Crise et transformation de la protection sociale : une lecture régulationniste des évolutions du secteur de la santé Jean-Paul DOMIN (OMI-EA 2065, Université de Reims Champagne-Ardenne) Introduction La dépense courante de santé représente aujourd’hui en France 11,7 % du PIB. La France se situe encore derrière les États-Unis, l’Allemagne et la Suisse, mais devance les autres pays de l’Union européenne. Le système est organisé autour d’une assurance maladie obligatoire qui reste le principal financeur de la dépense de soins et de biens médicaux (75,5 %) bien que sa part diminue depuis 1995. Une part croissante de la dépense est assurée par l’assurance maladie complémentaire (13,8 %) et les ménages dont le reste à charge (9,4 %) tend à augmenter depuis le début des années 20001. Ce travail s’inscrit dans une perspective historique et s’intéresse de façon générale aux liens entre transformation des systèmes de protection sociale et crise économique et plus particulièrement aux évolutions des systèmes de santé en phase de crise. L’approche historique met en évidence les avancées en termes de socialisation de la dépense de soins. Les phases de dépression se caractérisent en effet par une socialisation croissante des dépenses. La crise accélère donc une prise en charge collective de la santé. Mais ce qui était vrai hier ne l’est plus forcément aujourd’hui : la crise économique se traduit au contraire par une désocialisation et une individualisation croissante du risque santé. Nous organiserons notre propos en deux temps. Nous montrerons d’abord que si les transformations des systèmes de prise en charge de la santé sont importantes en phases de crise et se traduisent par une socialisation croissante (1), la période actuelle se manifeste plutôt par une individualisation du risque santé et un transfert progressif de la dépense vers les organismes complémentaires d’assurance maladie (2). 1. La transformation des systèmes de protection sociale en période de crise La littérature régulationniste offre un large éventail des analyses des transformations de la protection sociale. Une première approche dite de la régulation systémique voit dans les phases de crise un moment de revalorisation de la force de travail (1.1.). Une seconde approche dite de la régulation salariale voit dans la protection sociale un compromis institutionnalisé né pendant les phases de crise (1.2.). Une analyse historique des systèmes d’assurance maladie confirme les approches théoriques (1.3). 1.1. L’approche en termes de régulation systémique Le programme de recherche initié par Paul Boccara au début des années 1960 constitue une rupture avec un grand nombre de travaux marxistes des années 1950. Avec lui, le Parti communiste français prend ses distances avec le Manuel d’économie politique publié dans les 1 Fenina A., Le Garrec M.-A. et Koubi M., Les comptes nationaux de la santé en 2009, Études et résultats, n° 736, 2010. 1 années 1950 en Union soviétique et longtemps considéré par bon nombre d’intellectuels marxistes comme une référence indépassable2. L’évolution théorique se structure autour de quatre grandes étapes. La première (19601966) est marquée par une relecture et une mise en cohérence des trois livres du Capital. À partir de 1966 et jusqu’en 1971, Paul Boccara entame la réflexion sur le capitalisme monopoliste d’État et l’articulation suraccumulation-dévalorisation du capital et baisse tendancielle du taux de profit/contre-tendances. Les années 1970 marquent le début d’une réflexion plus générale sur la recherche d’un nouveau type de croissance comme une issue à la crise. Enfin, les années 1980 constituent le début des travaux sur la constitution d’un critère synthétique de gestion. Comme le souligne Michel Bellet, des premiers travaux sur le dépassement du capital jusqu’aux études sur les nouveaux critères de gestion, le couple suraccumulation-dévalorisation du capital constitue l’axe de réflexion principal de Paul Boccara et plus généralement de l’école de la régulation systémique3. Si les travaux de Paul Boccara insistent sur la dévalorisation du capital en phase B de Kondratieff (1.1.1.), Louis Fontvielle organise sa pensée autour de thème de la revalorisation de la force de travail (1.1.2.). 1.1.1. Régulation et dévalorisation du capital L’approche en termes de régulation systémique se développe vers les années 1970-1980 dans le sillage de la thèse du capitalisme monopoliste d’État et s’inscrit dans la perspective de la théorie de la suraccumulation-dévalorisation du capital comme le souligne Paul Boccara : « La théorie de la suraccumulation-dévalorisation du capital permet d'analyser la régulation spontanée, opérant à la façon d'un organisme naturel, biologique du capitalisme. Elle montre comment sur la base des rapports de production, de circulation, de répartition et de consommation capitalistes, s'effectue cette régulation. La régulation est l'incitation au progrès des forces productives et de la productivité du travail ainsi que la lutte contre les obstacles à ce progrès. Elle concerne aussi le rétablissement de la cohérence normale du système, après le développement des discordances et le dérèglement formel que ce progrès engendre nécessairement. Ce rétablissement s'effectue à travers les crises et les transformations qu'elles provoquent y compris les transformations structurelles de l'organisme économique allant jusqu’à mettre cause l’existence du capitalisme lui-même »4. Le caractère systémique des travaux de Paul Boccara repose sur le rôle fondamental du taux de profit5 qui permet d’apprécier la structure des résultats du système économique. La régulation par le taux de profit se caractériserait, au sein d’un cycle Kondratieff, par des périodes de suraccumulation suivies de phases de dévalorisation du capital. Celle-ci s'exprime sous trois formes différentes : la dévalorisation du capital en excès, la dévalorisation conjoncturelle de capital de longue durée et la dévalorisation structurelle de capital. La première consiste soit en une mise en sommeil du capital qui n'arrive pas à se valoriser, soit en une mise en valeur à taux réduit, soit en une destruction d'une partie du capital. La dévalorisation conjoncturelle de capital de longue durée, entraîne la destruction de capital, des 2 Pouch T., Les économistes français et le marxisme. Apogée et déclin d'un discours critique (1950-2000), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2001. 3 Bellet M., La régulation, éléments sur le statut de deux programmes de recherche, Issues, n° 32, 1988, p. 5-33. 4 Boccara P., Études sur le capitalisme monopoliste d'État, sa crise et son issue, Paris, Éditions sociales, 1974. 5 Jean-Claude Delaunay trouve d’ailleurs « injuste et surtout inexact de réduire la problématique dite de la suraccumulation-dévalorisation à une régulation mécaniquement étatique du taux de profit », mais pense toutefois que le manque de travaux sur cette question a « conduit à ce qu'elle fonctionne sous sa forme idéologiquement réduite et appauvrie de régulation étatique du taux de profit ». Delaunay J.-C., Questions posées à la théorie de la régulation systémique, Économies et sociétés, série R, n° 2, 1986, p. 209-231. 2 fermetures d'établissements, une montée du chômage massif et des krachs financiers. Enfin, la dévalorisation structurelle constitue une dévalorisation chronique. Elle résulte de nouvelles relations sociales6 et permet la prévention de certains blocages liés à l'accumulation du capital7. Les mutations technologiques sont au cœur de la phase de crise. Elles se caractérisent essentiellement par de nouveaux rapports quantitatifs et qualitatifs. Le premier objectif sera de relever le niveau des débouchés par des économies technologiques de capital constant 8. Ces évolutions ne peuvent se faire que par des transformations sociales profondes, une amélioration de la formation de la force de travail et par la dévalorisation structurelle d'une partie du capital social (capitaux financiers, capitaux usuraires, capitaux des petits épargnants). Les longues périodes de difficultés sont également marquées par une accélération des processus d'innovations fondamentales. Cette transformation ne peut se faire que sous la pression des conditions économiques et sociales (surproduction, concurrence, nouvelles relations sociales et culturelles). Les exemples sont nombreux pour plusieurs secteurs et pour l'ensemble des phases de difficultés. Pendant ces périodes, des contre-tendances interviennent sous la pression de la concurrence. Elles prennent la forme de baisses relatives en valeur des dépenses en moyens matériels. Les mutations technologiques s'accompagnent également de processus de modernisation de l'organisation du travail qui prennent des formes différentes (nouveaux types de management, partage du travail de surveillance, amélioration des droits). La théorie de la régulation systémique impose donc une nouvelle vision dialectique de l’analyse marxiste. En effet, les adaptations périodiques du rapport de production doivent permettre désormais de résoudre les contradictions du mode de production capitaliste, assurant ainsi le développement du système sur des bases nouvelles. Le processus de régulation, mis en évidence au travers des mouvements longs, offre la possibilité de changer de façon radicale la structure du système économique. 