Hubert Bonin, professeur d’histoire économique contemporaine à l’Institut d’études politiques de Bordeaux Un outre-mer bancaire en Orient méditerranéen : des banques françaises marraines de la Banque de Salonique (de 1907 à la Seconde Guerre mondiale) « Jetez par la pensée les yeux sur la carte de la Méditerranée après la guerre ; voyez devant vous le bloc du Maroc, de l’Algérie, de la Tunisie, en face d’une Espagne enrichie par la guerre et intéressée comme nous au développement du Maroc ; d’une côte provençale également développée par le mouvement prodigieux dont Marseille a été le centre ; d’une Italie alliée avec à l’Est une Syrie et une Palestine pénétrées par l’influence franco-anglaise d’une manière qu’attestent les derniers pèlerinages de La Mecque ; rendez-vous compte des perspectives favorables qui vous sont ainsi ouvertes pour l’accroissement de vos moyens d’action »1 : Cette évocation de la Méditerranée d’après-guerre résume la dimension géographique que le Crédit foncier d’Algérie & de Tunisie (CFAT), une grande banque française active en Afrique du Nord depuis les années 1880, acquiert par la construction d’une stratégie de déploiement qui le mène de l’animation des flux transméditerranéens Nord-Sud à une activité orientée vers l’Orient méditerranéen. Jusqu’alors seulement cantonné dans les trois territoires français de l’Afrique du Nord, le CFAT devient également une banque du Levant. Mais il reste fidèle à sa vocation de ‘banque impériale’ – puisqu’il s’implante dans des territoires confiés à la France, la Syrie et le Liban – et de banque transméditerranéenne, puisqu’il assume une fraction de la mission de promouvoir les intérêts français autour de la mer Egée et en Méditerranée orientale. Le cheminement d’une banque française en Méditerranée nordorientale n’a rien d’original car ces contrées ont depuis longtemps constitué un enjeu économique voire géopolitique important pour les intérêts des puissances occidentales. L’influence bancaire française s’y est exercée avec constance selon une logique classique, l’accompagnement et le soutien des liens commerciaux traditionnels à l’import (denrées alimentaires, tabac, coton, raisons secs, etc.) et à l’export, pour promouvoir les biens d’équipement nationaux et contenir ainsi la force commerciale britannique (portée par ses exportations de charbon dans toute la Méditerranée) et l’Allemagne, grosse vendeuse de matériels et d’armements. Cependant, les groupes d’intérêt français ont toujours entretenu un ‘grand dessein’ en Méditerranée nord-orientale : il s’est agi d’établir des têtes de pont et de consolider des points d’ancrage pour stimuler une capacité d’influence sur le cours intérieur des affaires des Balkans et de l’Asie mineure, puis aussi du Levant – souvent avec l’appui du réseau de la diplomatie française, ce que Jacques Thobie a appelé « le triptyque banque-industrie-diplomatie » –, soit pour relayer la force commerciale par des excroissances dans les pays mêmes (négoce de gros et semi-gros), soit pour prendre part au développement capitaliste de ces contrées. 2 Dans ce cas, des flux d’investissements directs ont pu s’orienter vers des exploitations minières et quelques industries de première transformation ; mais, dans la majorité des cas, le déploiement international « à la française » s’est exprimé là aussi par l’essaimage de sociétés de services, par exemple dans l’obtention de concessions de gestion déléguée de services collectifs (ports, eaux, tramways, électricité, etc.) propices à l’exportation de prestations d’ingénierie et d’équipements. Ce déploiement dans les services est passé par l’activité bancaire : Jacques Thobie a montré la stratégie constante des banques d’affaires et des hommes d’affaires pour se placer au cœur des opérations monétaires, bancaires et financières de l’Empire ottoman, dès les années 1860, soit par le biais de la Société générale alliée à des intérêts londoniens, soit surtout, après l’effacement de celle-ci, grâce à la Banque impériale ottomane (BIO). La banque clé de l’influence française y a été traditionnellement cette BIO qui fédérait des intérêts franco-britanniques pour gérer la concession de banque d’émission dans l’Empire ottoman et développer des activités de banque commerciale et de banque financière – face au déploiement des banques allemandes, telle la Deutsche Bank, dans un Empire où se côtoyaient et s’affrontaient tout à la fois les intérêts des diverses puissances européennes. Une chaîne de solidarité concrète s’est nouée entre les activités de banque commerciale et de banque d’entreprise (crédits), de capital-développement et de capitalrisque (participation aux investissements directs et incitation à leur expansion) et enfin de banque financière (avec les émissions de titres). La puissance acquise par la BIO a ensuite constitué un repoussoir – elle était de facto l’ambassadeur des intérêts français dans ces régions – et d’incitation, car des banquiers ont désiré glaner quelques morceaux de ces affaires, d’où la percée de quelques maisons comme la Banque française des pays d’Orient, la Banque d’Athènes ou la Banque de Salonique. Salonique (Thessaloniki) a exercé en effet une force d’attraction croissante à la lisière de l’Empire ottoman d’abord puis au nord-est du nouvel ensemble hellénique : elle était l’une des clés pour entrer au cœur de certains courants d’affaires de l’Empire ottoman (entre Constantinople et le nord de la péninsule grecque) ; elle constituait en elle-même une place commerciale solide car alimentée par son proche hinterland agricole ; mais, surtout, elle s’était affirmée de plus en plus comme un relais pour pénétrer une partie des Balkans intérieurs, vers la Bulgarie ou la Serbie, car elle drainait de plus en plus de flux commerciaux en se constituant son propre espace, bien différent et parfois concurrent de l’espace danubien et de l’espace adriatique. Le tournant du XXe siècle a d’ailleurs été marqué par des luttes d’influence discrètes mais sensibles entre les puissances, entre la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni, et même, de plus en plus, entre la Russie et les puissances germaniques dès lors que les Russes promeuvent des sociétés pour tenter de réaliser par l’influence de l’argent ce que la force des armes n’avait pas réussi au milieu du XIXe siècle. La Grèce elle-même est devenue un champ de rivalités bancaires et financières, quand l’hégémonie britannique – relayée en France par le Comptoir national d’escompte de Paris pour les émissions de titres – est remise en cause tant par des intérêts tant 3 allemands que français, par le biais de la Banque d’Athènes, parrainée par la Banque de l’union parisienne. Des « marches » des zones d’influence des groupes économiques de l’Europe de l’Ouest en Europe balkanique et danubienne (au sens large) sont sans cesse en cours de remodelage dans les années 1880-1920 – avant le mouvement de recomposition de l’aprèsguerre2. L’on comprend que le destin d’une maison comme la Banque de Salonique suscite des analyses dignes d’intérêt puisque l’on peut saisir à travers ce cas d’étude la variété des enjeux de la mobilisation des intérêts français en Méditerranée nord-orientale et les réseaux qu’ils y ont tissés. Quelques maisons avaient pu en effet se glisser dans des interstices laissés inoccupés par la BIO, sur les marges de l’Empire ottoman. La Banque de Salonique, créée en 1888, a pris racine sur une grande place commerciale où se rejoignaient tous les flux balkaniques, danubiens et levantins3. Si le CFAT devient le parrain de la Banque de Salonique en 1919-1920, il succède à une marraine elle aussi d’origine française, la Société générale, qui, au tournant du XXe siècle, avait inclus les Balkans, et, plus largement, l’Europe centrale, méridionale et orientale dans sa stratégie de déploiement : il s’agissait pour elle d’une part de valoriser des savoir-faire en banque commerciale en les faisant essaimer auprès de filiales (comme en Russie, avec la Banque du Nord puis la Banque russo-asiatique) ou de banques filleules et, d’autre part, de procurer au Siège parisien des gains par des opérations de change, l’obtention d’un rôle clé dans le financement des échanges commerciaux et enfin des occasions de refinancement de ces banques, au fur et à mesure que l’économie de ces contrées consolidait son émergence4. Comme un peu plus tard pour la Banque de l’union parisienne, marraine de la Banque d’Athènes5 et de la Banque commerciale de Roumanie6, ou comme pour Paribas, marraine de la BIO, la Société générale participe à ce mouvement de rayonnement de la place bancaire et financière parisienne à la Belle Époque, et, comme Athènes7 et Constantinople, Salonique s’inscrit dans le maillage de l’influence bancaire française dans cet outre-mer économique que constituent la Méditerranée orientale et ses marges. L’on sait combien cette influence s’exerce aussi à Alexandrie (par le biais des succursales du Crédit lyonnais8 et du Comptoir national d’escompte de Paris9) ; face aux velléités d’hégémonie des banques britanniques tout le long de la route des Indes, les banquiers parisiens multiplient les points d’ancrage dans cet Orient méditerranéen qui trouve ses prolongements jusqu’à Marseille, où sont actifs tant d’intérêts ‘levantins’, grecs, avant de toucher Paris et Londres. Notre propos vise à apprécier la réalité de cette influence bancaire française, les formes de partenariats noués avec les forces économiques de cet Orient méditerranéen et l’insertion des intérêts français dans les flux avec l’Occident nord-ouest européen ; il s’agit de compléter notre enquête sur la constitution d’un outre-mer bancaire français méditerranéen10, des rivages de l’Afrique du Nord aux rives de la mer Égée – en relais des travaux essentiels de Jacques Thobie sur l’Empire ottoman et de Samir Saul sur l’Égypte, et en élargissant le champ chronologique à l’entre-deux-guerres11. 