Chronique des deux r..

publicité
Chronique des deux rives
Par Abdelmadjid Kaouah
La grandeur pathétique de Jean El Mouhouv Amrouche
Jean El Mouhouv Amrouche fut une voix de haute poésie, une plume d’un
journalisme de grand panache et un maître de l’entretien li ttéraire radiophonique.
Ses entretiens avec Paul Claudel et Gide restent une référence en la matière. Il se
définissait comme « un Kabyle de père et de mère, profondément attaché à mon
pays natal, a ses mœurs, à la langue, amoureux nostalgique de la sagess e et des
vertus humaines que nous a transmises sa littérature orale, il se trouve qu'un
hasard de l'Histoire m'a fait élever dans la religion catholique et m'a donné la
langue française comme langue maternelle" .Tout en s’assumant comme "un
écrivain français". Jean El Mouhouv Amrouche occupe une place singulière dans
la poésie algérienne d'expression française. Premier poète de langue française
qu'ait connu l'Algérie, son œuvre contenue dans deux recueils : Cendres (1934) et
Etoile secrète (1937) s'est développée avant la génération de 1945. Sa double
filiation a été à la fois une source d'inspiration et de déchirement - qui
l'apparente partiellement avec Albert Camus mais dont les engagements seront
aux antipodes. Jean Amrouche s’engagea sans réserve dans le combat pour
l’émancipation et l’indépendance de l’Algérie.
Son attachement à sa patrie algérienne, il s’inscrivit très loin dans le passé, en
s’interrogeant et en faisant revivre une des figures fondatrices : Jugurtha. Ce
dernier "prend toujours le visage d'autrui mimant à la perfection son visage et ses
gestes, mais tout à coup les marques les mieux ajustés tombent et nous voici
affrontés au masque premier, le visage de Jugurtha, inquiet, aigu, désemparé".
En faisant revivre l'épopée d'un résistant à la domination romaine, il s'emplo ya à
déchiffrer le message de l'Eternel Jugurtha dont l'un des traits de caractère est la
"passion pour l'indépendance qui s'allie à un très vif sentiment de la dignité
personnelle".L'œuvre de Jean Amrouche s’est s'articulée autour d'une double
quête spirituelle et identitaire dont la finalité est le "langage primordial".
Entre deux chemins, l'un vers Dieu, l'autre vers l'histoire, le poète avou ait
sa perplexité et ses tourments : Ah! Dites-moi l'origine/Des paroles qui chantent
en moi !" Il pressentait qu'"au delà du verbe humain" il existe "un langage
primordial". Dans sa double quête des racines et du divin, Jean Amrouche ne
reste pas pourtant à l'écart du monde. Son Ebauche d'un chant de guerre en
témoigne clairement :
"A l'homme le plus pauvre
à celui qui va demi-nu sous
le soleil dans le vent la pluie ou la neige
à celui qui depuis sa naissance n'a jamais eu le ventre plein
On ne peut cependant ôter ni son nom
ni la chanson de sa langue natale.
Aux Algériens on a tout pris
la patrie avec le nom
le langage avec les divines sentences
de sagesse qui règlent la marche de l'homme"
Il se savait n’être que l’instrument de cette parole « étrangère » qu’il
déchiffrait pour ses frères de destin.
Il s'agissait dès lors d' "habiter" un "nom" pour "ne plus errer en exil /
dans le présent sans mémoire et sans avenir". De la méditation individuelle il
s'élèva vers une parole commune en prise sur un drame immédiat sans pour
autant renoncer à sa quête de l'universel. Aimé Césa ire a dit à son propos que sa
grandeur pathétique avait été de "n'avoir sacrifié ni l'amont, ni l'aval, ni son
pays, ni l'homme universel, ni les mânes, ni Prométhée...".
Produit d'une double culture, il est aussi le lieu d'un "dramatique dualité", selon
l’écrivain Armand Guibert. Pour faire face à ce déchirement, il s'est voulu être un
pont de communication entre les deux communautés en conflit. Pour preuve son
engagement inlassable en faveur de négociations pour la paix en Algérie. Tout en
affirmant :"Je me suis toujours senti algérien", Jean Amrouche avouait : "La
France est l'esprit de mon âme, l'Algérie est l'âme de mon esprit". Ce fut pour
lui, selon Jean Déjeux une manière de crucifixion.
Jean Amrouche est mort le 6 avril 1962 sans avoir connu l'Algérie indépendante.
Il demeure « une île dans la mer d’ombres », comme il l’écrivit en évoquant le
destin du poète dans Chants berbères de Kabylie.
Jean Amrouche est un prince du verbe écrit Mohammed Harbi dans sa préface à :
« Jean El-Mouhoub Amrouche : déchiré et comblé » de Réjane Le Bau.
Aujourd’hui, en Algérie, après un purgatoire politique (qui donne à penser, dans
une certaine mesure, à celui de Mouloud Feraoun à une époque), Jean Amrouche
est considéré comme l’un des pères fondateurs de l a littérature algérienne de
langue française, et plus largement des lettres maghrébines.
A.K.
Téléchargement