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L’Encéphale, 2006 ;
32 :
48-50, cahier 2
Troubles affectifs bipolaires et dégénérescence cérébrale :
à propos d’une observation
T. GALLARDA
(1)
, M. KAZÈS, D. WILLARD
(1) SHU, Hôpital Sainte-Anne, 75014 Paris.
Ce cas clinique permet d’illustrer les problématiques
posées par les troubles affectifs bipolaires et la dégéné-
rescence cérébrale.
Il s’agit d’un homme de 73 ans, adressé dans notre ser-
vice à la demande d’un consultant pour une évaluation dia-
gnostique, étiologique et une orientation thérapeutique
pour ce patient qui souffrirait d’un trouble affectif bipolaire
débuté à l’âge de 59 ans. Dans la littérature actuelle, on
considère les troubles bipolaires qui ont un début au-delà
de 55-60 ans comme des troubles bipolaires d’installation
tardive.
Cet homme est marié et a deux enfants. Il est important
de préciser qui est l’entourage parce que c’est souvent
l’entourage dans ces situations qui est à l’origine de la
demande de soins. Ce patient vit en province et il est issu
d’une fratrie de 6 enfants. Il a fait des études supérieures,
une licence, un DEA. Il perd son emploi alors qu’il a une
cinquantaine d’années dans un contexte qui s’apparente
à un épisode dépressif.
Quand on essaye de reconstituer l’histoire, il semble que
le trouble ait débuté avant l’âge de 59 ans soit sous la forme
d’une personnalité prémorbide de type cyclothymique, soit
par véritables épisodes constitués que la famille avait jugu-
lés pour éviter, comme ils disent toute hospitalisation en
psychiatrie. Il est donc peu évident de reconstituer dans le
détail la date précise du début de la maladie. Néanmoins
le patient identifie clairement un épisode dépressif qui a
eu pour conséquence son licenciement.
Le problème thérapeutique est lié à la résistance aux
thérapeutiques, en particulier aux thérapeutiques thymo-
régulatrices. De même, la réponse aux thérapeutiques
antipsychotiques prescrites pour traiter la symptomatolo-
gie hypomaniaque reste très partielle. La deuxième ques-
tion que pose le praticien qui adresse le patient est celle
de l’intrication du trouble affectif avec une affection dégé-
nérative. Enfin la famille est très inquiète et demande quel
est le pronostic évolutif et quelles sont les stratégies
médico-sociales à anticiper dès à présent.
Les antécédents sont :
poids = 115 kg (185 cm) ;
tabagisme interrompu en 1994 (1 paquet de tabac à
pipe/semaine) ;
syndrome des apnées du sommeil (avec ventilation
nocturne) ;
appendicite rétrocoecale avec péritonite appendicu-
laire (1981) avec fistule du grêle, occlusion sur bride opé-
rée (1994) ;
hernies inguinales bilatérales opérées ;
résection transuréthrale de prostate en 1989 ;
cataracte bilatérale opérée ;
– psoriasis.
Ce qui frappe en premier lieu, c’est la liste des antécé-
dents, bien évidemment plus longue à 73 ans qu’à 17 ans.
Cette comorbidité introduit un facteur de complexité dans
la prise en charge des patients âgés, d’une part du fait des
interactions pharmacologiques des psychotropes avec
leurs autres thérapeutiques et d’autre part parce que cer-
taines affections somatiques peuvent avoir un retentisse-
ment sur l’autonomie du patient dans la vie quotidienne.
Les antécédents importants à rechercher sont surtout les
facteurs de risque vasculaires et cérébrovasculaires qui
font actuellement l’objet d’une littérature très abondante
dans ce contexte de bipolarité et de vieillissement. Notam-
ment émerge une littérature sur les manies vasculaires en
miroir des dépressions vasculaires depuis plus longtemps
étudiées avec des études en imagerie cérébrale qui docu-
mentent les hyperintensités de la substance blanche en
lien avec ces troubles affectifs du sujet âgé. Notre patient
a finalement assez peu de facteurs de risque cérébrovas-
culaires, il n’a pas de diabète, pas d’hypertension ni
d’angor malgré une obésité. Par contre, il a des antécé-
dents de tabagisme important interrompu depuis une
dizaine d’années.