4 La Banque de Salonique vers la Société générale Tandis que la Banque de l’union parisienne se rapproche de la Banque d’Athènes à la fin de première décennie du XXe siècle, la tête de pont que choisit la Société générale, presque en même temps, se situe aux marges de l’Empire ottoman et de l’influence hellène, avec la Banque de Salonique12. Celle-ci a connu une expansion plutôt vigoureuse grâce à la prospérité de la place de Salonique elle-même, au maillage d’un réseau de voies ferrées dans le Nord des Balkans et en Thrace et à son implantation à Constantinople. La convergence des Levantins et des Occidentaux A sa création, en Thrace alors sous domination de l’Empire ottoman, la Banque de Salonique fédère des intérêts français et levantins ; on peut supposer qu’ils ont voulu bousculer la force de la BIO, qui avait ouvert une agence à Salonique dès 1864, juste un an après sa propre création ; mais la BIO reprend plus tard la part détenue par le Comptoir d’escompte de Paris après que celui-ci s’effondre en 1889, ce qui fait d’elle l’un des (lointains) parrains de la maison. Ces intérêts levantins représentent la forte communauté marchande et bancaire de la ville, avec une importance certaine des israélites en son sein13. Le vice-président Édouard Allatini, « marchand », Gustave Fernandez, un négociant (1888-1902), Joseph Misrachi, de la maison de commerce Fernandez & Misrachi (à cheval sur Salonique et Constantinople, administrateur jusqu’en 1922), figurent ainsi au conseil d’administration de la banque à sa fondation. Les maisons Fratelli Allatini et Fernandez & Misrachi sont des piliers de la place ; les Allatini animent plusieurs branches de l’industrie à Salonique (soierie, coton, meunerie) et du négoce (avec le second rang pour le tabac)14. L’originalité de la Banque de Salonique est d’adjoindre aux intérêts français des intérêts autrichiens, à une époque où l’Autriche-Hongrie maintenait une tradition d’accueil de multiples courants commerciaux et bancaires par le biais de la place viennoise et des ramifications directes ou financières de ses grandes banques. La Banque impériale, royale, privilégiée des pays autrichiens (appelée aussi Banque IRP, ou Länderbank), notamment, se veut une sorte de truchement entre les maisons françaises et levanto-germaniques : elle a été créée en 1880 en associant des intérêts français et autrichiens pour mener le métier de ‘banque d’affaires’ en Autriche-Hongrie et dans les Balkans – tout en développant peu à peu le métier de banque commerciale, avec par exemple une succursale à Paris. Le profil francophile de l’établissement s’est accentué quand des liens se sont noués avec la Société générale, afin de multiplier le partage d’opérations financières15, le placement de titres en France ; deux représentants de la Société générale sont ainsi entrés au Conseil de la Länderbank. Cette entente franco-autrichienne explique sa présence au sein de la Banque de Salonique, où elle délègue à la création Maurice Blum, son directeur, N. Th. Dumba, l’un de ses administrateurs (1888-1901) ; 5 d’ailleurs, Bourgoing siège également au Conseil de la Banque IRP Jusqu’au début des années 1910, les tensions chauvines entre Français et alliés germaniques savent s’apaiser pour développer en commun les flux bancaires et financiers en Europe centrale et orientale16. Un essor modéré qui s’accélère au XXe siècle Les débuts de la Banque de Salonique ont été marqués par des difficultés aiguës : la ville même de Salonique est victime d’un gigantesque incendie en 1890, qui frappe notamment les quartiers du négoce ; cela contracte aussitôt le volume des affaires et suspend l’essor de la banque. Mais une rapide reconstruction et l’ouverture de la ligne Salonique-Monastir (ville située en Serbie actuelle) en 1892-1893 relancent peu à peu les affaires, encore incertaines17, avec un fort repli au début des années 1890 – surtout quand éclate une guerre entre Grecs et Ottomans, gagnée par ceuxci en 1897. Le bilan reste encore modeste (10,7 millions de francs en 1897 – 47,1 millions de piastres), tout comme la dimension bancaire (avec seulement 4,6 millions de francs de dépôts et 8,6 millions d’encours de crédits). Pendant une quinzaine d’années, la Banque de Salonique ne semble guère animée d’une volonté de croissance forte : la prudence règne et la maison se contente d’une activité de banque commerciale classique, proche d’un petit nombre de sociétés clientes, comme le confirme d’ailleurs le Conseil, qui précise que la Banque de Salonique « s’occupe exclusivement d’affaires courantes de banque18 ». Cela explique, semble-t-il, la progression modérée de son bilan, qui fluctue au gré de la conjoncture commerciale. C’est seulement au milieu de la première décennie du XXe siècle que la dimension évolue sensiblement, ce qui justifie l’augmentation de capital19 de 1905, de 1906, de 1907 et de 1907-190820. Le bilan, qui oscille entre 15 et 20 millions de francs au tournant du siècle, atteint les 50 millions en 1907. Les dépôts ont augmenté à 38,6 millions en 1908 et les crédits à 37,2 millions de francs21. Cette forte progression se déploie pendant toute la première décennie du siècle ; elle explique certainement que l’action Banque de Salonique puisse être cotée en Bourse de Paris à partir de 1904. Un réseau d’agences sur deux continents L’une des causes de cet essor est la formation d’un réseau de guichets, qui transforme la nature de la Banque de Salonique. Maison cantonnée d’abord dans la place de Salonique, elle s’élève à la dimension d’un établissement rayonnant sur nombre de places ottomanes des deux rives de la mer Égée. Elle amplifie, en effet, son activité de banque commerciale en se dotant d’un réseau d’agences sur des places marchandes actives ; elle s’enracine notamment dans l’agglomération de Constantinople ; elle s’établit à Andrinople, une grande ville-escale de la voie ferrée reliant l’Europe centrale à Constantinople, ainsi qu’à Cavalla, cité située sur la route reliant Salonique à Constantinople et dans plusieurs escales (Uskub, en Macédoine yougoslave ; Dedeagatch, sur la côte orientale entre Salonique et Constantinople) le long de lignes ferroviaires gérées par des intérêts allemands ou français dans cette contrée de la Turquie d’Europe. Le maillage 6 des flux commerciaux levantins s’appuie en 1905 sur huit bases, en Turquie d’Europe, à Smyrne et en Égypte ; puis sur 18 bases en 1914, dont six succursales supervisant les autres guichets (Salonique, Constantinople, Smyrne, Monastir, Cavalla, Uskub). Les affaires bancaires de la Banque de Salonique et le négoce Salonique reste la base essentielle des activités de la Banque de Salonique. Cette cité de 150 000 habitants, située au cœur d’un district (‘vilayet’) de 1,5 million d’habitants au début du XXe siècle, abrite un port important, doté d’ailleurs d’équipements modernes en 1903 ; les lignes maritimes (vers l’Italie et Londres) et ferroviaires (avec une ligne reliant Salonique à Nisch, étape clé sur la ligne Paris-Vienne-Constantinople font de Salonique un pôle de transit entre l’Orient et l’Europe et le débouché des contrées balkaniques drainées par la vallée du fleuve Vardar (en grec : Axios), dont l’embouchure est à quelques kilomètres à l’ouest. La région ellemême (la Thrace, mais aussi l’ensemble de la Macédoine, dont le port est le débouché) exporte des céréales et farines, des vins, des tabacs. Salonique est le cœur d’une activité artisanale et industrielle vigoureuse, avec près de 20 000 travailleurs dans ces branches (filatures de coton ou de soie, manufactures de tabac, tanneries, moulins à grains, etc.), d’où des occasions de crédit abondantes. La maison soutient aussi une société animée par les Allatini, la Brasserie Olympos, qui détient le marché de la bière sur Salonique et sa région, et elle en devient même actionnaire en 1908. Au-delà du refinancement de banques locales par la Banque de Salonique (dont une en fait commanditée par elle-même pour lui « permettre de faire par cet intermédiaire nombre d’opérations assez lucratives qu’elle ne pourrait traiter officiellement »), les activités de négoce des produits agricoles turcs mobilisent nombre d’affaires de crédit, que ce soit pour les cocons de soie, les laines ou même l’opium… L’un des débouchés importants de la Banque de Salonique est apporté par l’économie du tabac, fort active au Levant. La succursale de Cavalla est d’ailleurs créée en 1893 pour « s’occuper spécialement du commerce des tabacs, avec le concours de la maison Fratelli Allatini ». La Banque de Salonique conclut en 1893 un contrat avec la Régie co-intéressée des tabacs de l’Extrême-Orient pour la vente des tabacs dans les districts de Salonique, Monastir et Corsovo ; l’année suivante, elle s’associe (par moitié) à la General Tobacco Corporation, une firme britannique, pour lancer la Commercial Company of Salonica, animée par les Allatini (et dont la Banque de Salonique devient un modeste actionnaire), qui réagissent à la poussée de la concurrence hongroise ou américaine ; ces derniers contrôlent aussi la Salonic Cigarette Company, elle aussi cliente de la Banque de Salonique. Cela permet à la banque d’amplifier sa clientèle dans le commerce des tabacs. « Les avances sur marchandises constituent une branche importante des opérations de la Banque de Salonique. Elles se pratiquent principalement à Salonique et dans les succursales de Smyrne et de Cavalla, sur le blé, le tabac, les cocons, l’opium. Les marchandises gagées sont déposées dans des magasins loués 7 au nom de la banque, qui garde soigneusement les clés de tous ses entrepôts. Les avances sont faites en général avec marge de 25 % sur leur valeur déterminée par la banque, qui reçoit de son client le mandat irrévocable de réaliser le gage où et comme il lui plaira en cas de nonversement des marges. Le total des avances sur marchandises en 1908 à Salonique même a été de 5,7 millions de francs avec un solde moyen de 1,3 million. Le produit des avances […] a été de 80 300 francs, soit 6,15 % net. »22 L’un des principaux clients est la Société ottomane industrielle & commerciale de Salonique, qui gage des blés et farines pour près de 3 millions de francs en 1908. Un changement de cap intervient en 1905 quand la Banque de Salonique décide de s’implanter en Égypte, où est active une grosse communauté de négociants levantins : deux agences sont ouvertes à Alexandrie et au Caire, ce qui permet de s’insérer dans le financement des flux commerciaux (coton, etc.)23. Cependant, la Banque de Salonique échoue à se constituer une clientèle saine en Égypte ; elle doit passer pour 500 000 francs de provisions dès 1907 ; puis, en 1908, elle doit éponger pour 2,6 millions de francs de pertes, en puisant dans ses réserves ; l’actif égyptien est liquidé (avec un encours de crédits pendant en 1908 estimé à 13,3 millions de francs) avec une perte officielle en 1909 de 2,6 millions de francs, les deux agences fermées24, tant elles ont procuré de déboires à la banque (et à la Länderbank, qui faisait les opérations en compte à demi avec la Banque de Salonique)… Délaissant l’Égypte, la Banque de Salonique se tourne vers le Levant ottoman lui-même, en ouvrant une succursale à Beyrouth en 1909, puis aussi à Tripoli en 1911. De plus en plus, la place de Constantinople acquiert un rôle déterminant dans la vie de la banque, ce qui justifie le déménagement dans cette ville du Siège même de la Banque de Salonique, en juillet 1910. L’essor de la banque est de surcroît tel qu’elle accède à une dimension de banque commerciale moyenne-grande à la fin de la première décennie du XXe siècle : « Plus de 6 000 clients lui apportent un contingent régulier d’affaires et de bénéfices » 25, et, parmi eux, 2 400 débiteurs pour une trentaine de millions de francs d’encours, 31 de ces emprunteurs en portant à eux seuls le tiers. Estimation de la situation de la clientèle de la Banque de Salonique en janvier-février 1909 Comptes débiteurs Comptes créditeurs Gros comptes 31 9,9 millions de 116 8,2 millions francs Petits comptes 2 341 19,7 millions 3 667 8,7 millions Total 2 372 29,7 millions 3 783 16,9 millions Cependant, la place de Salonique et le siège qu’y possède la banque restent la clé de voûte de ses activités à la fin de la première décennie du siècle, tant pour le volume des encours que pour les bénéfices. millions de francs Salonique Constantinople Smyrne Monastir Cavalla Comptes débiteurs 15,290 7,534 3,618 0,452 2,823 Comptes créditeurs 6,000 8,068 1,088 1,145 0,406 8 Uskub 0,730 0,176 Répartition des bénéfices nets de la Banque de Salonique