la plus importante de tout le système scolaire, sans une bonne motricité et un bon langage. Un enfant apprend énormément de choses avant six ans, six ans et demi, mais en général il les apprend tout seul, par la communication avec autrui. Et, dans l'ensemble, il vaut mieux répondre à sa demande et lui enseigner lorsqu'il y a une demande. C'est pour cette raison que je suis personnellement très attaché à un début non précoce des apprentissages scolaires, à les faire en temps et en heure, quand le petit enfant a des capacités pour cela, sans lui déclencher des angoisses inutiles.