Lettres inédites d`une figure de Berbérie à son petit

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A la une / Contribution
MARGUERITE TAOS AMROUCHE
Lettres inédites d’une figure de Berbérie à son
petit frère Mohand
©
D.R.
Bio-express : Mohamed A. Lahlou est docteur honoris causa, docteur d’État ès lettres et sciences humaines,
docteur en psychologie et professeur à l’université d’Alger. Mohamed A. Lahlou est aussi professeur honoraire
de l’université de Lyon et ancien président de l’Association internationale de recherche interculturelle (Aric).
J’ai eu l’immense honneur de connaître Taos Amrouche, une grande dame de la littérature et de la culture
algériennes. Au 41e anniversaire de son décès, comment lui rendre hommage, sinon en lui donnant la parole,
en relisant certains passages de lettres qu’elle m’a adressées ? Il s’agit de lettres inédites, très denses et très
longues à la fois, au point qu’il n’est pas possible de résumer toute leur richesse. Il était important de publier
ces extraits, tellement ils sont l’expression de sa spontanéité à fleur de peau, de ses espérances vives et de ses
déceptions douloureuses.
Le sous-titre de cette contribution reprend la manière dont Taos Amrouche m’appelait avec la tendresse qui
était la sienne ; il emprunte aussi à Kateb Yacine sa manière d’évoquer la famille Amrouche qu’il comparait à
une figue de Barbarie : “piquante à l’extérieur, mais si douce à l’intérieur”, disait-il.
Histoire d’une vie
Taos Amrouche est née à Tunis le 4 mars 1913 d’une famille originaire d’Ighil Ali ; elle meurt d’une longue
maladie, le 2 avril 1976, à Saint-Michel l’Observatoire où elle est enterrée. Elle est la fille de Fadhma Ath
Mansour Amrouche, auteure de l’ouvrage Histoire de ma vie, et la sœur de Jean El-Mouhoub Amrouche, écrivain
algérien de renom. Exilée dans un autre pays, exilée dans une autre religion, exilée dans une autre langue,
Marguerite Taos Amrouche, auteure de nombreux ouvrages et romans et interprète des chants traditionnels
berbères, est restée l’Algérienne qu’elle a toujours été, la Berbère qu’elle n’a jamais cessé d’être, la passionnée
de la culture algérienne qui a toujours été la sienne. Elle fut la première Algérienne à publier un roman, Jacinthe
noire, en 1947. Elle a donné sa voix exceptionnelle aux chants berbères de Kabylie ; c’est à ce titre qu’elle fut
invitée pour se produire sur de nombreuses scènes d’art et de culture, notamment à Paris, Madrid, Barcelone,
Dakar, Florence et Rabat. Le pouvoir algérien de l’époque l’a cependant privée des honneurs qu’elle méritait et
ne l’invitera même pas au Festival culturel panafricain d’Alger, en 1969.
Elle sera, par contre et pour une juste réparation de reconnaissance, invitée pendant cette période, à Alger, par
les étudiants de l’université d’Alger, devant lesquels elle déclamera, avec émotion et fierté, ses poèmes et ses
chants. Elle participera, à Paris, en 1966, à la fondation de l’Académie berbère. Ses principaux romans sont :
Jacinthe noire (1947), Rue des tambourins (1960), L’amant imaginaire (1975). Elle laisse également un recueil
de poèmes, histoires et proverbes kabyles Le grain magique (1966). Ses disques ont sauvé, à jamais, de l’oubli,
les Chants traditionnels berbères de Kabylie qu’elle tenait de sa mère, auxquels elle a donné sa merveilleuse
voix et qu’elle a chantés, pour la première fois en public, au premier Congrès de musique marocaine de Fès, en
mai 1939, à l’âge de 26 ans. C’est à cette occasion qu’elle a été nommée pensionnaire de l’Académie espagnole
de Musique, La Casa Vélasquez de Madrid. Au-delà de ce parcours exceptionnel, il y a aussi le lien émotionnel
intense, le lien charnel, qu’elle entretenait avec son pays et son peuple, elle qui a été projetée d’un exil à un
autre, d’une rupture à une autre, d’une incompréhension à une autre. Comment retrouver les signes de cette
vie bouleversante, sinon dans ses écrits les plus spontanés ? Dans ces écrits qui ne sont pas retravaillés ou
réécrits sous le regard d’un éditeur exigeant. Dans ces écrits, on retrouve l’émotion, non plus celle d’une femme
écrivaine et chanteuse d’opéra, mais l’émotion brutalement ressentie au plus profond d’elle-même. On y
découvre l’émotion d’une Algérienne blessée par l’exclusion qu’elle a connue et vécue avec douleur. On y
découvre aussi ses espérances pour une Algérie dont elle rêvait, comme d’un fruit à cueillir avec tendresse. On
y découvre le cri d’une femme meurtrie par l’incompréhension d’hommes politiques désincarnés de la vérité de
leur société.