par succursale en décembre 1908 (en francs) Salonique 769 985 Constantinople 102 591 Smyrne 74 932 Monastir 21 478 Cavalla 47 000 Uskub 4 683 Total 1 020 669 Les hommes clés de la Banque de Salonique s’affirment rapidement : Hans Schuschung, directeur de la Banque de Salonique à Salonique même, organise la montée en puissance de la maison ; lui-même est en fait issu de la Länderbank, qu’il rejoint dès 1896 comme directeur à Vienne, tout en restant administrateur de la Banque de Salonique. Le directeur de la Banque de Salonique devient alors Alfred Misrachi, jusqu’alors sous-directeur, personnalité riche en expérience et en relations sur la place puisqu’il est issu du monde même du négoce et de la banque locale ; il accède également au Conseil et il conserve ses fonctions exécutives (avec le grade de directeur général au XXe siècle) jusqu’après la Première Guerre mondiale (jusqu’en 1922). L’avocat Emmanuel Salem, l’un des hommes clés de la création de la banque et son attaché commercial dès l’origine, entre à son Conseil en 1891 et devient de plus en plus une sorte d’ambassadeur de la maison auprès des milieux d’affaires méditerranéens et ouest-européens, un ‘homme d’influence’ dont l’aura ne cesse de croître – jusqu’à sa nomination au rang d’administrateur-délégué en 1918. La Société générale marraine de la Banque de Salonique Une inflexion historique se marque en 1907 quand la Société générale entre dans le capital de la Banque de Salonique et dans son Conseil. La progression des intérêts français dans les Balkans (affaires financières, crédit foncier, relations bancaires) justifie que la banque parisienne noue des liens avec des maisons bien implantées dans la contrée, afin de drainer vers son Siège des occasions de refinancement ou de change. La Société générale co-partenaire de la Banque de Salonique (à partir de 19071908) Les difficultés subies par la Banque de Salonique en Égypte en 1908 et surtout la volonté de faire de la Banque de Salonique une grande banque turco-balkanique expliquent certainement l’adjonction de nouveaux parrains : la Société générale et son alliée en France, Paribas, ainsi que la Banque anglo-autrichienne, de Vienne (« l’AngloBank »), rejoignent la Länderbank, compagnon de route de la Banque de Salonique depuis l’origine, tandis que la Banque impériale ottomane (la BIO, alors la grande banque de l’Empire ottoman, à la fois banque d’émission et banque commerciale) se joint à elles, en signe d’entente avec les alliées Société générale et Paribas. Le capital double de 10 à 20 millions de francs (dont 16 9 millions versés en 1909, puis 20 en 1910) car « le groupe financier avec lequel nous nous sommes mis en rapport a pris ferme 60 000 titres et une option sur 40 000 autres26 ». En mai 1909, la Société générale réussit à placer auprès de sa propre clientèle environ 60 000 actions, ce qui confirme la francisation de ce capital. Pendant l’ensemble des années 1909-1912, elle vend d’ailleurs quelque 77 000 actions Banque de Salonique à sa clientèle, soit presque les deux cinquièmes du capital de la Banque de Salonique27. Pour marquer cette relative ‘francisation’ du capital et de l’influence, le Conseil démissionne en bloc en 1908 pour permettre son renouvellement. Mais le triangle initial Paris-Vienne-Salonique est en fait maintenu. Maximilien Kraus, directeur de la Länderbank à Vienne, et Ludovic-Auguste Lohnstein, directeur général de la Länderbank, représentent le courant austro-hongrois, ainsi que le comte Jean Stadnicki, déjà présent au Conseil depuis 1905. Joseph Misrachi, Alfred Misrachi (le directeur de la banque), Emmanuel Salem, John Eliasco, banquier à Constantinople (1908-1913), et Isaac Fernandez, négociant à Constantinople, préservent la présence des Levantins et de la diaspora hellène. Charles W. d’Andler, administrateur de la Banque anglo-autrichienne, de Vienne et de la Compagnie des chemins de fer orientaux, André Bénac, administrateur de la Société générale et de Paribas, Jacques Bourget, administrateur de la Société générale, Théodore Motet, Arthur Spitzer (1908-1912), banquier-financier proche de Paribas et de la Société générale (dont il est administrateur) – il devient vice-président de la Banque de Salonique –, marquent la progression de l’influence française au sein de la Banque de Salonique, consacrée par l’accession de Bénac à la présidence elle-même, car le premier président, Bourgoing, vient juste de décéder. La Banque de Salonique refinancée par ses marraines « Ce qui intéresse la Banque de Salonique, c’est de savoir sur quels concours elle peut compter. Son capital est insuffisant pour le volume des escomptes et avances que lui amènent ses succursales. Elle devrait disposer, chez ses marraines, de crédits au moins égaux à son capital. Or, parmi ces marraines, la Länderbank veut absolument réduire ses crédits. La BIO n’a pas donné dans la crise récente le concours que nous étions en droit d’attendre d’elle. La Banque de Paris n’a contribué que pour suivre la Société générale. C’est donc à la Société générale qu’il appartient de décider quelle doit être notre attitude à l’égard de la Banque nationale de Turquie [avec qui la Banque de Salonique veut partager des affaires, voire fusionner] et par quels moyens nous devrons nous procurer les crédits indispensables pour donner à nos affaires l’activité qui seule nous permettra de maintenir le chiffre actuel de notre dividende »28 : l’enjeu est bien clair dans cet échange entre le président de la Banque de Salonique et le directeur général de la Société générale. Celle-ci est invitée à devenir la marraine privilégiée de la Banque de Salonique et la clé de voûte de son refinancement – donc à renouveler vis-àvis de la Banque de Salonique la ligne déjà adoptée vis-à-vis de la Banque russo-asiatique ou de la filiale belge, la Société française de banque & de 10 dépôts. Ensemble, Paribas et la Société générale accordent environ 14 millions de francs de crédits à la Banque de Salonique à la date de juillet 1912, face à un encours de crédits de la Banque de Salonique estimé une cinquantaine de millions de francs29. Un soutien sans faille est alors apporté par la Société générale à sa filleule : la Société générale (aidée de Paribas) doit refinancer largement la Banque de Salonique lors des guerres de 19121913, car la banque est ébranlée par l’immobilisation de ses créances. En outre, dès 1908, la Société générale a participé à un gros crédit accordé aux Allatini, clients clés de la Banque de Salonique : « La Société générale et la Banque de Salonique ont décidé de faire à compte à demi à Messieurs Allatini frères un crédit de 4,5 millions de francs sur l’ensemble de leurs propriétés transférées à la Société immobilière d’Orient. »30 En outre, des cadres de la Société générale effectuent une partie de leur carrière à la Banque de Salonique afin d’en renforcer les règles de fonctionnement. La Banque de Salonique tête de pont de la Société générale en Turquie ? La Banque de Salonique ne peut envisager de remettre en cause la suprématie de la BIO, dont la domination est forte dans l’Empire (avec 82 agences en 1913 et surtout une immense influence auprès de l’appareil économique d’État). D’ailleurs, à partir de 1909, elle rejoint la Société générale au sein de ce qu’on appelle « le syndicat de la BIO», un consortium informel de banques françaises31 auquel la BIO rétrocède le placement des titres dont elle assure l’émission pour le compte d’entreprises actives dans l’Empire ottoman ou de l’État ottoman lui-même. A une époque où les grandes puissances (la France, le Royaume-Uni, l’Allemagne) veillent à préserver un équilibre subtil entre elles pour les affaires ottomanes, la banque consolide l’assise des intérêts français à Constantinople, car sa nature ottomane (avec son Siège dans l’Empire lui-même) lui permet d’obtenir des tranches de certaines opérations en tant que partenaire autochtone, alors que sa part s’inscrit en fait dans la mouvance française. La révolution enclenchée par les ‘Jeunes Turcs’ au sein de l’Empire ottoman à partir de 1908 ouvre de nouvelles perspectives aux intervenants ouesteuropéens, qui doivent renouveler leur engagement financier et bancaire tout en l’adaptant à la nouvelle configuration du pouvoir à Constantinople. Cet aspect psychologique et diplomatique explique sa présence, malgré sa modeste taille, lorsque se lancent certaines entreprises, notamment, juste à la veille de la guerre, en mai- juin 1914, la Société des tramways & électricité de Constantinople et le Crédit foncier ottoman32. Toutefois, la Banque de Salonique devient quelque peu le ‘cheval de Troie’ de la Société générale dans les affaires ottomanes ; elle aurait l’ambition d’acquérir une forte légitimité à Constantinople – ce qui confirme le glissement d’une partie importante de ses activités de banque commerciale de Salonique à Constantinople – et surtout d’y obtenir des occasions d’affaires intéressantes pour la Banque de Salonique et sa marraine parisienne, la Société générale. Cette hypothèse est confirmée par certaines pièces d’archives. En avril 1910, la Société générale et la BIO concluent un accord qui associe la BIO au capital et au Conseil de la Banque de Salonique, 11 en une sorte de gentlemen’s agreement : le groupe de la Société générale et de la Banque de Salonique confirme qu’il respecte la prédominance historique de la BIO dans les affaires financières ottomanes, en une sorte de chef de file des intérêts français. La convention du 27 avril 1910 affirme la volonté des deux établissements de suspendre la « concurrence acharnée » entre leurs agences turques ; la Société générale et la BIO s’entendent pour exercer en commun leur vote lors des assemblées générales de la Banque de Salonique, ce qui exprime le désir d’œuvrer en commun, en une « communauté d’intérêts établie ainsi sous les auspices de la Société générale entre la BIO et la Banque de Salonique, en vue d’éviter leur concurrence en Turquie »33, notamment pour les activités de banque commerciale. Pourtant, cet accord est remis en cause quand la Banque de Salonique tente de grignoter une partie de l’influence et du rôle de la BIO à Constantinople : jusqu’alors essentiellement une banque commerciale sur cette place, elle aspire à s’y tailler une activité de banque financière. La Banque de Salonique, alliée à une banque locale, la Banque nationale de Turquie, négocie en janvier 1912 l’opération d’émission de bons du Trésor turcs, ce qui choque la BIO. La Banque de Salonique et la Société générale doivent protester de leur bonne foi, arguer qu’il s’agissait juste du désir de prendre une participation dans une opération qui aurait respecté le leadership de la BIO. Mais celle-ci semble troublée et Georges Heine et R.H. Hottinguer, personnalités du monde de la Haute Banque parisienne proches de la BIO, viennent s’en plaindre auprès de Louis Dorizon, le directeur général de la Société générale. Les relations entre les maisons restent froides en 1912-1913, car la BIO n’est pas dupe des efforts de la Société générale et de sa tête de pont à Constantinople pour desserrer son emprise sur les finances ottomanes… Le resserrement des liens entre la Banque de Salonique et la Société générale explique le rôle joué