4. Les limites de l’Etat protecteur La stratégie libérale comporte en soi des effets pervers. Loin de réduire les problèmes qu’elle veut résoudre elle les reproduit, voire les intensifie : paupérisation et démoralisation… au niveau des politiques de patronage ; taux énorme de récidive et remise en question de la prison comme institution de disciplinarisation qui ne semble pas assumer sa fonction de dissuasion et de réforme. Les deux présupposés (l’idéologie du laissez-faire individualiste et la croyance dans le fait que la classe populaire dominée, est sans pouvoir et non-organisée) sur lesquels reposent ces politiques pénales et sociales vont s’effriter. La réorganisation industrielle qui tend à la formation de groupements industriels monopolistiques qui veulent faire des économies sur les moyens de production, c’est-à-dire essentiellement sur la main d’œuvre en introduisant des machines plus performantes, va entraîner une grave dépression économique. L’underclass, la part la moins favorisée de la classe ouvrière va augmenter et petit à petit s’organiser pouvant compter sur l’élite prolétaire qui commence également à souffrir de la crise économique : la division de la classe prolétaire n’est plus. Il devient peu à peu évident pour tous, même pour les plus réactionnaires des bourgeois qu’il faut se charger de la question sociale : elle devient une question politique. A la fin du 19ème siècle, la crise traversée par la société libérale concerne deux problèmes intimement liés : la question du rôle de l’Etat dans la gestion économique et sociale ; la condition ouvrière et la régulation de cette classe sociale particulière. La société est confrontée à un problème de « disciplinarisation ». Le complexe pénal, en s’adressant de manière privilégiée à cette « underclass » et en prenant part, certes de manière négative, à la régularisation et la disciplinarisation de la société, est partie prenante dans cette crise. La pénalité dans son acception légale ne semble pas permettre de résoudre adéquatement les problèmes de disciplinarisation. Outre le fait que le taux de récidive est énorme et que la prison semble donc ne pas remplir sa fonction disciplinaire, le fondement légal de la réaction sociale à l’illégalité est de plus en plus critiqué. Les limites de la pénalité classique deviennent criantes. L’égalité est ici synonyme d’identité. Il est ainsi impossible pour le juge de tenir compte des différences entre individus, entre circonstances et situations dans la commission des infractions, entre délinquants primaires et récidivistes, entre individus responsables et mineurs ou aliénés. Pour respecter le principe d’égalité devant la loi, il faut tenir compte de l’inégalité des contrevenants. En n’en tenant pas compte, on introduit une inégalité devant la peine, ce qui est considéré comme profondément injuste. L’infraction y est davantage traitée que l’infracteur, alors que tous les crimes et criminels diffèrent, qu’aucun n’agit selon les mêmes motifs, ni dans les mêmes circonstances. En gros, l’uniformité est génératrice d’injustices. Pourtant, certaines catégories d’individus présentent un danger social sans pour autant enfreindre les lois (les faibles d’esprits, les dégénérés, les imbéciles, etc.) tandis que d’autres, les multi-récidivistes par exemple, ne peuvent être punis assez sévèrement dans un système proportionnel. La loi semble être devenue une fin en soi, inflexible, alors qu’elle devrait être un instrument pour rencontrer certains besoins de la société. Ce système abstrait ne se soucie pas de changer le délinquant en vue d’en faire un citoyen utile et productif. Ainsi, la répression ne devrait pas viser l’action du délinquant, elle ne devrait pas être tournée vers le passé, mais vers le futur. Or la répression dans sa version classique ne permet pas l’individualisation par la prise en compte de la subjectivité du délinquant. Cette répression devrait pouvoir mesurer sa dangerosité et c’est celle-ci qui devrait guider la mesure à prendre. Pour cela, il faut une connaissance approfondie du délinquant, c’est-à-dire son étude scientifique. 1 Si la société libérale prend peur des désordres sociaux et de l’augmentation de la délinquance, elle se trouve surtout face à un problème majeur. En effet, force est de constater que l’insécurité d’existence n’est abolie que pour une toute petite partie des citoyens, ceux qui, propriétaires des moyens de production dans une société capitaliste, s’assurent, à travers cette propriété, une sécurité d’existence qui leur permet de faire face aux aléas de la vie. Ainsi, le projet d’une société libérale, formulé de manière exemplaire dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, ne s’applique concrètement qu’à une partie fort limitée de la population. Les autres, les ouvriers et les classes populaires qui n’ont que leur force de travail à faire valoir, vivent dans le dénuement le plus complet. Il devient de plus en plus évident que le paupérisme, fléau du 19 ème siècle, ne peut être endigué par les pratiques de patronage. Premièrement, celles-ci sont bien loin de couvrir l’ensemble du champ qui leur est assigné. Puisque le patronage repose sur la bonne volonté du patron, sur la conscience de ses responsabilités morales envers ses ouvriers, dans la réalité, les pratiques de patronage n’ont existé que de manière relativement limitées. Et, comme déjà souligné, dans la grande industrie, elles passaient nécessairement par une réforme conséquente puisque les relations individuelles sur lesquelles elles étaient sensées reposées n’étaient pas praticables. Deuxièmement, parmi les dirigeants et libéraux eux-mêmes, un ensemble de critiques se font entendre. Tout d’abord, selon eux, ces pratiques ne peuvent être généralisées dans un régime économique de concurrence qui vise avant tout à réduire les couts de la production. Ensuite, elles reposent sur un postulat erroné : un ouvrier bénéficiant du régime de patronage n’est pas pour autant plus malléable et plus productif. Tout au contraire, l’ouvrier semble les refuser – les grèves violentes dans les hauts lieux du patronage semblent en témoigner-. Enfin, un certain nombre de libéraux estiment aussi que ces pratiques de patronage vont à l’encontre du principe de liberté individuelle. Ainsi J. Simon, en 1861, écrit-il : « L’ouvrier ne s’appartient pas pendant les 12 heures qu’il passe au service du moteur mécanique ; qu’il soit du moins rendu à lui-même dès qu’il passe le seuil de la manufacture ; qu’il puisse être mari et père » (cité dans Ewald, 1986, p. 232). Toujours est-il que le diagramme purement libéral ne permet pas de résoudre les problèmes de paupérisation posés par le développement de la société industrielle. Il devient évident qu’il faut le réformer. A Paris, en 1848, le peuple français reprend possession de la scène publique et impose ses exigences au gouvernement. Le droit au travail est proclamé. C’est, pour les ouvriers, l’unique manière de résoudre la question sociale. En effet, « la seule forme sociale que peut prendre le droit de vivre, pour les travailleurs, c’est le droit au travail. Il est l’homologue du droit de propriété pour les possédants » (Castel, 1995, p. 272). Il est évident que cette position est inacceptable pour l’Assemblée nationale car elle n’implique rien de moins que la mise en place d’une société nouvelle qui abolit le clivage entre capital et travail et qui socialise les moyens de production, c’est-à-dire une société communiste. Tant les révoltes de 1848 que de 1870 (la Commune) vont être violemment réprimées. Elles posent cependant de manière aigue une question légitime. Les débats qui s’en suivront et qui dureront pas moins de 50 ans, tournent autour de la manière dont l’Etat peut s’impliquer dans la question sociale. Mais là où l’on a mis en œuvre un Etat strictement libéral, c’est-à-dire une société où on a tout donné à l’individu, on ne peut tout de même pas tout donner à l’Etat. Il semble difficilement envisageable d’accuser la société et son organisation d’être la cause de tous les malheurs et de donner à l’Etat la responsabilité de les résoudre. Autrement dit, il y a là un antagonisme individu-Etat dont il faut sortir. Le concept de responsabilité individuelle sur lequel repose le diagramme libéral ne permet plus de régler de manière satisfaisante les rapports sociaux de plus en plus tendus. Mais il est évident que l’alternative communiste n’est pas plus 2 satisfaisante. Il faut donc inventer une troisième voie entre les deux options disponibles. Cette troisième voie se fondera sur la découverte qu’entre l’Etat et l’individu se situe une vaste et immense zone appelée la « société » qui a ses règles propres de fonctionnement, ses propres lois. « On croyait que la socialisation ne pourrait s’opérer qu’au dépens des individus, que socialisation allait de pair avec étatisation ; on allait découvrir que le développement de formes sociales n’impliquait en aucun cas le sacrifice des libertés individuelles, pas plus que l’existence de régularités sociales ne ruinait l’hypothèse du libre-arbitre » (Ewald, 1986, 107). Chapitre II. L’Etat social 1. Aux fondements de l’Etat social Associer une conception nouvelle du rôle de l’Etat avec une élaboration nouvelle de la réalité du collectif, telle a été la manière de résoudre le problème épineux de la question sociale. Deux penseurs du « social » peuvent être vus comme à l’origine du nouveau diagramme social : Emile Durkheim et la mise en avant du principe de solidarité comme étant au fondement même de l’organisation sociale et Adolphe Quételet et son concept d’homme moyen. 1. E. Durkheim (1858-1917) et le principe de solidarité comme loi constitutive de la société E. Durkheim entreprend de démonter la position libérale du contrat social en stipulant que la société ne peut être le produit d’un décret volontaire car « a-t-on déjà vu des hommes délibérer pour savoir s’ils entreraient ou non dans une société et dans celle-ci plutôt que dans celle-là ? » (Durkheim, 1895, p. 104). Pour Durkheim, la société est toujours antérieure à l’individu. Celui-ci, étant second par rapport à la société, ne peut donc ni en constituer la base (position libérale) ni s’opposer à elle (position marxiste). Dans les sociétés archaïques, caractérisées par une conscience collective très forte, la division du travail est faible, les individus sont en quelque sorte interchangeables. L’antériorité de la société sur l’individu est évidente puisque c’est elle qui détermine, selon un moule unique, les comportements individuels. La cohésion de cette société, la loi constitutive de celle-ci, se fait sur base de la similitude des positions, par une solidarité mécanique entre les membres qui la composent. Une société complexe, une société «industrialisée», se caractérise par une division croissante des tâches et une complexification de ses agencements qui résultent de son accroissement démographique et de l’intensification des échanges tant civils que marchands. Elle possède une conscience collective plus faible puisque les individus ne se ressemblent plus. La seule manière pour les individus de rester solidaires les uns des autres, c’est-à-dire de former ensemble une société, c’est de devenir complémentaires, c’est-à-dire de se diviser les tâches à accomplir (De la division du travail social, 1893) : c’est le principe de la solidarité organique. La société industrielle inaugure donc un mode nouveau de relations entre les sujets sociaux, mode qui ne peut plus être basé sur les protections rapprochées