1.1.2. La revalorisation de la force de travail en phase de crise Si les premiers travaux de Louis Fontvieille analysent le caractère contracyclique des dépenses publiques, ils vont rapidement se focaliser sur l’hypothèse de la revalorisation de la force de travail qui va ensuite évoluer vers le développement des hommes. L’objectif des premiers travaux de Louis Fontvieille est de montrer que l’État ne peut être analysé en dehors de l’économie9. En effet, les transformations successives de l’État depuis le début du XIXe siècle sont liées aux nécessités de transformation économiques. Ainsi, l’État serait amené à prendre en charge certains services, voire certaines productions liées au développement des forces productives (instruction publique, Ponts et chaussées, santé publique, …), mais pouvant difficilement être mis en valeur dans une perspective privée. Il en résulte donc selon l’auteur que le développement de l’appareil d’État est intrinsèquement lié aux besoins de l’économie capitaliste. Le développement de l’État et de son domaine d’intervention dépend de ce que lui permet le capital. Louis Fontvieille aboutit alors à une triple constatation : la forte croissance des dépenses publiques, une évolution en paliers et la mise en évidence de fluctuations cycliques de longue période. 6 Boccara P., Suraccumulation et dévalorisation du capital, La Pensée, n° 277, 1990, p. 13-30. Boccara P., Les cycles longs et la longue phase de difficultés en cours, Issues, n° 29, 1987, p. 5-45. 8 Boccara P., Cycles longs, mutations technologiques et originalité de la crise de structure en cours, Issues, n° 16, 1983, p. 4-44. 9 Fontvieille L., Évolution et croissance de l'État français de 1815 à 1969, Économies et sociétés, série AF, n° 13, 1976, p. 1655-2144. 7 3 Les dépenses publiques ont connu une forte croissance depuis le début du XIX e siècle. La reconstitution de séries monétaires montre que l’évolution des dépenses publiques par rapport au produit physique (c’est-à-dire la production intérieure brute sans les services marchands) est assez nette. Entre 1815 et 1969, le rapport est multiplié par trois passant de 0,12 en 18151818 (moyenne quinquennale) à 0,37 en 1965-1969. Toutefois, cette évolution ne donne qu’une image partielle de la réalité dans la mesure où les séries ne tiennent pas comptes des dépenses des collectivités locales, ni celles de la Sécurité sociale. Cette évolution n’est pas une particularité française, on la retrouve dans certains pays européens. La croissance en paliers constitue la deuxième constatation de Louis Fontvieille. Trois grandes étapes ont été mises en évidence : les lendemains de la guerre franco-prusienne de 1870, l’après Première Guerre mondiale et la crise des années 1930. Après la guerre de 1870, les dépenses militaires augmentent plus vite que précédemment. Les dépenses publiques passent alors de 7 500 millions de francs constants en 1868 à 14 500 millions en 1871. Après le conflit de 1914-1918, le scenario est identique. Les dépenses publiques passent de 19 milliards de francs constants en 1915 à 59 milliards en 1922. Enfin, après la crise des années 1930, la croissance des dépenses publiques reprend. Enfin, Louis Fontvieille met en évidence une croissance alternée des dépenses publiques. Celles-ci évoluent de façon inverse aux mouvements de longue période de Kondratieff. Les phases A de prospérité économique sont marquées par une régression relative des dépenses publiques alors que les phases B se caractérisent par une progression plus rapide. Les progrès de l’État en phase de dépression seraient liés à une rupture dans l’accumulation du capital : la dévalorisation. Les fluctuations sont plus évidentes encore pour ce que Louis Fontvieille appelle les dépenses liées à la régulation. Il faut donc distinguer les fonctions liées à la régulation du système économique aux fonctions non liées. Les premières ont « pour effet d’accentuer la dévalorisation »10. Parmi celles-ci, l’action sociale nous intéresse plus particulièrement dans la mesure où elle participe à la reproduction de la force de travail. Dans cette perspective, les dépenses de santé permettent de prolonger l’utilisation de la force de travail et contribuent donc à diminuer les coûts. Enfin, elles élèvent les capacités productives de la force de travail, augmentant par la même occasion à la croissance de la productivité du travail. A contrario, les fonctions non liées à la régulation « ne font qu’assurer le bon fonctionnement et la perpétuation de ces rapports sociaux »11. Pendant les périodes de croissance, la priorité est donnée aux dépenses pour le capital constant, ce qui implique la faiblesse des sommes consacrées à la force de travail. Cette situation entraîne, à terme, un déséquilibre entre les forces productives qui freine leur efficacité. Les dépenses sociales restent faibles car le processus de dévalorisation du capital rend inutile toute intervention des pouvoirs publics. En revanche, durant les phases B, une procédure de revalorisation du capital variable est mise en œuvre. Tous les travaux menés, dans cette perspective théorique, sur des sujets comme les dépenses hospitalières12, ou l’éducation13 constatent une progression contracyclique pour les trois premiers cycles de Kondratieff. Cette approche repose sur l'évolution de la seule structure productive en phase B et explique la transformation du mode de production capitaliste (Fontvieille, 1989). Cette 10 Fontvieille L., op. cit., p. 1966. ibid., p. 1995. 12 Domin J.-P., Évolution et croissance de longue période du système hospitalier français (1803-1993), Économies et sociétés, série AF, volume 34, n° 3, 2000, p. 71-133. 13 Michel S., Éducation et croissance économique en longue période, Paris, Éditions L'Harmattan, 1999. 11 4 évolution est sans effet durant la phase de difficultés dans la mesure où la croissance du chômage l'empêche. Mais, elle doit permettre de redynamiser l'activité et d'accroître la demande au début de la phase A. La revalorisation de la force de travail se traduit donc par une « action sélective » sur les investissements, favorisant le développement du capital variable et les économies sur le travail passé. La revalorisation de la force de travail se manifeste par des transformations sociales. En effet, la phase B inaugure une période de luttes en faveur de la satisfaction de nouveaux besoins sociaux. Ceux-ci ne peuvent plus être satisfaits que par une élévation du pouvoir d'achat. Par exemple, les années 1820-1850 inaugurent une transformation profonde du procès de travail et de la force de travail salariée, qui s'est urbanisée progressivement. Cette évolution se manifeste par une évolution parallèle des rémunérations et des qualifications bouleversant les modes de consommation. Les entreprises participent à cet effort par des formes de dévalorisations internes (mise en service d'un chauffage gratuit aux salariés, construction de logements, services collectifs, …). La revalorisation de la force de travail passe également par la création d'institutions sociales publiques et privées afin d'assurer la reproduction de la force de travail. Cette transformation nécessite un financement efficace. Celui-ci s'opère par un prélèvement sur la plus-value. La prise en compte de ces besoins ne peut se faire que sur la base d'un capital dévalorisé, créant ainsi une nouvelle baisse du taux de profit. Les dépenses publiques ont permis, en phase B, d'élever la qualité de la force de travail et de rétablir l'équilibre en faveur des forces productives. À la fin de la période de difficultés, la maind’œuvre dispose donc d'une part accrue dans la richesse produite. Cette évolution favorise une relance de l'accumulation sur des bases nouvelles dans la mesure où la progression des dépenses sociales accroît le niveau de consommation. La thèse de la revalorisation de la force de travail suscite dès le début une controverse au sein de l’école de la régulation systémique. Le premier désaccord repose sur le terme de revalorisation qui signifie un relèvement de la valeur, une réévaluation qui se traduirait par une augmentation du capital variable par rapport au capital constant. Cette analyse est, pour certains, contestable dans la mesure où le rapport salaire/prix ne renseigne pas sur l'évolution sanitaire