Les antécédents psychiatriques personnels sont assez
difficiles à reconstituer en partie du fait d’une sorte de
réserve familiale possiblement renforcée par de récents
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troubles du comportement sexuel. La question est de
savoir si ces manifestations comportementales relèvent
d’une hypomanie chronique ou du registre dégénératif. Il
y a également la notion d’une personnalité prémorbide
que la famille et le patient qualifient de cyclothymique.
La première prise en charge a eu lieu lorsque le patient
était âgé de 60 ans pour un épisode dépressif majeur
caractérisé. Le patient exprime facilement qu’il a eu
« l’impression de couler », « de laisser filer ». Très vite le
psychiatre qui le soigne à ce moment-là lui propose des
sels de lithium qu’il va poursuivre jusqu’à l’hospitalisation
actuelle.
Ensuite il y a eu de nombreux épisodes thymiques, plus
souvent dépressifs et hypomaniaques mais aussi proba-
blement des épisodes maniaques plus sévères mais limi-
tés dans leur expression par des auto-prescriptions
d’halopéridol et par le souci familial d’éviter absolument
les hospitalisations en psychiatrie. Le patient n’a jamais
fait de tentatives de suicide, et il n’a jamais été hospitalisé
avant l’hospitalisation actuelle.
Sur le plan des antécédents psychiatriques familiaux :
une sœur qui s’est suicidée à l’âge de 40 ans en se noyant
dans sa baignoire après avoir ingéré des psychotropes et
cela dans un contexte de séparation conjugale ; un frère
âgé de 75 ans a un syndrome parkinsonien pour lequel il
est hospitalisé. On avait initialement parlé de maladie de
Parkinson idiopathique mais que ce diagnostic a évolué
et l’on parle maintenant de syndrome parkinsonien, répon-
dant mal à la Dopa, extrêmement invalidant et rapidement
évolutif. Par ailleurs, le père du patient est décédé dans
le grand âge d’une démence de type Alzheimer mais là
également le diagnostic est incertain.
Depuis 2 ans, le patient manifeste un dérèglement
chronique de l’humeur qu’il qualifie d’état mixte parce qu’il
intrique une jovialité alternant avec des moments de moro-
sité, une grande apathie (son épouse décrit de longs
moments au domicile assis sur un fauteuil), une logorrhée,
des idéations suicidaires, une insomnie nocturne (il ne dort
que quelques heures par nuit), une désinhibition instinc-
tuelle modérée que le patient et sa famille essaient de con-
tenir, une intolérance à la frustration bien décrite par
l’épouse ainsi que des bouffées d’agressivité. Le patient
se décrit comme un « clown triste ». Quand on lui pointe
en effet qu’il est assez jovial, il répond bien sûr mais dit
qu’il se défend contre des moments plus dépressifs et con-
tre un pessimisme foncier. En dehors de ce dérèglement
de l’humeur, le patient se plaint de troubles mnésiques
également remarqués par la famille. De plus, la fille signale
des épisodes de désorientation temporelle transitoire. Il
existe par ailleurs une très mauvaise tolérance aux neu-
roleptiques instaurés depuis deux ans : l’halopéridol avec
lequel il s’auto-médicait, entraîne un syndrome extrapy-
ramidal majeur, de même que le sulpiride et l’olanzapine
ont entraîné des symptômes extra-pyramidaux. Un essai
récent de traitement par valproate de sodium a également
suscité l’apparition d’un syndrome extrapyramidal néces-
sitant l’interruption rapide du traitement.
Finalement, ce dérèglement chronique de l’humeur
retentit depuis deux ans de manière majeure sur les acti-
vités de la vie quotidienne que ce soit l’habillage, les soins
d’hygiène, les déplacements en transports suscitant un
épuisement de l’entourage majoré par les errances dia-
gnostiques et aléas thérapeutiques.
Quand il est reçu à la consultation du service, le patient
apparaît jovial, ironique avec une hypersyntonie évoca-
trice d’un état hypomaniaque. Il existe également une
désinhibition contrôlée. Il évoque aussi une hypersexua-
lité installée dans les dernières années qui est allée en
croissant et lui a valu la prescription par un psychiatre
d’acétate de cyprotérone. Il a une conscience de ses trou-
bles même s’il minimise ses troubles cognitifs.
