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4. Les limites de l’Etat protecteur
La stratégie libérale comporte en soi des effets pervers. Loin de réduire les problèmes qu’elle
veut résoudre elle les reproduit, voire les intensifie : paupérisation et démoralisation… au
niveau des politiques de patronage ; taux énorme de récidive et remise en question de la
prison comme institution de disciplinarisation qui ne semble pas assumer sa fonction de
dissuasion et de réforme. Les deux présupposés (l’idéologie du laissez-faire individualiste et
la croyance dans le fait que la classe populaire dominée, est sans pouvoir et non-organisée)
sur lesquels reposent ces politiques pénales et sociales vont s’effriter. La réorganisation
industrielle qui tend à la formation de groupements industriels monopolistiques qui veulent
faire des économies sur les moyens de production, c’est-à-dire essentiellement sur la main
d’œuvre en introduisant des machines plus performantes, va entraîner une grave dépression
économique. L’underclass, la part la moins favorisée de la classe ouvrière va augmenter et
petit à petit s’organiser pouvant compter sur l’élite prolétaire qui commence également à
souffrir de la crise économique : la division de la classe prolétaire n’est plus. Il devient peu à
peu évident pour tous, même pour les plus réactionnaires des bourgeois qu’il faut se charger
de la question sociale : elle devient une question politique.
A la fin du 19ème siècle, la crise traversée par la société libérale concerne deux problèmes
intimement liés : la question du rôle de l’Etat dans la gestion économique et sociale ; la
condition ouvrière et la régulation de cette classe sociale particulière. La société est
confrontée à un problème de « disciplinarisation ». Le complexe pénal, en s’adressant de
manière privilégiée à cette « underclass » et en prenant part, certes de manière négative, à la
régularisation et la disciplinarisation de la société, est partie prenante dans cette crise. La
pénalité dans son acception légale ne semble pas permettre de résoudre adéquatement les
problèmes de disciplinarisation. Outre le fait que le taux de récidive est énorme et que la
prison semble donc ne pas remplir sa fonction disciplinaire, le fondement légal de la réaction
sociale à l’illégalité est de plus en plus critiqué. Les limites de la pénalité classique deviennent
criantes. L’égalité est ici synonyme d’identité. Il est ainsi impossible pour le juge de tenir
compte des différences entre individus, entre circonstances et situations dans la commission
des infractions, entre délinquants primaires et récidivistes, entre individus responsables et
mineurs ou aliénés. Pour respecter le principe d’égalité devant la loi, il faut tenir compte de
l’inégalité des contrevenants. En n’en tenant pas compte, on introduit une inégalité devant la
peine, ce qui est considéré comme profondément injuste. L’infraction y est davantage traitée
que l’infracteur, alors que tous les crimes et criminels diffèrent, qu’aucun n’agit selon les
mêmes motifs, ni dans les mêmes circonstances. En gros, l’uniformité est génératrice
d’injustices. Pourtant, certaines catégories d’individus présentent un danger social sans pour
autant enfreindre les lois (les faibles d’esprits, les dégénérés, les imbéciles, etc.) tandis que
d’autres, les multi-récidivistes par exemple, ne peuvent être punis assez sévèrement dans un
système proportionnel. La loi semble être devenue une fin en soi, inflexible, alors qu’elle
devrait être un instrument pour rencontrer certains besoins de la société. Ce système abstrait
ne se soucie pas de changer le délinquant en vue d’en faire un citoyen utile et productif. Ainsi,
la répression ne devrait pas viser l’action du délinquant, elle ne devrait pas être tournée vers le
passé, mais vers le futur. Or la répression dans sa version classique ne permet pas
l’individualisation par la prise en compte de la subjectivité du délinquant. Cette répression
devrait pouvoir mesurer sa dangerosité et c’est celle-ci qui devrait guider la mesure à prendre.
Pour cela, il faut une connaissance approfondie du délinquant, c’est-à-dire son étude
scientifique.
1
Si la société libérale prend peur des désordres sociaux et de l’augmentation de la délinquance,
elle se trouve surtout face à un problème majeur. En effet, force est de constater que
l’insécurité d’existence n’est abolie que pour une toute petite partie des citoyens, ceux qui,
propriétaires des moyens de production dans une société capitaliste, s’assurent, à travers cette
propriété, une sécurité d’existence qui leur permet de faire face aux aléas de la vie. Ainsi, le
projet d’une société libérale, formulé de manière exemplaire dans la Déclaration des droits de
l’homme et du citoyen, ne s’applique concrètement qu’à une partie fort limitée de la
population. Les autres, les ouvriers et les classes populaires qui n’ont que leur force de travail
à faire valoir, vivent dans le dénuement le plus complet.
Il devient de plus en plus évident que le paupérisme, fléau du 19 ème siècle, ne peut être
endigué par les pratiques de patronage. Premièrement, celles-ci sont bien loin de couvrir
l’ensemble du champ qui leur est assigné. Puisque le patronage repose sur la bonne volonté du
patron, sur la conscience de ses responsabilités morales envers ses ouvriers, dans la réalité, les
pratiques de patronage n’ont existé que de manière relativement limitées. Et, comme déjà
souligné, dans la grande industrie, elles passaient nécessairement par une réforme
conséquente puisque les relations individuelles sur lesquelles elles étaient sensées reposées
n’étaient pas praticables. Deuxièmement, parmi les dirigeants et libéraux eux-mêmes, un
ensemble de critiques se font entendre. Tout d’abord, selon eux, ces pratiques ne peuvent être
généralisées dans un régime économique de concurrence qui vise avant tout à réduire les
couts de la production. Ensuite, elles reposent sur un postulat erroné : un ouvrier bénéficiant
du régime de patronage n’est pas pour autant plus malléable et plus productif. Tout au
contraire, l’ouvrier semble les refuser – les grèves violentes dans les hauts lieux du patronage
semblent en témoigner-. Enfin, un certain nombre de libéraux estiment aussi que ces pratiques
de patronage vont à l’encontre du principe de liberté individuelle. Ainsi J. Simon, en 1861,
écrit-il : « L’ouvrier ne s’appartient pas pendant les 12 heures qu’il passe au service du
moteur mécanique ; qu’il soit du moins rendu à lui-même dès qu’il passe le seuil de la
manufacture ; qu’il puisse être mari et père » (cité dans Ewald, 1986, p. 232). Toujours est-il
que le diagramme purement libéral ne permet pas de résoudre les problèmes de paupérisation
posés par le développement de la société industrielle. Il devient évident qu’il faut le réformer.
A Paris, en 1848, le peuple français reprend possession de la scène publique et impose ses
exigences au gouvernement. Le droit au travail est proclamé. C’est, pour les ouvriers, l’unique
manière de résoudre la question sociale. En effet, « la seule forme sociale que peut prendre le
droit de vivre, pour les travailleurs, c’est le droit au travail. Il est l’homologue du droit de
propriété pour les possédants » (Castel, 1995, p. 272). Il est évident que cette position est
inacceptable pour l’Assemblée nationale car elle n’implique rien de moins que la mise en
place d’une société nouvelle qui abolit le clivage entre capital et travail et qui socialise les
moyens de production, c’est-à-dire une société communiste. Tant les révoltes de 1848 que de
1870 (la Commune) vont être violemment réprimées. Elles posent cependant de manière aigue
une question légitime. Les débats qui s’en suivront et qui dureront pas moins de 50 ans,
tournent autour de la manière dont l’Etat peut s’impliquer dans la question sociale.
Mais là où l’on a mis en œuvre un Etat strictement libéral, c’est-à-dire une société où on a tout
donné à l’individu, on ne peut tout de même pas tout donner à l’Etat. Il semble difficilement
envisageable d’accuser la société et son organisation d’être la cause de tous les malheurs et de
donner à l’Etat la responsabilité de les résoudre. Autrement dit, il y a là un antagonisme
individu-Etat dont il faut sortir. Le concept de responsabilité individuelle sur lequel repose le
diagramme libéral ne permet plus de régler de manière satisfaisante les rapports sociaux de
plus en plus tendus. Mais il est évident que l’alternative communiste n’est pas plus
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satisfaisante. Il faut donc inventer une troisième voie entre les deux options disponibles. Cette
troisième voie se fondera sur la découverte qu’entre l’Etat et l’individu se situe une vaste et
immense zone appelée la « société » qui a ses règles propres de fonctionnement, ses propres
lois. « On croyait que la socialisation ne pourrait s’opérer qu’au dépens des individus, que
socialisation allait de pair avec étatisation ; on allait découvrir que le développement de
formes sociales n’impliquait en aucun cas le sacrifice des libertés individuelles, pas plus que
l’existence de régularités sociales ne ruinait l’hypothèse du libre-arbitre » (Ewald, 1986, 107).
Chapitre II. L’Etat social
1. Aux fondements de l’Etat social
Associer une conception nouvelle du rôle de l’Etat avec une élaboration nouvelle de la réalité
du collectif, telle a été la manière de résoudre le problème épineux de la question sociale.
Deux penseurs du « social » peuvent être vus comme à l’origine du nouveau diagramme
social : Emile Durkheim et la mise en avant du principe de solidarité comme étant au
fondement même de l’organisation sociale et Adolphe Quételet et son concept d’homme
moyen.
1. E. Durkheim (1858-1917) et le principe de solidarité comme loi
constitutive de la société
E. Durkheim entreprend de démonter la position libérale du contrat social en stipulant que la
société ne peut être le produit d’un décret volontaire car « a-t-on déjà vu des hommes
délibérer pour savoir s’ils entreraient ou non dans une société et dans celle-ci plutôt que dans
celle-là ? » (Durkheim, 1895, p. 104). Pour Durkheim, la société est toujours antérieure à
l’individu. Celui-ci, étant second par rapport à la société, ne peut donc ni en constituer la base
(position libérale) ni s’opposer à elle (position marxiste).
Dans les sociétés archaïques, caractérisées par une conscience collective très forte, la division
du travail est faible, les individus sont en quelque sorte interchangeables. L’antériorité de la
société sur l’individu est évidente puisque c’est elle qui détermine, selon un moule unique, les
comportements individuels. La cohésion de cette société, la loi constitutive de celle-ci, se fait
sur base de la similitude des positions, par une solidarité mécanique entre les membres qui la
composent.
Une société complexe, une société «industrialisée», se caractérise par une division croissante
des tâches et une complexification de ses agencements qui résultent de son accroissement
démographique et de l’intensification des échanges tant civils que marchands. Elle possède
une conscience collective plus faible puisque les individus ne se ressemblent plus. La seule
manière pour les individus de rester solidaires les uns des autres, c’est-à-dire de former
ensemble une société, c’est de devenir complémentaires, c’est-à-dire de se diviser les tâches à
accomplir (De la division du travail social, 1893) : c’est le principe de la solidarité organique.