et sociale. D'autre part, la phase de difficultés en cours serait marquée par un renforcement de l'exploitation de la force de travail et l'insatisfaction de la demande sociale. Paul Boccara admet l'existence d'innovations sociales pendant les phases B, mais constate également un renforcement des méthodes d'exploitation de la force de travail14. En réponse, Louis Fontvieille analyse la revalorisation de la force de travail comme une réduction du taux de plus-value. Pour Paul Boccara, il s'agirait plutôt d'une utilisation de la force de travail comme un capital dévalorisé par des innovations sociales. Il ne peut donc s'agir d'une revalorisation de la force de travail qui équivaudrait à l'augmentation de la part des salaires dans la valeur créée par la main-d’œuvre. La thèse du développement des hommes est avancée par Louis Fontvieille et constitue un dépassement de la thèse de la revalorisation de la force de travail 15. En effet, le cycle de Kondratieff débuté en 1945 se caractérise non par une logique contracyclique, mais plutôt par une croissance procyclique des dépenses d’éducation. Cette évolution s’impose en raison des limites théoriques de cette dernière approche qui passe sous silence la transformation économique opérée par les dépenses sociales. Cette approche montre que certaines dépenses 14 Boccara P., Sur la communication de Louis Fontvieille, Issues, n° 36, 1989, p. 108-113. Fontvieille L., Education growth and long cycles. The case of France in the 19th and 20th centuries, G T. (dir), Education and economic developpment since the industrial revolution, Valencia, Generalitat valanciana, 1990, p. 311-342. 15 5 affectées d’abord à la force de travail peuvent trouver un autre type d’utilisation. L’éducation en offre une illustration parfaite dans la mesure où elle permet de satisfaire des besoins culturels16. La valeur affectée au développement des hommes par une dévalorisation structurelle en phase B est reproduite et garantit une part du surproduit acquis au terme du processus de production. D’autre part, cette même valeur entre dans la reproduction et n’est donc pas assimilable par le capital. Il s’agit bien d’une forme nouvelle. Les dépenses consacrées au développement des hommes s’élèvent en phase de crise afin de résoudre les contradictions inhérentes au mode de production capitaliste et favorisent la construction d’une forme sociale nouvelle qui ne fonctionne pas dans une logique marchande. Le fonctionnement de cette nouvelle forme sociale est différent dans la mesure où il ne repose plus sur la mise en valeur d’un capital, mais plutôt sur un prélèvement effectué sur un surproduit. Ainsi, avec la croissance économique retrouvée, la nouvelle forme sociale absorbe une partie de ce surproduit. Il apparaît alors que la valeur dégagée par le travail se décompose en trois parties : le salaire direct, une partie socialisée destinée à satisfaire les besoins collectifs et une troisième partie sous la forme d’une plus value destinée à la reproduction élargie du capital. Le développement des hommes suppose que toute forme capitaliste engendre une forme sociale obéissant à une logique différente. L’exemple de l’éducation est significatif de cette évolution. 1.2. La protection sociale : un compromis institutionnalisé La théorie de la régulation salariale s’inscrit également dans la perspective marxiste mais souhaite l’amender et la compléter à la lumière de travaux plus récents. L’idée est de dépasser l’approche en termes de baisse tendancielle du taux de profit pour lui préférer celle de régime d’accumulation17. L’un des apports principaux de la théorie de la régulation est d’avoir montré que l’issue du conflit capital versus travail a une influence sur le rapport d’exploitation. La théorie de la régulation a pour objectif d’appréhender l’ampleur des changements au sein des rapports sociaux. L’État n’est plus seulement que l’agent du capital, c’est également le vecteur des compromis institutionnalisés18. Les travaux menés sur cette question ont montré que l’action sociale résulte d’un rapport de force entre l’État et la force de travail (1.2.1.) et favorise l’émergence d’un compromis institutionnalisé (1.2.2.). 1.2.1. L’action sociale : l’expression d’un rapport de force entre État et force de travail L'analyse des dépenses publiques sur la période 1870-1980 met en évidence deux traits majeurs : l'affaiblissement récent de la dépense militaire et l'augmentation et la diversification des dépenses civiles. Il est intéressant de constater que Christine André et Robert Delorme refusent l'interprétation fonctionnelle. L'affaiblissement des dépenses militaires est selon eux assez récent. Jusqu'en 1945, l'État a agi en deux temps : d'abord le financement de la préparation de la guerre et les dépenses liées au conflit. Ensuite, l'État a financé les réparations et payé la dette. De 1872 à 1938, celles-ci ont représenté près des deux tiers des 16 Fontvieille L. et Michel S., Cycles longs et éducation : une évaluation des transformations de la croissance, La Pensée, n° 333, 2003, p. 19-36. 17 Boyer R., La théorie de la régulation : une analyse critique, Paris, Éditions de la Découverte, 1986. 18 Boyer R., Théorie de la régulation. 1. Les fondamentaux, Paris, Éditions de la Découverte, 2004. 6 dépenses. Enfin, les dépenses consacrées aux pouvoirs publics se sont maintenues de 10 à 15 % du total19. En revanche, les dépenses civiles ont profondément évolué depuis 1870. L'élargissement du secteur public constitue une première explication. Sur la première phase (1872-1912), les pouvoirs publics représentent le premier poste des dépenses, immédiatement suivi par les transports et l'éducation. À cette époque, l'action sociale avoisine 3,4 % des dépenses de l'État (1909) alors même que tous les autres domaines ne dépassent pas 1 % de l'intervention de l'État. Entre les deux guerres, les pouvoirs publics, les transports et l'éducation se situent au premier rang des dépenses. Mais, le poids des pensions aux anciens combattants augmente. L'action sociale évolue profondément. Ce poste avoisine 3,2 % des dépenses publiques en 1929 et 6,0 % en 1938. Les dépenses d'éducation augmentent également en raison de l'effort en matière de politique éducative (gratuité des premières classes, scolarisation accrue, …). Après la Seconde Guerre mondiale, le poids de la dépense civile s'accroît et se diversifie. L'intervention de l'État dans les mécanismes économiques se traduit par le financement du commerce, de l'industrie et des dépenses de logement. L'action directe des autorités dans la sphère marchande se transforme et devient sélective à partir des années 1960. Les auteurs constatent la place croissante des transferts après la Seconde Guerre mondiale, alors qu'ils représentent la moitié des dépenses civiles à la fin de cette période. Leurs fonctions évoluent également. Entre 1872 et 1912, ils vont principalement aux transports (compagnies de chemin de fer et compagnies maritimes). Dès le début du XXe siècle, l'action sociale, devient le premier poste des transferts. Après la Seconde Guerre mondiale, les transferts se diversifient vers l'agriculture, le commerce, l'industrie, l'éducation et le logement. Christine André et Robert Delorme, bien que se réclamant du matérialisme historique, ne tirent pas les mêmes conclusions que Louis Fontvieille. Le système de protection sociale s'est constitué progressivement dès la seconde moitié du XIXe siècle. Il prend la forme, à l'époque, de caisses patronales ou de mutuelles. Pour Christine André et Robert Delorme, les débuts réels de la socialisation du coût du travail datent de l'entre-deux-guerres. Ainsi, la Première Guerre mondiale aurait joué un rôle important dans la mesure où l'organisation internationale du travail a mis au jour le retard du système d'assurances sociales en France. La profonde mutation du système industriel dans les années vingt a provoqué un élargissement du salariat. Dans ces conditions, l’intervention de l'État en matière d'action sociale devient nécessaire. Plusieurs domaines sont visés. L'amélioration des conditions de travail constitue le premier axe de réflexion (baisse de la durée du travail, mise en œuvre des congés payés et élaboration du droit du travail). La création d'un système d'assurances sociales représente une avancée. Mais, il faut attendre la fin de la Seconde Guerre mondiale pour voir se développer un système social généralisé à l'ensemble de la population. Plusieurs actions sont menées (création de la Sécurité sociale, signatures de conventions entre syndicats de médecins et la Caisse nationale d'assurance maladie pour accélérer la baisse des prix, …). Ces actions participent, selon les auteurs, à la gestion par l'État de la force de travail. L'intervention publique en matière sociale a essentiellement pour cible la population ouvrière vivant en zone urbaine. Leurs revendications pour des conditions de vie meilleure créaient des tensions permanentes qui favorisent l'émergence de solutions nouvelles. En effet, le salaire direct ne permet pas de répondre aux problèmes d'insécurité sociale dans la mesure où il n’est qu'un salaire de subsistance ne permettant pas l'épargne. D'autre part, les initiatives privées en matière d'assurances sociales restent limitées. 