Quel bilan réalise-t-on dans ces cas intriquant trouble
bipolaire et vieillissement ? Le bilan comprend un bilan
biologique standard, un bilan thyroïdien, des sérologies
syphilitiques et VIH, un électroencéphalogramme, une
imagerie structurelle par tomodensitométrie ou par réso-
nance magnétique (IRM) couplée avec des imageries de
perfusion, soit une tomoscintigraphie cérébrale. Pour ce
patient, nous n’avons pas encore les résultats de la tomos-
cintigraphie cérébrale. Par contre, il a eu deux IRM, une
en janvier 2004 sur son lieu de résidence et plus récem-
ment une deuxième à l’hôpital Sainte-Anne. Les deux IRM
mettent en évidence une atrophie cérébrale marquée pour
l’âge, des modifications discrètes de la substance blanche
à l’arrière des cornes occipitales ; par contre les noyaux
gris centraux sont sans anomalie.
Pour évaluer la dimension comportementale, deux
grandes échelles sont utilisées : l’Inventaire de neuropsy-
chiatrie (NPI) (2) comportant 12 items qui évaluent l’apa-
thie, la dysphorie, le suicide, les hallucinations, le com-
portement moteur et l’Échelle de Dyscomportement
Frontal (EDF) (4). Ces deux échelles mettent en évidence
des scores élevés pathologiques.
Pour évaluer l’atteinte cognitive, on réalise un
Mini Men-
tal State Evaluation
(MMSE), pour lequel le patient obtient
un score de 28/30 donc un bon score. On lui demande de
faire le test du cadran de l’horloge (il s’agit dans ce test
de donner un cadran d’horloge vierge au patient et de lui
demander d’inscrire les horaires de l’horloge et d’indiquer
quatre heures moins vingt avec les aiguilles) : le patient
le réussit parfaitement avec cependant une certaine len-
teur. Dans ce contexte d’hypomanie et de vieillissement,
on suspecte toujours une dégénérescence frontale que
l’on évalue par la réalisation de la Batterie Rapide d’Éva-
luation Frontale (BREF) qui a été développée par l’équipe
de Bruno Dubois à la Pitié-Salpêtrière (3) : des anomalies
à l’évocation lexicale sont retrouvées chez ce patient ;
lorsqu’on lui demande de dire en moins de 1 minute le
maximum de mots commençant par la lettre S, il produit
les mots suivants : souris, en disant « je suis bloquée sur
la souris », la soif, la saleté et sinécantrope. Quatre mots
est un score largement inférieur au score habituel surtout
chez un patient de bon niveau intellectuel.
Un bilan neuropsychologique a été réalisé mettant en
évidence un quotient intellectuel verbal supérieur à la nor-
male avec un score de 117, des fluences dissociées, avec
une chute des performances pour la fluence évoquée. Le
T. Gallarda
et al.
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test de Grober et Buschke qui est sensible au syndrome
amnésique et peut orienter vers une maladie d’Alzheimer,
n’est pas très contributif pour ce patient. En effet, l’exis-
tence d’une amélioration des performances grâce à l’indi-
çage est en faveur d’un trouble affectif, tandis que la pré-
sence d’intrusions est en faveur d’une maladie
d’Alzheimer. À l’échelle de la mémoire de Wechsler, ce
patient présente des troubles de la mémoire visuelle ; de
la même manière, à la figure de Rey, la mémoire est défi-
citaire. Aux tests cognitifs plus spécifiquement frontaux,
comme le test de classement de cartes de Wisconsin ou
le
Trail Making Test
(TMT), les performances sont là aussi
dissociées : pour le test de classement de cartes, le patient
est très vite gêné par la consigne et il jettera les cartes
dans un mouvement d’humeur tandis que les performan-
ces sont normales au TMT.
On relève en outre une très grande fluctuation des per-
formances cognitives du patient d’un jour à l’autre.
Un avis neurologique est souvent sollicité dans ces
situations intriquant trouble bipolaire et vieillissement. Ici,
l’examen neurologique met en évidence une marche à
petit pas, des chutes fréquentes, une micrographie, un
syndrome extrapyramidal globalement symétrique avec
une sensibilité importante aux antipsychotiques. Cette
sensibilité aux antipsychotiques est caractérisée par un
syndrome extrapyramidal disproportionné, par des épiso-
des confusionnels sous olanzapine notamment et par
l’apparition d’œdèmes faciaux sous halopéridol. L’exa-
men neurologique souligne l’absence d’hallucinations.
