Comment lire L’imagination sociologique de CW Mills ? Vous serez en principe amenés à lire une certaine quantité de livres durant vos études de sociologie. La plupart d’entre eux sera d’accès difficile et c’est normal : ce qu’on peut attendre d’un bon livre c’est qu’il nous fasse apercevoir des questions sous un jour inédit, qu’il nous offre de nouveaux outils de compréhension, bref qu’on en ressorte grandi, intellectuellement parlant au moins. Dans la mesure où un livre avance des idées qui sont nouvelles, il est normal qu’il soit difficile à lire et qu’il nécessite un minimum de travail. L’imagination sociologique est certainement de ces livres car, s’il n’est pas toujours d’approche facile, les questions abordées par cet ouvrage sont effectivement de celles que vous serez amenés à rencontrer lors de vos études. En ce qui vous concerne, ces questions, elles ont toutes les chances d’être suffisamment inédites pour que cet ouvrage vous apparaisse difficile à comprendre, mais aussi pour que sa lecture en vaille véritablement la peine. I – Un peu de méthode : comment lire un livre de sociologie ? Dans votre lecture, deux types de difficulté vont vous barrer la route : 1/ des difficultés « techniques » : des références inconnues, un vocabulaire mal compris, une argumentation insuffisamment claire. Ce genre de difficulté exige avant tout une chose : du travail. Il vous appartient de consulter des encyclopédies, des dictionnaires (ou des chargés de TD !) ou encore de relire plus attentivement certains passages. 2/ des difficultés de compréhension : imaginons que vous avez levé toutes les difficultés dites « techniques ». Pour autant, vous pouvez très bien ne pas comprendre du tout ce que dit l’auteur : vous ne voyez pas pourquoi il insiste tant sur telle ou telle question et, plus profondément, vous ne saisissez pas où il veut en venir. En un mot, vous trouvez le livre inintéressant, soit en considérant que l’ouvrage n’en vaut vraiment pas la peine, soit qu’il est bien trop exigeant pour vous (rassurez-vous, L’imagination sociologique n’appartient à aucune de ces deux catégories : si l’ouvrage de Mills nécessite un peu de travail, son propos reste accessible et touche à certains des enjeux fondamentaux de la discipline). Comment peut-on attaquer ce 2e type de difficulté ? La meilleure solution est encore d’avoir l’habitude de ce type de livre. Vous n’en êtes pas encore là. Il vous manque au moins deux choses : un peu de méthode et un minimum de culture sociologique. Ce papier entend vous renseigner sur les deux points pour vous aider à comprendre l’ouvrage, de vous-mêmes. Il faut avant tout avoir une vue d’ensemble de l’ouvrage. Pour cela, il faut bien sûr lire l’introduction et/ou la préface. Mais encore ? Il faut aller voir la table des matières qui donne déjà une idée des thèmes traités par l’auteur. Par ailleurs, il est toujours utile, quand l’auteur est inconnu, de se renseigner sur lui et son œuvre dans des manuels ou encyclopédies (cf. partie II de ce papier) Si vous vous contentez de lire l’ouvrage peu à peu, dans l’ordre, vous risquez fort de vous y perdre à un moment donné. Pour éviter cela, et le découragement qui s’en suit généralement, mieux vaut avoir une bonne méthode de lecture, c’est-à-dire une lecture active où, dès les premières lignes, vous vous efforcez de comprendre le sens global de l’œuvre. Comment y arriver, seul face au texte : 1/ par une annotation pertinente : vous munissant d’un crayon, vous devez absolument mettre en valeur, de toutes les manières qui vous paraissent adaptées, les passages, expressions et termes qui : a) vous apparaissent les plus importants, c’est-à-dire ceux où l’auteur vous semble le mieux résumer sa pensée et ceux qui vous parlent le mieux ; b) vous apparaissent les plus difficiles, incompréhensibles, et dont vous sentez d’emblée qu’ils exigeront de vous une grande attention et certainement une relecture attentive. Parfois, la tentation est grande de tout souligner, parce que l’argumentation est à mille lieux de vos préoccupations ou de vos savoirs et que tout ou presque vous échappe. Il faut éviter cela à tout prix, en vous forçant d’emblée à opérer une sélection des passages les plus importants et les plus difficiles. Sans cela, votre annotation ne sert à rien. L’annotation, qui ne doit pas dépasser un tiers du contenu, vous oblige en premier lieu à chercher par vous-mêmes les idées et arguments majeurs. En second lieu, elle doit vous permettre de repérer ces idées et arguments pour une lecture ultérieure. 2/ en alternant les niveaux de lecture : L’imagination sociologique est un bon exemple de ce type de texte difficile à comprendre dans le détail, mais plus facile d’accès lorsque l’on le lit en diagonale, sans s’attarder en première lecture sur les difficultés de passage. Commencez par lire ce texte avec une certaine hauteur, en vous efforçant de dénicher les passages majeurs. Après quoi, vous pourrez relire en détail, tout ou partie. Souvent, des difficultés rencontrées sont plus faciles à traiter quand on voit où l’auteur veut en venir. Aussi n’est-ce pas une mauvaise idée de « sauter » des passages trop incompréhensibles pour y revenir ensuite. 