19 Delorme R. et André C., L'État et l'économie, un essai d'explication de l'évolution des dépenses publiques en France, 1870-1980, Paris, Éditions du Seuil, 1983. 7 Les salaires, notamment les salaires ouvriers, sont trop faibles pour permettre la mise en œuvre d'une activité d'assurance. Le niveau des cotisations est trop élevé et exclue les populations les moins favorisées. En outre, il n'existe aucune règle en la matière, le système est trop lourd à mettre en place et en cas de faillite aucun droit ne garantit les salariés. C’est d'ailleurs en ce sens que le législateur intervient en 1894-1895. Selon cette thèse, l'élaboration d'un système de protection sociale serait issue d'un processus de négociations entre l'État et la force de travail. Ainsi, les « victoires sociales » ne seraient pas nées d'une initiative publique, mais plutôt d'un accord nécessaire pour réduire les tensions. C'est la thèse du « compromis institutionnalisé ». 1.2.2. L'État social : expression d'un compromis institutionnalisé Il existe, selon Christine André et Robert Delorme, un groupe de dépenses particulières : l'enseignement et la Sécurité sociale. Ces deux types de dépenses relèvent du compromis institutionnalisé20. À l'origine de celui-ci, on trouve une situation de conflit entre des groupes sociaux-économiques. En ce qui concerne l'éducation, l'État et l'Église s'opposent. Pour les assurances sociales, la situation est semblable. Une population ouvrière, majoritairement salariée et soumise à certaines formes d'insécurité sociale, s'oppose au patronat allié aux pouvoirs publics refusant d'intervenir dans des relations strictement professionnelles. Dans ces conditions, aucune des forces en présence n'est assez dominante pour imposer ses choix. Il s'en suit un long processus de négociation aboutissant à la conclusion d'un accord. Le compromis institutionnalisé se distingue de l'institutionnalisation autoritaire (comme ont pu le faire la Première République ou l'Empire). Les tensions nées des oppositions entre classes favorisent la négociation et l'intervention de l'État. Les compromis institutionnalisés « résultent d'une situation de tension et de conflits entre groupes sociaux économiques pendant une période longue à l'issue de laquelle une forme d'organisation est mise en place, créant des règles, des droits et des obligations par les parties prenantes »21. Cette définition s'inscrit pleinement dans une logique de régulation. Pendant les phases de difficultés, les tensions et les conflits nés de la déstructuration de l'ancien mode de régulation favorisent la négociation et aboutissent à la mise en œuvre de nouvelles structures sociales. Le compromis porte avant tout sur l'unification et l'obligation du changement. L'intervention publique aura pour effet d'imposer à l'ensemble des acteurs les modifications, mais permettra toutefois la persistance de certaines formes anciennes. Dans le cas de l'éducation, cela s'est traduit par la cohabitation d'un enseignement public et privé. Pour la Sécurité sociale, la mise en place d'un système obligatoire pour les travailleurs salariés cohabitait avec des régimes particuliers (professionnels ou locaux) issus des luttes anciennes. Pour Christine André et Robert Delorme, le compromis repose sur le cadre auquel l'ensemble de la population se conforme. Toutefois, l'État-providence est aujourd'hui en crise. Celle-ci n'est pas seulement financière. C'est également une crise d'efficacité se traduisant par une inflation des coûts et par un résultat assez décevant et qui peut déboucher, à terme, sur une crise de légitimité de l'État. Cette situation de difficulté devrait se conclure par une réforme du système. En effet, la crise de l'État-providence génère inéluctablement des tensions conduisant à de nouvelles formes de régulation. L'école de la régulation salariale propose une relecture historique de la protection sociale et tente d'analyser ses liens avec l'économie. Robert Boyer a montré que, pendant les trente glorieuses, la lutte contre les inégalités était compatible avec les ressorts de la croissance 20 Delorme R. et André C., op. cit., p. 671-674. André C., État-providence et compromis institutionnalisé. Des origines à la crise contemporaine, Boyer R. et Saillard Y. (dir), Théorie de la régulation, l'état des savoirs, Paris, Éditions la Découverte, 1995, p. 144-152. 21 8 économique22. La Sécurité sociale constituait ce que l'auteur appelle le compromis fordiste et devait permettre une diffusion générale du niveau de vie (stimulation de la demande de biens de consommation et de biens de production). La croissance de l'État pouvait stabiliser la conjoncture et réduire les risques de chômage. L'intérêt du compromis fordiste23 pour le système capitaliste reposait sur l'acceptation par les travailleurs de l'impératif de modernisation. Le cercle vertueux de la croissance fordiste fonctionnait grâce à la synergie entre l'efficacité économique et la justice sociale. Le mode de régulation monopoliste de l'aprèsguerre devait permettre la réduction des disparités salariales et assurait le partage des fruits de la croissance par l'ensemble des salariés. Cette conjonction favorable favorisa la croissance des gains de productivité ainsi que l'efficience économique. De 1945 à 1973, les deux systèmes cohabitèrent de façon correcte. Comme le souligne H. Bertrand : « Le modèle d'après-guerre était un puissant facteur de cohésion sociale (...) il offrait en permanence une solution aux conflits sociaux »24. À partir de 1973, la montée de la crise économique provoqua des tensions entre la justice sociale et l'efficacité économique. Le dispositif de protection sociale devait néanmoins permettre d'atténuer l'ampleur de la crise et son impact social. Mais, la Sécurité sociale n'a pas assuré le retour d'une nouvelle dynamique économique et n'a pas répondu à la montée des exclusions nées de la crise. Aujourd'hui, le système est à la croisée des chemins. La rigueur budgétaire imposée par les contraintes de la monnaie unique semblent interdire toute tentative de réforme. Mais, un choix est devenu nécessaire sur le modèle de protection sociale à favoriser. Deux voies sont principalement explorées. Une première, expérimentée aux ÉtatsUnis, privilégie le talent individuel au détriment de l'égalité et de la distribution des revenus. Une seconde, que l'on peut qualifier de sociale-démocrate, favorise la cohésion de la société autour d'institutions collectives. Il faut donc analyser le compromis institutionnalisé comme l'émergence d'un mode de régulation assurant la cohérence du système économique. Cette théorie explique, dans une perspective historique, les processus d'ajustement macroéconomique où les interventions publiques sont nécessaires. Néanmoins, on ne peut réduire le système de protection sociale à une simple forme de l'État. En effet, comme le pense Bruno Théret, la société serait un ensemble d'ordres hétérogènes nécessitant pour sa reproduction le jeu de système mixte. Dans cette perspective, l'auteur pense que l'État-providence est plutôt l'alliance de l'État et du bienêtre des citoyens et non pas une partie intégrante de cet État25. Les différentes recherches menées sur la question du Welfare state ont souligné le fait qu'il existerait, à cet égard, une pluralité de conceptions26. 22 Boyer R., Justice sociale et performances économiques : de l'alliance cachée au conflit ouvert ? , Paris, CEPREMAP, 1991. 23 Le concept de compromis fordiste met en œuvre le rapport salarial fordiste qui est la forme de l'échange social, organisée autour d'une augmentation du pouvoir d'achat contre des gains de productivité. C'est de cette manière que les groupes sociaux se sont constitués et ont inventé un compromis nouveau : le développement de la consommation de masse allait de pair avec la modernisation des systèmes productifs. On pourra lire à ce sujet Bertrand H., Rapport salarial et système d'emploi, Boyer R. et Saillard Y. (dir), Théorie de la régulation. L'état des savoirs, Paris, Éditions La Découverte, 1995, p. 126-134. 24 Bertrand H., France, modernisations et piétinements, Boyer R. (dir), Capitalismes fin de siècle, Paris, Puf, 1986, p. 67-105. 25 Théret B., De la comparabilité des systèmes nationaux de protection sociale dans les sociétés salariales : essai d'analyse structurale, Comparer les systèmes de protection sociale en Europe. Rencontres de Berlin, Paris, DREES-MiRe, 1996, p. 439-503. 