par la Banque de Salonique dans le grand emprunt ottoman de 500 millions de francs en 1914 : au sein du syndicat de garantie du placement des titres, la modeste Banque de Salonique obtient une part de 11,75 %, juste derrière la BIO (14,194 %), mais devant les 9 % de la Société générale ; pourtant, ces 20,75 % font de la mouvance de la Société générale le premier intervenant, devant donc la BIO34. A cette époque, la Banque de Salonique semble bien introduite dans le cercle des partenaires clés de l’État ottoman, animé par la BIO, puisqu’elle participe de surcroît à l’avance de trésorerie effectuée par les banques impliquées dans l’opération financière. La Banque de Salonique bousculée par les guerres balkaniques Les guerres qui assombrissent l’Empire ottoman sapent cet essor : pendant la guerre italo-turque en 1911-1912, la Banque de Salonique subit une crise de confiance en octobre-novembre 1911 et une ruée sur les dépôts : 15,5 millions de francs sont alors retirés de ses caisses ; la Banque de Salonique y fait face sur ses propres réserves (pour 7,3 millions) et (pour 12 8,2 millions de francs) grâce à une aide de ses partenaires ouest-européens, notamment la Länderbank (pour l’essentiel), la BIO, l’Anglo-Bank autrichienne, et l’alliance Société générale-Paribas (pour 5 millions), la Société générale seule (8 millions) et sa filiale Valdebanque (2 millions). Les effets de cette ruée sont vite enrayés car la situation de la banque n’est guère menacée : ses engagements sont solides, aucun de ses clients ne fait faillite, et elle peut faire face aux aléas grâce à d’importantes disponibilités. La première guerre balkanique en 1912-1913, « qui avait pour théâtre les régions même où s’exerce notre plus grande activité », relance les épreuves ; pendant les combats entre Turcs et Bulgares, Kirk Kilissé, où se trouve une agence de la banque, est le site d’une grande bataille, et la ville d’Andrinople subit un siège pendant plusieurs mois, qui paralyse l’agence qu’elle y possède ; les combats entre Serbes et Turcs touchent la cité de Kumanovo où se trouve une autre agence de la banque. La seconde guerre balkanique, en 1913, approfondit surtout la crise commerciale des régions riveraines de la mer Egée ; nombre de créances bancaires se retrouvent immobilisées, ce qui impose une provision d’un million de francs en 1913. Pourtant, le bilan de la Banque de Salonique oscille autour de 80 millions de francs, sans être entaillé sérieusement par ces aléas. Le destin de la Banque de Salonique remis en cause (1913-1914) Ce sont plutôt les tensions diplomatiques entre la France et le monde germanique qui secouent la sérénité de la Banque de Salonique, car ils conduisent les intérêts autrichiens à s’effacer en 1913 : la Banque IRP doit s’éloigner quelque peu, au moins officiellement, de la mouvance française ; elle cède ses actions Banque de Salonique à ses partenaires français et levantins, et ses trois représentants au Conseil démissionnent. La Société générale conçoit alors l’idée de briser la Banque de Salonique en deux blocs : une banque commerciale en Turquie, et une banque balkanique qui reprendrait le nom de Banque de Salonique, qui récupérerait les agences de l’ancienne Banque de Salonique dans les territoires que doit abandonner la Turquie à la Grèce en Macédoine, à la Bulgarie et à la Serbie (Monastir)35. Elle choisit une autre option : elle oriente les actions libérées par la Länderbank vers sa filiale russe, la Banque russo-asiatique, car l’entente diplomatique et financière entre la France et la Russie l’incite à jouer la carte de la Banque russo-asiatique. La Banque de Salonique deviendrait un outil du dessein géopolitique de la Russie visant à développer son influence dans les Balkans, et la Société générale pourrait confier à la Banque de Salonique deux vocations parallèles au service de sa propre mouvance, dans l’Empire ottoman et dans les Balkans. Elle imagine même en juillet 1913 une répartition du capital de la Banque de Salonique pour deux tiers dans les mains de la Banque russo-asiatique et 36 % pour elle-même. Mais le gouvernement français freine ce projet, qui lui semble contraire à la défense des positions tricolores dans ces contrées. Répartition des 200 000 actions composant le capital de 20 millions de francs de la Banque de Salonique au 14 mars 1919 13 Valdebank, filiale financière de la Société générale 35 512 Clients de la Société générale (depuis 58 500 l’augmentation de capital de 1909) BIO 25 000 Banque russo-asiatique 12 000 Allatini 11 500 Groupe Spitzer (financier proche de Paribas et de 15 000 la Société générale) Divers 42 500 « La Société générale, avec les 40 000 actions qu’elle possède ellemême et les 60 000 dans sa clientèle, détient entièrement le contrôle de la Banque de Salonique. » 36 La Société générale elle-même veille à ne pas dissoudre l’image de marque de la Banque de Salonique, qui passe à Constantinople pour indépendante à la fois de la toute puissante BIO et de groupes d’intérêt trop marqués ; en se fondant complètement dans la Banque russo-asiatique, la Banque de Salonique prendrait le risque de passer en Turquie pour l’antenne de la Russie et elle entaillerait certainement sa capacité d’influence : « N’oubliez pas que, si nous avons une situation enviable à Constantinople, c’est parce que nous sommes en pleine confiance avec le Gouvernement et avec le parti Jeune-Turc. Le jour où des Russes se montreront derrière Salem, Misrachi et leurs collaborateurs, la confiance tombera et nous ne serons plus, au point de vue affaires financières, qu’une banque comme les autres : notre activité ne pourra plus s’exercer que dans le domaine de la banque proprement dite. »37 Juste avant l’éclatement de la Première Guerre mondiale, un accord se dessine : la Banque russo-asiatique devient un gros actionnaire de la Banque de Salonique, car elle reprend 10 000 actions à la Société générale et souscrit à une augmentation de capital de 5 millions de francs en janvier 1914 ; et elle obtient trois sièges au Conseil. Mais le conflit suspend la mise en œuvre des projets d’accord ; dès juin 1914, de toute façon, des milieux ottomans se montrent réticents devant l’éventualité d’une immixtion russe dans la Banque de Salonique38. La situation n’est donc pas encore décantée, et la Société générale doit continuer à patronner ce qui est devenue sa filiale puisque, avec Paribas, elle est l’un des « établissements patronnants » de la Banque de Salonique. Pendant la guerre de 1914-1918, le destin de la Banque de Salonique est suspendu au sort des armes. Les affaires sont secouées en tout cas quand la ville de Salonique est victime d’un gigantesque incendie en 1917, ou encore quand des zeppelins allemands bombardent la ville et y détruisent notamment les magasins généraux indispensables au négoce… Le volume des activités est fortement contracté pendant le conflit. 1891 1893 1894 1895 1896 1897 La progression des comptes de la Banque de Salonique Dépôts (en millions Bilan (en millions de Bénéfice net (en francs) de francs) francs) 186 120 197 426 517 696 2 170 456 410 141 10,7 284 764 14 1898 1899 1900 1901 1902 1903 1904 1905 8,1 10,7 13,1 8,6 10,5 15,6 1906 1907 1908 34,2 34,2 38,7 1909 1910 1911 1912 1913 41,4 59,7 56,6 55,4 55,2 1918 Le CFAT 15 15 17,2 19,9 15,3 17,3 22,4 35,5 (156,4 millions de livres turques) 47,8 50,4 55,080 (2,4 millions de livres turques) 55,9 79 80,3 78,7 79,7 458 494 409 442 464 044 042 230 072 992 493 208 693 200 951 200 1 480 000 917 663 900 000 1 328 212 1 586 502 1 144 684 1 266 322 (un million de dividende pour un capital de 20 millions) 126,7 prend le contrôle de la Banque de Salonique Moins d’un an après la fin de la guerre, en octobre 1919, le CFAT acquiert auprès de la Société générale un bloc de contrôle du capital de la Banque de Salonique. « Notre installation en Asie mineure n’est que le premier pas vers une extension dans la Méditerranée orientale qui nous paraît commandée par les relations entre les différentes fractions de la population musulmane du bassin de la Méditerranée, comme aussi par les courants commerciaux qui tendent à se créer. »39 Le CFAT lui-même prend position dans un premier temps en Asie mineure, dans la région d’Anatolie provisoirement ‘pacifiée’ par les Grecs : en octobre 1919, il ouvre une agence à Smyrne, « peu après l’occupation de cette région par les troupes grecques, en exécution du mandat confié par les grandes puissances »40, afin de continuer à mettre en valeur une contrée où l’influence française et plus généralement ouest-européenne était active41. Le CFAT entre alors sur la scène des affaires de Méditerranée orientale : en octobre 1920, Paribas l’associe au groupe d’investisseurs français qui réalise la francisation de la BIO par l’achat des titres des porteurs étrangers, notamment britanniques : il devient (pour une modeste part) actionnaire de la BIO, ce qui symbolise cette orientation stratégique vers la communauté des affaires du Levant – même s’il abandonne dès 1920 son agence smyrniote42. La Société générale se retire de la Banque de Salonique Comment expliquer le retrait de la Société générale de sa filleule, la Banque de Salonique, alors qu’elle avait mené à son égard une stratégie durable de partenariat, destinée notamment à faciliter l’établissement de relations efficaces au sein de l’administration ottomane ? L’éclatement de l’Empire ottoman, le glissement de l’essentiel des contrées balkaniques vers les États bulgare, serbe et grec, le repli de la Turquie sur l’Asie mineure (sauf Constantinople), sapent les bases de la banque plurirégionale égéenne qu’était la Banque de Salonique. La stratégie de la cette dernière est fixée dès 15 1918 : elle se replie sur le monde hellénique. Les agences en Serbie (Monastir, Uskub) et en Bulgarie43 (Xanthia, Dedeagatch, Gumuldjina) sont fermées, ainsi que Tripoli et Kirk Klissé et, en Grèce, Drama. La maison doit choisir entre une vocation balkanique, autour de Salonique, sa cité d’origine, et une vocation turque. L’effondrement de l’Empire ottoman bouscule tous les espoirs de développer les affaires financières avec ce pays, dont la dette d’ailleurs est gelée durablement, dans l’attente (jusqu’au milieu des années 1920) d’un accord sur le remboursement éventuel des emprunts ottomans. Toute perspective de nouvelles opérations s’est donc effondrée, et la Société générale n’a plus besoin de la Banque de Salonique comme truchement auprès des autorités ottomanes, d’autant plus que la BIO assume la fonction d’ambassadeur des intérêts français en Turquie. Les tensions entre communautés nationales détruisent la communauté des affaires qui fonctionnait si bien sur les places levantines, égéennes et balkaniques. Turcs, Hellènes, Arméniens et israélites mettent fin (avec plus ou moins de responsabilité pour chacun, bien sûr…, mais la cristallisation du nationalisme turc paraît la plus susceptible de remettre en cause les équilibres anciens) à cet espace si fécond qui réunissait toutes les nationalités au sein d’un même ensemble économique, financier, bancaire, commercial. L’unité ‘marchande’ de l’Empire ottoman s’écroule : les Hellènes doivent fuir l’Asie mineure et l’agglomération de Constantinople, d’où la ruine de la place de