3/ en lisant au bon rythme : l’idéal, pour ce genre d’ouvrage, est d’en lire un peu chaque jour, un chapitre entier par exemple. Pour chaque séance de lecture, efforcez-vous d’abord de vous rappeler ce que vous avez lu la veille ou de parcourir vos notes précédentes. 4/ en faisant des fiches manuscrites ou sur ordinateur : en dehors du fait que ces fiches sont extrêmement utiles pour la révision, elles obligent, par l’écrit, à trouver les idées majeures et à les intégrer. Le but de toute cette méthodologie, décrite succinctement, est de vous permettre d’avoir une vue d’ensemble de l’ouvrage et une compréhension de son argumentation. Bien sûr, cela ne suffit pas. Il faut aussi avoir un minimum de culture sociologique, pour être à même de comprendre les raisons pour lesquelles l’auteur a écrit ce livre et pourquoi, souvent, il y a mis tant de cœur. II – … L’imagination sociologique en particulier Il est bien sûr plus facile de comprendre un raisonnement si l’on sait ce à quoi il aboutit ou de quelles idées il part. Ce n’est hélas pas toujours clair. Par exemple, quelqu’un qui voudrait aborder la bible sans un minimum de culture chrétienne se condamne à n’en saisir que des bribes : des histoires et mythes un peu étranges, quelques généalogies indigestes et un paquet de leçons de morale. Si ce texte, aujourd’hui, est tant lu, c’est que chacun appréhende qu’il peut en attendre bien plus, quel que soit son rapport à la religion. Il faut donc déjà avoir une certaine idée des enjeux d’un texte. C’est là que les cours, manuels et autres encyclopédies interviennent. Ceci étant dit, ne considérez jamais que vous avez compris un auteur pour en avoir lu un résumé qui présente ses idées majeures. Dans le cadre d’une discipline dont l’ambition est un tant soit peu scientifique, c’est la manière dont les idées sont argumentées qui permet principalement de juger de leur valeur. Sans quoi on reste dans une appréciation superficielle, sans savoir pourquoi tel auteur défend ou critique telle ou telle idée, en supposant qu’il existe un panel de théories sociologiques à l’intérieur on pioche en fonction de ses propres opinions et préjugés. Ainsi, les clefs de lecture que vous trouverez dans cette 2e partie ne remplaceront pas une lecture de l’œuvre elle-même. Leur seul intérêt est de vous donner une idée générale de l’ouvrage et de permettre une lecture plus agréable et plus efficace. Le contexte : l’ouvrage paraît en 1959 aux Etats-Unis. C’est un moment de l’histoire de la sociologie où cette dernière commence à accéder à une certaine reconnaissance sociale : elle devient progressivement une discipline universitaire à part entière, elle est mobilisée par la politique pour nourrir le débat, les bureaucraties encouragent ses recherches et en attendent des résultats. La sociologie, qui prend la société pour objet et tâche d’en produire une analyse aussi rigoureuse que possible, ne peut plus se poser la question de l’influence de ses théories sur le réel de la même façon qu’on le faisait 50 ans auparavant. Les conceptions d’un Durkheim ou d’un Weber sont celles d’une science pour ainsi dire neuve, en train de d’émerger, dont l’implication sociale est encore faible (qu’elle veuille ensuite influencer l’action des hommes, et comment, est un autre problème). Si nous regardons maintenant la sociologie contemporaine, un siècle après, nous nous apercevrons qu’il s’agit d’une discipline qui, sans avoir pour autant une identité claire, est pleinement reconnue en tant que cursus universitaire, comme source d’information pour l’Etat, les entreprises, les associations et les citoyens en général. Les analyses qu’elle produit font l’objet d’une demande et elle ne se fait pas prier pour en fournir. Le fait que la sociologie participe dorénavant à la conscience qu’ont les sociétés sur elles-mêmes fait problème, qu’on le veuille ou non. Sur cette question, Mills, qui se situe à mi-chemin entre les sociologues classiques et nous, figure à sa manière un tournant de l’histoire de la sociologie. Il entend montrer que ce savoir, ou plutôt cette démarche, ne peut pas – ne peut plus – faire comme si elle pouvait se constituer à l’écart du monde social, comme si elle pouvait rester parfaitement neutre et, par ailleurs, comme si elle pouvait rester incompréhensible. Sa thèse la plus singulière est que la sociologie doit servir l’idéal démocratique. Sur ce point, rien ne vaut la lecture du chapitre 10. L’argumentation de L’imagination sociologique comprend deux types d’analyses : certaines sont explicitement critiques, d’autres plus « positives » : elles