26 Lautier B., L'État et le social, Théret B. (dir), L'État, La finance et le social, souveraineté nationale et construction européenne, Paris, Éditions La Découverte, 1995, p. 483-508. 9 1.3. Une analyse historique des systèmes d’assurance maladie Une analyse sur l’institutionnalisation des solidarités permet de comprendre comment le système est passé progressivement d’une régulation concurrentielle à une régulation conventionnelle prenant trois formes successives. Dans le modèle de la régulation concurrentielle, le patient n’est couvert par aucun dispositif de socialisation (modèle du patient non solvable). Le prix de l’acte médical constitue le régulateur du système de soins puisque toute perturbation se caractérise par sa dépréciation. Le système ne peut donc pas se développer durablement puisqu’il ne s’adresse qu’à la demande solvable. Cette organisation de la santé est donc injuste et inefficace puisqu’elle nie la notion de besoins de santé et n’est réservée qu’à une petite partie de la population. À partir des années 1890, la crise devient évidente, elle se combine à une à une crise démographique. Les pouvoirs publics acceptent l’idée d’une réforme. Celle-ci se traduit par une socialisation prenant la forme de l’assistance (du 15 juillet 1893) et de l’assurance (loi du 1er avril 1898). La première offre des soins gratuits aux personnes sans ressources. Elle s’intègre dans une stratégie politique visant à aider médicalement des individus valides ou momentanément invalidés afin de leur rendre leur liberté et de les réintégrer sur le marché du travail27. La loi permet enfin à l’État de récupérer les ressources de pouvoir de l’Église catholique28. La seconde, la loi du 1er avril 1898 dite Charte de la Mutualité rénove en profondeur le statut, qui datait de la loi du 15 juillet 1850 et du décret du 28 mars 1852, crée trois types de sociétés (libres, approuvées et reconnues d’utilité publique) et leur reconnaît un rôle actif dans la protection sociale29. Le vote de ces deux lois constitue un tournant dans le sens de la socialisation de la dépenses. En 1890, 3 % de la population totale bénéficie d’une couverture sociale. En 1913, le taux de couverture avoisine 17 %. Dans le même temps, la dépense de santé socialisée est passée est passée de 8 à 140 millions de francs constants 1905-191330 (cf Graphique 1). D’abord réticents à ces législations accusées de nier le paiement à l’acte, les praticiens vont s’organiser afin de définir un barème national s’imposant pour toutes les prestations réalisées sur des malades socialisés et de mettre en place des règles déontologiques pour éviter les pratiques de rabais31. Le patient est progressivement couvert par un dispositif de socialisation. La régulation concurrentielle s’efface progressivement devant une régulation conventionnelle primaire. Après la Première guerre mondiale, la nécessité de construire un système de santé socialisé se renforce. Le conflit a causé a tué plus de 1,3 millions d’hommes, 250 000 civils et est responsable d’un déficit de 1,4 millions de naissances. L’argumentaire démographique et hygiéniste est donc au cœur des débats sur les assurances sociales. Une première loi est promulguée le 5 avril 1928. Mais après un long mouvement de protestation des médecins libéraux, une seconde loi est promulguée le 30 avril 1930. Elle affirme le paiement à l’acte, mais les conventions signées entre les représentants de la profession et les caisses 27 Bec C., Les politiques d'assistance : de l'intégration à la relégation, La revue de l'IRES, n° 30, 1999, p. 72-92. Théret B., Les dépenses d'enseignement et d'assistance en France au XIXe siècle : une réévaluation de la rupture républicaine, Annales Économie, Sociétés, Civilisations, volume 46, n° 6, 1991, p. 1335-1374. 29 Dreyfus M., Histoire de la Mutualité, Saint-Jours Y. (dir), Traité de Sécurité sociale, Paris, LGDJ, 1990, p. 951. 30 Domin J.-P., Crise sociale et institutionnalisation des solidarités : une application au système de santé (18901940), Guillaume P. (dir), Les solidarités (2). Du terroir à l'État., Bordeaux, Éditions de la MSH d'Aquitaine, 2003, p. 73-93. 31 Steffen M., Les médecins et l'État en France, Politiques et management public, volume 5, n° 3, 1987, p. 19-39. 28 10 d’assurances sociales définissent un tarif de responsabilité qui garantit un niveau minimum de remboursement à l’assuré. 160 000 000 18% 140 000 000 16% 14% 120 000 000 12% 100 000 000 10% 80 000 000 8% 60 000 000 6% 40 000 000 4% 20 000 000 Pourcentage de la population totale Francs constants 1905-1913 Graphique n° 1 Évolution comparée des dépenses de santé socialisées et de la population couverte entre 1890 et 1912 2% - 0% 1890 1892 1894 1896 1898 1900 1902 1904 1906 1908 1910 1912 Dˇpenses de santˇ socialisˇes Part de la population couverte Le dispositif repose dorénavant sur une régulation conventionnelle simple. Avec le vote des lois sur les assurances sociales (1928-1930), le système se transforme en profondeur dans la mesure où le conventionnement permet à la profession de déterminer conjointement avec les caisses d’assurances sociales les tarifs. Ces derniers permettent un remboursement partiel aux patients. Même si les assurances sociales sont en partie inefficace, la régulation conventionnelle simple donne au patient des droits à prestations. Dans les faits, les assurances sociales assurent le développement de la socialisation de la santé. En 1920 15 % de la population totale est couverte par un dispositif de socialisation, en 1934 46 % de la population est couverte. Dans le même temps, la dépense socialisée est passée de 78 à 326 millions de francs constants 1905-1913. En 1945, la création de la Sécurité sociale couronne cette évolution de longue période et permet l’émergence d’une régulation conventionnelle élargie augmentant la solvabilisation de la demande. Dorénavant, le conventionnement est élargi. En effet, le patient bénéficie de nouveaux droits à prestations sociales et est associé à la gestion de la Sécurité sociale par l’intermédiaire des organisations syndicales. À partir de 1960, la politique du conventionnement oblige les praticiens à signer les conventions afin de renforcer les droits des patients (modèle du patient assuré social). Aujourd’hui ce modèle historique est contesté par les politiques économiques de santé, s’appuyant de façon croissante sur la logique néo-classique des incitations. Le patient assuré social cède la place au malade gestionnaire de son capital santé (Batifoulier, Domin, Gadreau, 2008). Progressivement, une régulation marchande de la santé s’instaure. Graphique n° 2 Évolution comparée des dépenses de santé socialisées et de la population couverte entre 1920 et 1934 11 50% 400 000 000 45% 350 000 000 40% 300 000 000 35% 250 000 000 30% 25% 200 000 000 20% 150 000 000 15% 100 000 000 10% 50 000 000 5% 0% 1920 1921 1922 1923 1924 1925 1926 1927 1928 1929 1930 1931 1932 1933 1934 Dˇpenses de santˇ socialisˇes Part de la population couverte 2. La crise actuelle favorisera-t-elle une sortie par le haut ? Une application au système de santé La phase de crise actuelle semble constituer un contre-exemple parfait. Des politiques de freinage des dépenses et de diminution des coûts sont mises en œuvre depuis le milieu des années 1970. Elles coïncident avec un changement de référentiel de politiques publiques, mais se déclinent de façon différente suivant les périodes32. Dans un premier temps, les pouvoirs publics ont favorisé des mesures centrées sur l’offre. Durant la phase de stagflation, (19751983), Un dispositif de limitation du nombre de diplômes délivrés (numerus clausus), institué en 1971, est renforcé. Il a pour objectif de réduire l’offre de soins censée participer à la croissance de la demande. La période de désinflation compétitive (1983-1993) marque une certaine continuité politique (resserrement du numerus clausus, mise en place des taux directeurs et du budget global, …). Elle est complétée par une tentative de désocialisation de la demande de soins (développement d’un secteur 2 dit à honoraires libres). Mais, ces mesures se révèlent vite financièrement inefficaces et socialement inégalitaires. Un premier revirement a lieu au milieu des années 1990 avec une forte affirmation des préférences béveridgiennes des élites (renforcement du poids décisionnel législatif, fiscalisation du financement, réforme de l’offre publique de soins, …). Dans le même temps, la tutelle abandonne toute tentative de réforme de l’offre privée de soins qui est trop risquée au plan politique. Depuis le début des années 2000, la politique économique de santé prône une régulation par la demande. La théorie économique des anticipations rationnelles, en soutenant que les mesures keynésiennes sont non seulement stériles, mais également nuisibles pour l’économie capitaliste, a contribué à cette évolution. Désormais, la politique économique de santé repose sur un système complexe d’incitations censées orienter le comportement des individus. C’est dans ce sens qu’il faut y voir une évolution marchande. 