On y découvre aussi cette prémonition, qui était la sienne, qu’un jour les jeunes de son pays viendraient à bout
de toutes les injustices et de tous les oublis. Elle n’a eu le temps de vivre ni Avril 80, ni Octobre 88, mais elle
pressentait qu’un jour meilleur viendrait grâce à une jeunesse algérienne bouillonnante du désir de liberté. Dans
ces extraits de lettres, on pourra suivre ses appels au pays qui lui manque, à ce pays que lui ont arraché ses
exils et ses exclusions. Elle ne cessait de se voir, comme dans un récit fabuleux, parcourant l’immensité de
l’Algérie et en même temps toute sa beauté. Dans ces extraits de lettres, nous suivrons, impuissants, son long
combat contre la douleur d’une maladie qui l’arrachera à la vie ; une vie qu’elle voulait prolonger pour voir se
réaliser son rêve le plus fou, celui de revoir son pays, sa Kabylie, son Algérie, de se réapproprier ces objets si
simples d’une vie simple qu’elle voulait revivre. Comment, à l’écouter nous lire ses lettres, ne peut-on point
sentir cette fragilité et cette force de résistance qui était la sienne ? Comment ne pas ressentir pour Nna Taos,
l’émotion communicative qui était la sienne ?
Écoutons-la donc lire ses propres mots écrits de sa propre main et essayons de reconstruire, avec elle, son
univers intime.
Paris, le 4 janvier 1970
Mon cher et fidèle Mohand. Ton télégramme m’est bien arrivé (lors du récital de Taos Amrouche, à Rabat), qui
m’a apporté la sève de tous les jeunes arbres de chez nous, de notre terre, qui poussent droit, sous la lumière
de Dieu, sous le soleil des ancêtres. J’avais tant besoin de cet apport. Je me suis battue là-bas avec foi et j’ai
triomphé (...). Les applaudissements, au cours de la dernière séance, sont allés à une ‘triomphatrice’, déchirée
et transformée en fontaine de larmes !! (…). J’ai reçu également ta si émouvante carte. Le ton (le tien) est
toujours aussi juste, aussi calme, résolu et ferme et aussi fier.
Cette année sera décisive ‘Assegwass agi da ssegwas amervouh !’. Celle des prises de conscience, des réveils.
L’année du bonheur. (…) Mon 3e disque sera en vente en janvier (ces jours-ci) Les chants de l’Atlas. Traditions
millénaires des Berbères d’Algérie… Tâchez de faire rentrer ce disque à Alger… La préface de Vincent Monteil
est très belle. À Paris, certains étudiants de la faculté de Vincennes ont pleuré en m’écoutant, m’a affirmé mon
ami Vincent Monteil.” “À ce congrès (de Rabat), personne n’a représenté l’Algérie. Da El-Mouloud a brillé par
son absence. Pourquoi ? Son absence a été déplorée par tous. Aucun écrivain n’est venu de Paris. Pour Alger, il
y avait Lahbabi et Jean Dejeux ! Ils étaient présents à la soirée, au concert. Et ils ont suivi les interventions.
