Si la société libérale prend peur des désordres sociaux et de l’augmentation de la délinquance,
elle se trouve surtout face à un problème majeur. En effet, force est de constater que
l’insécurité d’existence n’est abolie que pour une toute petite partie des citoyens, ceux qui,
propriétaires des moyens de production dans une société capitaliste, s’assurent, à travers cette
propriété, une sécurité d’existence qui leur permet de faire face aux aléas de la vie. Ainsi, le
projet d’une société libérale, formulé de manière exemplaire dans la Déclaration des droits de
l’homme et du citoyen, ne s’applique concrètement qu’à une partie fort limitée de la
population. Les autres, les ouvriers et les classes populaires qui n’ont que leur force de travail
à faire valoir, vivent dans le dénuement le plus complet.
Il devient de plus en plus évident que le paupérisme, fléau du 19ème siècle, ne peut être
endigué par les pratiques de patronage. Premièrement, celles-ci sont bien loin de couvrir
l’ensemble du champ qui leur est assigné. Puisque le patronage repose sur la bonne volonté du
patron, sur la conscience de ses responsabilités morales envers ses ouvriers, dans la réalité, les
pratiques de patronage n’ont existé que de manière relativement limitées. Et, comme déjà
souligné, dans la grande industrie, elles passaient nécessairement par une réforme
conséquente puisque les relations individuelles sur lesquelles elles étaient sensées reposées
n’étaient pas praticables. Deuxièmement, parmi les dirigeants et libéraux eux-mêmes, un
ensemble de critiques se font entendre. Tout d’abord, selon eux, ces pratiques ne peuvent être
généralisées dans un régime économique de concurrence qui vise avant tout à réduire les
couts de la production. Ensuite, elles reposent sur un postulat erroné : un ouvrier bénéficiant
du régime de patronage n’est pas pour autant plus malléable et plus productif. Tout au
contraire, l’ouvrier semble les refuser – les grèves violentes dans les hauts lieux du patronage
semblent en témoigner-. Enfin, un certain nombre de libéraux estiment aussi que ces pratiques
de patronage vont à l’encontre du principe de liberté individuelle. Ainsi J. Simon, en 1861,
écrit-il : « L’ouvrier ne s’appartient pas pendant les 12 heures qu’il passe au service du
moteur mécanique ; qu’il soit du moins rendu à lui-même dès qu’il passe le seuil de la
manufacture ; qu’il puisse être mari et père » (cité dans Ewald, 1986, p. 232). Toujours est-il
que le diagramme purement libéral ne permet pas de résoudre les problèmes de paupérisation
posés par le développement de la société industrielle. Il devient évident qu’il faut le réformer.
A Paris, en 1848, le peuple français reprend possession de la scène publique et impose ses
exigences au gouvernement. Le droit au travail est proclamé. C’est, pour les ouvriers, l’unique
manière de résoudre la question sociale. En effet, « la seule forme sociale que peut prendre le
droit de vivre, pour les travailleurs, c’est le droit au travail. Il est l’homologue du droit de
propriété pour les possédants » (Castel, 1995, p. 272). Il est évident que cette position est
inacceptable pour l’Assemblée nationale car elle n’implique rien de moins que la mise en
place d’une société nouvelle qui abolit le clivage entre capital et travail et qui socialise les
moyens de production, c’est-à-dire une société communiste. Tant les révoltes de 1848 que de
1870 (la Commune) vont être violemment réprimées. Elles posent cependant de manière aigue
une question légitime. Les débats qui s’en suivront et qui dureront pas moins de 50 ans,
tournent autour de la manière dont l’Etat peut s’impliquer dans la question sociale.
Mais là où l’on a mis en œuvre un Etat strictement libéral, c’est-à-dire une société où on a tout
donné à l’individu, on ne peut tout de même pas tout donner à l’Etat. Il semble difficilement
envisageable d’accuser la société et son organisation d’être la cause de tous les malheurs et de
donner à l’Etat la responsabilité de les résoudre. Autrement dit, il y a là un antagonisme
individu-Etat dont il faut sortir. Le concept de responsabilité individuelle sur lequel repose le
diagramme libéral ne permet plus de régler de manière satisfaisante les rapports sociaux de
plus en plus tendus. Mais il est évident que l’alternative communiste n’est pas plus