32 Barbier J.-C. et Théret B., Le nouveau système français de protection sociale, Paris, Éditions de la Découverte, 2004. 12 Les mesures prises depuis le début des années 2000 ne vont pas dans le sens d’un accroissement de la socialisation. La loi de réforme de l’assurance maladie du 13 août 2004 montre la voie dans ce domaine en pénalisant les comportements déviants et en transférant une part croissante de la dépense vers l’Assurance maladie complémentaire. L’individualisation croissante du risque santé constitue une rupture paradigmatique en ce sens que tout ce qui reposait auparavant sur le collectif est transféré à l’individuel (2.1.). L’exemple de l’assurance maladie complémentaire est sur ce point caractéristique (2.2.). 2.1. L’individualisation croissante du risque : une rupture paradigmatique Alors qu’au XIXe siècle, les périodes de crise se traduisaient par une socialisation croissante de la dépense de santé, la phase actuelle tend à favoriser le retour à l’individu. Le malade est forcément appréhendé comme un profiteur qu’il faut encadrer par un dispositif d’incitations. Le risque santé devient progressivement une affaire individuelle (2.1.1.) ce qui constitue en soi une rupture paradigmatique (2.1.2.). 2.1.1. Le risque santé : une affaire individuelle Depuis la fin des années 1980, la thèse de l’agence constitue un thème majeur de recherches en sciences économiques33. L’économie de la santé n’a pas échappé à cette évolution34. Le déterminisme comportemental est devenu l’explication principale à la croissance des dépenses35. En économie de l’assurance, la relation d’agence entraîne un aléa moral ex ante et un aléa moral ex post. L’aléa moral de première espèce (risque moral ex ante) suppose que l'individu relâche sa vigilance en raison de l’efficacité de son assurance. Il peut s’observer dans le cas de comportements à risque (tabac, alcool, …). Dans un système assurantiel, l’assureur ne distingue pas les individus qui font de la prévention. Ainsi, l’absence d’internalisation inciterait-elle les assurés à diminuer leurs efforts de prévention. L’existence de ce risque fait l’objet de débats en assurance maladie. Pour certains, l’arrivée de nouveaux traitements contre l’infection à VIH a coïncidé avec une augmentation des comportements à risques36. Mais, d’autres travaux montrent que le fait d’être assuré n’entraîne pas de comportements de ce type37. Une franchise doit permettre d’inciter les assurés sociaux à la prévention pour des pathologies n’entraînant que de faibles variations de l’état de santé38. L’aléa moral de seconde espèce (risque moral ex post) peut se définir ainsi : l’assuré, une fois le risque survenu, consomme davantage de soins que son état ne le nécessite. Contrairement à l’approche traditionnelle des contrats, l’asymétrie d’information n’est pas nécessaire à la manifestation du risque moral. Dans ce cas, les différents états de la nature (processus de soins, incertitude sur l’efficacité des traitements, relation d’agence entre le malade et le praticien) empêchent la mise en œuvre de transferts forfaitaires. La problématique de la responsabilisation des assurés sociaux s’inscrit dans cette perspective théorique. Elle est présentée comme le seul remède à la crise de l’assurance 33 Coriat B. et Weinstein O., Les nouvelles théories de l'entreprise, Paris, LGF, 1995. Benamouzig D., La santé au miroir de l'économie., Paris, Puf, 2005. 35 Kessler D., L'avenir de la protection sociale, Commentaire, volume 22, n° 87, 1999, p. 619-632. 36 Geoffard P.-Y. et Méchoulan S., Comportements sexuels risqués et incitations. L'impact des nouveaux traitements sur la prévention du VIH, Revue économique, volume 55, n° 5, 2004, p. 883-900. 37 Henriet D., Assurance maladie : intervention publique et rôle de la concurrence, Revue d'économie politique, volume 114, n° 5, 2004, p. 587-594. 38 Bardey D. et Lesur R., Contrat d'assurance maladie optimal et risque moral ex ante. Comment peut-on s'affranchir d'une franchise ?, Revue économique, volume 55, n° 5, 2004, p. 857-868. 34 13 maladie dans la mesure où celle-ci résulterait de la déresponsabilisation des assurés sociaux. Toute la période qui a précédé le vote de la loi du 13 août 2004 a été marquée par le développement d’une idéologie de la sanction stigmatisant les comportements déviants. La critique des conséquences négatives des politiques progressistes constitue, comme le souligne Albert Hirschman, le caractère principal de la rhétorique réactionnaire39. L’État social repose sur l’idée de division de la responsabilité. Ainsi, le risque social est-il partagé par la collectivité. En matière de protection sociale, le risque moral n’est pas totalement absent, il trouve une traduction dès les années 1970 dans les dispositifs de type ticket modérateur. Aujourd’hui, le thème de la responsabilisation des assurés sociaux prend appui sur la notion de risque moral, qui elle-même est adossée à une matrice coupable40. Cette moralisation croissante de l’État social se manifeste par la dénonciation du tricheur (c’est-àdire de celui qui profite indûment des aides sociales). Cette moralisation de la question sociale n’est pas foncièrement récente, elle s’est développée avec le VIIe Plan (1975-1980). Il constitue une première adaptation du système économique et social à la crise et se caractérise par une contradiction entre une planification sociale mieux intégrée et une logique de gestion de la crise qui prend appui sur la subordination de la justice distributive à la justice productive41. Dans les faits, la politique sociale du VIIe Plan va se réduire à deux grands axes : la sélectivité des prestations et la solidarité envers les plus démunis. Cette logique revient alors à un encadrement social de la stratégie économique42. Ce discours moralisateur s’inscrit dans une culture de la culpabilité. Celle-ci diffère de la culture de la honte. Dans cette dernière, tout acte trouve une justification de la part de son auteur qui l’attribue à un esprit malveillant et qui souffre de sa publicité. La honte déclenche donc une intériorisation progressive. En revanche, la culture de la culpabilité suppose que la faute et sa sanction soient d’emblée intériorisées. Chaque individu possède son propre système de contrôle social. 2.1.2. Une rupture paradigmatique Le développement d’une théorie du risque en matière de santé constitue donc a nos yeux une rupture paradigmatique dans la mesure où elle remet en question la socialisation de la santé. Dans un article désormais célèbre, François Ewald et Denis Kessler proposent de célébrer les noces du risque et de la politique43. La démocratie du risque viendrait clore le cycle de la démocratie politique, puis de la démocratie sociale en répartissant les risques sur tous les individus. Dans ce cas, il s’agit plus d’un divorce (en l’occurrence pour faute, voire même pour aléa de comportement) que de véritables noces. En effet, l’émergence d’un droit social à la fin du XIXe siècle résulte d’un compromis permettant de dépasser « l’opposition originelle entre droit au travail et droit à la propriété »44. Le droit social s’appuie sur la contribution de l’ensemble de la collectivité (la socialisation) afin d’améliorer l’ensemble de la société. 39 Hirschman A. O., Deux siècles de réthorique réactionnaire, Paris, Fayard, 1991. Murard N., La morale de la question sociale, Paris, Éditions la Dispute, 2003. 41 Stoléru L., Vaincre la pauvreté dans les pays riches, Paris, Éditions Flammarion, 1977. 42 Domin J.-P., La planification sanitaire comme élément de la croissance économique. Une réflexion rétrospective sur le rôle du Commissariat général du Plan, Dupuis J.-M. et El Moudden C. (dir), Politiques sociales et croissance économique, Paris, Éditions de l'Harmattan, 2002, p. 63-79. 43 Ewald F. et Kessler D., Les noces du risque et de la politique, Le débat, n° 109, 2000, p. 55-72. 44 Donzelot J., L'invention du Social. Essai sur le déclin des passions politiques, Paris, Éditions du Seuil, 1994. 