de la sociabilité primaire comme c’était le cas dans les sociétés archaïques. L’individu n’en est ici pas moins déterminé 3 par la société puisque c’est elle qui est au principe de la particularisation des tâches. Pour Durkheim, « il existe de grandes régulations objectives, les processus globaux l’emportent sur les initiatives individuelles, les phénomènes sociaux existent comme ‘des choses’. Ainsi l’homme social n’a d’existence que par son inscription dans des collectifs qui, pour Durkheim, tirent en dernière analyse leur consistance de la place qu’ils occupent dans la division du travail social » (Castel, 1995, p. 277). Cette division du travail implique donc une complémentarité entre les tâches de plus en plus spécifiées. Mais en même temps, elle se fonde sur l’idée, intuition géniale de Durkheim, que la société moderne industrielle se construit comme un ensemble de conditions sociales inégales et interdépendantes. Si, à l’époque où écrit Durkheim, des problèmes se posent au niveau des rapports qu’entretiennent société et individu, c’est parce qu’une opposition de plus en plus manifeste apparaît entre ces deux entités. Elles ne sont pas bien accordées l’une à l’autre : c’est la situation d’une société « anomique ». Ce concept d’anomie a été introduit par Durkheim pour la première fois dans son ouvrage « De la division du travail social » (1893). En fait Durkheim veut expliquer les formes et les conséquences « pathologiques » de la division du travail, notamment la tendance de toute division du travail croissante d’être accompagnée de la coordination imparfaite des éléments en cause, du déclin de la solidarité. Ces conditions apparaîtraient quand ceux qui accomplissent les différentes fonctions spécialisées dans la division du travail ne sont pas en interaction suffisamment étroite et continue pour permettre l’émergence d’un système de règles communes. Cette absence de consensus autour des règles communes, qui constitue le principal mécanisme pour la régulation des relations sociales, produit cette situation «anomique». Certaines fonctions sociales ne sont pas ajustées les unes aux autres, les rapports sociaux étant insuffisamment réglés. Les individus n’arrivent plus à se représenter leur place dans la société, de ce qui leur est permis ou non d’espérer. En effet, pour Durkheim, la révolution industrielle a mené à une dérégulation de la discipline économique, dérégulation qui ne peut manquer de s’étendre au-delà du monde économique lui-même et «d’entraîner un abaissement de la moralité publique». Mais, il ne suffit pas que la division de travail soit réglementée. Il faut également qu’elle soit spontanée. Les hommes ne sont pourtant pas naturellement enclins à se contraindre. Il faut qu’il existe une force supérieure capable d’imposer les contraintes à l’individu: la société. Or dans la société que Durkheim étudie, il n’existe pas vraiment de groupe suffisamment «structuré» pour qu’il soit capable de constituer et d’imposer le système de règles nécessaire pour une régulation satisfaisante des relations sociales. Pour Durkheim, ce rôle devrait être dévolu à l’Etat : l’Etat est l’organe de la pensée sociale. En France, c’est Léon Bourgeois, responsable politique et philosophe, qui rendra le rôle de l’Etat comme garant de la solidarité opératoire. Pour lui, la société est un ensemble de services que ses membres se rendent réciproquement. Chaque individu a donc des dettes envers les autres, d’autant plus qu’un individu, quand il arrive au monde, y trouve déjà une accumulation de richesses sociales dans lesquelles il puise pour se réaliser. Un individu a donc une dette envers ceux qui l’ont précédé et ceux qui le suivront. Et avant que de faire valoir ses droits, il faut payer ses dettes, car il y va de la réalisation du progrès : progrès de la société mais aussi épanouissement de l’individu. « Des prélèvements obligatoires, des redistributions de biens et de services ne représentent donc pas des atteintes à la liberté individuelle. Ils constituent des remboursements qui peuvent lui être demandés en droit, et ce n’est que justice » (Castel, 1995, p. 279). Le principe de dette sociale s’applique à tous mais selon leurs moyens. La société, grâce à l’action positive de l’Etat, doit s’engager à guérir les maux qu’elle produit suite aux défauts liés à son propre fonctionnement. Cela vaut pour tous 4 les problèmes liés à la division du travail mais aussi pour tous les dangers qui menacent la société. C’est l’Etat qui devient alors gérant des intérêts collectifs. Ce positionnement de l’Etat fonde concrètement une politique de justice sociale. En effet, « l’action de réparation menée au nom de la solidarité et par le moyen de la dette préalable permettra ainsi de maintenir toutes les catégories, tous les individus en état d’œuvrer au cours du progrès. La solidarité n’est donc pas une action néfaste pour le progrès, un tribut payé aux nécessiteux sur son dos, comme le disent les libéraux, ou le seul moyen de retarder la révolution et le progrès décisif qu’elle apporterait, comme le prétendent les marxistes. Elle est le moyen même du progrès (…) car c’est seulement le respect de la dette de chacun vis-à-vis de l’acquis collectif qui fonde la possibilité du progrès » (Donzelot, 1994, p. 112). Cette manière d’envisager le rôle de l’Etat comme garant de l’intérêt collectif, comme garant effectif du progrès, comme mise en œuvre du principe de solidarité, permet à la fois de sauvegarder l’individu comme finalité du progrès – étendre la solidarité à tout ce qui compense les conséquences injustes de la division du travail, c’est augmenter collectivement ses chances d’épanouissement personnel -, mais aussi de justifier une société inégalitaire puisque la division du travail impose à chacun une place différente mais néanmoins complémentaire. Au contraire, réaliser l’égalité des conditions reviendrait à détruire la différenciation « organique » de la société, à régresser en quelque sorte vers un type de sociétés telles que les sociétés archaïques. 2. A. Quételet (1796-1874) et le calcul probabiliste L’objet d’étude de Quételet est « l’homme » tant dans ses qualités physiques (taille, poids, force) que dans ses qualités intellectuelles et morales (mariage, divorce, penchant au crime, etc.). Mais pour connaître l’homme, pour établir véritablement une science de l’homme, il faut surmonter un double obstacle. Premièrement, un obstacle subjectif qui se trouve en nousmême : quelque part nous ne désirons pas découvrir les lois qui régissent le monde des hommes car cela voudrait dire que nous sommes soumis à des lois, que nous sommes déterminés. Or nous préférons penser que nous sommes libres de nos actions. Deuxièmement, obstacle objectif cette fois : comment arriver à dégager des lois à partir d’une infinie somme d’individualités, une variété immense de différences individuelles, de conduites irrégulières et incohérentes ? Autrement dit comment arriver à dégager une loi à partir de ce fratras de particularités individuelles ? La réponse à cette question est une méthode : « l’application du calcul des probabilités à la statistique » (Ewald, 1986, p. 110). Pour avoir une connaissance de l’individu, il faut passer par la masse, par la collectivité à laquelle il appartient. L’homme devient un être social. Il se définit par rapport à son groupe d’appartenance, il a une identité sociale. La société est d’abord le produit de cette méthode. Ce n’est pas une réalité vivante. De là, Quételet va construire ce qu’il appelle « l’homme moyen » : « l’homme que je considère (…) est la moyenne autour de laquelle oscillent les éléments sociaux : ce sera, si l’on veut, un être fictif pour qui toutes les choses se passeront conformément aux résultats obtenus pour la société » (Quételet, 1835, p. 250). L’homme moyen, c’est la société telle qu’objectivée par la sociologie. C’est celui qui représente la norme, le normal. « La théorie de l’homme moyen n’est rien d’autre que cet instrument qui va permettre de référer une population, une collectivité – et les individus qui la composent- non plus à quelque chose qui lui serait extérieur, mais à elle-même » (Ewald, 1986, p. 120). 5 La masse, la société, n’est pas la simple somme des individus qui la composent. Elle devient ce qui permet la connaissance : le tout n’est pas égal à la somme des parties. Les lois que la sociologie dégagent s’appliquent au tout, pas nécessairement à chacune de ses parties. Ce qui veut dire que la société peut être soumise à des lois sans pour autant abandonner la notion de libre arbitre individuel. Au contraire, dira Quételet, le libre-arbitre est plutôt un facteur d’ordre que de désordre. Il contribue à la formation des lois de la société. Le tout a en quelque sorte acquis une existence propre, indépendante de ses parties. Ce qui suppose un renversement dans la relation tout-partie. D’un côté il y a le tout et ses lois, de l’autre les libertés individuelles qui, si elles ont le pouvoir de modifier les lois, contribuent dans la pratique à les former. Dans le même temps, Quételet disqualifie en quelque sorte les pratiques de patronage qui visaient justement, à travers des politiques de moralisation, un changement social par le biais d’une action sur les individus. Cette position a pour conséquence majeure que si l’on veut changer le cours des choses, ce n’est pas sur les individus qu’il faut agir mais sur leur milieu, sur les causes des maux sociaux, c'est-à-dire sur la société elle-même. La société devient ainsi son propre objet de réforme. L’Etat se voit alors assigner une double fonction. Premièrement, c’est lui qui est à la base de l’enregistrement des données récoltées. « Pour que des mesures aussi nombreuses et précises soient utilisables, il faut définir une unité de mesure, s’assurer que l’on compare bien le comparable. Il revient à l’Etat de la définir sur son territoire et pour sa population, de même qu’il lui appartient d’engranger, de centraliser et d’exploiter les résultats » (Ewald, 1986, p. 113). Deuxièmement, la sociologie de Quételet implique un changement au niveau de la rationalité gouvernementale. La politique doit se donner comme tâche d’agir sur les causalités sociales. Cette politique, nommée l’hygiène sociale, a comme forme privilégiée la prévention et comme organe principal : l’administration. Cette manière d’envisager le rôle de l’Etat, comme pilote de la meilleure gouvernance sociale, a aussi comme corollaire de se positionner différemment par rapport au mal social. Ainsi, par exemple, les politiques pénales ne sauraient prétendre éradiquer le crime. Celui-ci est un phénomène normal dans la société : dans toute société, il y a un taux de criminalité normal, voire même nécessaire pour l’équilibre de l’ensemble. Ce qui est a-normal, c’est la variation outre mesure de son taux. Mais si un taux de criminalité est normal dans une société donnée, il devient aussi nécessaire que ceux qui pâtissent de ce crime, les victimes, ne soient plus les seuls à en supporter les conséquences néfastes. Il faudrait alors en répartir socialement la charge. 