Smyrne – cité où la succursale de la Banque de Salonique n’échappe pas au gigantesque incendie provoqué par l’armée turque victorieuse en 1922 quand les Grecs s’enfuient en masse44 ; les Arméniens et les israélites se replient souvent sur certaines places, les uns à l’est, les autres à l’ouest. Nombre de Levantins enfin délaissent les empires (austro-hongrois et ottoman) déchus et gagnent des places d’Europe occidentale, comme Paris ou Marseille, ou, plus près, la place d’Athènes. Les équilibres socio-ethniques dont bénéficiait la Banque de Salonique sont disloqués. En Turquie, la montée du nationalisme économique et financier remet en cause l’influence de la BIO et celle, bien moindre, de la Banque de Salonique ; celles-ci tendent à devenir des banques commerciales banales, soumises à la concurrence de banques purement locales. Si la place de Salonique garde un rôle clé, c’est au sein de la communauté des affaires grecques ; mais cette sœur d’Athènes est confrontée à la toute-puissance des banques athéniennes, peu désireuses de laisser émerger une rivale en Thrace… L’intérêt stratégique, voire géopolitique, que représentait la Banque de Salonique pour la Société générale (et Paribas) s’estompe – tandis que le dessein d’insérer la Banque de Salonique dans un projet franco-russe disparaît avec la révolution soviétique. La Banque de Salonique redevient une banque locale ancrée à Salonique (qui lui apporte la moitié de ses dépôts) et n’a qu’une faible dimension de banque commerciale dans la Turquie d’après-guerre. Or la Société générale n’entretient pas après la guerre une stratégie d’essaimage de l’activité de ‘banque de détail’ ; chassée de Russie, elle ne se redéploie pas vers les Balkans ni vers le Levant. Elle préfère donc se replier de la Banque de Salonique, mais aussi de la Banque française de Syrie, qui vient juste de s’établir dans les contrées dont la 16 France obtenu le ‘mandat’ de gestion, la Syrie et le Liban, séparés eux aussi de l’Empire ottoman. Le CFAT tuteur de la Banque de Salonique Le CFAT 45 et la Société générale46 concluent un vaste accord en septembre-octobre 1919. Le CFAT achète à la Société générale un gros paquet d’actions de la Banque de Salonique (environ 20 % avec perspective de monter rapidement à 34 %) et souscrit à une augmentation de capital (de 20 à 30 millions de francs) de cette banque47, effectuée en 1920-1921. La Société générale continue de refinancer la Banque de Salonique, le temps que la situation se stabilise autour de la mer Egée, mais elle ne se veut plus sa marraine : le CFAT apporte le même montant de refinancement (12,5 millions de francs chacun). Par ailleurs, la Société générale se défausse au profit de la Banque de Salonique d’engagements qu’elle portait au profit de la Société des tramways & électricité de Constantinople, de la Société immobilière de Constantinople et de la Société nationale pour le commerce, l’industrie et l’agriculture dans l’Empire ottoman (pour un total de 3,4 millions de francs), en signe de son repli complet des affaires financières et bancaires turques. Plus largement encore, la Société générale doit perdre à terme sa vocation de refinancement de la Banque de Salonique, qui constituaient un poids (modeste à son échelle mais réel)48. « La Société générale ne cherche pas à se débarrasser de la Banque de Salonique, mais verrait d’un œil favorable une association avec un groupe sérieux comme celui du CFAT, qui aurait la possibilité de surveiller la marche et le développement des opérations de la Banque de Salonique en y consacrant toute l’activité et tout le temps nécessaires. » 49 Trois représentants du CFAT entrent au conseil d’administration de la Banque de Salonique en 1919 : André Lebon, le président du CFAT, promu vice-président auprès du président André Bénac, Edmond Philippar, viceprésident du CFAT, et Démétrius Zafiropoulo (administrateur du CFAT) ; les deux premiers siègent à son comité de direction, où ils côtoient Léon Leblanc, qui y représente encore la Société générale (jusqu’en 192950), et Emmanuel Salem, l’un des dirigeants historiques de la Banque de Salonique. Joseph Misrachi (administrateur jusqu’en 1929) et Alfred Misrachi (administrateur jusqu’en 1922), tous deux désormais établis à Marseille, et Isaac Fernandez (qui réside encore à Constantinople et est administrateur de 1898 à 1929, quand Maurice Fernandez lui succède au Conseil) représentent la tradition marchande de la banque. L’emprise du CFAT prend corps : il détient plus de la moitié du capital51 en 1925 ; les bureaux de Paris de la Banque de Salonique sont transférés au Siège du CFAT rue Cambon ; Albert Misrachi quitte la direction générale en 1919 et le CFAT nomme désormais des directeurs d’origine française, tandis qu’Alfred Jourdanne, lui-même directeur du CFAT, entre au Conseil (1922). 4. Le renouveau dualiste de la Banque de Salonique 17 Le CFAT entreprend de remettre sa nouvelle filiale sur les rails de la croissance, en l’adaptant à la nouvelle configuration des frontières politiques, des communautés sociales et économiques, des flux d’échanges et des jeux d’influence géopolitiques. Les hésitations initiales de la Banque de Salonique Le CFAT hérite d’une Banque de Salonique en pleine crise d’adaptation à la nouvelle configuration politique et commerciale de son champ d’activité. Le bouleversement des frontières entre 1913 et 1923, le redéploiement des populations et des élites économiques, les incertitudes sur le devenir de nombre de créances et d’actifs, sont autant de causes de repli des affaires, celui-ci étant accentué par la récession générale de 1920-1921, durement ressentie par exemple en Grèce, donc par les agences de la Banque de Salonique à Salonique et à Cavalla. La guerre coupe souvent Constantinople de ses réseaux de relations bancaires et de liens commerciaux avec l’Asie mineure ou avec les ports du Caucase (comme Batoum). La Banque de Salonique, sous la conduite alors de l’administrateur délégué Salem et du directeur général Misrachi, n’échappe pas à ces soubresauts : elle ne peut verser de dividende entre 1914 et 1924 inclus ; elle doit effectuer de gros amortissements sur nombre de créances et d’actifs, notamment pour l’année 1921, quand il faut convertir en francs la partie du capital comptabilisée en livres turques, dont la dépréciation est énorme52 : une somme de quelque 11 millions de francs est effacée en puisant dans les réserves. Ainsi, « les marchandises qu’elle avait en nantissement en Turquie et en Bulgarie ont été réquisitionnées et non payées » 53 pendant les guerres en 1913-1918. La guerre gréco-turque renouvelle les inquiétudes au début des années 1920 ; elle impose une grande prudence, la réduction des engagements, le maintien de 38 millions de francs de disponibilités en caisse, donc un repli des emplois et de la rentabilité. Plus gravement enfin, les bases traditionnelles de la Banque de Salonique sont sapées par l’évolution historique : Salonique perd quelque peu de son importance de place clé des échanges entre le Levant et les Balkans : coupée de l’ensemble ottoman ou turc, elle voit s’effriter ses relations et ses débouchés. Elle change insensiblement de nature : elle se transforme en une solide place régionale ; et le poids des israélites n’est plus dominant puisque le reflux des réfugiés hellènes élargit la diversité des communautés qui y animent l’économie. Elle doit donc à la fois maintenir sa clientèle historique dans le monde des marchands et industriels israélites et tenter de séduire une clientèle nouvelle, qui a tendance à se tourner vers des banques grecques. Le CFAT conçoit la Banque de Salonique plutôt comme un maillon d’un dispositif visant à s’insérer dans l’ensemble des flux intraméditerranéens, à l’échelle du Levant, et non plus comme l’axe des échanges nord-égéens. Cela explique sa persévérance initiale qui lui permet de surmonter les aléas du début des années 1920. Après que la conférence de Lausanne débouche, le 24 juillet 1923, sur l’accord définitif concernant l’emprise turque sur l’ensemble de l’Asie mineure et de l’agglomération de Constantinople, la situation s’éclaircit : la Banque de Salonique peut s’impliquer nettement 18 dans les affaires turques, d’un côté, grecques, de l’autre. Le CFAT respecte le savoir-faire des spécialistes de la Méditerranée orientale que sont les dirigeants de la Banque de Salonique, notamment Emmanuel Salem, l’administrateur-délégué, qui reste le pivot de la maison de 1898 jusqu’à sa démission du Conseil (pour raisons de santé) en mars 1937 – avant son décès en février 1940. L’équipe ancienne s’effrite peu à peu avec le temps : Bénac, président pendant 30 ans, décède en octobre 1937 ; Lebon laisse la vice-présidence à son successeur à la présidence du CFAT, Loisy ; Fernandez s’efface lui aussi. Des administrateurs influents suivent de près l’évolution de la filiale, tel Eugène Journault, directeur à l’administration centrale du CFAT, qui entre au Conseil en février 1935. La direction elle-même connaît un fort renouvellement : comme Salem doit conduire nombre de négociations concernant le destin de la maison, il se voit adjoindre un directeur en 1923, Hector Sonolet ; celui-ci part dès 1925 et est remplacé par le secrétaire général, Michel Le Grain, en poste pendant une demi-douzaine d’années ; il devient administrateur-délégué, entre janvier 1928 et son décès en janvier 1931. L’homme clé de la Banque de Salonique devient François GérardVaret, personnalité issue du CFAT: il assume la fonction de secrétaire du conseil d’administration en décembre 1931, puis de directeur en novembre 1932, avant d’entrer au Conseil en 1936. Dirigeant de la banque pendant 17 ans, de 1931 à 1948, il en assure la stabilité pendant la dépression des années 1930 et la guide pendant les années délicates de la guerre. La Banque de Salonique banque du commerce turc La renaissance de la Banque de Salonique s’effectue peu à peu ; l’augmentation de capital de 20 à 30 millions de francs en 1921 permet de regonfler ses moyens d’action. En Turquie, la Banque de Salonique engage sa ‘turquisation’ : le symbole en est l’entrée de deux Turcs à son conseil d’administration en 1923, Faik Nuzhet Terem Bey, un ancien ministre des Finances (qui devient vice-président de la banque en 1937), et Mehmed Memduh Ezine Bey (jusqu’à son décès en 1938), suivis en 1925 par Chukri Kaya Bey, député et président de la commission des Affaires étrangères à la Chambre, mais il démissionne en 1927 quand il devient ministre. Midhabt Bey en 1927, Ferit Talay, Mithat Nemli (en 1938 : c’est le président de la Chambre de commerce et d’industrie d’Istanbul), rejoignent ensuite le Conseil eux aussi. La Banque de Salonique conserve son siège social à Istanbul-Galata et ne renie donc pas le transfert effectué avant-guerre depuis Salonique : le glissement des Balkans vers l’Est, les détroits et l’Asie mineure, est confirmé par la fermeture de l’agence d’Andrinople en janvier 1924. En Turquie, la banque bénéficie d’ailleurs sur place à partir de 1934 d’un statut de société anonyme turque, dont les assemblées générales se tiennent à Istanbul – même si la majorité de ses cadres sont d’origine israélite et si son capital est d’origine française pour l’essentiel : une loi de 1933 impose en effet cette transformation54. Les sièges d’Istanbul travaillent avec nombre de négociants et de commissionnaires, tel la maison Saül Amar, commissionnaire à Istanbul, relayé par une banque sœur à Paris et Salonique dont Salem est l’un des gros commanditaires. 