présentent plus directement la conception que se fait l’auteur de la sociologie et de son rôle. Le premier type d’analyse n’est pas facile à saisir par le débutant en sociologie, dans la mesure où les sociologues qui font l’objet des critiques de Mills, Parsons et Lazarsfeld, sont très rarement lus dès la première année. Par ailleurs, ce sont des auteurs peu connus en France aujourd’hui, rarement discutés, y compris chez les professionnels de la sociologie euxmêmes. Peu importent les raisons de cette ignorance plus ou moins voulue. Reste que vous n’avez pas à connaître intimement les œuvres de ces deux auteurs pour comprendre le propos de Mills. Au demeurant, lui-même n’entend n’en faire que des exemples, ou plutôt des contre-exemples, de tendances majeures de la discipline sociologique qui lui est contemporaine. Si les auteurs en question sont bien moins influents qu’ils ne l’ont été, même de l’autre côté de l’Atlantique, les tendances en question (que Mills désigne notamment par « Suprême théorie » et « empirisme abstrait ») sont toujours présentes actuellement. C’est l’argumentation que Mills mène contre l’un et l’autre qui importe. Par ailleurs, on ne comprendra pas grand-chose au discours de Mills sans connaître sa propre conception du rapport entre la sociologie et le monde social. Cette conception se dégage déjà, en négatif, dans la polémique qu’il mène contre Parsons et Lazarsfeld, mais la meilleure manière de s’en approcher consiste encore à lire ce qu’écrit Mills au-delà de ces critiques, dans la deuxième partie de l’ouvrage, c’est-à-dire grosso modo à partir du chapitre 6. Certes, ce livre a été conçu pour être lu dans un ordre particulier, mais rien ne vous empêche, si, au bout de 50 ou 100 pages, vous éprouvez une certaine lassitude, celle de ne pas comprendre malgré des efforts conséquents, de parcourir des chapitres ultérieurs, voire même de lire le chapitre 10, qui conclut l’argumentation. Celui-ci ne dispense pas de lire les premiers chapitres, loin s’en faut. Il permet de mieux en mesurer la valeur. Ceci étant dit, la meilleure démarche consiste à être patient, à lire tranquillement l’ouvrage, en supportant de ne pas tout comprendre immédiatement, pour arriver progressivement aux thèses puissamment défendues par l’auteur comme étant les siennes propres. C’est encore la meilleure manière de lire ce livre. Mais il faut reconnaître que le chemin à parcourir n’est pas toujours aisé. Enfin, ce qui fait problème, évidemment, dans la lecture de cet ouvrage, c’est son titre même, qui pourtant est censé signaler une démarche particulière, une perspective propre à l’auteur. C’est à l’ « imagination sociologique » que Mills s’adresse quand il s’agit de mieux comprendre le monde qui nous entoure et pourtant il ne définit jamais clairement ce en quoi ça consiste. Si on lit attentivement le chap. I (« Le grand espoir des sciences sociales »), il s’agit d’une attitude, d’une disposition d’esprit, par laquelle chacun peut, avec un minimum de connaissances, rapprocher et relier l’individuel et le collectif (plus précisément les biographies et l’histoire des sociétés). Certes, mais on pourra se dire que c’est là l’ambition de toute sociologie. Pourquoi parler d’ « imagination » et pas de « raisonnement » ou de « pensée » sociologique ? Pour deux raisons. 1° Il s’agit de mettre en avant la manière qu’ont les sociologues de reconstituer par l’esprit, virtuellement, ce qui dans le réel est séparé. Ainsi, dans les sociétés qui sont les nôtres, il faut un véritable travail de reconstruction, par la pensée, pour mettre en rapport les mouvements de masse et l’existence individuelle, chacun ayant sa propre force et sa propre consistance. Ce travail n’a rien d’évident et doit tirer à lui toutes sortes d’hypothèses, sans en négliger aucune, sans réduire d’emblée la sociologie à l’application d’un modèle préétabli. Autrement dit, il s’agit d’avoir présent à l’esprit, en permanence, que la réalité qu’on étudie pourrait être autrement qu’on ne le pense, d’imaginer toutes les possibilités sans se laisser berner par des raisonnements trop faciles ou, à l’inverse, trop complexes. 2° Il s’agit aussi d’insister sur le fait que cette forme de pensée, contrairement aux théories spécialisées du monde social, n’est pas réservée aux seuls sociologues : n’importe quelle personne suffisamment informée de la marche du monde en fait usage, à bon escient ou non, avec prudence ou non. Aussi le sociologue doit-il reconnaître que sa discipline est moins isolée du monde social que ne le sont beaucoup d’autres, tout simplement parce que chaque personne, chaque groupe social, se forme des représentations du monde qui l’entoure et que chacun est un tant soit peu intéressé aux résultats de la sociologie. Et sa première tâche est d’admettre qu’il doit fournir à chacun des théories suffisamment lisibles, sans abandonner la rigueur qui est sienne.