La société industrielle inaugure donc un mode nouveau de relations entre les sujets sociaux,
mode qui ne peut plus être basé sur les protections rapprochées de la sociabilité primaire
comme c’était le cas dans les sociétés archaïques. L’individu n’en est ici pas moins déterminé
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par la société puisque c’est elle qui est au principe de la particularisation des tâches. Pour
Durkheim, « il existe de grandes régulations objectives, les processus globaux l’emportent sur
les initiatives individuelles, les phénomènes sociaux existent comme ‘des choses’. Ainsi
l’homme social n’a d’existence que par son inscription dans des collectifs qui, pour
Durkheim, tirent en dernière analyse leur consistance de la place qu’ils occupent dans la
division du travail social » (Castel, 1995, p. 277). Cette division du travail implique donc une
complémentarité entre les tâches de plus en plus spécifiées. Mais en même temps, elle se
fonde sur l’idée, intuition géniale de Durkheim, que la société moderne industrielle se
construit comme un ensemble de conditions sociales inégales et interdépendantes.
Si, à l’époque où écrit Durkheim, des problèmes se posent au niveau des rapports
qu’entretiennent société et individu, c’est parce qu’une opposition de plus en plus manifeste
apparaît entre ces deux entités. Elles ne sont pas bien accordées l’une à l’autre : c’est la
situation d’une société « anomique ». Ce concept d’anomie a été introduit par Durkheim pour
la première fois dans son ouvrage « De la division du travail social » (1893). En fait
Durkheim veut expliquer les formes et les conséquences « pathologiques » de la division du
travail, notamment la tendance de toute division du travail croissante d’être accompagnée de
la coordination imparfaite des éléments en cause, du déclin de la solidarité. Ces conditions
apparaîtraient quand ceux qui accomplissent les différentes fonctions spécialisées dans la
division du travail ne sont pas en interaction suffisamment étroite et continue pour permettre
l’émergence d’un système de règles communes. Cette absence de consensus autour des règles
communes, qui constitue le principal mécanisme pour la régulation des relations sociales,
produit cette situation «anomique». Certaines fonctions sociales ne sont pas ajustées les unes
aux autres, les rapports sociaux étant insuffisamment réglés. Les individus n’arrivent plus à se
représenter leur place dans la société, de ce qui leur est permis ou non d’espérer.
En effet, pour Durkheim, la révolution industrielle a mené à une dérégulation de la discipline
économique, dérégulation qui ne peut manquer de s’étendre au-delà du monde économique
lui-même et «d’entraîner un abaissement de la moralité publique». Mais, il ne suffit pas que la
division de travail soit réglementée. Il faut également qu’elle soit spontanée. Les hommes ne
sont pourtant pas naturellement enclins à se contraindre. Il faut qu’il existe une force
supérieure capable d’imposer les contraintes à l’individu: la société. Or dans la société que
Durkheim étudie, il n’existe pas vraiment de groupe suffisamment «structuré» pour qu’il soit
capable de constituer et d’imposer le système de règles nécessaire pour une régulation
satisfaisante des relations sociales. Pour Durkheim, ce rôle devrait être dévolu à l’Etat : l’Etat
est l’organe de la pensée sociale.
En France, c’est Léon Bourgeois, responsable politique et philosophe, qui rendra le rôle de
l’Etat comme garant de la solidarité opératoire. Pour lui, la société est un ensemble de
services que ses membres se rendent réciproquement. Chaque individu a donc des dettes
envers les autres, d’autant plus qu’un individu, quand il arrive au monde, y trouve déjà une
accumulation de richesses sociales dans lesquelles il puise pour se réaliser. Un individu a
donc une dette envers ceux qui l’ont précédé et ceux qui le suivront. Et avant que de faire
valoir ses droits, il faut payer ses dettes, car il y va de la réalisation du progrès : progrès de la
société mais aussi épanouissement de l’individu. « Des prélèvements obligatoires, des
redistributions de biens et de services ne représentent donc pas des atteintes à la liberté
individuelle. Ils constituent des remboursements qui peuvent lui être demandés en droit, et ce
n’est que justice » (Castel, 1995, p. 279). Le principe de dette sociale s’applique à tous mais
selon leurs moyens. La société, grâce à l’action positive de l’Etat, doit s’engager à guérir les
maux qu’elle produit suite aux défauts liés à son propre fonctionnement. Cela vaut pour tous
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les problèmes liés à la division du travail mais aussi pour tous les dangers qui menacent la
société. C’est l’Etat qui devient alors gérant des intérêts collectifs. Ce positionnement de
l’Etat fonde concrètement une politique de justice sociale. En effet, « l’action de réparation
menée au nom de la solidarité et par le moyen de la dette préalable permettra ainsi de
maintenir toutes les catégories, tous les individus en état d’œuvrer au cours du progrès. La
solidarité n’est donc pas une action néfaste pour le progrès, un tribut payé aux nécessiteux sur
son dos, comme le disent les libéraux, ou le seul moyen de retarder la révolution et le progrès
décisif qu’elle apporterait, comme le prétendent les marxistes. Elle est le moyen même du
progrès (…) car c’est seulement le respect de la dette de chacun vis-à-vis de l’acquis collectif
qui fonde la possibilité du progrès » (Donzelot, 1994, p. 112).
Cette manière d’envisager le rôle de l’Etat comme garant de l’intérêt collectif, comme garant
effectif du progrès, comme mise en œuvre du principe de solidarité, permet à la fois de
sauvegarder l’individu comme finalité du progrès – étendre la solidarité à tout ce qui
compense les conséquences injustes de la division du travail, c’est augmenter collectivement
ses chances d’épanouissement personnel -, mais aussi de justifier une société inégalitaire
puisque la division du travail impose à chacun une place différente mais néanmoins
complémentaire. Au contraire, réaliser l’égalité des conditions reviendrait à détruire la
différenciation « organique » de la société, à régresser en quelque sorte vers un type de
sociétés telles que les sociétés archaïques.
2. A. Quételet (1796-1874) et le calcul probabiliste
L’objet d’étude de Quételet est « l’homme » tant dans ses qualités physiques (taille, poids,
force) que dans ses qualités intellectuelles et morales (mariage, divorce, penchant au crime,
etc.). Mais pour connaître l’homme, pour établir véritablement une science de l’homme, il
faut surmonter un double obstacle. Premièrement, un obstacle subjectif qui se trouve en nousmême : quelque part nous ne désirons pas découvrir les lois qui régissent le monde des
hommes car cela voudrait dire que nous sommes soumis à des lois, que nous sommes
déterminés. Or nous préférons penser que nous sommes libres de nos actions. Deuxièmement,
obstacle objectif cette fois : comment arriver à dégager des lois à partir d’une infinie somme
d’individualités, une variété immense de différences individuelles, de conduites irrégulières et
incohérentes ? Autrement dit comment arriver à dégager une loi à partir de ce fratras de
particularités individuelles ? La réponse à cette question est une méthode : « l’application du
calcul des probabilités à la statistique » (Ewald, 1986, p. 110). Pour avoir une connaissance de
l’individu, il faut passer par la masse, par la collectivité à laquelle il appartient. L’homme
devient un être social. Il se définit par rapport à son groupe d’appartenance, il a une identité
sociale. La société est d’abord le produit de cette méthode. Ce n’est pas une réalité vivante.
De là, Quételet va construire ce qu’il appelle « l’homme moyen » : « l’homme que je
considère (…) est la moyenne autour de laquelle oscillent les éléments sociaux : ce sera, si
l’on veut, un être fictif pour qui toutes les choses se passeront conformément aux résultats
obtenus pour la société » (Quételet, 1835, p. 250). L’homme moyen, c’est la société telle
qu’objectivée par la sociologie. C’est celui qui représente la norme, le normal. « La théorie de
l’homme moyen n’est rien d’autre que cet instrument qui va permettre de référer une
population, une collectivité – et les individus qui la composent- non plus à quelque chose qui
lui serait extérieur, mais à elle-même » (Ewald, 1986, p. 120).
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La masse, la société, n’est pas la simple somme des individus qui la composent. Elle devient
ce qui permet la connaissance : le tout n’est pas égal à la somme des parties. Les lois que la
sociologie dégagent s’appliquent au tout, pas nécessairement à chacune de ses parties. Ce qui
veut dire que la société peut être soumise à des lois sans pour autant abandonner la notion de
libre arbitre individuel. Au contraire, dira Quételet, le libre-arbitre est plutôt un facteur
d’ordre que de désordre. Il contribue à la formation des lois de la société. Le tout a en quelque
sorte acquis une existence propre, indépendante de ses parties. Ce qui suppose un
renversement dans la relation tout-partie. D’un côté il y a le tout et ses lois, de l’autre les
libertés individuelles qui, si elles ont le pouvoir de modifier les lois, contribuent dans la
pratique à les former. Dans le même temps, Quételet disqualifie en quelque sorte les pratiques
de patronage qui visaient justement, à travers des politiques de moralisation, un changement
social par le biais d’une action sur les individus. Cette position a pour conséquence majeure
que si l’on veut changer le cours des choses, ce n’est pas sur les individus qu’il faut agir mais
sur leur milieu, sur les causes des maux sociaux, c'est-à-dire sur la société elle-même. La
société devient ainsi son propre objet de réforme.
L’Etat se voit alors assigner une double fonction. Premièrement, c’est lui qui est à la base de
l’enregistrement des données récoltées. « Pour que des mesures aussi nombreuses et précises
soient utilisables, il faut définir une unité de mesure, s’assurer que l’on compare bien le
comparable. Il revient à l’Etat de la définir sur son territoire et pour sa population, de même
qu’il lui appartient d’engranger, de centraliser et d’exploiter les résultats » (Ewald, 1986, p.
113). Deuxièmement, la sociologie de Quételet implique un changement au niveau de la
rationalité gouvernementale. La politique doit se donner comme tâche d’agir sur les causalités
sociales. Cette politique, nommée l’hygiène sociale, a comme forme privilégiée la prévention
et comme organe principal : l’administration. Cette manière d’envisager le rôle de l’Etat,
comme pilote de la meilleure gouvernance sociale, a aussi comme corollaire de se positionner
différemment par rapport au mal social. Ainsi, par exemple, les politiques pénales ne
sauraient prétendre éradiquer le crime. Celui-ci est un phénomène normal dans la société :
dans toute société, il y a un taux de criminalité normal, voire même nécessaire pour l’équilibre
de l’ensemble. Ce qui est a-normal, c’est la variation outre mesure de son taux. Mais si un
taux de criminalité est normal dans une société donnée, il devient aussi nécessaire que ceux
qui pâtissent de ce crime, les victimes, ne soient plus les seuls à en supporter les conséquences
néfastes. Il faudrait alors en répartir socialement la charge.
