Suivant Héraclite, Heidegger a compris l’Etre non seulement en tant que dévoilement, présence, mais aussi en tant que
voilement, absence : « L’être des choses aime à se cacher ». Dans cette sentence, on a la preuve que l’émergence, la phusis,
est aussi voilement. Cela est possible car Héraclite a démontré le caractère essentiel de l’alethéia, qui n’est pas simplement
oubli de l’Etre, mais qui est liée à l’altérité, à la différence de l’Etre, au fait qu’il est absent par rapport aux choses présentes
(il se retire derrière les choses). Or, l’histoire de la pensée occidentale serait marquée par le fait qu’elle a voulu penser l’Etre
seulement dans sa présence. Seulement, dans la pensée initiale, Heidegger voit une possibilité de penser la « vérité de
l’Etre », justement parce que celle-ci arrive à penser l’altérité de l’Etre en tant que présence face au présent. La différence
entre présence et présent, la différence ontologique, est déjà oubliée lorsque l’on essaie de nommer cette présence. La
première faute du naturalisme serait donc d’avoir voulu donner un nom à l’Etre : « Lorsque la présence est nommée, il y a
déjà représentation de présent. Au fond, la présence en tant que telle n’est pas distinguée de l’étant présent. Elle ne passe que
pour le plus général et le plus élevé des présents, donc pour un présent »4. Il s’agit d’un point bien précis dans la philosophie
heideggerienne : pour assurer la véritable différence de la présence, de l’Etre, il ne faut pas la nommer. Dès que l’on a voulu
dire la présence, on l’a aussitôt oubliée. Cela découle pour Heidegger d’une conception du Logos comme simple
« manifestation ». L’Etre devient alors le suprême étant, la raison de tout étant, et en conséquence un pur objet de
représentation. Si, en revanche, on entend le Logos comme « Pose recueillante », on peut penser pouvoir mettre l’Etre à l’abri
dans l’Etre du langage (c’est ce que nous lisons en conclusion de la Lettre sur l’humanisme). Cette alternative est aussi celle
de toute l’histoire de la philosophie. D’un côté, une pensée où l’étant a submergé l’Etre, donc une pensée de l’objectivation,
de l’étantisation de l’Etre, de l’autre côté, une pensée qui, grâce aux ressources du langage poétique, peut sauvegarder l’Etre
dans sa différence.
Le philosophe allemand revient clairement sur ces interrogations dans un article de 1955, écrit en hommage à Ernst
Jünger. Il s’agit de Zur Seinsfrage (Sur la question de l’Etre) dans lequel Heidegger utilise le nom de l’être uniquement s’il
est rayé : seule sa disparition permettra de se délivrer de la prétention objectiviste : « Cette biffure en croix ne fait d’abord
que défendre en repoussant, à savoir : elle repousse cette habitude presque inextirpable, de représenter l’ "Etre" comme un
En-face qui se tient en soi, et ensuite seulement qui advient parfois à l’homme. Selon cette représentation il semble alors que
l’homme soit excepté de l’ "Etre". Or non seulement il n’en est pas excepté, c’est-à-dire non seulement il est inclus dans l’
"Etre", mais l’ "Etre" est tenu (…) de rejeter l’apparence du Pour soi, raison pour laquelle il est aussi d’une autre essence que
celle que voudrait accréditer la représentation d’une Omnitude embrassant la relation Sujet-Objet »5. La garantie de la
sauvegarde de l’Etre ne semble plus assurée dans la langue, fût-elle poétique. Seul le silence semble encore pouvoir rendre
compte du voilement de l’Etre, qui se doit d’être le plus indéterminé possible afin d’éviter toute représentation, même
linguistique. L’opposition heideggerienne envers un type de pensée objectivante devient de plus en plus forte. Dans cette
perspective, la métaphysique n’est pas l’erreur de tel ou tel penseur (ou de tous). Elle est avant tout une modalité selon
laquelle l’être lui-même se détermine, ce qui advient sans aucun doute dans l’activité de l’homme et, d’une certaine manière,
par lui.
Dans l’interprétation de Heidegger, il est clair que la philosophie de la Nature représente une variante, peut-être l’une des
plus dangereuses, de cette pensée, à savoir de l’onto-theo-logie, la philosophie d’une totalité « close ». La philosophie de la
nature veut exprimer la plénitude de l’être, mais elle ne peut le faire qu’en s’objectivant, c’est-à-dire en donnant une
représentation de soi-même, à laquelle tous les étants doivent rendre compte.
Mais peut-on vraiment réduire tout le naturalisme à l’histoire de la métaphysique ? Nous pensons qu’en revanche, nous
pouvons soustraire la philosophie de la nature à cette histoire, si nous gardons à l’esprit la façon dont la question a été traitée
par Bruno. Nous ne revenons pas sur ces questions car nous avons déjà essayé de dire, dans ce même numéro de L’art du
comprendre, que la philosophie brunienne n’est ni une philosophie de la représentation, ni une philosophie de la totalité
« close ».
La matière brunienne n’est pas toute la réalité (puisque Bruno rejette une pensée de la totalité), mais elle peut, avec
vicissitude, devenir toutes les choses. Cela peut avoir lieu car la matière a toute la réalité, a toutes les choses, mais n’est pas le
Tout totalement, car ses choses ne sont pas éternelles (c’est la raison de la polémique contre les formes aristotéliciennes),
mais plutôt elles deviennent sans cesse. La matière n’a aucune forme particulière, non pas parce qu’elle en est dépourvue,
mais parce qu’elle les a toutes6. Ce qui ne comporte jamais cependant qu’elle soit totalement accomplie, puisqu’elle
comprend d’infinies possibilités non réalisées. C’est en ce sens que nous pouvons comprendre la différence que Bruno établit
entre l’infinité divine et l’infinité naturelle. Dans un passage du De l’infini, Bruno déclare avec fermeté que « l’infinito non
può essere compito » (l’infini ne peut être achevé)7. Ainsi l’infini brunien se rattache à des sources très anciennes avec deux
conséquences importantes. Cela signifie en premier lieu que Bruno peut fonder une philosophie du devenir et non pas une
philosophie de la totalité « fixe », et en deuxième lieu qu’il évite les pièges d’une pensée de la représentation en attribuant un
primat génésique à la Nature et non à l’homme (c’est pourquoi toutes les différentes formes d’idéalisme de Hegel jusqu’à
Cassirer n’ont jamais vraiment compris la portée de la philosophie de Bruno). L’Un brunien conserve son indicibilité
précisément parce qu’il est toujours en devenir, il est illimité. L’infini doit être « poursuivi sans fin » (« infinitamente
perseguitato »8), il est donc évident qu’il n’existe pas chez le Nolain un sujet qui se voudrait maître de l’étant, en réduisant la
totalité au rang d’objet de sa représentation.
Il n’y a pas de totalité « déterminée » car le fondement est indéterminé. Il n’y a pas de représentation, car cette
indétermination ne peut jamais être complètement atteinte. Nous sommes des ombres (ou dans l’ombre)9 et donc nous ne
pouvons pas avoir une vision accomplie de l’Etre. Au contraire, l’être se dérobe continuellement. On trouve la même
formulation du problème dans le De docta ignorantia de Nicolas de Cues : « L’infini, en tant qu’infini, en échappant à toute
proportion, est inconnu » (De docta ignorantia I, 1, par. 3). Si Bruno a donné le nom de « Nature » à l’« Etre » il n’a
cependant pas pour autant réitéré une onto-théologie. La Nature reste toujours impossible à atteindre.