Mais que restera-t-il de tout cela dans la publication des comptes-rendus ? J’ai rencontré l’écrivain marocain
Abdallah Laroui (Histoire du Maghreb) venu de Casablanca pour m’entendre. Il a paru bouleversé et s’être
reconnu : ‘Vous avez été à vous seule un Congrès. Vous nous avez apporté nos racines. Maintenant, je sais qui
je suis, etc…’. Mais concrètement qu’en restera-t-il ? Tout cela s’est déroulé à huis clos ! Sans qu’aucun
journaliste ne soit admis. C’était fou, non ?
Ainsi va la liberté d’expression et l’affirmation de la ‘désaliénation’ ! … Voilà des graines ensemencées. Il faut
attendre qu’elles germent. Elles germeront, c’est sûr (…) Je voudrais, maintenant, cher Mohand, (…) que tu
répercutes ce que je te dis auprès des vrais, des purs qui croient et travaillent de leur côté utilement. Comme
nous travaillons ici nous-mêmes (…). C’est que la lutte n’est pas vaine puisqu’une jeune moisson de chercheurs
ardents lève (…).
J’ai reçu les bons vœux de notre ministre de l’Information, à qui je vais répondre bien sûr (Le Dr Taleb me
connaît assez bien). Cela changera-t-il quelque chose qu’il soit à l’Information pour ce qui nous intéresse ?? Et la
nomination de Lacheraf comme conseiller culturel facilite-t-elle quelque chose ?? (…) Espérons. (…) Où en
serons-nous d’ici là ? Aurons-nous avancé, sur le droit chemin ? Le monde est enténébré de catastrophes. Mais
nous devons lever le regard vers Lalla Khadidja Tamgut (La Sainte) qui doit étinceler de neige. Ah ! Que c’est
beau que nous puissions bientôt nous élancer à travers toute notre chère patrie, à la recherche des valeurs
périssables. J’aimerais parcourir avec vous nos villages, nos plages, nos déserts, nos ruines. Entraînée par vous,
connaître les Aurès et le M’zab et m’aventurer plus bas. Découvrir Tlemcen et la Qalâa des (…) Béni Hammad,
ancienne capitale berbère (…) Ah ! ce passé fabuleux. (…)”.
Paris, le 30 novembre 1970
Ta belle lettre, très simple et si émouvante lettre du 29 août écrite de ton merveilleux village, m’est entrée dans
le cœur, avec tout ce qu’elle contient d’instructif et de consolant. Mais à peine rentrée de vacances, vers le 15
août, le 12 ou le 13 je crois (j’espérais te revoir encore une fois), je suis tombée malade. J’ai le cœur fatigué(…)
Les chants de l’Atlas vont sortir d’un jour à l’autre (l’autre titre, si beau à mon avis, Offrande à la Kahina reine
des Aurès, n’a pas été retenu) (…). Je pars dans deux jours pour le Congrès international de la culture (…)
auquel je participe à Rabat. Et qui sera ‘concerné’ par un concert de nos chants traditionnels (…).
Ce sera le samedi 5 décembre (…). Je t’écris ce mot de mon lit. Je suis très fatiguée. Mais Dieu est grand. Yella
Rebbi. Et quand la cause est juste, la force est décuplée.
Tu as pu voir par toi-même la joie (quelquefois frémissante et perlée de larmes !) quand tu venais. Tu m’as
laissé, mon petit Mohand, un si beau, si rayonnant souvenir. Ici, j’ai trouvé un étudiant qui a sa maîtrise de
philo, qui fait une thèse. Il s’est mis à mon entière disposition pour m’aider à faire le grand livre sur mon frère,
qui sortira pour le 10e anniversaire de sa mort, en août 1972.
Ce sera aussi le 10e anniversaire de la libération de notre pays. Reste la libération des consciences, des cœurs
et des âmes … “Dieu ouvrira les portes” (…) Ce qui me toucherait ? C’est que vous m’écriviez tous pour me
fortifier (…) J’ai besoin de vos lettres. Cela me donnera la force. (…)”
Paris, le 3 mai 1971
(…) Ce serait trop long, trop douloureux à raconter. Je ne puis. Ma gorge guérit et me refait souffrir. Le mal est
profond.
