histoire du cfat ii - L`esprit économique impérial

Hubert Bonin, professeur d’histoire économique contemporaine à l’Institut
d’études politiques de Bordeaux
Un outre-mer bancaire en Orient méditerranéen :
des banques françaises marraines de la Banque de Salonique
(de 1907 à la Seconde Guerre mondiale)
« Jetez par la pensée les yeux sur la carte de la Méditerranée après la
guerre ; voyez devant vous le bloc du Maroc, de l’Algérie, de la Tunisie, en face
d’une Espagne enrichie par la guerre et intéressée comme nous au
développement du Maroc ; d’une côte provençale également développée par le
mouvement prodigieux dont Marseille a été le centre ; d’une Italie alliée avec à
l’Est une Syrie et une Palestine pénétrées par l’influence franco-anglaise d’une
manière qu’attestent les derniers pèlerinages de La Mecque ; rendez-vous
compte des perspectives favorables qui vous sont ainsi ouvertes pour
l’accroissement de vos moyens d’action »
1
: Cette évocation de la Méditerranée
d’après-guerre résume la dimension géographique que le Crédit foncier
d’Algérie & de Tunisie (CFAT), une grande banque française active en Afrique
du Nord depuis les années 1880, acquiert par la construction d’une stratégie
de déploiement qui le mène de l’animation des flux transméditerranéens
Nord-Sud à une activité orientée vers l’Orient méditerranéen. Jusqu’alors
seulement cantonné dans les trois territoires français de l’Afrique du Nord, le
CFAT devient également une banque du Levant. Mais il reste fidèle à sa
vocation de ‘banque impériale’ – puisqu’il s’implante dans des territoires
confiés à la France, la Syrie et le Liban et de banque
transméditerranéenne, puisqu’il assume une fraction de la mission de
promouvoir les intérêts français autour de la mer Egée et en Méditerranée
orientale.
Le cheminement d’une banque française en Méditerranée nord-
orientale n’a rien d’original car ces contrées ont depuis longtemps constitué
un enjeu économique voire géopolitique important pour les intérêts des
puissances occidentales. L’influence bancaire française s’y est exercée avec
constance selon une logique classique, l’accompagnement et le soutien des
liens commerciaux traditionnels à l’import (denrées alimentaires, tabac,
coton, raisons secs, etc.) et à l’export, pour promouvoir les biens
d’équipement nationaux et contenir ainsi la force commerciale britannique
(portée par ses exportations de charbon dans toute la Méditerranée) et
l’Allemagne, grosse vendeuse de matériels et d’armements. Cependant, les
groupes d’intérêt français ont toujours entretenu un ‘grand dessein’ en
Méditerranée nord-orientale : il s’est agi d’établir des têtes de pont et de
consolider des points d’ancrage pour stimuler une capacité d’influence sur le
cours intérieur des affaires des Balkans et de l’Asie mineure, puis aussi du
Levant souvent avec l’appui du réseau de la diplomatie française, ce que
Jacques Thobie a appelé « le triptyque banque-industrie-diplomatie » , soit
pour relayer la force commerciale par des excroissances dans les pays
mêmes (négoce de gros et semi-gros), soit pour prendre part au
développement capitaliste de ces contrées.
2
Dans ce cas, des flux d’investissements directs ont pu s’orienter vers
des exploitations minières et quelques industries de première
transformation ; mais, dans la majorité des cas, le déploiement international
« à la française » s’est exprimé là aussi par l’essaimage de sociétés de
services, par exemple dans l’obtention de concessions de gestion déléguée de
services collectifs (ports, eaux, tramways, électricité, etc.) propices à
l’exportation de prestations d’ingénierie et d’équipements. Ce déploiement
dans les services est passé par l’activité bancaire : Jacques Thobie a montré
la stratégie constante des banques d’affaires et des hommes d’affaires pour
se placer au cœur des opérations monétaires, bancaires et financières de
l’Empire ottoman, dès les années 1860, soit par le biais de la Société
générale alliée à des intérêts londoniens, soit surtout, après l’effacement de
celle-ci, grâce à la Banque impériale ottomane (BIO). La banque clé de
l’influence française y a été traditionnellement cette BIO qui fédérait des
intérêts franco-britanniques pour gérer la concession de banque d’émission
dans l’Empire ottoman et développer des activités de banque commerciale et
de banque financière face au déploiement des banques allemandes, telle la
Deutsche Bank, dans un Empire où se côtoyaient et s’affrontaient tout à la
fois les intérêts des diverses puissances européennes. Une chaîne de
solidarité concrète s’est nouée entre les activités de banque commerciale et
de banque d’entreprise (crédits), de capital-développement et de capital-
risque (participation aux investissements directs et incitation à leur
expansion) et enfin de banque financière (avec les émissions de titres). La
puissance acquise par la BIO a ensuite constitué un repoussoir elle était de
facto l’ambassadeur des intérêts français dans ces régions – et d’incitation,
car des banquiers ont désiré glaner quelques morceaux de ces affaires, d’où
la percée de quelques maisons comme la Banque française des pays
d’Orient, la Banque d’Athènes ou la Banque de Salonique.