19 La banque relance son activité de financement du commerce de minéraux (cuivre, charbon) et surtout, avec l’aide souvent de ses magasins généraux, des denrées du cru (coton, noisettes, raisins, chanvre, lin, figues sèches, olives, poils de chèvre, laines et laines mohairs, etc.), dont la production est stimulée par le renouveau de l’agriculture, dans la seconde moitié des années 1920, en particulier. Elle soutient l’essor de la Compagnie cotonnière d’Adana, en Cilicie, dans une contrée à la fois en développement et proche de la zone d’influence française, de l’autre côté de la frontière, le Sandjak d’Alexandrette, récupéré par la Turquie seulement en 1939. Cela justifie la création en 1924 d’agences à Adana et à Mersine, en plein cœur de cette région riche en coton, qui s’ajoutent ainsi au Siège d’Istanbul et à la succursale d’Istanbul (Sultan Hammam). L’agence de Smyrne a perdu de son importance levantine avec le départ des Grecs en 1922-1923. Pourtant, les négociants turcs relancent les flux commerciaux à l’export, eux aussi dépendant des productions agricoles locales55. Nombre de négociants et de commissionnaires y sont clients de la banque, tel Charles Balladur, marchand d’automobiles et de machines agricoles, bénéficiaire d’avances sur marchandises et de découverts dans les années 1920-1930. L’activité clé y consiste en « crédits saisonniers en monnaies étrangères, mis abondamment à notre disposition par le CFAT, puis remboursés au CFAT »56, après des bénéfices de changes et des commissions perçues sur les firmes d’import-export. La Banque de Salonique garde sa vocation de banque du tabac : la Turquie en produit plus de 80 millions de kg chaque année, et les flux d’exportations57 lui permettent d’intervenir soit pour financer les stocks au départ, soit pour des opérations de change et de transfert de devises. Un gros client de son agence d’Adana est ainsi la Société des tabacs d’Orient & d’outre-mer : cette firme, active en Turquie, en Grèce et en Bulgarie, partage ses affaires bancaires entre la Banque de Salonique et, à Paris, la Banque nationale de crédit (et sa quasi-filiale, la Banque française des Pays d’Orient)58 ; elle bénéficie en particulier de fortes avances sur tabacs. Plus généralement, la Turquie enfin stabilisée renoue avec la croissance, d’autant plus qu’elle conclut des traités de commerce avec ses partenaires et que, à partir de 1926, elle lance une politique de grands travaux, notamment dans les chemins de fer, ce qui procure nombre de retombées bancaires. La Banque de Salonique se place également dans le financement des importations, que ce soit du café, du matériel (électrique) ou des textiles. La Banque de Salonique modeste banque grecque La contraction du champ d’activité de la Banque de Salonique, qui a perdu son réseau en Serbie et en Bulgarie, consacre son assise hellène : elle redevient de plus en plus une banque de Salonique, cité qui accueille ce qui est jusqu’en 1925 son seul siège grec. Certes, elle doit endurer d’abord les aléas causés par l’afflux des réfugiés d’Asie mineure, par la dépréciation de la drachme (d’où de grosses pertes de change en 1924, pour environ 3,4 millions de francs). Mais la stabilisation de la situation sociale, monétaire et économique en Grèce lui ouvre à nouveau des perspectives de croissance. La 20 clientèle du négoce et du commerce est choyée, dans les secteurs classiques : tabacs, opiums, mohairs, laines, cuirs, tapis, soies grèges, raisins secs, etc. L’influence hellène s’exprime par la présence au Conseil de Démétrius Zafiropoulo, négociant à cheval sur Marseille et le Levant. Jusqu’alors cantonnée dans la Macédoine, la Banque de Salonique ouvre en 1925 un bureau à Athènes, au cœur de la communauté bancaire hellène, car les opérations de change générées par les places de Salonique et Cavalla imposent l’installation dans la capitale. Ces affaires de change sont favorisées aussi par l’exportation de minerais (charbon d’Héraclée, métaux non ferreux). Un relais est ajouté en mars 1931 grâce à l’ouverture d’un bureau de la banque au Pirée. On peine à discerner pour l’entre-deuxguerres les activités de la succursale de la Banque de Salonique à Salonique. On peut supposer qu’elle continue à financer le négoce des produits locaux et en particulier du tabac et des produits agricoles. Sa fonction de port égéen et méditerranéen au service de l’hinterland balkanique doit procurer à la banque des occasions d’intervention au profit de clients commerçants ou transitaires. Une croissance modérée mais sereine Finalement, la reprise de l’expansion de la Banque de Salonique prend corps au milieu des années 1920 : un premier dividende (348 396 francs pour un capital de 30 millions de francs) est versé en 1926 ! Le bilan reprend son ascension et fait plus que doubler entre 1923 et 1928 (il dépasse les 240 millions de francs). Malgré les aléas climatiques (avec des vagues de sécheresse qui éprouvent l’agriculture certaines années, comme en 1927 et en 1928), la Banque de Salonique profite de plus en plus des « campagnes d’exportations » qui animent l’économie agricole grecque et turque. Les bénéfices augmentent peu à peu et permettent la distribution d’un dividende apte à combler l’actionnaire clé qu’était devenu le CFAT en 1919-1921. La Banque de Salonique subit la forte contraction du commerce méditerranéen pendant la dépression des années 1930, une grave perte de change sur les actifs détenus en livres lors de la dévaluation de cette devise en 1931 – la perte de 1,835 million de francs ronge le bénéfice de 1,955 million de l’année 1931 – et le blocage du transfert des devises par la Grèce59. Pourtant, elle tient bon ; certes, elle endure des pertes (elle ne distribue pas de dividende en 1931 et elle encourt un déficit en 1932), mais elle reste une pièce clé du déploiement du groupe du CFAT en Méditerranée. La contraction des échanges commerciaux et des changes lui impose d’alléger son dispositif bancaire : les effectifs de nombre d’agences sont élagués, par exemple à Smyrne (de 57 agents en 1929 à 35 en 1935), ou Mersine et à Adana en 1931, en raison de leur déficit - Adana devient un bureau rattaché à Mersine ; la direction générale des sièges de Grèce est supprimée (son titulaire, Rousselle, rejoint le CFAT en 1933) ; enfin, l’agence de Smyrne-Izmir est fermée en 193760, certainement parce que le flux d’import-export a chuté. 21 Les activités de la Banque de Salonique s’inscrivent parfaitement dans le portefeuille de savoir-faire du CFAT, banquier des échanges transméditerranéens et donc plus généralement du commerce extérieur. Elles procurent d’ailleurs du chiffre d’affaires au CFAT lui-même, car sa succursale londonienne gère les mouvements de livres anglaises entretenus pour le financement du commerce extérieur turc et grec61, comme quand la Banque de Salonique prête des devises aux importateurs de ces pays pour les aider à solder leurs dettes : elle emprunte elle-même ces devises sur des places européennes, et le CFAT est l’un de ses pourvoyeurs essentiels62. L’investissement du CFAT n’a guère été coûteux, et il n’a pas dû mobiliser d’importantes sommes pour entretenir un réseau qui est resté modeste, avec une demi-douzaine de sièges. Ce maillage léger lui permet d’être actif sur les seules places marchandes d’envergure : loin de se vouloir une ‘banque de détail’, impliquée dans le monde de l’argent local (un peu comme la BIO en Turquie, après la perte de son mandat de banque d’émission, ou comme la Banque d’Athènes, située dans la mouvance de la BUP), elle se contente d’intervenir dans le seul financement des échanges extérieurs et un peu du négoce du cru. La Banque de Salonique n’a, par exemple, qu’un poids faible dans l’ensemble des dépôts des banques turques. 1938 1939 1940 dépôts de la Banque de Salonique (en millions de livres turques) 6,2 5,7 7,4 Bilan Dépôts Crédits Fonds propres Bénéfices dépôts de toutes les banques turques (en millions de livres turques) 290,7 262 274 part relative 2,1 % 2,2 % 2,7 % Comparaison entre le CFAT et sa filiale Banque de Salonique en 1929 (en millions de francs) CFAT Banque de Salonique 2 389 230,4 (9,6 %) 1 913 167 (8,7 %) 1 753 184 (10,5%) 179,9 32,6 (18,1 %) 10,05 2,6 (25,9 %) Cette réussite relative satisfait le CFAT. D’ailleurs, le président de ce dernier, Loisy, assume lui-même (jusqu’à son décès en janvier 1949) la présidence de la Banque de Salonique à partir du 29 mars 1937 – en succédant au président ‘historique’ qu’était Bénac –, et Alfred Jourdanne, vice-président délégué du CFAT, partage (jusqu’à son décès en 1939) la viceprésidence de la Banque de Salonique avec une personnalité turque, Faik Nüzhet Terem. Certes, l’envergure de la Banque de Salonique est modeste par rapport à celle de sa maison mère, puisque, par le bilan, les dépôts ou les crédits, elle pèse entre 9 et 10 % ; mais elle contribue à animer les relations commerciales entre la France et le Levant et elle procure au CFAT des dividendes satisfaisants pendant les années 1920, sans que sa situation ne devienne mauvaise pendant les années 1930. Evolution des comptes essentiels de la Banque de Salonique (en millions de francs) Bilan Dépôts Escompte Bénéfices avances 22 garanties, découverts 1918 1919 1920 1921 1922 1923 126,7 272,5 1924 1925 150,8 179,1 1926 177,7 103,3 96,7 118,2 49,5 76,87 130 0 0 0 0 0 824 306 (grâce à la vente de titres et à appel aux réserves) (348 396 francs de dividende) 1,527 (dividende de 1,5 million) 1927 199,4 1928 244 1929 230,4 167 184 2,6 A partir des années 1930, les chiffres ne sont plus donnés en francs, mais en livres turques 1933 perte de 1,812 million de francs 1938 27millions de livres turques 1939 27,3 Conclusion A trop se concentrer sur les affaires financières et bancaires ouesteuropéennes ou sur les grandes opérations conduites dans les empires russe et ottoman et en Egypte, l’on pourrait négliger la vitalité de l’influence des banques françaises sur nombre de places de l’Orient méditerranéen. Bien sûr, leur poids dans ces contrées ne provient que de l’addition de parts de capital, de parts de marché et de flux d’argent fort dispersés et animés par des maisons d’envergure relativement modeste par rapport aux ‘géants’ de la banque ouest-européenne ou de la banque britannique en Asie ; cet outremer égéen et est-méditerranéen reste fragmentaire, sans ‘empire’ majestueux malgré la force de ce flambeau de la puissance française qu’est la Banque impériale ottomane ; mais celle-ci, finalement, malgré sa présence dans le capital de nombre d’institutions bancaires de ces contrées, ne se pose pas en maîtresse du jeu hégémonique et laisse de nombreux interstices de développement à ses consœurs – pour peu qu’elles lui reconnaissent sur la place de Paris son leadership incontestable dans les opérations de ‘banque financière’, d’ingénierie des grandes opérations d’émission de titres concernant cette zone. Un outre-mer bancaire ‘pluriel’ s’est ainsi constitué au fil des années ; la