C’est celui d’un trop long exil, d’un manque de soleil fondamental.
Le pays, il me faut le retrouver dans vos yeux, dans votre élan vers les racines. Mais moi, plus je vais, plus je
m’affaiblis. (…)
Venir ?... C’est trop tôt. Beaucoup de choses en profondeur germent. Il faut attendre.
Le Dr Taleb qui me connaît bien, à qui j’ai longuement écrit en janvier, répondant à sa carte de vœux, lui
annonçant la parution de mon 3e disque, ne m’a pas répondu.
(…) En ce qui me concerne, je ne vois rien qui se dessine au niveau où je me situe avec le message que depuis
32 ans je m’efforce de perpétuer.
Bien entendu je ne parle pas de l’écho que je rencontre chez ceux de ta génération, écho positif,
merveilleusement réconfortant, mais c’est au niveau des “manettes” que ça renâcle. (…) Et ce mouvement ne
peut venir que de la jeunesse estudiantine, universitaire. Cela se comprend. Pourvu que cela n’arrive pas trop
tard… Je suis infiniment lasse.
Venir à Alger, quand on ne détaxe pas mes disques ? Quand le livre de ma mère est sous le boisseau ? Quand
ceux qui ont témoigné pour cet art superbe tournent leur veste ?
Ce n’est pas possible, Mohand (…). Tu vois, il y a sans doute une faille en nous : dès que ‘l’assiette au beurre’
arrive entre nos mains … adieu l’idéal, adieu la cause la plus sacrée ! (…) L’argent pourrit l’âme (…)
J’aurais besoin d’un changement d’air. De soleil, d’enthousiasme. De jeunesse qui apprendrait de moi comme
j’ai appris de ma mère et elle des aïeux…
(…) L’année dernière, tu m’as trouvée assez abattue. C’est encore pire cette année. Pourtant, je sais, je sens
que les choses mûrissent, que la prise de conscience s’opère chez beaucoup, mais moi, je m’épuise… Je fais
illusion quelques fois … je fais quelques pas et tombe pour me relever (…).(…) Mais, Mohand, parle-moi du ciel,
des poissons. De nos vraies richesses.
De nos bijoux anciens. De l’air de nos montagnes.
De la dignité de notre vie patriarcale, et aussi du nouveau qui vous pousse en avant, mais fortement appuyés
sur un passé de sagesse (…). Dites-moi que c’est sur ce roc que vous prenez appui pour vous élancer (…).
Courage ! (…) du fond du cœur. (…)”
Lorsque tombe le rideau et se lève
Taos Amrouche s’éteint, en exil, le 2 avril 1976, au milieu du printemps, thafsouth, alors que les bourgeons des
fleurs éclosent. Elle s’est éteinte alors qu’elle espérait encore voir les bourgeons de liberté portés par les jeunes
d’une Algérie des espérances ; alors qu’elle espérait encore, malgré sa maladie, qu’elle assisterait aux “prises
de conscience” et aux “réveils”, d’un pays qu’elle aimait, comme un fruit fragile, d’avoir été trop malmené.
De là-haut, elle qui mêlait intimement sa foi chrétienne, celle de l’islam de ses appartenances et les croyances
ancestrales de son âme, sera reposée en apprenant que les jeunes, qui étaient les siens, ont fait fleurir le
Printemps berbère en avril 80, et qu’aujourd’hui Tamezgha est un immense territoire libéré de sa négation et
que tamazight, langue originelle de son Algérie, est, ce qu’elle n’aurait jamais dû cessé d’être, la langue
nationale et officielle de l’Algérie réconciliée avec elle-même.
Repose en paix, Nna Taos, toi dont le combat sur Terre a été si harassant mais en même temps si riche
d’espoirs et de leçons pour les générations qui t’ont entendue et celles à venir.
M. A.-L.
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