3. La solution assurantielle : technologie du risque et technique de solidarité L’assurance peut se définir comme technologie du risque. Le risque est un mode de traitement de certains événements qui peuvent advenir à un groupe d’individus, à une population. La notion de risque suppose celle de chance, de hasard de probabilité d’une part, et celle de dommage ou de perte d’autre part. « L’assurance, à travers la catégorie de risque, objective tout événement comme accident » (Ewald, 1986, p. 136). Le risque, au sens de l’assurance, a trois grandes caractéristiques. Premièrement, il est calculable. L’assurance réfléchit le risque à travers la probabilité objective qu’il survienne, indépendamment de toute volonté : l’accident se produit avec telle régularité observable. Deuxièmement, il est collectif. Si l’accident comme dommage est individuel, le risque de l’accident est collectif : il concerne une population. Nous sommes tous des facteurs de risque et tous soumis au risque. L’assurance semble alors concilier les deux termes antagonistes que sont la société et la liberté individuelle puisqu’elle permet de bénéficier des avantages du tout en laissant l’individu vivre comme il l’entend. Enfin, troisièmement, c’est un capital. Ce qui est assuré ce n’est pas le 6 dommage causé, qui est bien souvent irréparable : on ne remplace pas un père, une mère ou une atteinte corporelle. On assure un capital. L’assurance propose une compensation financière, sous le mode forfaitaire. L’assurance est en fait une pratique de même niveau que le droit. Elle propose également une réparation et une indemnisation des dommages. Mais contrairement au droit libéral de la responsabilité individuelle qui repose sur la notion de faute, l’assurance prend en considération une responsabilité collective qui repose sur la notion de risque. Dans le système de la responsabilité juridique, le juge impute l’accident à une faute individuelle. L’assureur fonde quant à lui ses calculs sur la probabilité que survienne un accident, indépendamment de toute volonté individuelle. Et à la différence de la réparation juridique qui couvre la totalité du dommage causé une fois imputé la faute de l’accident à quelqu’un, la réparation assurancielle travaille avec des forfaits. On a beau dire que la vie n’a pas de prix, les logiques de l’assurance-vie nous prouvent le contraire et nous prouvent d’ailleurs aussi que ce prix n’est pas le même pour tous. L’assurance répartit sur un groupe la charge des dommages individuels selon une règle qui est une règle de justice, de droit, et non plus de charité. L’assurance fournit en quelque sorte un principe général d’objectivation des choses, des hommes et de leurs rapports réciproques. Elle a trois caractéristiques. Premièrement, elle est une technique économique et financière propre au capital. Elle devient nécessaire quand le capital se met à circuler et devient exposé aux dangers de cette circulation. Les premières assurances ont été les assurances maritimes qui assuraient forfaitairement les marchandises et le bateau contre les aléas de la mer : tempête, pirates, etc. Deuxièmement, elle est une technologie morale : calculer un risque, c’est maîtriser le temps, discipliner l’avenir, c’est être prévoyant. Enfin troisièmement, c’est une technique de dédommagement, un mode d’administration de la justice où le dommage subi par l’un est supporté par tous, où la responsabilité individuelle devient collective et sociale. Là où on est rien individuellement, on devient tout solidairement. S’assurer n’est donc pas juste un devoir individuel, c’est aussi un devoir social : « celui qui ne s’assure pas pèse doublement sur la société par l’assistance qu’il faudra lui fournir s’il est victime d’un accident, par le centime qu’il n’a pas donné et qui, réuni à d’autres, aurait permis de créer un capital utile à tous » (Ewald, 1986, p. 146). En fait, l’assurance est une nouvelle technologie politique. Elle permet d’entrevoir des solutions au problème de la misère en libérant les ouvriers de l’insécurité. Libérer de l’insécurité, l’homme ose entreprendre et par ce fait là, crée des richesses. L’assurance, c’est la véritable institution de la prévoyance. Elle fait de la loi non plus un instrument de contrainte, mais un contrat. Elle modifie la nature de la loi mais aussi le rapport de la société et de l’Etat. L’assurance devient un principe de réforme sociale. Le contrat social devient un contrat d’assurance. Il n’y a plus de citoyens que ceux qui sont assurés. En calculant objectivement les risques que les uns font courir aux autres, la philosophie de l’assurance permet de redéfinir le rapport tout-partie : chacun trouve sa place en fonction du tout dont il fait partie (ma santé, c’est notre intérêt) : les individus sont interdépendants, solidaires les uns des autres. La philosophie du risque est une philosophie de défense sociale qui introduit cette idée essentielle, amorale, a-libérale, que la société doit trouver en elle-même le principe de son propre gouvernement. Sa modalité pratique, l’assurance, permet de contourner, voire d’abandonner l’idée libérale de droits et de devoirs en faisant de l’obligation d’assurance une obligation positive, puisqu’elle place mon propre bien dans le bien d’autrui. 7 Ce principe d’assurance permet donc de redéfinir le rôle de l’Etat comme garant de l’organisation de l’assurance universelle, comme garant du principe de solidarité, comme moyen pour la société de se gouverner elle-même, non pas en fonction d’a-prioris moraux, religieux ou philosophiques, mais en fonction de ses propres intérêts qu’est l’adéquation à elle-même. Le rôle de l’Etat, c’est d’arriver à prévoir les risques (par l’utilisation des tables de prédiction : le risque est calculable), à les prévenir (en contrôlant et en agissant sur les vies individuelles : la normalisation des comportements) et à les réparer s’ils se matérialisent sous la forme d’accidents (grâce au principe de socialisation du risque : on en assume la responsabilité non pas individuellement mais collectivement, solidairement). Cette réflexion autour de l’assurance, autour de la conception d’une nouvelle manière du vivre ensemble, de faire société, s’est concrétisée à partir de la réflexion entamée autour des accidents de travail. C’est le domaine où les antagonismes sociaux entre ouvriers et patrons se sont donnés à voir de manière brutale et sans issue satisfaisante par le traitement purement libéral de la responsabilité individuelle. En effet, « par l’accident, la mutilation et la mort entrent en jeu dans les rapports entre ouvriers et patrons. La présence ou la menace d’un tel cortège de souffrances infligées toujours à la même classe ne peut qu’alimenter en elle l’idée d’une lutte sans merci contre ceux qui dirigent la production » (Donzelot, 1994, p. 130). Et ce qu’offrait l’arsenal juridique libéral axé sur la faute individuelle commise ne permettait pas de sortir de l’impasse. Pour obtenir une indemnisation judiciaire suite à un accident de travail, l’ouvrier devait apporter la preuve que cet accident était le résultat d’une faute commise par son patron, que celui-ci n’avait pas entretenu suffisamment les machines ou que les horaires de travail étaient trop contraignants par exemple, preuves difficiles à établir dans des régimes où il revenait au patron lui-même d’édicter les règlements d’usine. Si d’aventure l’ouvrier arrivait à faire valoir son bon droit auprès de la justice les indemnités versées suite aux dommages causés étaient si élevées que bien souvent elles menaient à la faillite de l’entreprise. La plupart des accidents de travail restaient donc sans sanction et quand il y en avait une, elle suscitait d’autres problèmes au niveau économique. Réfléchir l’accident de travail non plus en termes de faute mais en termes de risque a été l’issue au problème. En effet, la plupart du temps, les accidents de travail ne sont imputables à personne. Ou s’ils le sont, la faute commise est tellement minime par rapport au dommage causé que le lien entre les deux est disproportionné. La personne « coupable » ne peut en effet en assumer ni la responsabilité, ni le coût. Par ailleurs, ces accidents résultent d’une activité humaine, se produisent dans un milieu créé par l’homme, sont éminemment liés au développement de la société industrielle. Ils n’ont rien à voir avec les accidents naturels par exemple. Comment dès lors répartir les charges liées à la production de biens collectifs ? L’accident est un mal social qui résulte du concours normal des activités des uns et des autres en quête de bien-être. Il devient nécessaire d’instituer un principe de responsabilité sans faute, un principe d’imputation de la charge qui ne soit pas dépendant d’une faute individuelle commise, faute qui par ailleurs doit avoir un lien de causalité avec le dommage subi. En considérant l’accident de travail comme un risque professionnel inhérent au développement de la société industrielle, comme effet involontaire, résultat aléatoire du processus d’ensemble du travail, on permet de socialiser le risque, de faire en sorte que tout un chacun qui est partie prenante au processus industriel, ouvriers comme patrons, soient considérés comme impliqués dans son apparition mais aussi dans la compensation du préjudice causé. Chacun met en quelque sorte de l’eau dans son vin : l’ouvrier ne recevra certes pas réparation intégrale du dommage subi, mais il sera toujours indemnisé ; le patron quant à lui, s’il n’est plus protégé par le fait que jusqu’alors la charge de la preuve incombait à 8 l’ouvrier, échappe pourtant au risque de la réparation totale. L’indemnité liée à cette responsabilité sans faute, causée par des risques qui ne seront jamais nuls même s’ils sont prévisibles, calculables donc assurables, n’est pas faite pour sanctionner comme une punition mais pour en réparer les effets et en diminuer les risques. S’il faut diminuer le plus possible les risques, il est pourtant impossible de les faire disparaître, ils sont inhérents à la modernité, au progrès. Comme le souligne Ewald, « la mesure de l’indemnité n’est autre qu’un rapport social. (…) La richesse produite par le travail sert à réparer les dommages liés à sa propre production. En un mot, le risque professionnel permet à l’économie de se réguler elle-même. (…) Le juge cède la place à l’expert. Les idées de sanction et de condamnation disparaissent pour le seul constat objectif du dommage subi et l’application du tarif préétabli » (1986, p. 261). Le risque professionnel lié à l’accident de travail a permis de faire de cette dernière notion le principe générateur d’un nouveau droit :droit qui n’est plus tributaire d’une faute, faute qu’il fallait prouver, c’est-à-dire pouvoir remonter aux causes de l’accident. Maintenant, on distinguera le traitement des causes de l’accident qui relèvera du domaine de la prévention des risques et le domaine de ses effets, posant la question de la réparation du dommage faisant l’objet d’un traitement social, solidaire. Ainsi, la société industrielle, prenant conscience de sa puissance illimitée, se donne la possibilité de faire générer des obligations à partir d’ellemême et sans autre référence qu’elle-même. C’était la naissance des obligations sociales qu’on nommerait quelque 50 ans plus tard la « sécurité sociale ». N’empêche, la « loi sur les responsabilités des accidents dont les ouvriers sont victimes dans leur travail » qui fut adoptée en 1898 en France a été le fruit de débats houleux qui durèrent quelques 18 ans. C’est dire la révolution silencieuse dont elle témoigne. En résumé donc, la remise en cause de la responsabilité individuelle comme principe de régulation sociale ouvre la voie à la mise en œuvre d’une rationalité « probabiliste ». Cette nouvelle rationalité de l’organisation sociale part de la société, considérée comme une réalité en soi, dépasse la somme des individus, pour définir l’ « homme moyen ». Si la société existe en