40 14 De la fin du XIXe siècle, c’est-à-dire du vote des premières lois sociales (assistance médicale gratuite, Charte de la mutualité, …), jusqu’à la fin de la Seconde guerre mondiale, plusieurs stades vont se succéder dans la constitution de l’État social moderne. À chaque étape, la socialisation se développe. L’ordonnance du 4 octobre 1945 couronne cette évolution en mettant en place un système financé par des cotisations. Le préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 cimente ce nouveau droit en précisant que la nation « garantit à tous, notamment à l’enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé … ». En faisant référence à une nouvelle approche par les risques, François Ewald et Denis Kessler proposent un changement en profondeur du régime salarial issu du compromis de 194545. En effet, la référence au risque permet d’évacuer du rapport salarial toute une série de droits liés. Cette évolution suppose donc une rupture paradigmatique légitimant le passage d’une société du droit (en l’occurrence à la santé) à une société du risque. Alors que, dans la première, le rapport salarial repose sur une série de droits financés par des mécanismes de cotisations, dans la seconde, l’État et les compagnies d’assurance se répartissent les risques dans une perspective d’individualisation croissante des droits. La rupture est d’autant plus grande qu’à l’origine, les travaux sur le risque s’inscrivent dans la perspective de la gouvernementalité46. Or, en insistant sur le risque sanitaire, François Ewald poursuit la réflexion entamée dans l’État providence sur ce qu’il appelle la société assurantielle. Son approche du risque, comme le souligne Christophe Ramaux, est profondément liée au mal47. Or, la maladie n’est pas qu’un incident génétique et comportemental, elle peut être le fruit d’autres facteurs (environnement, travail, …). La référence croissante à l’aléa de comportement en matière d’assurance maladie participe également à l’individualisation de la santé qui participe à l’essor du marché de l’assurance48. 2.2. L’impossible égalité d’accès à l’assurance maladie complémentaire La politique économique de santé tente dorénavant d’inciter les individus à adopter un comportement économe, notamment par des techniques de copaiement49. L’incitation à souscrire un contrat d’assurance maladie complémentaire prolonge cette approche. En reportant une partie de la dépense sur le secteur de l’assurance maladie complémentaire, la loi du 13 août 2004 de réforme de l’assurance maladie conforte les inégalités persistantes dans un domaine qui est en effet caractérisé par des différences importantes dans les garanties offertes. Les contrats proposés vont du meilleur au plus mauvais (2.2.1.). La mise en œuvre de mesures d’aide à l’achat de complémentaire ne répondent pas aux problèmes posés (2.2.2.). 2.2.1. Les questions liées au transfert de la dépense vers l’assurance maladie complémentaire 45 Ewald F. et Kessler D., op. cit., p. 55-72. Après la mort de Michel Foucault, bon nombre de travaux vont lier la gouvernementalité et les risques sociaux. La théorie du risque est donc, dans un premier temps, indissociable de l’approche en termes de biopouvoir. Sur cette question, on pourra se reporter à Burchell G., Gordon C. et Miller P. (dir), The Foucault effect. Studies in governmentality, Chicago, The University of Chicago Press, 1991. François Ewald précise d’ailleurs en 2002 dans un entretien à la revue Esprit que la référence au risque est profondément liée aux questions de pouvoir. 47 Ramaux C., Quelle théorie pour l’État social ? Apports et limites de la référence assurantielle, Revue française des affaires sociales, volume 61, n° 1, 2007, p. 13-34. 48 Castel R., L'insécurité sociale. Qu'est ce qu'être protégé ?, Paris, Éditions du Seuil, 2003. 49 Batifoulier P., Domin J.-P. et Gadreau M., La gouvernance de l'assurance maladie au risque d'un État social marchand, Économie appliquée, volume 60, n° 1, 2007, p. 101-126. 46 15 Depuis le début des années 2000, la part de la Sécurité sociale s’est réduite en raison d’un désengagement croissant et d’une pénalisation des assurés sociaux (cf. Graphique n° 3). La part de la dépense prise en charge par l’assurance maladie obligatoire tend à s’accroître. Elle était de 12,8 % en 2000 contre 13,8 % en 2009. À cette date, elle atteint 24 milliards d’euros. Les organismes complémentaires d’assurance maladie prennent de plus en plus en charge les autres biens médicaux (optique, prothèse, …). La part des assurés sociaux, le reste à charge, a également augmenté. Il atteint 16,4 milliards en 2009. Le reste a charge est particulièrement élevé en optique, pour les frais dentaires et pour les médicaments. La mise en œuvre d’une franchise de cinquante centimes sur les boîtes de médicament en 2008 explique en partie l’augmentation du reste à charge qui est à l’origine de renoncement aux soins50. Graphique n° 3. Le financement de la dépense de santé de 1980 à 2009 100% 90% 80% 70% 60% 50% 40% 30% 20% 10% 0% 1980 1990 1995 Sécurité sociale 2000 État et CMU-C 2004 2005 2006 Assurance maladie complémentaire 2007 2008 2009 Ménages Le recours croissant à l’assurance maladie complémentaire pose de nombreux problèmes. L’inégalité des garanties proposées en constitue un exemple significatif. L'enquête Protection sociale complémentaire d'entreprise (PSCE) de l'IRDES propose une première typologie en distinguant quatre niveaux de prise en charge51. Le premier (classe 1) rassemble des contrats aux garanties faibles en optique et en dentaire (34 % des contrats, 34 % des salariés). La classe 2 (contrats aux garanties moyennes en optique et en dentaire) concerne 39 % des contrats, 40 % des salariés. La classe 3 est constituée de contrats aux garanties fortes en optique (18 % des contrats, 16 % des salariés). Enfin, le dernier niveau (classe 4) s'articule autour de contrats aux garanties fortes en dentaire (9 % des contrats, 10 % des salariés). Une seconde typologie résulte d'une étude de la DREES reposant sur des données qui émanent des organismes assureurs. La classe D propose des contrats d'entrée de gamme offrant les garanties les plus basses. Deux catégories intermédiaires (classes C et B) proposent respectivement des contrats standards avec certaines prestations de référence et des contrats 50 Kambia-Chopin B. et Perronnin M., Les franchises ont-elles modifié le comportement d'achat de médicaments ?, Questions d'économie de la santé, n° 158, 2010. 51 Francesconi C., Perronnin M. et Rochereau T., La complémentaire maladie d'entreprise : niveaux de garanties des contrats selon les catégories de salariés et le secteur d'activité, Questions d'économie de la santé, n° 112, 2006. 16 apportant une meilleure couverture en dentaire. Enfin, les contrats dits haut de gamme (classe A) qui offrent des remboursements assez élevés pour toutes les prestations52. Des inégalités persistent entre les contrats collectifs et ceux souscrits individuellement. Les premiers sont majoritaires, ils sont proposés aux salariés de quatre établissements sur dix (hors administration et secteur agricole). La majorité des personnes bénéficie d'un contrat de couverture complémentaire d'entreprise à caractère obligatoire. Ces contrats sont plus favorables aux salariés que les contrats individuels, ce qui renforce évidemment les inégalités. Les contrats individuels offrent de moins bonnes garanties que les contrats collectifs53 (Couffinhal, Perronnin, 2004). Les contrats d’entrée de gamme sont plus souvent souscrits de façon individuelle (15 %) que de manière collective (5 %) et prévoient essentiellement des remboursements du ticket modérateur. A contrario, les contrats haut de gamme sont majoritairement collectifs (11 %) et offrent des garanties deux à trois fois supérieures à celles des contrats standards (Arnould, Rattier, Raynaud, 2006). Si les contrats collectifs restent plus avantageux que ceux concluent individuellement, ils n’empêchent pas les inégalités entre les salariés en fonction de leurs statuts, de leur catégorie ou de leur entreprise. Les salariés des grandes entreprises sont mieux couverts que ceux des petites et moyennes entreprises (Turquet, 2006). L'enquête PSCE de l'IRDES confirme que les cadres cumulent des avantages plus nombreux que les non-cadres et qu'ils bénéficient également de régimes catégoriels plus efficaces et de niveaux de garantie plus élevés (Francesconi, Perronnin, Rochereau, 2006). Des inégalités existent également entre les grosses et les petites entreprises54. Les complémentaires les plus favorables sont aussi inégalement distribuées. Elles sont obtenues à 60 % en lien avec l’entreprise et leur qualité est corrélée avec la position du salarié dans l’entreprise et la puissance de celle-ci (Turquet, 2004b). Les complémentaires d’entreprise les plus généreuses concernent davantage les cadres supérieurs, que les employés ou ouvriers, les salariés des grandes entreprises que ceux des petites (Turquet, 2004a). Ainsi, un cadre sur trois accède, via sa complémentaire d'entreprise, à des garanties élevées en optique et dentaire contre un non-cadre sur cinq. Dans les faits, les inégalités s’ajoutent à celles déjà existantes : les salariés précaires, les chômeurs et les inactifs peuvent bénéficier d’une couverture complémentaire individuelle ou de la couverture maladie universelle complémentaire, mais dans des conditions beaucoup moins favorables que celles des contrats collectifs. Les personnes qui perdent leur travail perdent également leur mutuelle et ne souscrivent pas forcément un contrat individuel. Nous avions parlé à ce propos d’une double peine55. 