3. La solution assurantielle : technologie du risque et technique de solidarité
L’assurance peut se définir comme technologie du risque. Le risque est un mode de traitement
de certains événements qui peuvent advenir à un groupe d’individus, à une population. La
notion de risque suppose celle de chance, de hasard de probabilité d’une part, et celle de
dommage ou de perte d’autre part. « L’assurance, à travers la catégorie de risque, objective
tout événement comme accident » (Ewald, 1986, p. 136). Le risque, au sens de l’assurance, a
trois grandes caractéristiques. Premièrement, il est calculable. L’assurance réfléchit le risque à
travers la probabilité objective qu’il survienne, indépendamment de toute volonté : l’accident
se produit avec telle régularité observable. Deuxièmement, il est collectif. Si l’accident
comme dommage est individuel, le risque de l’accident est collectif : il concerne une
population. Nous sommes tous des facteurs de risque et tous soumis au risque. L’assurance
semble alors concilier les deux termes antagonistes que sont la société et la liberté
individuelle puisqu’elle permet de bénéficier des avantages du tout en laissant l’individu vivre
comme il l’entend. Enfin, troisièmement, c’est un capital. Ce qui est assuré ce n’est pas le
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dommage causé, qui est bien souvent irréparable : on ne remplace pas un père, une mère ou
une atteinte corporelle. On assure un capital. L’assurance propose une compensation
financière, sous le mode forfaitaire.
L’assurance est en fait une pratique de même niveau que le droit. Elle propose également une
réparation et une indemnisation des dommages. Mais contrairement au droit libéral de la
responsabilité individuelle qui repose sur la notion de faute, l’assurance prend en
considération une responsabilité collective qui repose sur la notion de risque. Dans le système
de la responsabilité juridique, le juge impute l’accident à une faute individuelle. L’assureur
fonde quant à lui ses calculs sur la probabilité que survienne un accident, indépendamment de
toute volonté individuelle. Et à la différence de la réparation juridique qui couvre la totalité du
dommage causé une fois imputé la faute de l’accident à quelqu’un, la réparation assurancielle
travaille avec des forfaits. On a beau dire que la vie n’a pas de prix, les logiques de
l’assurance-vie nous prouvent le contraire et nous prouvent d’ailleurs aussi que ce prix n’est
pas le même pour tous.
L’assurance répartit sur un groupe la charge des dommages individuels selon une règle qui est
une règle de justice, de droit, et non plus de charité. L’assurance fournit en quelque sorte un
principe général d’objectivation des choses, des hommes et de leurs rapports réciproques. Elle
a trois caractéristiques. Premièrement, elle est une technique économique et financière propre
au capital. Elle devient nécessaire quand le capital se met à circuler et devient exposé aux
dangers de cette circulation. Les premières assurances ont été les assurances maritimes qui
assuraient forfaitairement les marchandises et le bateau contre les aléas de la mer : tempête,
pirates, etc. Deuxièmement, elle est une technologie morale : calculer un risque, c’est
maîtriser le temps, discipliner l’avenir, c’est être prévoyant. Enfin troisièmement, c’est une
technique de dédommagement, un mode d’administration de la justice où le dommage subi
par l’un est supporté par tous, où la responsabilité individuelle devient collective et sociale.
Là où on est rien individuellement, on devient tout solidairement. S’assurer n’est donc pas
juste un devoir individuel, c’est aussi un devoir social : « celui qui ne s’assure pas pèse
doublement sur la société par l’assistance qu’il faudra lui fournir s’il est victime d’un
accident, par le centime qu’il n’a pas donné et qui, réuni à d’autres, aurait permis de créer un
capital utile à tous » (Ewald, 1986, p. 146).
En fait, l’assurance est une nouvelle technologie politique. Elle permet d’entrevoir des
solutions au problème de la misère en libérant les ouvriers de l’insécurité. Libérer de
l’insécurité, l’homme ose entreprendre et par ce fait là, crée des richesses. L’assurance, c’est
la véritable institution de la prévoyance. Elle fait de la loi non plus un instrument de
contrainte, mais un contrat. Elle modifie la nature de la loi mais aussi le rapport de la société
et de l’Etat. L’assurance devient un principe de réforme sociale. Le contrat social devient un
contrat d’assurance. Il n’y a plus de citoyens que ceux qui sont assurés. En calculant
objectivement les risques que les uns font courir aux autres, la philosophie de l’assurance
permet de redéfinir le rapport tout-partie : chacun trouve sa place en fonction du tout dont il
fait partie (ma santé, c’est notre intérêt) : les individus sont interdépendants, solidaires les uns
des autres. La philosophie du risque est une philosophie de défense sociale qui introduit cette
idée essentielle, amorale, a-libérale, que la société doit trouver en elle-même le principe de
son propre gouvernement. Sa modalité pratique, l’assurance, permet de contourner, voire
d’abandonner l’idée libérale de droits et de devoirs en faisant de l’obligation d’assurance une
obligation positive, puisqu’elle place mon propre bien dans le bien d’autrui.
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Ce principe d’assurance permet donc de redéfinir le rôle de l’Etat comme garant de
l’organisation de l’assurance universelle, comme garant du principe de solidarité, comme
moyen pour la société de se gouverner elle-même, non pas en fonction d’a-prioris moraux,
religieux ou philosophiques, mais en fonction de ses propres intérêts qu’est l’adéquation à
elle-même. Le rôle de l’Etat, c’est d’arriver à prévoir les risques (par l’utilisation des tables de
prédiction : le risque est calculable), à les prévenir (en contrôlant et en agissant sur les vies
individuelles : la normalisation des comportements) et à les réparer s’ils se matérialisent sous
la forme d’accidents (grâce au principe de socialisation du risque : on en assume la
responsabilité non pas individuellement mais collectivement, solidairement).
Cette réflexion autour de l’assurance, autour de la conception d’une nouvelle manière du
vivre ensemble, de faire société, s’est concrétisée à partir de la réflexion entamée autour des
accidents de travail. C’est le domaine où les antagonismes sociaux entre ouvriers et patrons se
sont donnés à voir de manière brutale et sans issue satisfaisante par le traitement purement
libéral de la responsabilité individuelle. En effet, « par l’accident, la mutilation et la mort
entrent en jeu dans les rapports entre ouvriers et patrons. La présence ou la menace d’un tel
cortège de souffrances infligées toujours à la même classe ne peut qu’alimenter en elle l’idée
d’une lutte sans merci contre ceux qui dirigent la production » (Donzelot, 1994, p. 130). Et ce
qu’offrait l’arsenal juridique libéral axé sur la faute individuelle commise ne permettait pas de
sortir de l’impasse. Pour obtenir une indemnisation judiciaire suite à un accident de travail,
l’ouvrier devait apporter la preuve que cet accident était le résultat d’une faute commise par
son patron, que celui-ci n’avait pas entretenu suffisamment les machines ou que les horaires
de travail étaient trop contraignants par exemple, preuves difficiles à établir dans des régimes
où il revenait au patron lui-même d’édicter les règlements d’usine. Si d’aventure l’ouvrier
arrivait à faire valoir son bon droit auprès de la justice les indemnités versées suite aux
dommages causés étaient si élevées que bien souvent elles menaient à la faillite de
l’entreprise. La plupart des accidents de travail restaient donc sans sanction et quand il y en
avait une, elle suscitait d’autres problèmes au niveau économique.
Réfléchir l’accident de travail non plus en termes de faute mais en termes de risque a été
l’issue au problème. En effet, la plupart du temps, les accidents de travail ne sont imputables à
personne. Ou s’ils le sont, la faute commise est tellement minime par rapport au dommage
causé que le lien entre les deux est disproportionné. La personne « coupable » ne peut en effet
en assumer ni la responsabilité, ni le coût. Par ailleurs, ces accidents résultent d’une activité
humaine, se produisent dans un milieu créé par l’homme, sont éminemment liés au
développement de la société industrielle. Ils n’ont rien à voir avec les accidents naturels par
exemple. Comment dès lors répartir les charges liées à la production de biens collectifs ?
L’accident est un mal social qui résulte du concours normal des activités des uns et des autres
en quête de bien-être. Il devient nécessaire d’instituer un principe de responsabilité sans faute,
un principe d’imputation de la charge qui ne soit pas dépendant d’une faute individuelle
commise, faute qui par ailleurs doit avoir un lien de causalité avec le dommage subi.
En considérant l’accident de travail comme un risque professionnel inhérent au
développement de la société industrielle, comme effet involontaire, résultat aléatoire du
processus d’ensemble du travail, on permet de socialiser le risque, de faire en sorte que tout
un chacun qui est partie prenante au processus industriel, ouvriers comme patrons, soient
considérés comme impliqués dans son apparition mais aussi dans la compensation du
préjudice causé. Chacun met en quelque sorte de l’eau dans son vin : l’ouvrier ne recevra
certes pas réparation intégrale du dommage subi, mais il sera toujours indemnisé ; le patron
quant à lui, s’il n’est plus protégé par le fait que jusqu’alors la charge de la preuve incombait à
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l’ouvrier, échappe pourtant au risque de la réparation totale. L’indemnité liée à cette
responsabilité sans faute, causée par des risques qui ne seront jamais nuls même s’ils sont
prévisibles, calculables donc assurables, n’est pas faite pour sanctionner comme une punition
mais pour en réparer les effets et en diminuer les risques. S’il faut diminuer le plus possible
les risques, il est pourtant impossible de les faire disparaître, ils sont inhérents à la modernité,
au progrès. Comme le souligne Ewald, « la mesure de l’indemnité n’est autre qu’un rapport
social. (…) La richesse produite par le travail sert à réparer les dommages liés à sa propre
production. En un mot, le risque professionnel permet à l’économie de se réguler elle-même.
(…) Le juge cède la place à l’expert. Les idées de sanction et de condamnation disparaissent
pour le seul constat objectif du dommage subi et l’application du tarif préétabli » (1986, p.
261).
Le risque professionnel lié à l’accident de travail a permis de faire de cette dernière notion le
principe générateur d’un nouveau droit :droit qui n’est plus tributaire d’une faute, faute qu’il
fallait prouver, c’est-à-dire pouvoir remonter aux causes de l’accident. Maintenant, on
distinguera le traitement des causes de l’accident qui relèvera du domaine de la prévention des
risques et le domaine de ses effets, posant la question de la réparation du dommage faisant
l’objet d’un traitement social, solidaire. Ainsi, la société industrielle, prenant conscience de sa
puissance illimitée, se donne la possibilité de faire générer des obligations à partir d’ellemême et sans autre référence qu’elle-même. C’était la naissance des obligations sociales
qu’on nommerait quelque 50 ans plus tard la « sécurité sociale ». N’empêche, la « loi sur les
responsabilités des accidents dont les ouvriers sont victimes dans leur travail » qui fut adoptée
en 1898 en France a été le fruit de débats houleux qui durèrent quelques 18 ans. C’est dire la
révolution silencieuse dont elle témoigne.