soi, indépendamment des actions individuelles, elle va devenir son propre objet de réforme. Une nouvelle logique d’action sous-tendant les politiques de régulation sociale se dégage, fondée sur le principe de l’assurance entendue comme technologie du risque. Pour l’assurance, le risque est calculable (probabilité qu’un accident se produise) et collectif (tous les individus sont facteurs de risques et soumis aux risques). Ce principe, qui définira une politique de sécurité sociale, unit le tout à l’ensemble des parties. Ainsi, si la vieillesse, la maladie, la misère sont des affaires individuelles, le danger qu’elles représentent sont par contre une affaire sociale. L’émergence de cette société assurantielle est liée à l’industrialisation et au capitalisme car elle leur offre l’espace nécessaire pour se développer ; elle permet de rompre avec la dimension « morale » de l’assistance pour lui préférer une assise juridique, légale ; elle est basée sur la prévention : prévenir les risques et les anticiper afin de gérer au mieux la population prise dans son ensemble ; elle permet de mettre fin à l’antagonisme de classe généré par le droit classique qui, bien qu’absolu dans ses principes, s’est révélé à l’expérience contradictoire dans ses effets en opposant droit de la propriété et droit au travail. L’assurance permet en quelque sorte de sortir de l’individualisme libéral sans tomber dans le socialisme. « L’assurance est un mode de socialisation qui ne fixe à aucune place, qui, au contraire, est compatible avec la plus grande mobilité. Elle semble pouvoir concilier l’inconciliable : l’appartenance à un groupe et la liberté, la solidarité et la liberté (…). Elle propose une solution alternative aux problèmes des rapports entre sécurité et liberté en posant 9 leur principe de renforcement mutuel et non de leur opposition » (Ewald, 1986, p. 182). La technique assurancielle gère la contribution de tous en vue de l’amélioration de l’ensemble. Elle vise une réparation des dommages causés par les aléas de la division sociale du travail, non pas la réparation d’une injustice originelle. Autrement dit, l’ouvrier ne bénéficie pas de la couverture assurancielle en proclamant l’injustice de sa condition mais parce qu’il est membre de la société qui garantit à tous ses membres, sur base du principe de solidarité de tous envers tous, une protection contre les aléas de son propre développement. Même plus, l’idée d’une assurance « obligatoire » implique l’acceptation de la spécificité de la société industrielle et du caractère irréversible de la stratification sociale qu’elle engendre. Le système de l’assurance respecte la propriété privée, ne la collectivise pas comme c’est le rêve des programmes socialistes, il en prolonge même les prérogatives puisque seul la cotisation individuelle donne accès au droit collectif. Qui ne cotise pas n’est pas assuré, donc pas protégé. Cette technique assurancielle qui sera à la base du droit social, brise donc bien le dispositif paternaliste, l’assujettissement des ouvriers aux pouvoirs absolus des patrons en édictant des normes générales relatives aux horaires, aux conditions de travail, à l’hygiène sur les lieux de travail, etc. Voilà le patron sommé de respecter des règles qui viennent d’ailleurs (d’autre part) que de lui-même. Mais ce n’est pas pour autant que le pouvoir des patrons est anéanti. Tout au contraire, il est en quelque sorte libéré de la contrainte incessante de surveiller et punir une classe ouvrière rétive – rappelons le, le 19ème siècle est le théâtre régulier de grèves, d’insurrections souvent violentes- et peut se consacrer plus ouvertement au rendement de son entreprise, à la rationalisation du travail industriel. Taylor (et le taylorisme) est à l’origine de cette réflexion. Il propose de réaliser l’adaptation maximale de l’homme à la machine, en calculant exactement le temps et les gestes nécessaires pour l’accomplissement d’une tâche. « Dans l’esprit de Taylor, ce transfert de la discipline – de l’encadrement vers la machine-, cette rationalisation du rendement a pour but de libérer la relation entre patrons et ouvriers des effets néfastes que les problèmes de pouvoir y introduisent. (….) Une situation où le capital et le travail, délestés des contraintes dans lesquelles le paternalisme avait engagé leurs rapports, pourraient enfin s’échanger librement, où le pouvoir appartiendrait à celui des deux qui montrerait le plus grand souci de production, dans l’intérêt bien compris des deux partenaires » (Donzelot, 1994, p. 154). Mais cette manière de voir ne fait que déplacer le problème sans le résoudre. En effet, le mouvement ouvrier va bien vite dénoncer l’irrationalité de cette logique purement économique basée sur la seule logique du profit individuel du patron et non du bien-être de tous et qui vise en quelque sorte à minimaliser au plus possible les normes sociales afin de maximaliser le rendement. Les ouvriers vont revendiquer, a contrario, une vision maximale des normes sociales, une augmentation de la protection de la santé et du bien-être du travailleur en non pas juste l’utilisation maximale de sa force de travail. Rationalité économique (des patrons) et rationalité sociale (des ouvriers) vont donc apparaître comme deux logiques antagonistes. Séparer l’économique et le social en laissant l’Etat gérer la sphère sociale sous le signe de la solidarité sans se préoccuper de la sphère économique le place en quelque sorte dans une position extrinsèque vis-à-vis de la société et de ses conflits. Cette position de neutralité le rend impuissant à apaiser les rapports sociaux antagonistes. « C’est sur fond de cette dangereuse oscillation du rôle de l’Etat entre ces deux tendances ennemies [rationalité économique et rationalité sociale] que l’on peut comprendre la fortune que connaîtra la doctrine keynésienne qui permet à l’Etat d’articuler centralement l’économique et le social au lieu de laisser s’installer la prédominance de l’une ou de l’autre de ces logiques » (Donzelot, 1994, p. 160). La théorie de Keynes comporte un certain nombre d’avantages. 10 Premièrement, elle permet d’articuler l’économique et le social selon un mécanisme circulaire. Le social est le moyen de renflouer l’économique (basé sur la loi de l’offre et de la demande) lorsque celui-ci est dans une phase de basse conjoncture. En effet, en maintenant l’emploi et le pouvoir d’achat de sa population par des politiques d’investissements étatiques (par exemple assurance chômage, embauche dans les services publics, grands travaux publics qui permettent de relancer l’économie nationale), l’Etat garantit en quelque sorte de manière artificielle la loi entre l’offre et la demande. L’économique ainsi maintenu permet d’alimenter la poursuite des politiques sociales qui préservent les travailleurs de la misère et les maintient en état de disponibilité pour la production dès que celle-ci est relancée. L’Etat n’a donc pas à opter pour l’économique ou pour le social et peut ainsi préserver sa neutralité. Il se contente de les articuler efficacement. Deuxièmement, le keynésianisme rend la société mieux gouvernable en la régulant par le temps. En effet, cette théorie propose d’anticiper les phénomènes de crise en agissant sur les signes précurseurs. Par les organismes de statistiques et de planification (connaissance des variables tant économiques que sociales), l’Etat s’offre le moyen de contrôler le devenir de la société. Il n’est plus seulement le garant du progrès, il en devient le pilote, le responsable effectif. « L’Etat-providence ne prend pas parti dans les options idéologiques qui partagent la société, mais il prend en charge les leviers de la destinée » (Donzelot, 1994, p. 172). Cette nouvelle mission, il l’assume dans les frontières d’un Etat-nation. Pour se réclamer d’une nation, pour pouvoir former une identité commune, une culture commune, il faut bien développer des politiques intégratives : système scolaire, centralisation de l’Etat, langue commune, etc. Petit à petit, l’Etat-nation est donc également devenu le régulateur du développement économique de la nation en assurant la mise en œuvre de politiques keynésiennes et s’est, par là même, institué comme régulateur des conflits entre groupes de pression, comme défenseur de l’intérêt général (cf. E. Gellner, 1989). Bibliographie succincte : Castel, R. (1995), La métamorphose de la question sociale, Paris, Fayard. Castel, R. (2003), L’insécurité sociale, Paris, Seuil. Donzelot, J. (1994), L’invention du social, Paris, Seuil. Durkheim, E. (1893), De la division du travail social, Paris. Durkheim, E. (1895), Règles de la méthode sociologique, Paris. Ewald, Fr. (1986), Histoire de l’Etat providence. Les origines de la solidarité, Paris, Grasset. Foucault, M. (1975), Surveiller et punir, Paris, Gallimard. Garland, D. (1985), Punishment and Welfare. A history of penal strategies, Alderschot, Gower. Gellner, E. (1989), Nations et nationalismes, Paris, Payot. Quételet, A. (1835), Sur l’homme et le développement de ses facultés, Paris, Fayard, 1991. Quételet, A., (1848) « Sur la statistique morale et les principes qui doivent en former la base », Déviance et Société, 1984, vol. 8, n° 1, pp. 13-41. 2. Les politiques sociales et pénales dans un Etat social Un nouveau domaine émerge entre l’individu et l’Etat, la société ou le social, considéré comme une réalité en soi qui va devenir son propre objet de réforme. Très vite l’Etat va être amené à prendre en charge, au nom de l’idée du progrès propre à la mise en œuvre et à la 11 complexification croissante de la société industrielle, la destinée de cette société. Le pilote à bord, c’est l’Etat social, tiers neutre surplombant l’antagonisme entre dominants et dominés. Cet Etat social a mis en place des mécanismes de sécurité et d’intégration qui maintiennent le fonctionnement capitaliste tout en atténuant les risques et l’insécurité auxquels sont confrontés les travailleurs par la mise en œuvre de ce type de société. Il a eu pour conséquence de renforcer le marché, de mieux l’organiser et d’engager la force de travail dans le long terme, en s’instituant comme médiateur des conflits, et surtout en les réduisant. Il a pu compter, pour ce faire, sur l’idéologie « nationaliste » comme l’appelle Gellner puisque, pour se développer, le système capitaliste a besoin d’une infrastructure performante (nationalisation de la poste, des routes, des chemins de fer, des transports publics…) et d’une main-d’œuvre bien formée ayant un socle de connaissance commune (politiques scolaires visant à transmettre d’une part une idéologie commune et d’autre part des savoirs faire et savoirs-être). Cette nouvelle manière de faire société va évidemment avoir des répercussions importantes tant dans le domaine des politiques sociales visant à juguler l’insécurité sociale que dans celui des politiques pénales visant à juguler l’insécurité civile. La mise en œuvre progressive d’un Etat social visait à apporter une solution durable et satisfaisante au paupérisme. La question posée par ce fléau du 19ème siècle ne concernait pas seulement l’insécurité sociale engendrée par le fait que le prolétariat ne pouvait se prémunir contre les aléas de la vie puisque n’ayant pas accès à la propriété, mais aussi, et nous serions tenté de dire surtout, la peur de l’augmentation de la délinquance que cette immense pauvreté suscitait dans l’esprit des dirigeants de l’époque. Par ailleurs, à terme, ce paupérisme pouvait engendrer un changement social radical, dont il fallait à tout prix se prémunir. Nous verrons que l’Etat social, compromis entre un état libéral pur et un état communiste, compromis qui ne se distancie pas d’une organisation capitaliste axée sur la propriété privée des moyens de production, va en quelque sorte, sous couvert d’incarner l’intérêt général et non les intérêts particuliers de classes sociales en conflit, mettre en place un ensemble de mécanismes « disciplinaires » visant à rendre les individus utiles (productifs) et dociles (intégrant les règles du vivre ensemble), mécanismes qui prennent l’allure d’un continuum allant des institutions de socialisation (telles que l’école par exemple pour la jeunesse studieuse ou l’usine pour la jeunesse laborieuse) aux institutions de ségrégation (la prison) pour les individus rétifs à toute intervention. Nous commencerons par brièvement exposer comment l’Etat social s’y est pris pour juguler l’insécurité sociale stricto sensu pour ensuite approfondir le continuum de normalisation théorisé, entre autres, par D. Garland. 