Société générale et Paribas ont lancé plusieurs têtes de pont dans les pays balkaniques et levantins, de part et d’autre de la Première Guerre mondiale ; le Crédit foncier d’Algérie & de Tunisie peut y affirmer dans l’entre-deuxguerres sa stratégie de rayonnement sur plusieurs rives en un beau dessein à la fois impérial (Liban, Syrie, Afrique du Nord), et méditerranéen. De façon insensible mais forte, non pas par un « impérialisme du pauvre » (GeorgesHenri Soutou) mais par ce que nous appellerons un ‘impérialisme doux’, les 23 banquiers français prennent eux aussi leur part des flux de refinancement, de change, de crédit commercial, car ils réussissent à se placer au cœur de tout ce remue-ménage entre Europe orientale et Europe occidentale, mais aussi entre Nord et Sud au sein de l’Europe orientale et des pays du Levant : d’Odessa (jusqu’à la révolution soviétique), Constantinople, Smyrne, Salonique, Athènes, eux aussi participent au mouvement des affaires avec Alexandrie63, Trieste, Livourne64, Marseille, Vienne et Londres, à ce système bancaire informel qui structure l’aire marchande de l’Orient méditerranéen, de part et d’autre du ‘carrefour égéen’65 – quels que soient les soubresauts politiques et militaires des années 1910-1920. Sans être préoccupé ici de savoir si ces affaires bancaires s’accompagnaient de la promotion des intérêts économiques (commandes, exportations) ou géopolitiques (influence diplomatique)66 français, nous croyons que les banques, en tant qu’entreprises d’argent, au-delà de tels objectifs, se souciaient surtout d’employer leurs disponibilités, de multiplier les occasions de ‘petites’ opérations, d’accumuler des commissions (ouvertures de crédit, change, garanties, cautions) et des revenus d’intérêts (sur les crédits commerciaux, tels que les ouvertures de crédit en devises et en francs, les crédits documentaires, les refinancements des banques parrainées), ce qui constitue le quotidien anodin, sans événement exceptionnel – sauf en cas de crise du crédit sur telle ou telle place – et donc sans ‘histoire’… Cette routine des marchés de l’argent, cette banalité du métier de banquier commercial, des engagements du banquier correspondant (correspondent banking) sont pourtant portées à leur paroxysme : les talents et les responsabilités des banques parisiennes essaiment dans cet Orient méditerranéen puisqu’elles y participent à la modernisation de l’économie tertiaire (en stimulant la monétarisation, en procurant des liquidités au monde du négoce) et parce que, indirectement, elles contribuent à la lente émergence d’une économie agricole et semiindustrielle ‘moderne’, c’est-à-dire tournée vers l’exportation (coton, raisins secs, tabacs, etc.) ou consacrée aux premières étapes de l’équipement de base de ces contrées (transports, énergie). Contrairement aux études de divers collègues (David Landes, Jacques Thobie, notamment), légitimement attachés à l’éclat de l’impérialisme et à la récurrence d’opérations extraordinairement profitables (prêts aux États, émissions de titres, gestion de concessions de services publics67), notre propos vise plutôt à dessiner un temps long et ‘plat’, sans aspérités (sauf en cas de crise) mais propice à la multiplication des flux d’argent. La vie ‘ordinaire’ des places marchandes et bancaires domine en effet les activités des banquiers, soucieux d’accompagner telle ou telle cargaison banale de produits locaux vers des marchés proches ou lointains, d’exportation ou de réexportation. Sans ‘drame’, par conséquent’, cette histoire économique sans héros ni aventures nourrit toutefois des flux d’affaires qui consolident les bénéfices d’exploitation des banques parisiennes (ici, la Société générale et le CFAT – en parallèle avec les revenus que tirent la Banque de l’union parisienne de son partenariat avec la Banque d’Athènes et Paribas de ses liens étroits avec la BIO). Malgré cette routine et 24 cette absence de ‘héros’, une communauté d’affaires qui mêle les fameux Levantins (ici, beaucoup d’israélites de Salonique, avant la tragédie de 19421943, mais aussi des Grecs de la diaspora méditerranéenne) et nombre de Français, continue à se renforcer (de part et d’autre de la Première Guerre mondiale) : des hommes d’influence (comme Fernandez, Misrachi, Salem ou Gérard-Varet) consacrent leur vie à structurer un capital de compétences et des réseaux de relations en cet Orient méditerranéen, en liaison avec les places ouest-européennes. Il reste délicat de reconstituer le poids de ces activités bancaires dans l’alimentation du bénéfice d’exploitation et les actifs des banques parisiennes ; mais elles contribuent à compléter quelques cases du vaste puzzle qui, pièce par pièce, jour après jour, dessine leur champ d’expansion. Notes 1 L’administrateur-délégué Philippar, procès-verbal du conseil d’administration, 8 février 1918. 2 Georges-Henri Soutou, L’or et le sang. Les buts de guerre économiques de la Première Guerre mondiale, Paris, Fayard, 1989. 3 Cf. Ioanna Pepalasis Minoglou & Helen Louri, Diaspora entrepreneurial networks of the Black Sea and Greece, 1870-1917, Journal of European economic history, 1997, n°1, pages 69-104. 4 Cf. J.R. Lampe & M.R. Jackson, Balkan economic history, 1550-1950, Bloomington, Indiana University Press, 1982. 5 Cf. H. Bonin, La Banque d’Athènes, point de jonction entre deux outre-mers bancaires (1904-1953), dans : H. Bonin (dir), n°spécial Outre-mers économiques : de l’Histoire à l’actualité du XXIe siècle, Outre-Mers. Revue d’histoire, 1er semestre 2001, pages 53-70. 6 Cf. H. Bonin, La Banque de l’union parisienne en Roumanie (1919-1935). Influence bancaire ou impérialisme du pauvre ?, Revue historique, n°2/1985. 7 Rappelons que, en 1914, la Grèce accueille environ 835 millions de francs de capitaux, devant la Serbie (814,5 millions), la Roumanie (752 millions) et la Bulgarie (457 millions) sur un total de 2 855 millions de francs ; mais il est vrai que ces placements sont essentiellement tournés vers l’achat de valeurs publiques, qui en représentent 2 229 millions de francs – selon l’ambassadeur de France Bompard. Cf. Christos Hadziiossif, « Issues of management control and sovereignty in transnational banking in the Eastern Mediterranean before the First World War », dans : Kostas Kostis (dir), Modern banking in the Balkans and West-European capital in the nineteenth and twentieth centuries, collection de l’European Association for Banking History, Ashgate, Londres, 2000. 8 Sur des aspects clés de l’activité du Crédit lyonnais à Smyrne et Constantinople au début des années 1920 puis en Egypte, cf. les souvenirs du dirigeant de succursale de cette banque, Jean Morin, Souvenirs d’un banquier français, 1875-1947, Paris, Denoël, 1983. 9 Cf. H. Bonin, Le Comptoir national d’escompte de Paris, une banque impériale (1848-1940), Revue française d'histoire d'outre-mer, tome 78, n°293, 1991, pages 477-497. 10 H. Bonin, La Compagnie algérienne levier de la colonisation et prospère grâce à elle (1865-1939), Revue française d’histoire d‘outre-mer, n°328-329, second semestre 2000, pages 209-230. H. Bonin, Une histoire bancaire transméditerranéenne : la Compagnie algérienne, d’un ultime apogée au repli 25 (1945-1970), dans : D. Lefeuvre et alii (dir), La Guerre d’Algérie au miroir des décolonisations françaises (En l’honneur de Charles-Robert Ageron), Paris, publications de la Société française d’histoire d’outre-mer, 2000, pages 151-176. H. Bonin, L’outre-mer, marché pour la banque commerciale (1876-1985) ?, dans : Jacques Marseille (dir.), La France & l'outre-mer (actes du colloque de novembre 1996 ; Les relations économiques & financières entre la France & la France d'outremer), Paris, publications du Comité pour l'histoire économique & financière de la France, 1998, pages 437-483. 11 Cf. Ionna Minoglou, Between informal networks and formal contracts : international investment in Greece during the 1920s, Business History, April 2002, pages 40-64. 12 Cette étude rétrospective ne se veut pas une histoire de la Banque de Salonique mais un résumé de son évolution. Nous nous appuyons sur des dossiers Banque de Salonique conservés par les Archives historiques de la Société générale, hérités des archives du CFAT; nous renvoyons à : Patrice Guérin, Inventaire des archives de la Banque de Salonique, 1997. Nous avons dépouillé aussi des dossiers constitués par la Société générale elle-même (dossier Banque de Salonique 131 769 ; dossiers Banque de Salonique, n°5785 et n°5786, nouveau catalogue 3196 et suivants) ou par sa filiale, la Banque russo-asiatique (dossiers aux Archives historiques de la Société générale et dossiers aux Archives d’État de SaintPetersbourg, en Russie). Enfin, nous avons consulté des dossiers Banque de Salonique aux Archives historiques du Crédit lyonnais ( DEEF 73520 ; 40415/1 ; 29189/2081). 13 Cf. Salonique, 1850-1918. La ‘ville des Juifs’ et le réveil des Balkans, numéro spécial de la revue Autrement, série Mémoires, janvier 1992. 14 Gustave Fernandez quitte Salonique en 1902 et démissionne alors du Conseil. La présence des Levantins au Conseil reste constante, avec Isaac Fernandez (1898-1929), P. Hadji Lazaro (1903-1908), Lazare Allatini (si la date de nomination nous échappe, celle de son départ nous est connue : 1908), Alfred Misrachi (administrateur jusqu’en 1922). Ces administrateurs y côtoient les représentants d’un important groupe français : le baron de Bourgoing, ancien ministre plénipotentiaire, consacré président (jusqu’en 1908), le baron F. de Charnaud, pour les personnalités ; Alfred Loir, directeur de la succursale de la BIO à Salonique (avant de glisser à celle de Beyrouth dès 1890), Émile Ulmann, secrétaire de la direction du CNEP, pour les banques parisiennes. W. Heintze, nommé en 1890 directeur de la succursale de la BIO à Salonique (1890-1891), son successeur R. Gorna (administrateur de 1891 à 1896), Emmanuel Salem (administrateur de 1891 à 1940) assurent leur relève au fil des années. 15 La Société générale obtient contractuellement un dixième de toutes les opérations financières montées par la Länderbank. 16 Archives historiques de la Société générale, dossier Banque de Salonique 131 769, nouveau catalogue 3196. 17 D’où l’appel complet du capital en 1893, pour la totalité des 4 millions de francs. 18 Rapport annuel de la Banque de Salonique pour l’année 1905. 19 Le capital est accru d’un million de francs en janvier 1905, les fonds propres bénéficiant aussi de la prime d’émission de 310 000 francs. 20 Le capital passe de 6 à 8 millions de francs, dont une moitié souscrite par la Länderbank en janvier 1906, le solde étant placé parmi les compagnons de route locaux de la banque. Puis Le capital augmente de 8 à 10 millions de francs. Enfin, le capital passe de 10 à 12 millions en avril 1907 ; 40 000 actions sont émises ; mais leur vente s’avère difficile et le syndicat de placement doit répartir entre ses 26 membres 6 352 titres invendus (note de la Société générale, 31 mars 1908, dossier 3 126). 21 Sans évoquer ici l’encours de 13,3 millions de francs en Égypte, alors compromis. 22 Bilan de la Banque de Salonique en décembre 1908, Rapport de la mission de l’inspecteur Rocherand, de la Société générale, à la Banque de Salonique, janvier-février 1909, archives historiques de la Société générale, dossier Banque de Salonique, n°5786. 