En résumé donc, la remise en cause de la responsabilité individuelle comme principe de
régulation sociale ouvre la voie à la mise en œuvre d’une rationalité « probabiliste ». Cette
nouvelle rationalité de l’organisation sociale part de la société, considérée comme une réalité
en soi, dépasse la somme des individus, pour définir l’ « homme moyen ». Si la société existe
en soi, indépendamment des actions individuelles, elle va devenir son propre objet de
réforme. Une nouvelle logique d’action sous-tendant les politiques de régulation sociale se
dégage, fondée sur le principe de l’assurance entendue comme technologie du risque. Pour
l’assurance, le risque est calculable (probabilité qu’un accident se produise) et collectif (tous
les individus sont facteurs de risques et soumis aux risques). Ce principe, qui définira une
politique de sécurité sociale, unit le tout à l’ensemble des parties. Ainsi, si la vieillesse, la
maladie, la misère sont des affaires individuelles, le danger qu’elles représentent sont par
contre une affaire sociale. L’émergence de cette société assurantielle est liée à
l’industrialisation et au capitalisme car elle leur offre l’espace nécessaire pour se développer ;
elle permet de rompre avec la dimension « morale » de l’assistance pour lui préférer une
assise juridique, légale ; elle est basée sur la prévention : prévenir les risques et les anticiper
afin de gérer au mieux la population prise dans son ensemble ; elle permet de mettre fin à
l’antagonisme de classe généré par le droit classique qui, bien qu’absolu dans ses principes,
s’est révélé à l’expérience contradictoire dans ses effets en opposant droit de la propriété et
droit au travail.
L’assurance permet en quelque sorte de sortir de l’individualisme libéral sans tomber dans le
socialisme. « L’assurance est un mode de socialisation qui ne fixe à aucune place, qui, au
contraire, est compatible avec la plus grande mobilité. Elle semble pouvoir concilier
l’inconciliable : l’appartenance à un groupe et la liberté, la solidarité et la liberté (…). Elle
propose une solution alternative aux problèmes des rapports entre sécurité et liberté en posant
9
leur principe de renforcement mutuel et non de leur opposition » (Ewald, 1986, p. 182). La
technique assurancielle gère la contribution de tous en vue de l’amélioration de l’ensemble.
Elle vise une réparation des dommages causés par les aléas de la division sociale du travail,
non pas la réparation d’une injustice originelle. Autrement dit, l’ouvrier ne bénéficie pas de la
couverture assurancielle en proclamant l’injustice de sa condition mais parce qu’il est membre
de la société qui garantit à tous ses membres, sur base du principe de solidarité de tous envers
tous, une protection contre les aléas de son propre développement. Même plus, l’idée d’une
assurance « obligatoire » implique l’acceptation de la spécificité de la société industrielle et
du caractère irréversible de la stratification sociale qu’elle engendre. Le système de
l’assurance respecte la propriété privée, ne la collectivise pas comme c’est le rêve des
programmes socialistes, il en prolonge même les prérogatives puisque seul la cotisation
individuelle donne accès au droit collectif. Qui ne cotise pas n’est pas assuré, donc pas
protégé.
Cette technique assurancielle qui sera à la base du droit social, brise donc bien le dispositif
paternaliste, l’assujettissement des ouvriers aux pouvoirs absolus des patrons en édictant des
normes générales relatives aux horaires, aux conditions de travail, à l’hygiène sur les lieux de
travail, etc. Voilà le patron sommé de respecter des règles qui viennent d’ailleurs (d’autre
part) que de lui-même. Mais ce n’est pas pour autant que le pouvoir des patrons est anéanti.
Tout au contraire, il est en quelque sorte libéré de la contrainte incessante de surveiller et
punir une classe ouvrière rétive – rappelons le, le 19ème siècle est le théâtre régulier de grèves,
d’insurrections souvent violentes- et peut se consacrer plus ouvertement au rendement de son
entreprise, à la rationalisation du travail industriel. Taylor (et le taylorisme) est à l’origine de
cette réflexion. Il propose de réaliser l’adaptation maximale de l’homme à la machine, en
calculant exactement le temps et les gestes nécessaires pour l’accomplissement d’une tâche.
« Dans l’esprit de Taylor, ce transfert de la discipline – de l’encadrement vers la machine-,
cette rationalisation du rendement a pour but de libérer la relation entre patrons et ouvriers des
effets néfastes que les problèmes de pouvoir y introduisent. (….) Une situation où le capital et
le travail, délestés des contraintes dans lesquelles le paternalisme avait engagé leurs rapports,
pourraient enfin s’échanger librement, où le pouvoir appartiendrait à celui des deux qui
montrerait le plus grand souci de production, dans l’intérêt bien compris des deux
partenaires » (Donzelot, 1994, p. 154).
Mais cette manière de voir ne fait que déplacer le problème sans le résoudre. En effet, le
mouvement ouvrier va bien vite dénoncer l’irrationalité de cette logique purement
économique basée sur la seule logique du profit individuel du patron et non du bien-être de
tous et qui vise en quelque sorte à minimaliser au plus possible les normes sociales afin de
maximaliser le rendement. Les ouvriers vont revendiquer, a contrario, une vision maximale
des normes sociales, une augmentation de la protection de la santé et du bien-être du
travailleur en non pas juste l’utilisation maximale de sa force de travail. Rationalité
économique (des patrons) et rationalité sociale (des ouvriers) vont donc apparaître comme
deux logiques antagonistes. Séparer l’économique et le social en laissant l’Etat gérer la sphère
sociale sous le signe de la solidarité sans se préoccuper de la sphère économique le place en
quelque sorte dans une position extrinsèque vis-à-vis de la société et de ses conflits. Cette
position de neutralité le rend impuissant à apaiser les rapports sociaux antagonistes. « C’est
sur fond de cette dangereuse oscillation du rôle de l’Etat entre ces deux tendances ennemies
[rationalité économique et rationalité sociale] que l’on peut comprendre la fortune que
connaîtra la doctrine keynésienne qui permet à l’Etat d’articuler centralement l’économique et
le social au lieu de laisser s’installer la prédominance de l’une ou de l’autre de ces logiques »
(Donzelot, 1994, p. 160). La théorie de Keynes comporte un certain nombre d’avantages.
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Premièrement, elle permet d’articuler l’économique et le social selon un mécanisme
circulaire. Le social est le moyen de renflouer l’économique (basé sur la loi de l’offre et de la
demande) lorsque celui-ci est dans une phase de basse conjoncture. En effet, en maintenant
l’emploi et le pouvoir d’achat de sa population par des politiques d’investissements étatiques
(par exemple assurance chômage, embauche dans les services publics, grands travaux publics
qui permettent de relancer l’économie nationale), l’Etat garantit en quelque sorte de manière
artificielle la loi entre l’offre et la demande. L’économique ainsi maintenu permet d’alimenter
la poursuite des politiques sociales qui préservent les travailleurs de la misère et les maintient
en état de disponibilité pour la production dès que celle-ci est relancée. L’Etat n’a donc pas à
opter pour l’économique ou pour le social et peut ainsi préserver sa neutralité. Il se contente
de les articuler efficacement. Deuxièmement, le keynésianisme rend la société mieux
gouvernable en la régulant par le temps. En effet, cette théorie propose d’anticiper les
phénomènes de crise en agissant sur les signes précurseurs. Par les organismes de statistiques
et de planification (connaissance des variables tant économiques que sociales), l’Etat s’offre
le moyen de contrôler le devenir de la société. Il n’est plus seulement le garant du progrès, il
en devient le pilote, le responsable effectif. « L’Etat-providence ne prend pas parti dans les
options idéologiques qui partagent la société, mais il prend en charge les leviers de la
destinée » (Donzelot, 1994, p. 172).
Cette nouvelle mission, il l’assume dans les frontières d’un Etat-nation. Pour se réclamer
d’une nation, pour pouvoir former une identité commune, une culture commune, il faut bien
développer des politiques intégratives : système scolaire, centralisation de l’Etat, langue
commune, etc. Petit à petit, l’Etat-nation est donc également devenu le régulateur du
développement économique de la nation en assurant la mise en œuvre de politiques
keynésiennes et s’est, par là même, institué comme régulateur des conflits entre groupes de
pression, comme défenseur de l’intérêt général (cf. E. Gellner, 1989).
Bibliographie succincte :
Castel, R. (1995), La métamorphose de la question sociale, Paris, Fayard.
Castel, R. (2003), L’insécurité sociale, Paris, Seuil.
Donzelot, J. (1994), L’invention du social, Paris, Seuil.
Durkheim, E. (1893), De la division du travail social, Paris.
Durkheim, E. (1895), Règles de la méthode sociologique, Paris.
Ewald, Fr. (1986), Histoire de l’Etat providence. Les origines de la solidarité, Paris, Grasset.
Foucault, M. (1975), Surveiller et punir, Paris, Gallimard.
Garland, D. (1985), Punishment and Welfare. A history of penal strategies, Alderschot,
Gower.
Gellner, E. (1989), Nations et nationalismes, Paris, Payot.
Quételet, A. (1835), Sur l’homme et le développement de ses facultés, Paris, Fayard, 1991.
Quételet, A., (1848) « Sur la statistique morale et les principes qui doivent en former la
base », Déviance et Société, 1984, vol. 8, n° 1, pp. 13-41.
2. Les politiques sociales et pénales dans un Etat social
Un nouveau domaine émerge entre l’individu et l’Etat, la société ou le social, considéré
comme une réalité en soi qui va devenir son propre objet de réforme. Très vite l’Etat va être
amené à prendre en charge, au nom de l’idée du progrès propre à la mise en œuvre et à la
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complexification croissante de la société industrielle, la destinée de cette société. Le pilote à
bord, c’est l’Etat social, tiers neutre surplombant l’antagonisme entre dominants et dominés.
Cet Etat social a mis en place des mécanismes de sécurité et d’intégration qui maintiennent le
fonctionnement capitaliste tout en atténuant les risques et l’insécurité auxquels sont
confrontés les travailleurs par la mise en œuvre de ce type de société. Il a eu pour
conséquence de renforcer le marché, de mieux l’organiser et d’engager la force de travail dans
le long terme, en s’instituant comme médiateur des conflits, et surtout en les réduisant. Il a pu
compter, pour ce faire, sur l’idéologie « nationaliste » comme l’appelle Gellner puisque, pour
se développer, le système capitaliste a besoin d’une infrastructure performante
(nationalisation de la poste, des routes, des chemins de fer, des transports publics…) et d’une
main-d’œuvre bien formée ayant un socle de connaissance commune (politiques scolaires
visant à transmettre d’une part une idéologie commune et d’autre part des savoirs faire et
savoirs-être).