1. Etat social et insécurité sociale Pour se sortir de l’impasse dans laquelle se trouvait la société libérale qui ne permettait concrètement qu’à une infime minorité de la population à être protégée contre l’insécurité sociale à travers la propriété privée, l’Etat social a promu, à travers la technologie assurancielle, la mise en œuvre d’une propriété sociale, c’est-à-dire « la production d’équivalents sociaux des protections qui étaient auparavant seulement données par la propriété privée » (Castel, 2003, 31). Il s’agit bien d’une mutation de la propriété, une mutation fondamentale entre le rapport propriété-travail-sécurité. L’insécurité d’existence des travailleurs soumis au régime capitaliste a été jugulée en attachant des protections et des droits à la condition du travailleur lui-même. Le travail est devenu l’emploi, il a été doté d’un 12 statut. Le salaire n’est plus seulement la rétribution d’un travail pour assurer la reproduction du travailleur et de sa famille. Il comporte un salaire « indirect » fait de cotisations prélevées automatiquement et obligatoirement qui constitue une sorte de rente du travail pour des situations hors travail. D’abord définies négativement (s’assurer contre la maladie, la vieillesse, l’accident), ces situations vont progressivement se définir de manière positive (se donner la possibilité de s’instruire, de bénéficier de loisirs, de prendre des congés, etc.). Dans ce système, le paiement des cotisations est inévitable, obligatoire, mais il ouvre un droit inaliénable. Le droit est lié au versement de la cotisation. Parce qu’il a payé, qu’il soit riche ou pauvre, propriétaire terrien ou simple manœuvrier, il est un ayant droit au sens absolu et quoi qu’il arrive. La propriété sociale n’est donc pas incompatible avec la propriété privée. Elle en respecte les prérogatives. C’est une propriété mais qui a un autre statut que la propriété privée puisque la propriété de l’assuré ne peut pas se vendre, c’est une propriété pour la sécurité. Mais cette propriété ne fait pas qu’assurer une certaine sécurité matérielle. Elle inscrit le bénéficiaire dans un ordre de droit et rompt donc ainsi totalement avec les logiques de protection rapprochée de l’assistance, des solidarités de proximité, voire des tutelles de patronage. Souvenons nous, pour celles-ci seule l’appartenance à des cadres territoriaux, que ce soit la communauté locale ou l’usine du patron, permettaient d’en bénéficier. Avec la logique de l’assurance, garantie par l’Etat à travers des prestations publiques – nous cotisons tous à la caisse de sécurité sociale organisée par l’Etat-, les prestations sont délocalisées et dépersonnalisées. La déterritorialisation n’est plus synonyme de désaffiliation comme c’était le cas avec les vagabonds. Si le travailleur remplit les conditions qui font de lui un ayantdroit, s’il cotise, il est assuré où qu’il se trouve sur le territoire national. « Cette possibilité de conjuguer mobilité et sécurité ouvre la voie à une rationalisation du marché du travail prenant en compte à la fois les exigences de la flexibilité pour le développement industriel et l’intérêt de l’ouvrier » (Castel, 1995, p. 317). Un nouveau rapport salarial est donc né. Le salariat a d’abord été essentiellement un salariat ouvrier, un salariat qui rétribue les tâches d’exécution situées en bas de la pyramide sociale. Participation réelle dans la vie sociale, mais toujours vécue dans la subordination : accès à la consommation, mais de masse et non de luxe, accès à l’éducation, mais primaire et non secondaire, accès au logement, mais au logement ouvrier et non bourgeois, accès à la culture, mais aux loisirs populaires et non à la culture d’élite, etc. La condition ouvrière a donc bel et bien été stabilisée, intégrée à la société, mise à distance par rapport à l’immédiateté du besoin qui caractérisait sa condition au 19ème siècle. N’empêche, à côté de cette intégration, elle reste subordonnée. Mais les acquis qu’elle a réalisé lui permettent aussi de se structurer, de développer une conscience de classe. Une telle structure sociale est vécue à travers la bipolarité entre « eux » et « nous » : nous, on gagne notre vie, fierté ouvrière tellement bien décrite par Richard Hoggart dans « La culture du pauvre » (1970). Eux, ils ont la richesse, le pouvoir, mais ils sont snobs et prétentieux. L’avènement de la société salariale telle que l’appelle R. Castel, n’est pourtant pas le triomphe de la condition ouvrière. Au contraire. Les ouvriers ont en quelque sorte été débordés par la généralisation du salariat : si le salariat ne représente que 49% de la population active en 1931, il en représente 83% en 1975. Cette croissance est essentiellement le résultat de l’accroissement du salariat non ouvrier. Si cette population était au départ surtout composée de petits employés des secteurs publics au statut relativement médiocre, en 1975 ce salariat non ouvrier est surtout composé de cadres moyens et de cadres supérieurs, c’est-à-dire un salariat haut de gamme, un salariat bourgeois. Mais un autre changement est 13 aussi à l’origine du déclassement de la condition ouvrière. En effet, le travail typiquement ouvrier n’est plus un travail de production proprement dit, c’est-à-dire un travail qui transforme directement la nature par son travail. Il est majoritairement consacrés à des tâches infra-productive (livraison, manutention, etc.) ou faits de tâches plus proches de la conception ou de la réflexion que de l’exécution proprement dite (entretien, contrôle des machines, réglages), etc. Le travail ouvrier perd en quelque sorte son aura de « c’est nous qui produisons la richesse sociale en travaillant sur la confection de biens, et c’est eux (les patrons) qui l’empochent indument ». Le rôle de la classe ouvrière dans la société industrielle s’en voit profondément modifiée. « La lente promotion du salariat bourgeois a ouvert la voie. Elle débouche sur une société qui n’est plus traversée par le conflit central entre salariés et nonsalariés, entre ouvriers et bourgeois, entre capital et travail. La nouvelle société (…) est plutôt organisée autour de la concurrence entre différents pôles d’activités salariales. Société qui n’est ni homogène ni pacifiée, mais dont les antagonismes prennent la forme de luttes pour les placements et les classements plutôt que celle de la lutte des classes. Société dans laquelle de repoussoir, le salariat devient modèle privilégié d’identification » (Castel, 1995, p. 363). Si tout le monde ou presque est salarié, c’est à partir de la position occupée dans le salariat que se construit l’identité sociale. 2. Etat social et complexe pénal-social (D. Garland, 1985) Nous aborderons dans un premier temps le concept de société disciplinaire élaboré par M. Foucault. Si celui-ci fait émerger les disciplines, le pouvoir disciplinaire, avec l’avènement de la modernité, de l’Etat libéral, il est évident que la société disciplinaire a pu se développer à l’intérieur d’un Etat social en s’appuyant, pour ce faire, sur l’ensemble des mécanismes étatiques mis en œuvre. Dans un deuxième temps, nous nous intéresserons plus particulièrement au concept de complexe pénal-social développé par D. Garland et essentiellement théorisé au travers du continuum correctionnel. A. La société disciplinaire (M. Foucault, 1975) Si le décollage économique de l’Occident a commencé avec l’accumulation du capital, on peut dire que les méthodes pour gérer l’accumulation des hommes ont permis un décollage politique. De fait, les deux processus, accumulation des hommes et accumulation du capital, ne peuvent pas être séparés : il n’aurait pas été possible de résoudre le problème de l’accumulation des hommes sans la croissance d’un appareil de production capable de les entretenir et de les utiliser ; inversement les techniques qui rendent utile la multiplicité cumulative des hommes accélèrent le mouvement d’accumulation du capital. «L’art de gouverner» ou « la gouvernementalité » apparaît comme l’introduction de l’économie, entendue comme la manière de gérer adéquatement les individus, les biens, les richesses, etc., au niveau de l’Etat. Gouverner ne se réfère donc plus à un territoire, mais bien à des choses et à leurs rapports respectifs. Cet art s’est développé pleinement avec l’émergence des problèmes liés à la population. L’explosion démographique propre au 18ème siècle en est, pour partie, responsable. « Une des grandes nouveautés dans les techniques du pouvoir au 18ème siècle, ce fut l’apparition, comme problème économique et politique, de la ‘population’ : la population-richesse, la population-main-d’œuvre ou capacité de travail, la population en équilibre entre sa croissance propre et les ressources dont elle dispose. Les gouvernements s’aperçoivent qu’ils n’ont pas affaire simplement à des sujets, ni même à un ‘peuple’, mais à 14 une ‘population’, avec ses phénomènes spécifiques, et ses variables propres : natalité, morbidité, durée de vie, fécondité, état de santé, fréquence des maladies, forme d’alimentation et d’habitat » (Foucault, 1976, pp. 35-36). Cette problématique a permis de recentrer la notion d’économie sur quelque chose d’autre que la famille, sur la population qui a ses règles propres irréductibles à celles de la famille. Celle-ci, prise comme un segment de la population, sera alors un instrument privilégié pour son gouvernement. Le but ultime de ce gouvernement devient l’amélioration du sort de la population ainsi que l’augmentation de la puissance de la nation (ce qu’on nomme alors la police). Du 18ème siècle à nos jours, les technologies politiques qui investissent le corps, la santé, les façons de se nourrir, de se loger, bref l’espace tout entier de l’existence, se multiplient sans cesse. C’est ce que M. Foucault appellera le biopouvoir. Foucault caractérise la transition de l’Ancien Régime à l’Epoque Moderne par le passage d’une société de souveraineté à une société de discipline et montre comment la gouvernementalité refonde la souveraineté et propage la discipline au sein de toute la population et ce, indépendamment des institutions et administrations disciplinaires proprement dites. Si au départ on demandait aux disciplines de neutraliser des dangers, de fixer des populations errantes, on leur demande maintenant de jouer un rôle positif, c’est-àdire de fabriquer des individus utiles. Ainsi par exemple, si la discipline d’atelier vise encore à faire respecter les règlements d’atelier et d’empêcher les vols, elle vise aussi à