23 Le capital passe de 5 à 6 millions de francs en octobre 1905. La Banque IRP apporte son concours financier à cette augmentation et à cette installation en Egypte. 24 Elles sont reprises par le Banco di Roma. C’est « la Länderbank qui fournissait à la Banque de tout cas la charge de la liquidation des 16 millions de francs de créances immobilisées en Égypte, en versant ce montant à la Banque de Salonique en deux étapes en juin 1910 et en juin 1911. 25 Rapport de la mission de l’inspecteur Rocherand, de la Société générale, à la Banque de Salonique, janvier-février 1909, archives historiques de la Société générale, dossier Banque de Salonique, n°5786. 26 Rapport annuel de la Banque de Salonique pour l’année 1908. 27 Note de juillet 1919. Archives historiques de la Société générale, dossier Banque de Salonique, n°5785. 28 Lettre du président de la Banque de Salonique, Bénac, au directeur générale de la Société générale, Dorizon, 19 juillet 1912, ibidem, dossier Banque de Salonique, n°5786. 29 Au 30 juin 1913 : les comptes débiteurs s’élèvent à 27 millions, les comptes débiteurs nantis à 17,7 millions, le portefeuille-effets à 7,7 millions ; les dépôts se montent à 14,5 millions, les comptes courants créditeurs à 15,3 millions, soit un total de 29,8 millions. 30 Rapport de la mission de l’inspecteur Rocherand, 1909, op.cité. 31 Ce syndicat regroupe la Société générale, le CNEP, le CIC, Paribas, la BUP. 32 Cf. Jacques Thobie, Intérêts et impérialisme français dans l’Empire ottoman, 1895-1914, Paris, Publications de la Sorbonne, 1977. J. Thobie, Conjoncture et stratégie : le groupe financier de l’Ottomane en 1914, in Economie & sociétés dans l’Empire ottoman (fin 18e siècle-début du 20e siècle), Actes du colloque international de Strasbourg, Paris, 1983. La Société des tramways & électricité de Constantinople est lancée par des capitaux allemands, belges et français. Le groupe français en détient 35 %. Au sein de celui-ci, la Société générale dispose de 11,4 %, pas plus que le CNEP et que Paribas ; mais les 7,2 % de la Banque de Salonique gonflent indirectement son influence (et celle de Paribas), tout comme celle du banquierfinancier Spitzer (2,9 %), proche des deux banques ; la BUP détient 5,7 %, la BIO 8,6 %. Les industriels possèdent le solde de cette tranche française. Le Crédit lyonnais reste à l’écart de cette alliance française, car il conduit une stratégie autonome pour les affaires ottomanes. Le Crédit foncier ottoman, projet préparé depuis quelques années, est fondé en mai 1914 par un groupe qui réunit un premier ensemble constitué de la BFCI, du CNEP et de la BUP et une seconde alliance fédérant Paribas, la BIO, la Société générale et la Banque de Salonique. Mais cette firme n’a pas le temps d’entrer en fonction avant la guerre. 33 Procès-verbal de la réunion entre la Société générale et la BIO, 27 avril 1910, archives historiques de la Société générale, dossier Banque de Salonique, n°5786. 34 La part de la Société générale de 9 % équivaut à celle de Paribas et du CNEP; le Crédit lyonnais n’est pas partie prenante du syndicat. En fait, la Société générale obtient bien plus car elle récupère une large fraction des titres que 27 devaient garantir la BIO et la BFCI, ainsi que, bien entendu, un pan des titres obtenus par la Banque de Salonique. 35 Cf. lettre de Verstraete, directeur général de la BRA, à Raffalovich, directeur à Paris de la BRA, 14/27 mars 1914, archives historiques de la BRA, archives d’État de Saint-Petersbourg. 36 Note de la Société générale, 28 juillet 1919. Archives historiques de la Société générale, dossier Banque de Salonique, n°5788. 37 Lettre de Bénac, président de la Banque de Salonique, au président de la BRA, Poutiloff, 2 août 1913, dossier Banque de Salonique 1912-1920, archives de la BRA, archives historiques de la Société générale. 38 La Turquie redoute le projet russe de pousser la Banque de Salonique sous contrôle de la BRA à installer des guichets en Arménie et ainsi à servir quelque peu de tête de pont à une influence russe dans l’Est de l’Empire. 39 Procès-verbal du conseil d’administration du CFAT pour l’année 1919. 40 Ibidem, 1920. Cette agence du CFAT finance le négoce des tabacs, des huiles, des raisons secs, et elle se constitue par conséquent un bon « mouvement commercial ». 41 Notamment avec les chemins de fer Smyrne-Cassaba et l’Ottoman Aïdin Railway. 42 Le CFAT cède ses installations commerciales à Smyrne à la Compagnie française de l’Est européen, créée à Paris en 1919, dont il devient actionnaire. En fait, le CFAT se satisfait de l’agence de la Banque de Salonique à Smyrne et n’a nul besoin de défendre les intérêts français en soutenant à bout de bras une seconde agence sur place. Il cède également à cette firme son agence de Constantinople. 43 En Bulgarie, la Société générale s’appuie désormais sur une banque située dans la mouvance française, la Banque balkanique, où se retrouvent la BUP, des intérêts belges et des banques autrichiennes. 44 Les responsables de l’agence de la Banque de Salonique parviennent à évacuer les titres et les espèces qu’elle y détenait. 45 Sur l’histoire du CFAT, nous renvoyons à notre ouvrage : Une aventure méditerranéenne. Du CFAT à la Centrale de Banque, 1880-1991, La Collection historique de la Société générale (à paraître). 46 Son directeur Leblanc la représente au Conseil de la Banque de Salonique avec Bénac et Verstraete, qui mène les négociations avec Philippar en aoûtseptembre 1919. Pour un aperçu plus large des enjeux de la banque balkanique, Cf. Kostas Kostis (dir), Modern banking in the Balkans and West-European capital in the 19th & 20th centuries, Collection European Association for banking history, éditions Ashgate, Londres, 1999 ; notamment : Alain Plessis & Olivier Feiertag, « The position and role of French finance in the Balkans from the late nineteenth century until the Second World War ». 47 Le CFAT achète 40 000 titres, et prend une option sur 28 000 autres, dont 25 000 à fournir par la BIO et 2 000 par la Société générale. Il prend en charge l’augmentation de capital de la Banque de Salonique pour 10 millions de francs. La Société générale procure 12,5 millions de francs de crédits de refinancement à la Banque de Salonique, mais le CFAT lui apporte autant. Archives historiques de la Société générale, dossier Banque de Salonique, n°5788. La vente de 40 060 actions Banque de Salonique au CFAT procure à la Société générale la somme de 4,6 millions de francs. Dans le même temps, en 1919, sa filiale financière Valdebanque cède un paquet de 7 174 actions Banque de Salonique à une autre filiale financière de la Société générale, Valorind, et celle-ci les ‘réalise’ en les cédant sur le marché boursier. 48 Les crédits de la Banque de Salonique auprès de la Société générale représentent en 1921 un montant de 12 millions de francs à Paris, 200 000 livres à 28 Londres, tandis que la Société générale apporte sa garantie aux crédits qu’obtient la Banque de Salonique auprès de la banque anglaise Cox pour 200 000 livres et auprès de banques américaines, pour 460 000 dollars. 49 Note de la Société générale, 28 juillet 1919. Archives historiques de la Société générale, dossier Banque de Salonique, n°5788. 50 Leblanc est spécialiste à la Société générale des affaires russes et orientales depuis son entrée dans la maison en 1912 ; il est attaché au ‘bureau Orient’ en 1915-1917, puis devient directeur de la banque en 1917 et est directeur général entre 1925 et 1932. 51 Il possède 165 208 actions sur 300 000, mais il mobilise 6 608 voix sur 6 832 lors de l’assemblée générale du 3 juillet 1926. 52 La livre turque perd un tiers de sa valeur en 1920, ce qui impose de grosses provisions pour risques de change. 53 Note de juillet 1919. Archives historiques de la Société générale, dossier Banque de Salonique, n°5785. 54 Les actions sont exprimées en livres turques et le capital s’élève alors à 1,658 million de livres turques. 55 La place de Smyrne traite à l’exportation des raisons secs, des figues, du tabac, des fèves, des céréales (orge, blé) du coton et des cocons, des tapis, etc. 56 Note de la Banque de Salonique, 1935. 57 Vers les États-Unis pour une moitié, vers l’Égypte, le Royaume-Uni, la France, la Tchécoslovaquie, la Pologne, l’Italie. 58 Cf. H. Bonin, La Banque nationale de crédit. Histoire de la quatrième banque de dépôts en 1913-1932, Paris, P.L.A.G.E., 2002. 59 « La Banque de Salonique a prêté avant 1932 des devises étrangères à ses clients grecs, en empruntant ces devises à l’étranger […]. Or la loi de 1932 sur la conversion forcée impose le] remboursement en drachmes à un cours inférieur de moitié à la valeur des devises ». Il faut attendre une loi de 1946 pour que la Banque de Salonique obtienne une indemnisation partielle de son manque à gagner. 60 Le Crédit lyonnais a fermé son agence de Smyrne en 1926, avant celle d’Istanbul en 1932. 61 « Par suite de l’instabilité de la livre turque, la plus grande partie des opérations se traite en livres que la Banque de Salonique se procure chez notre siège de Londres, qui trouve ainsi un emploi intéressant de ses disponibilités », procès-verbal du conseil d’administration du CFAT, 14 mars 1929. 62 La Banque de Salonique travaille aussi (pour des opérations d’accréditif, d’encaissement ou de change) avec le département de l’outre-mer de la Midland Bank à Londres, avec le Crédit suisse, le Credito Italiano, la Banca Commerciale Italiana, l’Union de banques suisses et, aux États-Unis, avec la French Americain Banking Corporation, filiale du CNEP; celui-ci est, par le biais de sa succursale à Port-Saïd, un correspondant assidu de la Banque de Salonique. 63 Cf. Ch. Hadziiossif, “Banques grecques et banques européennes au 19e siècle: le point de vue d’Alexandrie », dans G.B. Dertilis (dir). Banquiers, usuriers et paysans : réseaux de crédit et stratégies du capital en Grèce, 1780-1930, Paris, 1988, pages 157-198. 64 Cf. Despina Vlami, Business, community and ethnic identity. The Greek merchants of Livorno, 1700-1900, thèse de l’Université européenne de Florence, 1996. I. Minoglou & H. Louri, Diaspora entrepreneurial networks of the Black Sea and Greece, 1870-1917, Journal of European economic history, Spring 1997, pages 69-104. 65 Nous utilisons ici une expression que nous avons déjà mobilisée dans notre article d’Outre-Mers. Revue d’histoire (2001) et que nous avions transcrite du titre de Denys Lombard, « Le carrefour javanais », dont l’analyse est effectuée par 29 Maurice Aymard, De la Méditerranée à l’Asie, Annales, Histoire, Société, janvierfévrier 2001, pages 43-50 ; cette expression reflète bien tous ces points de rencontre, ces ‘carrefours’, de ‘mondes’ de marchandises et d’échanges. Pour une vision synthétique de l’évolution récente de l’aire méditerranéenne, cf. André Nouschi, La Méditerranée au 20e siècle, collection U, Armand Colin, 1999. 66 Cf. René Girault, « Aspects économiques de la politique française dans les Balkans de 1933 à 1936 », dans La politique française dans les Balkans, 1933-1936, Studia balcanica 9, Sofia, 1975, pages 59-72. 67 Cf. H. Bonin, Suez. Du canal à la finance (1857-1987), éditions Économica, Paris, 1987.