Cette nouvelle manière de faire société va évidemment avoir des répercussions importantes
tant dans le domaine des politiques sociales visant à juguler l’insécurité sociale que dans celui
des politiques pénales visant à juguler l’insécurité civile. La mise en œuvre progressive d’un
Etat social visait à apporter une solution durable et satisfaisante au paupérisme. La question
posée par ce fléau du 19ème siècle ne concernait pas seulement l’insécurité sociale engendrée
par le fait que le prolétariat ne pouvait se prémunir contre les aléas de la vie puisque n’ayant
pas accès à la propriété, mais aussi, et nous serions tenté de dire surtout, la peur de
l’augmentation de la délinquance que cette immense pauvreté suscitait dans l’esprit des
dirigeants de l’époque. Par ailleurs, à terme, ce paupérisme pouvait engendrer un changement
social radical, dont il fallait à tout prix se prémunir. Nous verrons que l’Etat social,
compromis entre un état libéral pur et un état communiste, compromis qui ne se distancie pas
d’une organisation capitaliste axée sur la propriété privée des moyens de production, va en
quelque sorte, sous couvert d’incarner l’intérêt général et non les intérêts particuliers de
classes sociales en conflit, mettre en place un ensemble de mécanismes « disciplinaires »
visant à rendre les individus utiles (productifs) et dociles (intégrant les règles du vivre
ensemble), mécanismes qui prennent l’allure d’un continuum allant des institutions de
socialisation (telles que l’école par exemple pour la jeunesse studieuse ou l’usine pour la
jeunesse laborieuse) aux institutions de ségrégation (la prison) pour les individus rétifs à toute
intervention.
Nous commencerons par brièvement exposer comment l’Etat social s’y est pris pour juguler
l’insécurité sociale stricto sensu pour ensuite approfondir le continuum de normalisation
théorisé, entre autres, par D. Garland.
1. Etat social et insécurité sociale
Pour se sortir de l’impasse dans laquelle se trouvait la société libérale qui ne permettait
concrètement qu’à une infime minorité de la population à être protégée contre l’insécurité
sociale à travers la propriété privée, l’Etat social a promu, à travers la technologie
assurancielle, la mise en œuvre d’une propriété sociale, c’est-à-dire « la production
d’équivalents sociaux des protections qui étaient auparavant seulement données par la
propriété privée » (Castel, 2003, 31). Il s’agit bien d’une mutation de la propriété, une
mutation fondamentale entre le rapport propriété-travail-sécurité. L’insécurité d’existence des
travailleurs soumis au régime capitaliste a été jugulée en attachant des protections et des
droits à la condition du travailleur lui-même. Le travail est devenu l’emploi, il a été doté d’un
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statut. Le salaire n’est plus seulement la rétribution d’un travail pour assurer la reproduction
du travailleur et de sa famille. Il comporte un salaire « indirect » fait de cotisations prélevées
automatiquement et obligatoirement qui constitue une sorte de rente du travail pour des
situations hors travail. D’abord définies négativement (s’assurer contre la maladie, la
vieillesse, l’accident), ces situations vont progressivement se définir de manière positive (se
donner la possibilité de s’instruire, de bénéficier de loisirs, de prendre des congés, etc.). Dans
ce système, le paiement des cotisations est inévitable, obligatoire, mais il ouvre un droit
inaliénable. Le droit est lié au versement de la cotisation. Parce qu’il a payé, qu’il soit riche
ou pauvre, propriétaire terrien ou simple manœuvrier, il est un ayant droit au sens absolu et
quoi qu’il arrive. La propriété sociale n’est donc pas incompatible avec la propriété privée.
Elle en respecte les prérogatives. C’est une propriété mais qui a un autre statut que la
propriété privée puisque la propriété de l’assuré ne peut pas se vendre, c’est une propriété
pour la sécurité.
Mais cette propriété ne fait pas qu’assurer une certaine sécurité matérielle. Elle inscrit le
bénéficiaire dans un ordre de droit et rompt donc ainsi totalement avec les logiques de
protection rapprochée de l’assistance, des solidarités de proximité, voire des tutelles de
patronage. Souvenons nous, pour celles-ci seule l’appartenance à des cadres territoriaux, que
ce soit la communauté locale ou l’usine du patron, permettaient d’en bénéficier. Avec la
logique de l’assurance, garantie par l’Etat à travers des prestations publiques – nous cotisons
tous à la caisse de sécurité sociale organisée par l’Etat-, les prestations sont délocalisées et
dépersonnalisées. La déterritorialisation n’est plus synonyme de désaffiliation comme c’était
le cas avec les vagabonds. Si le travailleur remplit les conditions qui font de lui un ayantdroit, s’il cotise, il est assuré où qu’il se trouve sur le territoire national. « Cette possibilité de
conjuguer mobilité et sécurité ouvre la voie à une rationalisation du marché du travail prenant
en compte à la fois les exigences de la flexibilité pour le développement industriel et l’intérêt
de l’ouvrier » (Castel, 1995, p. 317).
Un nouveau rapport salarial est donc né. Le salariat a d’abord été essentiellement un salariat
ouvrier, un salariat qui rétribue les tâches d’exécution situées en bas de la pyramide sociale.
Participation réelle dans la vie sociale, mais toujours vécue dans la subordination : accès à la
consommation, mais de masse et non de luxe, accès à l’éducation, mais primaire et non
secondaire, accès au logement, mais au logement ouvrier et non bourgeois, accès à la culture,
mais aux loisirs populaires et non à la culture d’élite, etc. La condition ouvrière a donc bel et
bien été stabilisée, intégrée à la société, mise à distance par rapport à l’immédiateté du besoin
qui caractérisait sa condition au 19ème siècle. N’empêche, à côté de cette intégration, elle reste
subordonnée. Mais les acquis qu’elle a réalisé lui permettent aussi de se structurer, de
développer une conscience de classe. Une telle structure sociale est vécue à travers la
bipolarité entre « eux » et « nous » : nous, on gagne notre vie, fierté ouvrière tellement bien
décrite par Richard Hoggart dans « La culture du pauvre » (1970). Eux, ils ont la richesse, le
pouvoir, mais ils sont snobs et prétentieux.
L’avènement de la société salariale telle que l’appelle R. Castel, n’est pourtant pas le
triomphe de la condition ouvrière. Au contraire. Les ouvriers ont en quelque sorte été
débordés par la généralisation du salariat : si le salariat ne représente que 49% de la
population active en 1931, il en représente 83% en 1975. Cette croissance est essentiellement
le résultat de l’accroissement du salariat non ouvrier. Si cette population était au départ
surtout composée de petits employés des secteurs publics au statut relativement médiocre, en
1975 ce salariat non ouvrier est surtout composé de cadres moyens et de cadres supérieurs,
c’est-à-dire un salariat haut de gamme, un salariat bourgeois. Mais un autre changement est
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aussi à l’origine du déclassement de la condition ouvrière. En effet, le travail typiquement
ouvrier n’est plus un travail de production proprement dit, c’est-à-dire un travail qui
transforme directement la nature par son travail. Il est majoritairement consacrés à des tâches
infra-productive (livraison, manutention, etc.) ou faits de tâches plus proches de la conception
ou de la réflexion que de l’exécution proprement dite (entretien, contrôle des machines,
réglages), etc. Le travail ouvrier perd en quelque sorte son aura de « c’est nous qui produisons
la richesse sociale en travaillant sur la confection de biens, et c’est eux (les patrons) qui
l’empochent indument ». Le rôle de la classe ouvrière dans la société industrielle s’en voit
profondément modifiée. « La lente promotion du salariat bourgeois a ouvert la voie. Elle
débouche sur une société qui n’est plus traversée par le conflit central entre salariés et nonsalariés, entre ouvriers et bourgeois, entre capital et travail. La nouvelle société (…) est plutôt
organisée autour de la concurrence entre différents pôles d’activités salariales. Société qui
n’est ni homogène ni pacifiée, mais dont les antagonismes prennent la forme de luttes pour les
placements et les classements plutôt que celle de la lutte des classes. Société dans laquelle de
repoussoir, le salariat devient modèle privilégié d’identification » (Castel, 1995, p. 363). Si
tout le monde ou presque est salarié, c’est à partir de la position occupée dans le salariat que
se construit l’identité sociale.
2. Etat social et complexe pénal-social (D. Garland, 1985)
Nous aborderons dans un premier temps le concept de société disciplinaire élaboré par M.
Foucault. Si celui-ci fait émerger les disciplines, le pouvoir disciplinaire, avec l’avènement de
la modernité, de l’Etat libéral, il est évident que la société disciplinaire a pu se développer à
l’intérieur d’un Etat social en s’appuyant, pour ce faire, sur l’ensemble des mécanismes
étatiques mis en œuvre. Dans un deuxième temps, nous nous intéresserons plus
particulièrement au concept de complexe pénal-social développé par D. Garland et
essentiellement théorisé au travers du continuum correctionnel.
A. La société disciplinaire (M. Foucault, 1975)
Si le décollage économique de l’Occident a commencé avec l’accumulation du capital, on
peut dire que les méthodes pour gérer l’accumulation des hommes ont permis un décollage
politique. De fait, les deux processus, accumulation des hommes et accumulation du capital,
ne peuvent pas être séparés : il n’aurait pas été possible de résoudre le problème de
l’accumulation des hommes sans la croissance d’un appareil de production capable de les
entretenir et de les utiliser ; inversement les techniques qui rendent utile la multiplicité
cumulative des hommes accélèrent le mouvement d’accumulation du capital. «L’art de
gouverner» ou « la gouvernementalité » apparaît comme l’introduction de l’économie,
entendue comme la manière de gérer adéquatement les individus, les biens, les richesses, etc.,
au niveau de l’Etat. Gouverner ne se réfère donc plus à un territoire, mais bien à des choses et
à leurs rapports respectifs. Cet art s’est développé pleinement avec l’émergence des
problèmes liés à la population. L’explosion démographique propre au 18ème siècle en est, pour
partie, responsable. « Une des grandes nouveautés dans les techniques du pouvoir au 18ème
siècle, ce fut l’apparition, comme problème économique et politique, de la ‘population’ : la
population-richesse, la population-main-d’œuvre ou capacité de travail, la population en
équilibre entre sa croissance propre et les ressources dont elle dispose. Les gouvernements
s’aperçoivent qu’ils n’ont pas affaire simplement à des sujets, ni même à un ‘peuple’, mais à
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une ‘population’, avec ses phénomènes spécifiques, et ses variables propres : natalité,
morbidité, durée de vie, fécondité, état de santé, fréquence des maladies, forme d’alimentation
et d’habitat » (Foucault, 1976, pp. 35-36). Cette problématique a permis de recentrer la notion
d’économie sur quelque chose d’autre que la famille, sur la population qui a ses règles propres
irréductibles à celles de la famille. Celle-ci, prise comme un segment de la population, sera
alors un instrument privilégié pour son gouvernement. Le but ultime de ce gouvernement
devient l’amélioration du sort de la population ainsi que l’augmentation de la puissance de la
nation (ce qu’on nomme alors la police). Du 18ème siècle à nos jours, les technologies
politiques qui investissent le corps, la santé, les façons de se nourrir, de se loger, bref l’espace
tout entier de l’existence, se multiplient sans cesse. C’est ce que M. Foucault appellera le biopouvoir.