faire croître les aptitudes, les rendements et donc les profits. Les techniques disciplinaires s’essaiment également à travers le corps social. Ainsi, l’école ne doit pas seulement former des enfants dociles et utiles. Elle doit aussi permettre de surveiller les parents, de s’informer sur leur mode de vie, leurs mœurs, etc. « L’école tend à constituer de minuscules observatoires sociaux pour pénétrer jusqu’aux adultes et exercer sur eux un contrôle régulier : la mauvaise conduite d’un enfant, ou son absence, est un prétexte légitime pour qu’on aille interroger (…) les parents, pour vérifier s’ils savent le catéchisme et les prières, combien il y a de lits et comment on s’y répartit pendant la nuit » (Foucault, 1975, 213). Enfin, les disciplines s’étatisent peu à peu devenant la modalité principale de l’exercice du pouvoir. Certes, les relations de pouvoir se sont peu à peu étatisées ou gouvernementalisées mais inversement le pouvoir d’Etat s’est peu à peu ramifié. La structure de l’Etat ne tiendrait pas si elle ne pouvait s’appuyer sur cet ensemble de micro-procédures de pouvoir qui ont leur propre configuration et leur relative autonomie ; aussi, « le pouvoir vient d’en bas ; c’est-à-dire qu’il n’y a pas, au principe des relations de pouvoir, et comme matrice générale, une opposition binaire et globale entre les dominateurs et les dominés, cette dualité se répercutant de haut en bas (…). Il faut plutôt supposer que les rapports de force multiples qui se forment et jouent dans les rapports de production, les familles, les groupes restreints, les institutions servent de support à des larges effets de clivage qui parcourent l’ensemble du corps social. (…) Ne cherchons pas l’état-major qui préside à sa rationalité ; (…) ni les groupes qui contrôlent les appareils de l’Etat. (…) La rationalité du pouvoir, c’est celle de tactiques souvent fort explicites au niveau limité où elles s’inscrivent qui, s’enchaînant les unes aux autres (…) dessinent finalement des dispositifs d’ensemble » (Foucault, 1976, pp. 124-125). C’est ce que Foucault a également appelé la capillarité du pouvoir. Par opposition au pouvoir souverain – fort, visible, affirmant la toute puissance du Prince par le spectacle de ses rituels, soutirant ses sujets et écartant ou supprimant les déviants –, la société disciplinaire repose sur un foisonnement de procédés mineurs, de modalités insidieuses, de panoptisme quotidien, de rapports de pouvoir discrets et anonymes,… et constitue un immense filet, archipel ou continuum disciplinaire qui intègre et surveille l’ensemble de la société et les moindres aspects de la vie. Substituer à un pouvoir qui se 15 manifeste par l’éclat de ceux qui l’exercent, un pouvoir qui objective insidieusement ceux à qui il s’applique, former un savoir à propos de ceux-ci. C’est en étudiant l’institution carcérale, dans Surveiller et punir, que Foucault a thématisé les sociétés disciplinaires. Par discipline, il désigne un ensemble de savoirs et de techniques qui permettent d’induire insidieusement des conduites ou comportements, visant à fabriquer des individus dociles et utiles. C’est là qu’intervient la célèbre surveillance panoptique imaginée par Bentham afin d’amener les prisonniers (les membres d’une société) à s’autodiscipliner du simple fait de ne se savoir jamais à l’abri du regard du surveillant. Sur le modèle de la prison, de la caserne, de l’école, de l’hôpital militaire ou de la manufacture où elles ont pris naissance, les disciplines procèdent par une prise en charge méticuleuse du corps et du temps des individus, elles les répartissent dans l’espace selon un schéma de quadrillage et d’emplacements fonctionnels, elles règlent leurs horaires comme du papier à musique, elles encadrent chacun de leurs gestes par un système d’autorité et de savoir. Il n’est pas seulement question de répartir et soumettre les individus et leurs corps, d’en extraire et d’en cumuler la force et le temps, encore faut-il articuler et composer ces forces comme autant de segments d’une grande machine afin que la production du tout soit supérieure à celle de ses éléments. Organisation d’espaces sociaux complexes à la fois architecturaux, fonctionnels et hiérarchiques, division du processus de production, décomposition individualisante de la force de travail,…autant de recettes à même de garantir l’obéissance des individus et la rentabilisation de leur utilisation. Les disciplines sont l’ensemble des minuscules inventions techniques qui ont permis de faire croître la grandeur utile des multiplicités en faisant décroître les inconvénients du pouvoir qui, pour les rendre justement utiles, doit les régir. Quatre caractéristiques donc (Foucault, 1975, pp. 137-171): - répartir les individus dans l’espace : chacun a une place utile, une place dans une série, dans un rang (pensons aux rangs scolaires, aux bancs d’école placés les uns derrière les autres selon un agencement précis) ; - contrôler l’activité, c’est-à-dire mettre en corrélation le corps et le geste, mesurer exactement le temps nécessaire pour accomplir tel geste, intensifier l’usage du moindre instant ; - organiser des genèses : additionner et capitaliser le temps par 4 procédés : diviser la durée en segments successifs ou parallèles dont chacun doit arriver à un terme spécifié ; organiser ces filières : succession d’éléments les plus simples possibles se combinant selon une complexité croissante ; finaliser ces segments temporels, leur fixer un terme marqué par une épreuve qui a pour fonction d’indiquer si le sujet a atteint le niveau requis, de garantir la conformité de son apprentissage à celui des autres et de différencier les capacités de chaque individu ; mettre en place des séries de séries : prescrire à chacun, selon son niveau, son ancienneté, son grade, les exercices qui lui conviennent : un temps évolutif se crée. Pensons encore à l’apprentissage scolaire : spécialiser le temps de l’apprentissage en le séparant du temps ‘adulte’, aménager différents stades séparés par des épreuves (passer d’une année à l’autre nécessite la réussite d’une épreuve qui sanctionne le niveau acquis) ; déterminer des programmes à dispenser pendant une phase spécifique et qui comportent des exercices à difficulté croissante ; qualifier les élèves selon la manière dont ils ont parcouru ces différents stades (bons et mauvais élèves) ; - construire une machine dont l’effet sera maximalisé par l’articulation concertée des pièces élémentaires dont elle est composée : composer des forces pour obtenir un appareil efficace : le corps singulier devient un élément qu’on peut placer, mouvoir, articuler sur d’autres. Le temps des uns doit s’ajuster au temps des autres de manière à 16 ce que la quantité maximale des forces puisse être extraite de chacun et combinée dans un résultat maximal. Cette combinaison exige un système de commandement précis : l’ordre n’a pas à être expliqué, ni même formulé : il suffit qu’il déclenche le comportement voulu. Le succès du pouvoir disciplinaire doit se comprendre en ce qu’il utilise des instruments simples mais efficaces: le regard hiérarchique, la sanction normalisatrice et leur combinaison dans une procédure qui lui est spécifique : l’examen. La surveillance hiérarchique (Foucault, 1975, pp. 173-179) se donne à voir dans le jeu du regard : un appareil où les techniques qui permettent de voir induisent des effets de pouvoir : voir sans être vu : l’appareil disciplinaire parfait permettrait à un seul regard de tout voir en permanence. Le pouvoir disciplinaire s’exerce en se rendant invisible, en revanche il impose à ceux qu’il soumet un principe de visibilité obligatoire. C’est le principe du panopticon de Bentham. La sanction normalisatrice (Foucault, 1975, pp. 180-186), un petit mécanisme pénal, plutôt infra-pénal, avec ses lois propres, ses délits spécifiés, ses formes particulières de sanction, ses instances de jugement. Est pénalisable le domaine infini du non-conforme, le châtiment étant essentiellement correctif (exercice intensifié, multiplié), la punition n’étant qu’un élément d’un système double : la gratification-sanction : la discipline récompense par le seul jeu des avancements, en permettant de gagner des rangs et des places, elle punit en faisant reculer, en dégradant. L’art de punir met en œuvre cinq opérations distinctes : référer les actes à un ensemble qui est à la fois champ de comparaison, espace de différenciation et principe d’une règle à suivre ; différencier les individus les uns par rapport aux autres en fonction de cette règle ; mesurer en termes quantitatifs et hiérarchiser en termes de valeurs la capacité des individus ; faire jouer, à travers cette mesure valorisante, la contrainte d’une conformité à suivre ; tracer la limite qui définira la frontière avec l’anormal ; en gros donc, comparer, différencier, hiérarchiser, homogénéiser, et exclure le non-conforme. L’examen (Foucault, 1975, pp. 186-194) combine les techniques de la hiérarchie qui surveille et celles de la sanction qui normalise : il établit sur les individus une visibilité à travers laquelle on les différencie et les sanctionne (l’école devient par exemple un appareil d’examen ininterrompu). L’examen porte avec soi tout un mécanisme qui lie à une forme d’exercice de pouvoir un certain type de formation de savoir. C’est le fameux lien pouvoir-savoir théorisé par Foucault. Pour lui, la vérité, c’est-à-dire non pas « l’ensemble des choses vraies qu’il y a à découvrir ou à faire accepter, mais l’ensemble des règles selon lesquelles on démêle le vrai du faux », est produite grâce à de multiples contraintes qui varient selon chaque société. Chaque société a en quelque sorte sa politique générale de vérité. L’originalité de Foucault est de considérer « que pouvoir et savoir s’impliquent directement l’un l’autre ; il n’y a pas de relation de pouvoir sans constitution corrélative d’un champ de savoir, ni de savoir qui ne suppose et ne constitue en même temps des relations de pouvoir (…) en bref, ce n’est pas l’activité du sujet de connaissance qui produirait un savoir, utile ou rétif au pouvoir, mais le pouvoir-savoir, les processus et les luttes qui le traversent et dont il est constitué, qui déterminent les formes et les domaines possibles de la connaissance » (Foucault, 1975, p. 32) Les mécanismes de pouvoir rendent possibles les productions de vérité tout autant que ces productions de vérité ont des effets de pouvoir. La vérité est elle-même pouvoir. Dans sa forme moderne, le savoir, c’est-à-dire le savoir scientifique, investit tous les domaines de la vie sociale. Tout est potentiellement pris dans les réseaux du savoir. Foucault prétend que notre société a tendance à transformer de plus en plus d’actes de discours ordinaires en actes de discours « sérieux », c’est-à-dire en actes de discours qui ont été validés par la communauté d’experts, qui ont été jugés conformes aux « règles d’une police discursive » (Foucault, 1971, p. 37), à « l’ordre du discours ». 