2.2.2. L’inefficacité des mécanismes correcteurs La réduction de la couverture sociale générée par une politique de retrait de l’assurance maladie obligatoire pose des problèmes d’équité et introduit des barrières nouvelles à l’entrée du système de soins, notamment pour les malades non solvables. Certains doivent renoncer aux soins en raison de la politique incitative mise en œuvre. Face à ces inégalités, l’État social 52 Arnould M.-L., Rattier M.-O. et Raynaud D., Les contrats d'assurance maladie complémentaire, une typologie en 2003, Études et résultats, n° 490, 2006. 53 Couffinhal A. et Perronnin M., Accès à la couverture complémentaire maladie en France : une comparaison des niveaux de remboursements, Questions d'économie de la santé, n° 80, 2004. 54 Guillaume S. et Rochereau T., La protection sociale complémentaire collective : des situations diverses selon les entreprises, Questions d'économie de la santé, n° 155, 2010. 55 Abecassis P., Coutinet N. et Domin J.-P., Logiques industrielles versus droits sociaux : une application au secteur de l'assurance maladie complémentaire, Domin J.-P., Maric M., Delabruyère S. et Hédoin C. (dir), Audelà des droits économiques et des droits politiques, les droits sociaux, Paris, L'Harmattan, 2008, p. 153-166. 17 doit donc mettre en œuvre des mécanismes correcteurs afin de palier ces dysfonctionnements. L’instauration de la couverture maladie universelle en a constitué en 1999 un premier exemple. La CMU a contribué à l’évolution de la structure de la population sans couverture complémentaire. Le poids des personnes sans couverture est passé de 12 % en 1998 à 8 % en 2002. Cette population est majoritairement jeune et pauvre et comprend une forte proportion de personnes sans emplois. Toutefois, la part de personnes âgées de 65 ans et plus a tendance à croître. Enfin, la proportion de revenus inférieurs à 690 € par unité de consommation diminue ainsi que la proportion de personnes vivant dans un ménage dont le chef de famille est sans emploi. Néanmoins, un nouveau dispositif de correction s’est justifié aux yeux du législateur, dans un souci d’égalité d’accès au système de santé, dans la mesure où les taux de remboursement de l’assurance maladie obligatoire sont restés faibles pour les petits risques (optique, dentaire). D’autre part, le faible seuil de la CMUC (570 €) génère des effets de seuil : des personnes modestes ne peuvent bénéficier de la CMUC gratuite parce qu’ils ont un revenu supérieur à 570 €. Ces mêmes personnes ne bénéficient pas d’une couverture d’entreprise ou ont des moyens trop faibles pour acquérir une assurance maladie complémentaire individuelle. Ainsi, 17,5 % des personnes disposant de moins de 550 € de revenu mensuel par ménage ne sont pas couvertes. En revanche, parmi ceux dont le revenu dépasse 1 300 €, 4 % ne bénéficient d’aucune couverture56. L’aide à l’acquisition d’une couverture maladie complémentaire prévue par la loi du 13 août 2004 constitue un nouveau dispositif de correction. Son objectif est de pallier les différences entre les individus dans la souscription d’une couverture complémentaire et de corriger les effets de seuils liés à l’existence de la CMUC. Mais, la réduction de ces effets reste un objectif difficilement réalisable. Toutefois, les effets de ce nouveau dispositif correcteur restent assez limités. En février 2006, 203 000 personnes bénéficient de cette aide, soient 10 % seulement de la population-cible. La montée en charge est régulière, mais relativement lente. La loi de financement de la Sécurité sociale pour 2006 a déjà relevé le montant de l’allocation (de 100 € pour les individus de moins de vingt-cinq ans à 400 € pour ceux de plus de soixante) afin d’attirer de nouvelles personnes. La Cour des comptes a relativisé dans son rapport 2006 les effets de correction d’inégalité de ce dispositif. En effet, le taux de reste à charge sur la prime d'assurance reste assez important. Les projections réalisées par le fonds CMU sont éloquentes. Ainsi, pour un couple de personnes de plus de 60 ans, l'aide est de 800 €. Le reste à charge pour un contrat au coût annuel de 1 371 € est de 571 €, ce qui représente un demi-mois de revenu du minimum vieillesse (soit 1 094,80 € par mois). Des travaux plus récents insistent sur l’importance du reste à charge moyen (389 €) qui représente 4,5 % du revenu annuel des ménages57. Pour que ce dispositif augmente son efficacité en termes d’égalité, il faudrait mettre en œuvre une aide dégressive à l’acquisition correspondant à 1,5 Smic de revenu par unité de consommation (soit 2,5 plafonds de la CMU). La solution serait de prendre en charge la totalité de la cotisation d’assurance maladie complémentaire pour les ménages dont les revenus ne dépassent pas le seuil de la CMU, la moitié pour des revenus équivalents au Smic et 16 % de la cotisation pour les ménages ayant des revenus correspondant à 1,3 Smic. Une politique de ce type ne serait peut-être pas suffisante pour assurer un taux de couverture 56 Cornilleau G., Hagneré C. et Ventelou B., Assurance maladie : soins de court terme et traitement à long terme, Revue de l'OFCE, n° 91, 2004, p. 269-332. 57 Franc C. et Perronnin M., Aide à l'acquisition d'une assurance maladie complémentaire : une première évaluation du dispositif ACS, Questions d'économie de la santé, n° 121, 2007. 18 équivalent aux revenus de plus de 1 300 €. Elle permettrait seulement un taux de couverture de 90 % pour l’ensemble des tranches de revenus58. Mais, le coût d’une mesure de ce type serait forcément élevé (3,6 milliards d’euros), c’està-dire 2,6 fois les dépenses actuelles de CMU, ou encore 5 points de dépenses de soins de ville remboursables (honoraires, analyses, médicaments et autres biens). Pour l’instant, les pouvoirs publics ont limité cette politique dans la mesure où l’aide à l’acquisition d’une assurance maladie complémentaire est possible pour les ménages dont le revenu est inférieur à 1,15 plafond de la CMU. La politique mise en œuvre aujourd’hui ne suffit pas à assurer l’équité d’accès aux soins. Conclusion La phase de crise actuelle marque une évolution par rapport aux phases précédentes. Si ces dernières se sont caractérisées par une tendance à la socialisation de la dépense, la période actuelle est marquée par un recul des droits sociaux. L’influence grandissante de la théorie de l’agence est en grande partie responsable de cette évolution. Le malade est devenu responsable en raison de son comportement dépensier de la croissance des dépenses. La seule solution pour la politique économique de santé est de l’inciter à minorer sa consommation par le développement de l’AMC. Cette solution ne garantit aucunement une baisse des dépenses de santé, mais elle génère des inégalités. Le recours à l’AMC pose en effet des problèmes d’égalité d’accès aux soins. En effet, si la part couverte de la population ne cesse d’augmenter (91 % actuellement contre 30 % en 1960), les contrats proposés vont du meilleur au plus mauvais. Les inégalités qui existent sur le marché du travail sont ainsi reproduites, sur le marché de l’assurance maladie complémentaire. Les salariés en général ont plus de chances que les chômeurs de bénéficier d’une couverture santé. Les cadres en particulier ont la possibilité d’être couverts par un contrat avec de bonnes garanties, ce qui n’est pas toujours le cas pour les non-cadres. L’accès a une complémentaire est donc devenu désormais un privilège dû à la position salariale. Cette situation est aggravée par la part croissante du reste à charge des ménages qui correspond 9,4 % de la CSBM, soit un niveau proche de celui de 1995. La mise en place d’une politique d’incitations (participation forfaitaire, franchises, …) à partir de 2004 a pesé sur la situation des plus fragiles et a entraîné des renoncements aux soins que les correctifs (aides à l’acquisition d’une complémentaire santé, …) n’arrivent pas à résoudre. Bibliographie Abecassis P., Coutinet N. et Domin J.-P., Logiques industrielles versus droits sociaux : une application au secteur de l'assurance maladie complémentaire, Domin J.-P., Maric M., Delabruyère S. et Hédoin C. (dir), Au-delà des droits économiques et des droits politiques, les droits sociaux, Paris, L'Harmattan, 2008, p. 153-166. André C., État-providence et compromis institutionnalisé. Des origines à la crise contemporaine, Boyer R. et Saillard Y. (dir), Théorie de la régulation, l'état des savoirs, Paris, Éditions la Découverte, 1995, p. 144-152. 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