Foucault caractérise la transition de l’Ancien Régime à l’Epoque Moderne par le passage
d’une société de souveraineté à une société de discipline et montre comment la
gouvernementalité refonde la souveraineté et propage la discipline au sein de toute la
population et ce, indépendamment des institutions et administrations disciplinaires
proprement dites. Si au départ on demandait aux disciplines de neutraliser des dangers, de
fixer des populations errantes, on leur demande maintenant de jouer un rôle positif, c’est-àdire de fabriquer des individus utiles. Ainsi par exemple, si la discipline d’atelier vise encore à
faire respecter les règlements d’atelier et d’empêcher les vols, elle vise aussi à faire croître les
aptitudes, les rendements et donc les profits. Les techniques disciplinaires s’essaiment
également à travers le corps social. Ainsi, l’école ne doit pas seulement former des enfants
dociles et utiles. Elle doit aussi permettre de surveiller les parents, de s’informer sur leur
mode de vie, leurs mœurs, etc. « L’école tend à constituer de minuscules observatoires
sociaux pour pénétrer jusqu’aux adultes et exercer sur eux un contrôle régulier : la mauvaise
conduite d’un enfant, ou son absence, est un prétexte légitime pour qu’on aille interroger (…)
les parents, pour vérifier s’ils savent le catéchisme et les prières, combien il y a de lits et
comment on s’y répartit pendant la nuit » (Foucault, 1975, 213). Enfin, les disciplines
s’étatisent peu à peu devenant la modalité principale de l’exercice du pouvoir. Certes, les
relations de pouvoir se sont peu à peu étatisées ou gouvernementalisées mais inversement le
pouvoir d’Etat s’est peu à peu ramifié. La structure de l’Etat ne tiendrait pas si elle ne pouvait
s’appuyer sur cet ensemble de micro-procédures de pouvoir qui ont leur propre configuration
et leur relative autonomie ; aussi, « le pouvoir vient d’en bas ; c’est-à-dire qu’il n’y a pas, au
principe des relations de pouvoir, et comme matrice générale, une opposition binaire et
globale entre les dominateurs et les dominés, cette dualité se répercutant de haut en bas (…).
Il faut plutôt supposer que les rapports de force multiples qui se forment et jouent dans les
rapports de production, les familles, les groupes restreints, les institutions servent de support à
des larges effets de clivage qui parcourent l’ensemble du corps social. (…) Ne cherchons pas
l’état-major qui préside à sa rationalité ; (…) ni les groupes qui contrôlent les appareils de
l’Etat. (…) La rationalité du pouvoir, c’est celle de tactiques souvent fort explicites au niveau
limité où elles s’inscrivent qui, s’enchaînant les unes aux autres (…) dessinent finalement des
dispositifs d’ensemble » (Foucault, 1976, pp. 124-125). C’est ce que Foucault a également
appelé la capillarité du pouvoir.
Par opposition au pouvoir souverain – fort, visible, affirmant la toute puissance du Prince par
le spectacle de ses rituels, soutirant ses sujets et écartant ou supprimant les déviants –, la
société disciplinaire repose sur un foisonnement de procédés mineurs, de modalités
insidieuses, de panoptisme quotidien, de rapports de pouvoir discrets et anonymes,… et
constitue un immense filet, archipel ou continuum disciplinaire qui intègre et surveille
l’ensemble de la société et les moindres aspects de la vie. Substituer à un pouvoir qui se
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manifeste par l’éclat de ceux qui l’exercent, un pouvoir qui objective insidieusement ceux à
qui il s’applique, former un savoir à propos de ceux-ci.
C’est en étudiant l’institution carcérale, dans Surveiller et punir, que Foucault a thématisé les
sociétés disciplinaires. Par discipline, il désigne un ensemble de savoirs et de techniques qui
permettent d’induire insidieusement des conduites ou comportements, visant à fabriquer des
individus dociles et utiles. C’est là qu’intervient la célèbre surveillance panoptique imaginée
par Bentham afin d’amener les prisonniers (les membres d’une société) à s’autodiscipliner du
simple fait de ne se savoir jamais à l’abri du regard du surveillant. Sur le modèle de la prison,
de la caserne, de l’école, de l’hôpital militaire ou de la manufacture où elles ont pris
naissance, les disciplines procèdent par une prise en charge méticuleuse du corps et du temps
des individus, elles les répartissent dans l’espace selon un schéma de quadrillage et
d’emplacements fonctionnels, elles règlent leurs horaires comme du papier à musique, elles
encadrent chacun de leurs gestes par un système d’autorité et de savoir. Il n’est pas seulement
question de répartir et soumettre les individus et leurs corps, d’en extraire et d’en cumuler la
force et le temps, encore faut-il articuler et composer ces forces comme autant de segments
d’une grande machine afin que la production du tout soit supérieure à celle de ses éléments.
Organisation d’espaces sociaux complexes à la fois architecturaux, fonctionnels et
hiérarchiques, division du processus de production, décomposition individualisante de la force
de travail,…autant de recettes à même de garantir l’obéissance des individus et la
rentabilisation de leur utilisation. Les disciplines sont l’ensemble des minuscules inventions
techniques qui ont permis de faire croître la grandeur utile des multiplicités en faisant
décroître les inconvénients du pouvoir qui, pour les rendre justement utiles, doit les régir.
Quatre caractéristiques donc (Foucault, 1975, pp. 137-171):
- répartir les individus dans l’espace : chacun a une place utile, une place dans une série,
dans un rang (pensons aux rangs scolaires, aux bancs d’école placés les uns derrière
les autres selon un agencement précis) ;
- contrôler l’activité, c’est-à-dire mettre en corrélation le corps et le geste, mesurer
exactement le temps nécessaire pour accomplir tel geste, intensifier l’usage du
moindre instant ;
- organiser des genèses : additionner et capitaliser le temps par 4 procédés : diviser la
durée en segments successifs ou parallèles dont chacun doit arriver à un terme
spécifié ; organiser ces filières : succession d’éléments les plus simples possibles se
combinant selon une complexité croissante ; finaliser ces segments temporels, leur
fixer un terme marqué par une épreuve qui a pour fonction d’indiquer si le sujet a
atteint le niveau requis, de garantir la conformité de son apprentissage à celui des
autres et de différencier les capacités de chaque individu ; mettre en place des séries de
séries : prescrire à chacun, selon son niveau, son ancienneté, son grade, les exercices
qui lui conviennent : un temps évolutif se crée. Pensons encore à l’apprentissage
scolaire : spécialiser le temps de l’apprentissage en le séparant du temps ‘adulte’,
aménager différents stades séparés par des épreuves (passer d’une année à l’autre
nécessite la réussite d’une épreuve qui sanctionne le niveau acquis) ; déterminer des
programmes à dispenser pendant une phase spécifique et qui comportent des exercices
à difficulté croissante ; qualifier les élèves selon la manière dont ils ont parcouru ces
différents stades (bons et mauvais élèves) ;
- construire une machine dont l’effet sera maximalisé par l’articulation concertée des
pièces élémentaires dont elle est composée : composer des forces pour obtenir un
appareil efficace : le corps singulier devient un élément qu’on peut placer, mouvoir,
articuler sur d’autres. Le temps des uns doit s’ajuster au temps des autres de manière à
16
ce que la quantité maximale des forces puisse être extraite de chacun et combinée dans
un résultat maximal. Cette combinaison exige un système de commandement précis :
l’ordre n’a pas à être expliqué, ni même formulé : il suffit qu’il déclenche le
comportement voulu.
Le succès du pouvoir disciplinaire doit se comprendre en ce qu’il utilise des instruments
simples mais efficaces: le regard hiérarchique, la sanction normalisatrice et leur combinaison
dans une procédure qui lui est spécifique : l’examen. La surveillance hiérarchique (Foucault,
1975, pp. 173-179) se donne à voir dans le jeu du regard : un appareil où les techniques qui
permettent de voir induisent des effets de pouvoir : voir sans être vu : l’appareil disciplinaire
parfait permettrait à un seul regard de tout voir en permanence. Le pouvoir disciplinaire
s’exerce en se rendant invisible, en revanche il impose à ceux qu’il soumet un principe de
visibilité obligatoire. C’est le principe du panopticon de Bentham. La sanction normalisatrice
(Foucault, 1975, pp. 180-186), un petit mécanisme pénal, plutôt infra-pénal, avec ses lois
propres, ses délits spécifiés, ses formes particulières de sanction, ses instances de jugement.
Est pénalisable le domaine infini du non-conforme, le châtiment étant essentiellement
correctif (exercice intensifié, multiplié), la punition n’étant qu’un élément d’un système
double : la gratification-sanction : la discipline récompense par le seul jeu des avancements,
en permettant de gagner des rangs et des places, elle punit en faisant reculer, en dégradant.
L’art de punir met en œuvre cinq opérations distinctes : référer les actes à un ensemble qui est
à la fois champ de comparaison, espace de différenciation et principe d’une règle à suivre ;
différencier les individus les uns par rapport aux autres en fonction de cette règle ; mesurer en
termes quantitatifs et hiérarchiser en termes de valeurs la capacité des individus ; faire jouer, à
travers cette mesure valorisante, la contrainte d’une conformité à suivre ; tracer la limite qui
définira la frontière avec l’anormal ; en gros donc, comparer, différencier, hiérarchiser,
homogénéiser, et exclure le non-conforme. L’examen (Foucault, 1975, pp. 186-194) combine
les techniques de la hiérarchie qui surveille et celles de la sanction qui normalise : il établit sur
les individus une visibilité à travers laquelle on les différencie et les sanctionne (l’école
devient par exemple un appareil d’examen ininterrompu). L’examen porte avec soi tout un
mécanisme qui lie à une forme d’exercice de pouvoir un certain type de formation de savoir.
C’est le fameux lien pouvoir-savoir théorisé par Foucault.
Pour lui, la vérité, c’est-à-dire non pas « l’ensemble des choses vraies qu’il y a à découvrir ou
à faire accepter, mais l’ensemble des règles selon lesquelles on démêle le vrai du faux », est
produite grâce à de multiples contraintes qui varient selon chaque société. Chaque société a en
quelque sorte sa politique générale de vérité. L’originalité de Foucault est de considérer « que
pouvoir et savoir s’impliquent directement l’un l’autre ; il n’y a pas de relation de pouvoir
sans constitution corrélative d’un champ de savoir, ni de savoir qui ne suppose et ne constitue
en même temps des relations de pouvoir (…) en bref, ce n’est pas l’activité du sujet de
connaissance qui produirait un savoir, utile ou rétif au pouvoir, mais le pouvoir-savoir, les
processus et les luttes qui le traversent et dont il est constitué, qui déterminent les formes et
les domaines possibles de la connaissance » (Foucault, 1975, p. 32) Les mécanismes de
pouvoir rendent possibles les productions de vérité tout autant que ces productions de vérité
ont des effets de pouvoir. La vérité est elle-même pouvoir. Dans sa forme moderne, le savoir,
c’est-à-dire le savoir scientifique, investit tous les domaines de la vie sociale. Tout est
potentiellement pris dans les réseaux du savoir. Foucault prétend que notre société a tendance
à transformer de plus en plus d’actes de discours ordinaires en actes de discours « sérieux »,
c’est-à-dire en actes de discours qui ont été validés par la communauté d’experts, qui ont été
jugés conformes aux « règles d’une police discursive » (Foucault, 1971, p. 37), à « l’ordre du
discours ».