17 Le pouvoir disciplinaire a donc pour fonction de « dresser » des individus. Il sépare, analyse, différencie, pousse ses procédés de décomposition jusqu’aux singularités nécessaires et suffisantes. Il dresse les multitudes mobiles, confuses, inutiles de corps et de forces en une multiplicité d’éléments individuels. La discipline fabrique des individus ; elle est la technique spécifique d’un pouvoir qui se donne les individus à la fois pour objets et pour instruments de son exercice en se basant sur un ensemble de savoirs. B. Le complexe social-pénal de D. Garland ou le continuum correctionnel Dans son ouvrage, Punishment and Welfare : A history of penal strategies, D. Garland distingue quatre programmes majeurs à l’origine des nouvelles stratégies sociales et pénales visant à répondre à la question sociale et à y apporter une solution. Comme on l’a vu, la crise traversée par la société libérale concerne deux problèmes intimement liés : la question du rôle de l’Etat dans la gestion économique et sociale ; la condition ouvrière et la régulation de cette classe sociale particulière. Au-delà de leurs différences, ces quatre programmes ont un ensemble de points communs. Ils s’adressent tous à la même population. Ils supposent l’existence d’un domaine particulier, le social, et proposent des politiques dans ce domaine, des politiques sociales. Ces politiques sociales visent à gérer adéquatement et de façon positive, cette population, à en faire des individus utiles et dociles, pour reprendre les termes de M. Foucault, à rendre la force de travail plus productive. Par ailleurs, ils produisent un nouveau savoir ainsi que des dispositifs d’investigation et d’observation du social. Que la question sociale soit vue comme un problème de moralité (travail social), psychologique (crimino), biologique (eugénisme) ou organisationnel (sécurité), ces quatre programmes ont en commun de dépolitiser la question sociale. Des questions de répartition inégale du pouvoir et des richesses sont ramenées à des questions d’individus et de leur gestion. Même si ces programmes ont clairement influencé la mise en place d’un Welfare State, ils ne sont pas mis en application dans leur version « pure » mais dérivée. Ces programmes peuvent être représentés selon une matrice à deux axes. Le premier axe, l’axe pratique, concerne les objets d’intervention allant du pôle « individu » au pôle « population » avec différents intermédiaires tels que la famille, la force de travail, les chômeurs, etc. Le deuxième axe, l’axe politique, concerne le niveau d’intervention public ou privé, allant de l’Etat central en passant par les gouvernements locaux, jusqu’aux organisations privées telles que l’église, les œuvres caritatives et philanthropiques. Reprenons ces quatre programmes dans leur version « idéale ». Nous nous focaliserons essentiellement sur le premier programme (le programme criminologique), les trois autres ayant déjà été abordés en partie supra. - Le programme criminologique En l’espace d’une vingtaine d’années, suite à la parution de l’Homme criminel de Lombroso (1876), le savoir criminologique comme discipline scientifique se développe dans un vaste programme d’investigation en Amérique du Nord et en Europe. Si ce nouveau savoir répond en effet à des préoccupations politiques et sociales très concrètes (la criminalité est un enjeu majeur), il se développe aussi dans le sillage du développement des sciences humaines en général, influencé par le positivisme ambiant. Par l’observation, la classification, la catégorisation des phénomènes sociaux, il y a moyen de dériver des lois causales. Cette méthode est essentiellement inductive. Trois conditions ont été nécessaires à la naissance de 18 la criminologie comme discipline scientifique. Premièrement, le développement de bases de données statistiques produites par les institutions gouvernementales dans le but de mieux connaître « la population » afin de mieux la réguler, vont également produire des informations sur des catégories particulières de la population, par exemple les détenus. En quoi ceux-ci se différencient-ils de la population en général ? Les connaissances produites serviront de base pour le développement d’un savoir criminologique. Deuxièmement, les avancées dans le domaine de la psychiatrie qui voyait dans le domaine pénal un lieu d’extension de ses influences et pratiques vont aussi permettre à cette nouvelle discipline d’éclore. En effet, les aliénistes (Pinel, Esquirol, Morel, 18ème, 19ème siécle) remettent en question les catégories pénales en vigueur à cette époque. Pour certains aliénistes fréquentant le milieu pénitencier et étudiant les détenus, ceux-ci présentent des dissemblances morales et physiques énormes entre eux, des degrés de perversité et des chances de réinsertion tout aussi hétéroclites. Or, la loi pénale est égale pour tous. Ils affirmeront qu’en ne prenant pas en compte les diversités individuelles de chaque personne détenue, associé à un plan de détention et de réinsertion spécifique, la loi pénale est profondément injuste car elle atteint les coupables différemment. Celui qui est peu capable de résister à la pression pénitentiaire va se voir affecter dans sa vie et sa raison ; tandis qu’une même peine ne se bornera qu’à frapper un autre dans sa liberté. Pour eux, il y a donc une nécessité de classifier les détenus selon différentes catégories et de leur apporter un traitement différencié en fonction du danger qu’ils représentent pour le corps social. La psychiatrie a pu s’inscrire, comme la médecine traditionnelle (la question biologique et médicale des populations humaines : le médecin comme technicien du corps social et la médecine comme hygiène publique), dans le cadre d’une médecine conçue comme réaction aux dangers inhérents au corps social. Le débat autour de la question de la responsabilité et de l’irresponsabilité lui a ouverte toute grande les portes vers une réelle utilité sociale. En effet, la notion de libre-arbitre ne se réfère pas à une vérité prouvable. La notion de responsabilité-irresponsabilité est un axiome social. Par la question que le juriste pose au médecin : cet homme est-il fou ?, ce n’est pas la médecine qu’il interroge mais la société. Puisque décider qu’il est fou ou non impliquera un traitement totalement différent, qui est un traitement social : délinquant= punition= prison ; fou= traitement= asile. Dès lors le psychiatre se voit assigner deux missions : d’une part une mission judiciaire qui l’oblige à répondre à la question que lui pose la société: est-il fou ou non, question dont il n’a pas choisi l’énoncé mais à laquelle il est tenu de répondre catégoriquement ; d’autre part, une mission proprement médicale qu’il remplira une fois que la décision d’irresponsabilité a été prise et où il est seul maître à bord. Enfin, troisièmement et corrélativement aux deux autres conditions, l’existence de la prison comme lieu d’observation du « délinquant », voire comme lieu d’expérimentation (régimes de travail, alimentaires, etc.). Ce lieu aura une incidence certaine sur un certain nombre de présupposés à l’origine de cette discipline en façonnant ses méthodes, ses concepts et ses techniques : l’individualisation et la différenciation. En effet, puisque les prisonniers vivent dans des cellules individuelles, ils seront étudiés dans leur individualité. Se démarquant de l’école classique dans ses présupposés d’individus libres et responsables, la criminologie n’abandonnera pourtant pas l’individu comme source du crime et comme objet d’étude. Par ailleurs, la prison est un lieu de séparation physique entre délinquants et non-délinquants. Cette démarcation sociale et légale devient, dans le savoir criminologique, une démarcation naturelle que la criminologie a d’abord présupposée pour ensuite la découvrir (raisonnement tautologique). Notons que si cette différenciation existe évidemment avant, elle prend un tout autre fondement. Abandonnant ses bases philosophiques et métaphysiques, la différenciation devient très concrète : le criminel agit comme il agit parce qu’il ne sait pas faire autrement : on remplace la notion de libre arbitre pour un déterminisme absolu qui ouvre la voie à la recherche des causes du crime : comment expliquer le comportement humain et ses déterminants ? 19 L’unité du discours criminologique se résume autour d’un certain nombre de concepts et autour d’une question essentielle « Qui est le criminel ? » : individualisation et différenciation ; pathologie et correctionnalisme ; interventionnisme et étatisme. La notion de risque qui est attachée à la logique assurantielle va ainsi également servir de modèle pour le droit pénal. Maintenant, « on peut rendre un individu pénalement responsable sans avoir à déterminer s’il était libre et s’il y a faute, mais en rattachant l’acte commis au risque de criminalité que constitue sa personnalité propre (...) et la punition aura pour but de diminuer le plus possible le risque de criminalité représenté par l’individu » (Foucault, 1981, 420). Le criminel n’est plus seulement sujet de l’acte, mais l’individu dangereux comme « virtualité d’actes ». Puisqu’on recherche les causes du crime dans le criminel, très vite trois types de causes vont être mis en avant : génétiques, psychologiques et sociales. Si la personnalité ou le caractère déterminent les actions humaines, alors chaque comportement peut être relié à un caractère particulier. Il doit donc exister quelque chose de l’ordre d’un caractère criminel pouvant expliquer le passage à l’acte délinquant, le comportement délinquant. L’introduction de la notion de pathologie fixera une norme de santé sociale et individuelle : le comportement criminel n’est plus la violation de normes légales mais la violation de la « normalité ». Cette criminologie est donc fondamentalement a-critique. Il est d’ailleurs étonnant de constater que les normes et idéaux sous-tendant les notions de normalité et de pathologie, de santé et de maladie ne furent jamais questionnées. Elles allaient de soi. En assumant le fait que la transgression de la loi, écrite par des hommes, a son fondement dans une pathologie individuelle, la criminologie naissante fait comme si ces lois étaient évidentes et naturelles, correspondant aux standards de la santé et de la normalité. Le but de la criminologie est de connaître scientifiquement le crime et le criminel afin d’éradiquer la criminalité (pénologie). En fonction des différentes catégories retenues basées sur l’étude de l’homme délinquant, trois types de moyens sont mis en avant pour éradiquer la criminalité : certains types de criminels peuvent être réformés, réadaptés ; certains types sont incurables, il s’agit donc de les éliminer ; dans le futur, la criminalité peut également être prévenue : si les causes de la criminalité peuvent être éliminées, on prévient le crime. Le savoir criminologique est pourtant loin d’être cohérent et unifié (débat natureenvironnement, déterminisme-libre-arbitre, corrigibles-incorrigibles). On y décèle bon nombre de points de vue compétitifs, voire contradictoires. Cet ensemble éclectique a pourtant pu voir le jour comme nouveau savoir non pas en se basant sur la cohérence interne de ses arguments scientifiques mais parce qu’il répondait à une besoin social important et cadrait tout à fait dans les nouvelles orientations sociales : la criminalité comme problème social nécessitait une réponse scientifique et les criminologues étaient plus intéressés par apporter une solution au problème qu’à construire un savoir scientifique autour du comportement humain. La criminologie participe à la création d’une nouvelle manière d’envisager l’individu, et d’envisager la relation entre individus et Etat. Elle prône un interventionnisme étatique conséquent. Sa pertinence est de pouvoir offrir une théorie de régulation sociale qui étend de façon notoire le contrôle disciplinaire en traçant de manière plus large et plus précise les contours de la classe dangereuse et de la criminalité. Premièrement, parce que « l’anormal » peut dépasser de loin