Quels diagnostics doivent être évoqués, quels sont les
traitements pharmacologiques que l’on peut proposer
sachant que cet homme est actuellement traité par lithium
après qu’un essai de dépakine ait été mal toléré, alors que
les neuroleptiques le rendent invalidé. Quel est le pronos-
tic et quelle prise en charge envisager ?
Devant ce tableau clinique, le premier diagnostic à envi-
sager est celui de maladie à corps de Lewy : détérioration
cognitive avec une nette fluctuation des performances,
associée à un syndrome extrapyramidal et une hypersen-
sibilité aux neuroleptiques, existence de chutes. Ce dia-
gnostic peut d’autant plus être évoqué que l’intrication
entre maladie à corps de Lewy et trouble bipolaire est fré-
quente. Par contre, l’absence d’hallucinations visuelles
est peu en faveur de ce diagnostic. La conséquence thé-
rapeutique de ce diagnostic est la mise en place d’un trai-
tement anticholinestérasique et éventuellement de la
Dopa en évitant les neuroleptiques dont on sait qu’ils sont
très délétères dans cette maladie. Le pronostic est mau-
vais, en tout cas largement plus négatif que celui d’un trou-
ble bipolaire indemne d’affection dégénérative.
Un deuxième diagnostic à évoquer est une dégénéres-
cence fronto-temporale d’installation assez tardive. En
faveur de ce diagnostic : antécédents familiaux de dété-
rioration également mal étiquetés. Dans cette hypothèse,
les anticholinestérasiques ne sont pas actifs et ce sont des
traitements par anticonvulsifiants ou par inhibiteurs de la
recapture de la sérotonine qui sont proposés afin d’agir
notamment sur les dimensions de desinhibition. Le pro-
nostic est là aussi péjoratif. Quant à la prise en charge
médico-sociale, elle est un point crucial dans la gestion
de ces situations complexes où on a à la fois le cumul du
handicap lié à la maladie bipolaire et le cumul du handicap
lié à la maladie dégénérative avec les perspectives d’une
institutionnalisation nécessaire à terme. Une autre straté-
gie thérapeutique qui peut être envisagée, et que nous
avons récemment utilisée à plusieurs reprises dans ces
situations associant éléments dépressifs ou mixtes
chroniques : les électronarcoses. On a récemment eu
dans le service plusieurs patients qui avaient des maladies
à corps de Lewy ou des dégénérescences fronto-tempo-
rales avec des troubles thymiques très invalidants qui ont
été extrêmement améliorés par des électronarcoses.
En conclusion, plusieurs facteurs vont entrer en ligne
de compte dans le processus du vieillissement chez le
patient bipolaire. Premièrement, les comorbidités soma-
tiques et en particulier les facteurs de risque cardio-vas-
culaire peuvent favoriser la résistance aux traitements
psychotropes. Les processus de vieillissement vont-ils
affecter la symptomatologie des sujets bipolaires chez les-
quels préexistent des anomalies neurocognitives et
neurodéveloppementales ? Les processus de vieillisse-
ment sont-ils accélérés ? Peu de données existent à
l’heure actuelle pour répondre à cette question. L’effet au
long cours de l’environnement, de l’expérience de vie lors-
que l’on a un trouble bipolaire interagit de façon évidem-
ment complexe avec les phénomènes de vieillissement.
La personnalité prémorbide est très importante à pren-
dre en considération, de même que les comorbidités psy-
chiatriques et en particulier la comorbidité avec les abus
de substances qui interfèrent dans l’évaluation du déficit
cognitif.
Évidemment doit aussi être pris en compte l’effet au
long cours des psychotropes. Il s’agit là d’un chapitre
important parce que les psychotropes ont probablement
des effets délétères, (effet anticholinergique délétère des
antidépresseurs par exemple) mais ce qui est beaucoup
plus intéressant c’est que l’on montre actuellement que le
lithium et d’autres psychotropes, antidépresseurs ou anti-
psychotiques pourraient au contraire avoir des effets posi-
tifs, c’est-à-dire des effets neuroprotecteurs et neurotro-
phiques (1).
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Implications of the neuroprotective effects
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The Neuropsychiatric Inventory :
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