17
Le pouvoir disciplinaire a donc pour fonction de « dresser » des individus. Il sépare, analyse,
différencie, pousse ses procédés de décomposition jusqu’aux singularités nécessaires et
suffisantes. Il dresse les multitudes mobiles, confuses, inutiles de corps et de forces en une
multiplicité d’éléments individuels. La discipline fabrique des individus ; elle est la technique
spécifique d’un pouvoir qui se donne les individus à la fois pour objets et pour instruments de
son exercice en se basant sur un ensemble de savoirs.
B. Le complexe social-pénal de D. Garland ou le continuum correctionnel
Dans son ouvrage, Punishment and Welfare : A history of penal strategies, D. Garland
distingue quatre programmes majeurs à l’origine des nouvelles stratégies sociales et pénales
visant à répondre à la question sociale et à y apporter une solution. Comme on l’a vu, la crise
traversée par la société libérale concerne deux problèmes intimement liés : la question du rôle
de l’Etat dans la gestion économique et sociale ; la condition ouvrière et la régulation de cette
classe sociale particulière. Au-delà de leurs différences, ces quatre programmes ont un
ensemble de points communs. Ils s’adressent tous à la même population. Ils supposent
l’existence d’un domaine particulier, le social, et proposent des politiques dans ce domaine,
des politiques sociales. Ces politiques sociales visent à gérer adéquatement et de façon
positive, cette population, à en faire des individus utiles et dociles, pour reprendre les termes
de M. Foucault, à rendre la force de travail plus productive. Par ailleurs, ils produisent un
nouveau savoir ainsi que des dispositifs d’investigation et d’observation du social. Que la
question sociale soit vue comme un problème de moralité (travail social), psychologique
(crimino), biologique (eugénisme) ou organisationnel (sécurité), ces quatre programmes ont
en commun de dépolitiser la question sociale. Des questions de répartition inégale du pouvoir
et des richesses sont ramenées à des questions d’individus et de leur gestion.
Même si ces programmes ont clairement influencé la mise en place d’un Welfare State, ils ne
sont pas mis en application dans leur version « pure » mais dérivée. Ces programmes peuvent
être représentés selon une matrice à deux axes. Le premier axe, l’axe pratique, concerne les
objets d’intervention allant du pôle « individu » au pôle « population » avec différents
intermédiaires tels que la famille, la force de travail, les chômeurs, etc. Le deuxième axe,
l’axe politique, concerne le niveau d’intervention public ou privé, allant de l’Etat central en
passant par les gouvernements locaux, jusqu’aux organisations privées telles que l’église, les
œuvres caritatives et philanthropiques.
Reprenons ces quatre programmes dans leur version « idéale ». Nous nous focaliserons
essentiellement sur le premier programme (le programme criminologique), les trois autres
ayant déjà été abordés en partie supra.
- Le programme criminologique
En l’espace d’une vingtaine d’années, suite à la parution de l’Homme criminel de Lombroso
(1876), le savoir criminologique comme discipline scientifique se développe dans un vaste
programme d’investigation en Amérique du Nord et en Europe. Si ce nouveau savoir répond
en effet à des préoccupations politiques et sociales très concrètes (la criminalité est un enjeu
majeur), il se développe aussi dans le sillage du développement des sciences humaines en
général, influencé par le positivisme ambiant. Par l’observation, la classification, la
catégorisation des phénomènes sociaux, il y a moyen de dériver des lois causales. Cette
méthode est essentiellement inductive. Trois conditions ont été nécessaires à la naissance de
18
la criminologie comme discipline scientifique. Premièrement, le développement de bases de
données statistiques produites par les institutions gouvernementales dans le but de mieux
connaître « la population » afin de mieux la réguler, vont également produire des informations
sur des catégories particulières de la population, par exemple les détenus. En quoi ceux-ci se
différencient-ils de la population en général ? Les connaissances produites serviront de base
pour le développement d’un savoir criminologique. Deuxièmement, les avancées dans le
domaine de la psychiatrie qui voyait dans le domaine pénal un lieu d’extension de ses
influences et pratiques vont aussi permettre à cette nouvelle discipline d’éclore. En effet, les
aliénistes (Pinel, Esquirol, Morel, 18ème, 19ème siécle) remettent en question les catégories
pénales en vigueur à cette époque. Pour certains aliénistes fréquentant le milieu pénitencier et
étudiant les détenus, ceux-ci présentent des dissemblances morales et physiques énormes
entre eux, des degrés de perversité et des chances de réinsertion tout aussi hétéroclites. Or, la
loi pénale est égale pour tous. Ils affirmeront qu’en ne prenant pas en compte les diversités
individuelles de chaque personne détenue, associé à un plan de détention et de réinsertion
spécifique, la loi pénale est profondément injuste car elle atteint les coupables différemment.
Celui qui est peu capable de résister à la pression pénitentiaire va se voir affecter dans sa vie
et sa raison ; tandis qu’une même peine ne se bornera qu’à frapper un autre dans sa liberté.
Pour eux, il y a donc une nécessité de classifier les détenus selon différentes catégories et de
leur apporter un traitement différencié en fonction du danger qu’ils représentent pour le corps
social. La psychiatrie a pu s’inscrire, comme la médecine traditionnelle (la question
biologique et médicale des populations humaines : le médecin comme technicien du corps
social et la médecine comme hygiène publique), dans le cadre d’une médecine conçue comme
réaction aux dangers inhérents au corps social. Le débat autour de la question de la
responsabilité et de l’irresponsabilité lui a ouverte toute grande les portes vers une réelle
utilité sociale. En effet, la notion de libre-arbitre ne se réfère pas à une vérité prouvable. La
notion de responsabilité-irresponsabilité est un axiome social. Par la question que le juriste
pose au médecin : cet homme est-il fou ?, ce n’est pas la médecine qu’il interroge mais la
société. Puisque décider qu’il est fou ou non impliquera un traitement totalement différent, qui
est un traitement social : délinquant= punition= prison ; fou= traitement= asile. Dès lors le
psychiatre se voit assigner deux missions : d’une part une mission judiciaire qui l’oblige à
répondre à la question que lui pose la société: est-il fou ou non, question dont il n’a pas choisi
l’énoncé mais à laquelle il est tenu de répondre catégoriquement ; d’autre part, une mission
proprement médicale qu’il remplira une fois que la décision d’irresponsabilité a été prise et où
il est seul maître à bord. Enfin, troisièmement et corrélativement aux deux autres conditions,
l’existence de la prison comme lieu d’observation du « délinquant », voire comme lieu
d’expérimentation (régimes de travail, alimentaires, etc.). Ce lieu aura une incidence certaine
sur un certain nombre de présupposés à l’origine de cette discipline en façonnant ses
méthodes, ses concepts et ses techniques : l’individualisation et la différenciation. En effet,
puisque les prisonniers vivent dans des cellules individuelles, ils seront étudiés dans leur
individualité. Se démarquant de l’école classique dans ses présupposés d’individus libres et
responsables, la criminologie n’abandonnera pourtant pas l’individu comme source du crime
et comme objet d’étude. Par ailleurs, la prison est un lieu de séparation physique entre
délinquants et non-délinquants. Cette démarcation sociale et légale devient, dans le savoir
criminologique, une démarcation naturelle que la criminologie a d’abord présupposée pour
ensuite la découvrir (raisonnement tautologique). Notons que si cette différenciation existe
évidemment avant, elle prend un tout autre fondement. Abandonnant ses bases philosophiques
et métaphysiques, la différenciation devient très concrète : le criminel agit comme il agit parce
qu’il ne sait pas faire autrement : on remplace la notion de libre arbitre pour un déterminisme
absolu qui ouvre la voie à la recherche des causes du crime : comment expliquer le
comportement humain et ses déterminants ?
19
L’unité du discours criminologique se résume autour d’un certain nombre de concepts et
autour d’une question essentielle « Qui est le criminel ? » : individualisation et
différenciation ; pathologie et correctionnalisme ; interventionnisme et étatisme. La notion de
risque qui est attachée à la logique assurantielle va ainsi également servir de modèle pour le
droit pénal. Maintenant, « on peut rendre un individu pénalement responsable sans avoir à
déterminer s’il était libre et s’il y a faute, mais en rattachant l’acte commis au risque de
criminalité que constitue sa personnalité propre (...) et la punition aura pour but de diminuer le
plus possible le risque de criminalité représenté par l’individu » (Foucault, 1981, 420). Le
criminel n’est plus seulement sujet de l’acte, mais l’individu dangereux comme « virtualité
d’actes ». Puisqu’on recherche les causes du crime dans le criminel, très vite trois types de
causes vont être mis en avant : génétiques, psychologiques et sociales. Si la personnalité ou le
caractère déterminent les actions humaines, alors chaque comportement peut être relié à un
caractère particulier. Il doit donc exister quelque chose de l’ordre d’un caractère criminel
pouvant expliquer le passage à l’acte délinquant, le comportement délinquant.
L’introduction de la notion de pathologie fixera une norme de santé sociale et individuelle : le
comportement criminel n’est plus la violation de normes légales mais la violation de la
« normalité ». Cette criminologie est donc fondamentalement a-critique. Il est d’ailleurs
étonnant de constater que les normes et idéaux sous-tendant les notions de normalité et de
pathologie, de santé et de maladie ne furent jamais questionnées. Elles allaient de soi. En
assumant le fait que la transgression de la loi, écrite par des hommes, a son fondement dans
une pathologie individuelle, la criminologie naissante fait comme si ces lois étaient évidentes
et naturelles, correspondant aux standards de la santé et de la normalité. Le but de la
criminologie est de connaître scientifiquement le crime et le criminel afin d’éradiquer la
criminalité (pénologie). En fonction des différentes catégories retenues basées sur l’étude de
l’homme délinquant, trois types de moyens sont mis en avant pour éradiquer la criminalité :
certains types de criminels peuvent être réformés, réadaptés ; certains types sont incurables, il
s’agit donc de les éliminer ; dans le futur, la criminalité peut également être prévenue : si les
causes de la criminalité peuvent être éliminées, on prévient le crime.
Le savoir criminologique est pourtant loin d’être cohérent et unifié (débat natureenvironnement, déterminisme-libre-arbitre, corrigibles-incorrigibles). On y décèle bon
nombre de points de vue compétitifs, voire contradictoires. Cet ensemble éclectique a
pourtant pu voir le jour comme nouveau savoir non pas en se basant sur la cohérence interne
de ses arguments scientifiques mais parce qu’il répondait à une besoin social important et
cadrait tout à fait dans les nouvelles orientations sociales : la criminalité comme problème
social nécessitait une réponse scientifique et les criminologues étaient plus intéressés par
apporter une solution au problème qu’à construire un savoir scientifique autour du
comportement humain. La criminologie participe à la création d’une nouvelle manière
d’envisager l’individu, et d’envisager la relation entre individus et Etat. Elle prône un
interventionnisme étatique conséquent. Sa pertinence est de pouvoir offrir une théorie de
régulation sociale qui étend de façon notoire le contrôle disciplinaire en traçant de manière
plus large et plus précise les contours de la classe dangereuse et de la criminalité.