la notion de « criminel » puisque l’anormalité c’est aussi l’alcoolisme, la débilité légère, etc. ; deuxièmement, parce qu’en trouvant le crime dans le corps et dans l’âme du criminel, on peut anticiper et prévoir des programmes de disciplinarisation pour les pré-délinquants ; troisièmement, parce qu’en se focalisant sur le criminel et non plus sur l’acte, on permet des interventions plus contraignantes, la sanction n’étant plus en rapport avec la faute commise mais avec la 20 possibilité de transformer le caractère. Ainsi la criminologie offre une nouvelle ingénierie sociale capable de remplacer l’ancienne devenue obsolète en offrant des techniques comportant des instruments de prévention, de diagnostic et de traitement et des nouvelles institutions pour les mettre en œuvre et ce, sous couvert de la « science ». - le programme du « travail social » Ce nouveau programme de « réforme sociale » est en quelque sorte le prolongement des pratiques de bienfaisance entièrement privées qui visaient à apporter une assistance aux pauvres. Mais ce nouveau programme se veut d’introduire de manière plus précise des différenciations entre « bons » et « mauvais » pauvres par l’étude de leurs personnalités et de leurs caractères tout en introduisant également une dimension correctrice visant essentiellement à un changement moral : les rendre plus prévoyant, c’est-à-dire faire accéder les pauvres à la liberté et la responsabilité. Ce programme vise en quelque sorte à rendre plus efficace les pratiques de charité en développant des méthodes d’investigation, des nouvelles connaissances et classifications et en professionnalisant ces pratiques de charité. L’intervention reste cependant dans un premier temps dans la sphère privée puisqu’une prise en charge étatique est vue comme contre-productive : le pauvre se laisserait entretenir par l’Etat et ne prendrait pas en main sa destinée. Ce programme comporte cependant un paradoxe en soi. Son efficacité présuppose une intervention massive ne pouvant être mise en place qu’en s’appuyant sur la sphère publique. Un compromis se réalisera entre les deux positions extrêmes (privé ou Etat) en reléguant aux municipalités locales le soin de la mise en œuvre de ce programme. - le programme de « sécurité sociale » Ce programme se différencie nettement du programme de travail social. Il vise une réorganisation complète du domaine social aux moyens de dispositifs administratifs et de sécurité mis en œuvre par l’Etat. Pour ce programme, la question sociale n’est pas un problème d’individus (malades ou immoraux), elle est un problème qui touche la nation. Ce programme vise à répondre à la question sociale en incluant les travailleurs individuels dans le système social par la lutte contre le paupérisme, tout en déforçant les visées socialistes. Pour ce programme, il faut réorganiser la population, et essentiellement la force productive. Il s’agit de réorganiser l’économie, de favoriser la mobilité des travailleurs, de planifier le marché de l’emploi. Ce programme voit dans l’Etat une force sociale positive qu’il s’agit d’utiliser de manière productive : transport, habitat, poste, émigration là où nécessaire, mobilité, gestion des ressources nationales deviennent des priorités. Trois nouveaux dispositifs sont emblématiques de ce programme qui visent tous trois à réguler la force de travail et administrer le marché du travail : le « labour exchange » dont le but est de classifier les travailleurs en fonction de leur formation, de leurs connaissances mais également de leur disponibilité au travail ; un système d’assurance visant à assurer les « bons » travailleurs contre les aléas de la vie (maladie, retraite) tout en incitant les travailleurs à correspondre au modèle type du bon travailleur sous peine de ne pas pouvoir bénéficier des assurances et en insufflant par là-même une nouvelle forme d’intégration sociale ; les « labours colonies » s’adressant à ceux qui persistent à ne pas trouver du travail. Deux points sont à relever. Premièrement, la « sécurité » prônée par ce programme ne profite donc qu’aux travailleurs méritants, ceux qui correspondent aux standards d’efficience, de discipline et de santé tandis que pour ceux qui sont non-conformes des dispositifs d’exclusion et de ségrégation sont mis en place. Deuxièmement, ce programme organise la participation de l’Etat comme médiateur 21 entre travailleurs et patronat, que ce soit au niveau du contrat de travail ou de la régulation du marché. - le programme eugéniste Pour ce programme, la question sociale est essentiellement une question de détérioration raciale. La population britannique, essentiellement dans les villes, se « dégénère » en raison de l’exode rural, de politiques sociales boiteuses et de modes de reproduction différenciés en fonction des classes sociales. En gros, les classes populaires les plus basses font bien trop d’enfants. Ce programme met donc en avant un lien explicite entre conduites anti-sociales et taux de natalité. Pour eux, la sélection naturelle mise en avant par Darwin a été perturbée par la mise en place de politiques sociales désastreuses. Sont critiqués ici la non-discrimination de la charité. On substitue la dimension morale de la conduite anti-sociale par une dimension héréditaire ce qui signifie que ce programme marginalise en quelque sorte tant le programme de travail social que celui de sécurité sociale. La dégénérescence est génétique bien qu’elle ne s’aperçoit que dans les comportements sociaux. Ici aussi, il y a donc un glissement des problèmes du niveau social au niveau individuel tout en estimant que la réponse à la question sociale ne doit pas se faire au niveau individuel mais au niveau de la population. L’eugénisme négatif vise à diminuer le taux de reproduction des classes les plus basses par des politiques de stérilisation mais aussi des législations réglementant les mariages. L’eugénisme positif vise par contre à faire en sorte que les classes moyennes et supérieures fassent plus d’enfants. Ces différents programmes ne se sont évidemment pas implantés dans leur version originelle. Un ensemble de compromis ont été réalisés. Ceux-ci ont pour origine des luttes de pouvoir entre défenseurs de différents programmes (ainsi, par exemple, le travail social ne voit pas d’un bon œil l’interventionnisme étatique prôné par les autres programmes), entre visées politiques, entre le niveau pratique et le niveau théorique. Il s’agit de compromis pragmatiques. Ainsi, par exemple le programme criminologique visant à l’individualisation des peines et des traitements a dû se forger une place dans le système pénal légaliste qui n’a pas été abandonné pour autant. Il est pourtant devenu un système parmi d’autres et a perdu sa place centrale dans la gestion des désordres sociaux. Une chose est néanmoins certaine : au niveau politique, les partis défendant les intérêts des travailleurs, nouvelle force émergeante sur la scène politique, n’ont cependant pas défendu les intérêts du « lumpenprolétariat », de « l’underclass », estimant qu’il n’y avait rien de plus dangereux pour défendre les intérêts des travailleurs que la dissolution d’actions collectives en conduites délinquantes individuelles. La question pénale a donc entièrement été dépolitisée. N’empêche, tous ces compromis pragmatiques, permettant à des pratiques de se développer tout en étant théoriquement peu fondées ou fondées sur des principes théoriques a priori antagonistes, ont cependant en commun de se centrer sur l’individu. Même les théories environnementales ne prennent pas comme point d’analyse les relations sociales, les rapports sociaux mais bien l’individu affecté par des facteurs sociaux (ex : les causes sociales du crime). En matière de transformation de la pénalité, un certain nombre de constats peuvent être formulées. Premièrement, le déterminisme pur fut abandonné car il y avait une contradiction intrinsèque entre un déterminisme absolu qui menait à une prise de position fataliste, et l’idée de changement, de transformation, c’est-à-dire la volonté d’intervention. Dans le même ordre d’idées, la question de la différenciation absolue entre criminel et non-criminel fut abandonnée suite au constat qu’il n’y avait pas moyen de démarquer clairement et scientifiquement l’un et l’autre. Elle fut remplacée par une conception plus stratégique de degrés de criminalité relative, d’un continuum entre le parfaitement sain et le parfaitement 22 pathologique, continuum ne pouvant évidemment qu’être établi et défini par des experts « criminologues ». Troisièmement, le principe de responsabilité et de libre arbitre ne fut pas abandonné. On les fit passer d’un principe philosophique abstrait (tous les hommes sont libres et responsables) à une psychologie positive. La responsabilité devint cette chose qui allait chaque fois être questionnée et remise en doute et vers quoi les irresponsables devaient tendre, l’objectif du traitement. Un être sain et normalement constitué est responsable et libre. Mais ces deux entités ne sont plus des données. Elles sont fragiles et construites et dépendent de la formation du « caractère » et des vicissitudes de la vie sociale et individuelle. A côté de ces normaux, un ensemble d’individus possèdent des caractères non-formés ou mal-formés. Les catégories s’élargissent par ailleurs sans cesse. Ainsi, l’enfant a par excellence un caractère non-formé. Petit à petit, le traitement préconisé pour cette catégorie particulière va s’étendre à d’autres catégories : les jeunes adultes, les primo-délinquants, ensuite ceux de moins de 30 ans, pour finir à être appliqués à tous les irresponsables. Notons que la plupart des réformes introduites furent d’ordre administratif et que les textes de loi votées au parlement furent étonnamment peu débattus. Que ce soit dans le domaine des politiques sociales (labour exchanges, insurance, repas dans les écoles, inspections médicales, etc) ou dans le domaine pénal, un certain nombre de parallélismes peuvent être mis en avant : l’extension de l’action étatique qui assure une régulation sociale plus performante et qui pénètre plus en profondeur ; le développement d’une administration sensée gérer ces questions ainsi qu’un savoir-faire particulier qui fait reposer sa légitimité sur la science, son efficacité et ses qualités humaines ; le développement de savoirs sur les populations et les individus ; le traitement de l’anormalité et de l’inefficacité en s’appuyant sur des dispositifs de gestion de population et de ségrégation des éléments irrécupérables. La catégorie des inemployables, des irrécupérables fut transformée en des milliers de formes d’anormalité, de pathologies, de déviance… En gros, un continuum de normalisation fut ainsi mis en place. Dans le domaine social un ensemble de dispositifs de socialisation sont mis en place en vue de normaliser et de discipliner les individus. Si ces dispositifs échouent, le continuum pénal prend le relais. Bibliographie Castel, R. (1995), La métamorphose de la question sociale, Paris, Fayard. Castel, R. (2003), L’insécurité sociale, Paris, Seuil. Foucault, M. (1971), L’ordre du discours, Paris, Gallimard. Foucault, M. (1975), Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard. Foucault, M. (1976), La volonté de savoir, Paris, Gallimard. Foucault, M. (1981), « L’évolution de la notion d’individu dangereux dans la psychiatrie légale», Déviance et Société, vol. 5, n4, pp. 403-422. Garland, D. (1985), Punishment and Welfare. A history of penal strategies, Alderschot, Gower. 23