Premièrement, parce que « l’anormal » peut dépasser de loin la notion de « criminel » puisque
l’anormalité c’est aussi l’alcoolisme, la débilité légère, etc. ; deuxièmement, parce qu’en
trouvant le crime dans le corps et dans l’âme du criminel, on peut anticiper et prévoir des
programmes de disciplinarisation pour les pré-délinquants ; troisièmement, parce qu’en se
focalisant sur le criminel et non plus sur l’acte, on permet des interventions plus
contraignantes, la sanction n’étant plus en rapport avec la faute commise mais avec la
20
possibilité de transformer le caractère. Ainsi la criminologie offre une nouvelle ingénierie
sociale capable de remplacer l’ancienne devenue obsolète en offrant des techniques
comportant des instruments de prévention, de diagnostic et de traitement et des nouvelles
institutions pour les mettre en œuvre et ce, sous couvert de la « science ».
- le programme du « travail social »
Ce nouveau programme de « réforme sociale » est en quelque sorte le prolongement des
pratiques de bienfaisance entièrement privées qui visaient à apporter une assistance aux
pauvres. Mais ce nouveau programme se veut d’introduire de manière plus précise des
différenciations entre « bons » et « mauvais » pauvres par l’étude de leurs personnalités et de
leurs caractères tout en introduisant également une dimension correctrice visant
essentiellement à un changement moral : les rendre plus prévoyant, c’est-à-dire faire accéder
les pauvres à la liberté et la responsabilité. Ce programme vise en quelque sorte à rendre plus
efficace les pratiques de charité en développant des méthodes d’investigation, des nouvelles
connaissances et classifications et en professionnalisant ces pratiques de charité.
L’intervention reste cependant dans un premier temps dans la sphère privée puisqu’une prise
en charge étatique est vue comme contre-productive : le pauvre se laisserait entretenir par
l’Etat et ne prendrait pas en main sa destinée. Ce programme comporte cependant un
paradoxe en soi. Son efficacité présuppose une intervention massive ne pouvant être mise en
place qu’en s’appuyant sur la sphère publique. Un compromis se réalisera entre les deux
positions extrêmes (privé ou Etat) en reléguant aux municipalités locales le soin de la mise en
œuvre de ce programme.
- le programme de « sécurité sociale »
Ce programme se différencie nettement du programme de travail social. Il vise une
réorganisation complète du domaine social aux moyens de dispositifs administratifs et de
sécurité mis en œuvre par l’Etat. Pour ce programme, la question sociale n’est pas un
problème d’individus (malades ou immoraux), elle est un problème qui touche la nation. Ce
programme vise à répondre à la question sociale en incluant les travailleurs individuels dans
le système social par la lutte contre le paupérisme, tout en déforçant les visées socialistes.
Pour ce programme, il faut réorganiser la population, et essentiellement la force productive. Il
s’agit de réorganiser l’économie, de favoriser la mobilité des travailleurs, de planifier le
marché de l’emploi. Ce programme voit dans l’Etat une force sociale positive qu’il s’agit
d’utiliser de manière productive : transport, habitat, poste, émigration là où nécessaire,
mobilité, gestion des ressources nationales deviennent des priorités. Trois nouveaux
dispositifs sont emblématiques de ce programme qui visent tous trois à réguler la force de
travail et administrer le marché du travail : le « labour exchange » dont le but est de classifier
les travailleurs en fonction de leur formation, de leurs connaissances mais également de leur
disponibilité au travail ; un système d’assurance visant à assurer les « bons » travailleurs
contre les aléas de la vie (maladie, retraite) tout en incitant les travailleurs à correspondre au
modèle type du bon travailleur sous peine de ne pas pouvoir bénéficier des assurances et en
insufflant par là-même une nouvelle forme d’intégration sociale ; les « labours colonies »
s’adressant à ceux qui persistent à ne pas trouver du travail. Deux points sont à relever.
Premièrement, la « sécurité » prônée par ce programme ne profite donc qu’aux travailleurs
méritants, ceux qui correspondent aux standards d’efficience, de discipline et de santé tandis
que pour ceux qui sont non-conformes des dispositifs d’exclusion et de ségrégation sont mis
en place. Deuxièmement, ce programme organise la participation de l’Etat comme médiateur
21
entre travailleurs et patronat, que ce soit au niveau du contrat de travail ou de la régulation du
marché.
- le programme eugéniste
Pour ce programme, la question sociale est essentiellement une question de détérioration
raciale. La population britannique, essentiellement dans les villes, se « dégénère » en raison
de l’exode rural, de politiques sociales boiteuses et de modes de reproduction différenciés en
fonction des classes sociales. En gros, les classes populaires les plus basses font bien trop
d’enfants. Ce programme met donc en avant un lien explicite entre conduites anti-sociales et
taux de natalité. Pour eux, la sélection naturelle mise en avant par Darwin a été perturbée par
la mise en place de politiques sociales désastreuses. Sont critiqués ici la non-discrimination de
la charité. On substitue la dimension morale de la conduite anti-sociale par une dimension
héréditaire ce qui signifie que ce programme marginalise en quelque sorte tant le programme
de travail social que celui de sécurité sociale. La dégénérescence est génétique bien qu’elle ne
s’aperçoit que dans les comportements sociaux. Ici aussi, il y a donc un glissement des
problèmes du niveau social au niveau individuel tout en estimant que la réponse à la question
sociale ne doit pas se faire au niveau individuel mais au niveau de la population. L’eugénisme
négatif vise à diminuer le taux de reproduction des classes les plus basses par des politiques
de stérilisation mais aussi des législations réglementant les mariages. L’eugénisme positif vise
par contre à faire en sorte que les classes moyennes et supérieures fassent plus d’enfants.
Ces différents programmes ne se sont évidemment pas implantés dans leur version originelle.
Un ensemble de compromis ont été réalisés. Ceux-ci ont pour origine des luttes de pouvoir
entre défenseurs de différents programmes (ainsi, par exemple, le travail social ne voit pas
d’un bon œil l’interventionnisme étatique prôné par les autres programmes), entre visées
politiques, entre le niveau pratique et le niveau théorique. Il s’agit de compromis
pragmatiques. Ainsi, par exemple le programme criminologique visant à l’individualisation
des peines et des traitements a dû se forger une place dans le système pénal légaliste qui n’a
pas été abandonné pour autant. Il est pourtant devenu un système parmi d’autres et a perdu sa
place centrale dans la gestion des désordres sociaux. Une chose est néanmoins certaine : au
niveau politique, les partis défendant les intérêts des travailleurs, nouvelle force émergeante
sur la scène politique, n’ont cependant pas défendu les intérêts du « lumpenprolétariat », de
« l’underclass », estimant qu’il n’y avait rien de plus dangereux pour défendre les intérêts des
travailleurs que la dissolution d’actions collectives en conduites délinquantes individuelles. La
question pénale a donc entièrement été dépolitisée. N’empêche, tous ces compromis
pragmatiques, permettant à des pratiques de se développer tout en étant théoriquement peu
fondées ou fondées sur des principes théoriques a priori antagonistes, ont cependant en
commun de se centrer sur l’individu. Même les théories environnementales ne prennent pas
comme point d’analyse les relations sociales, les rapports sociaux mais bien l’individu affecté
par des facteurs sociaux (ex : les causes sociales du crime).
En matière de transformation de la pénalité, un certain nombre de constats peuvent être
formulées. Premièrement, le déterminisme pur fut abandonné car il y avait une contradiction
intrinsèque entre un déterminisme absolu qui menait à une prise de position fataliste, et l’idée
de changement, de transformation, c’est-à-dire la volonté d’intervention. Dans le même ordre
d’idées, la question de la différenciation absolue entre criminel et non-criminel fut
abandonnée suite au constat qu’il n’y avait pas moyen de démarquer clairement et
scientifiquement l’un et l’autre. Elle fut remplacée par une conception plus stratégique de
degrés de criminalité relative, d’un continuum entre le parfaitement sain et le parfaitement
22
pathologique, continuum ne pouvant évidemment qu’être établi et défini par des experts
« criminologues ». Troisièmement, le principe de responsabilité et de libre arbitre ne fut pas
abandonné. On les fit passer d’un principe philosophique abstrait (tous les hommes sont libres
et responsables) à une psychologie positive. La responsabilité devint cette chose qui allait
chaque fois être questionnée et remise en doute et vers quoi les irresponsables devaient tendre,
l’objectif du traitement. Un être sain et normalement constitué est responsable et libre. Mais
ces deux entités ne sont plus des données. Elles sont fragiles et construites et dépendent de la
formation du « caractère » et des vicissitudes de la vie sociale et individuelle. A côté de ces
normaux, un ensemble d’individus possèdent des caractères non-formés ou mal-formés. Les
catégories s’élargissent par ailleurs sans cesse. Ainsi, l’enfant a par excellence un caractère
non-formé. Petit à petit, le traitement préconisé pour cette catégorie particulière va s’étendre à
d’autres catégories : les jeunes adultes, les primo-délinquants, ensuite ceux de moins de 30
ans, pour finir à être appliqués à tous les irresponsables. Notons que la plupart des réformes
introduites furent d’ordre administratif et que les textes de loi votées au parlement furent
étonnamment peu débattus.
Que ce soit dans le domaine des politiques sociales (labour exchanges, insurance, repas dans
les écoles, inspections médicales, etc) ou dans le domaine pénal, un certain nombre de
parallélismes peuvent être mis en avant : l’extension de l’action étatique qui assure une
régulation sociale plus performante et qui pénètre plus en profondeur ; le développement
d’une administration sensée gérer ces questions ainsi qu’un savoir-faire particulier qui fait
reposer sa légitimité sur la science, son efficacité et ses qualités humaines ; le développement
de savoirs sur les populations et les individus ; le traitement de l’anormalité et de l’inefficacité
en s’appuyant sur des dispositifs de gestion de population et de ségrégation des éléments
irrécupérables. La catégorie des inemployables, des irrécupérables fut transformée en des
milliers de formes d’anormalité, de pathologies, de déviance…
En gros, un continuum de normalisation fut ainsi mis en place. Dans le domaine social un
ensemble de dispositifs de socialisation sont mis en place en vue de normaliser et de
discipliner les individus. Si ces dispositifs échouent, le continuum pénal prend le relais.
Bibliographie
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Foucault, M. (1971), L’ordre du discours, Paris, Gallimard.
Foucault, M. (1975), Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard.
Foucault, M. (1976), La volonté de savoir, Paris, Gallimard.
Foucault, M. (1981), « L’évolution de la notion d’individu dangereux dans la psychiatrie
légale», Déviance et Société, vol. 5, n4, pp. 403-422.
Garland, D. (1985), Punishment and Welfare. A history of penal strategies, Alderschot,
Gower.
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