Salonique (Thessaloniki) a exercé en effet une force d’attraction
croissante à la lisière de l’Empire ottoman d’abord puis au nord-est du
nouvel ensemble hellénique : elle était l’une des clés pour entrer au cœur de
certains courants d’affaires de l’Empire ottoman (entre Constantinople et le
nord de la péninsule grecque) ; elle constituait en elle-même une place
commerciale solide car alimentée par son proche hinterland agricole ; mais,
surtout, elle s’était affirmée de plus en plus comme un relais pour pénétrer
une partie des Balkans intérieurs, vers la Bulgarie ou la Serbie, car elle
drainait de plus en plus de flux commerciaux en se constituant son propre
espace, bien différent et parfois concurrent de l’espace danubien et de
l’espace adriatique. Le tournant du XXe siècle a d’ailleurs été marqué par des
luttes d’influence discrètes mais sensibles entre les puissances, entre la
France, l’Allemagne et le Royaume-Uni, et même, de plus en plus, entre la
Russie et les puissances germaniques dès lors que les Russes promeuvent
des sociétés pour tenter de réaliser par l’influence de l’argent ce que la force
des armes n’avait pas réussi au milieu du XIXe siècle. La Grèce elle-même est
devenue un champ de rivalités bancaires et financières, quand l’hégémonie
britannique relayée en France par le Comptoir national d’escompte de Paris
pour les émissions de titres est remise en cause tant par des intérêts tant
3
allemands que français, par le biais de la Banque d’Athènes, parrainée par la
Banque de l’union parisienne. Des « marches » des zones d’influence des
groupes économiques de l’Europe de l’Ouest en Europe balkanique et
danubienne (au sens large) sont sans cesse en cours de remodelage dans les
années 1880-1920 avant le mouvement de recomposition de l’après-
guerre
2
.
L’on comprend que le destin d’une maison comme la Banque de
Salonique suscite des analyses dignes d’intérêt puisque l’on peut saisir à
travers ce cas d’étude la variété des enjeux de la mobilisation des intérêts
français en Méditerranée nord-orientale et les réseaux qu’ils y ont tissés.
Quelques maisons avaient pu en effet se glisser dans des interstices laissés
inoccupés par la BIO, sur les marges de l’Empire ottoman. La Banque de
Salonique, créée en 1888, a pris racine sur une grande place commerciale où
se rejoignaient tous les flux balkaniques, danubiens et levantins
3
. Si le CFAT
devient le parrain de la Banque de Salonique en 1919-1920, il succède à une
marraine elle aussi d’origine française, la Société générale, qui, au tournant
du XXe siècle, avait inclus les Balkans, et, plus largement, l’Europe centrale,
méridionale et orientale dans sa stratégie de déploiement : il s’agissait pour
elle d’une part de valoriser des savoir-faire en banque commerciale en les
faisant essaimer auprès de filiales (comme en Russie, avec la Banque du
Nord puis la Banque russo-asiatique) ou de banques filleules et, d’autre
part, de procurer au Siège parisien des gains par des opérations de change,
l’obtention d’un rôle clé dans le financement des échanges commerciaux et
enfin des occasions de refinancement de ces banques, au fur et à mesure
que l’économie de ces contrées consolidait son émergence
4
.
Comme un peu plus tard pour la Banque de l’union parisienne,
marraine de la Banque d’Athènes
5
et de la Banque commerciale de
Roumanie
6
, ou comme pour Paribas, marraine de la BIO, la Société générale
participe à ce mouvement de rayonnement de la place bancaire et financière
parisienne à la Belle Époque, et, comme Athènes
7
et Constantinople,
Salonique s’inscrit dans le maillage de l’influence bancaire française dans cet
outre-mer économique que constituent la Méditerranée orientale et ses
marges. L’on sait combien cette influence s’exerce aussi à Alexandrie (par le
biais des succursales du Crédit lyonnais
8
et du Comptoir national
d’escompte de Paris
9
) ; face aux velléités d’hégémonie des banques
britanniques tout le long de la route des Indes, les banquiers parisiens
multiplient les points d’ancrage dans cet Orient méditerranéen qui trouve
ses prolongements jusqu’à Marseille, où sont actifs tant d’intérêts ‘levantins’,
grecs, avant de toucher Paris et Londres. Notre propos vise à apprécier la
réalité de cette influence bancaire française, les formes de partenariats
noués avec les forces économiques de cet Orient méditerranéen et l’insertion
des intérêts français dans les flux avec l’Occident nord-ouest européen ; il
s’agit de compléter notre enquête sur la constitution d’un outre-mer
bancaire français méditerranéen
10
, des rivages de l’Afrique du Nord aux rives
de la mer Égée en relais des travaux essentiels de Jacques Thobie sur
l’Empire ottoman et de Samir Saul sur l’Égypte, et en élargissant le champ
chronologique à l’entre-deux-guerres
11
.
4
La Banque de Salonique vers la Société générale
Tandis que la Banque de l’union parisienne se rapproche de la Banque
d’Athènes à la fin de première décennie du XXe siècle, la tête de pont que
choisit la Société générale, presque en même temps, se situe aux marges de
l’Empire ottoman et de l’influence hellène, avec la Banque de Salonique
12
.
Celle-ci a connu une expansion plutôt vigoureuse grâce à la prospérité de la
place de Salonique elle-même, au maillage d’un réseau de voies ferrées dans
le Nord des Balkans et en Thrace et à son implantation à Constantinople.
La convergence des Levantins et des Occidentaux
A sa création, en Thrace alors sous domination de l’Empire ottoman, la
Banque de Salonique fédère des intérêts français et levantins ; on peut
supposer qu’ils ont voulu bousculer la force de la BIO, qui avait ouvert une
agence à Salonique dès 1864, juste un an après sa propre création ; mais la
BIO reprend plus tard la part détenue par le Comptoir d’escompte de Paris
après que celui-ci s’effondre en 1889, ce qui fait d’elle l’un des (lointains)
parrains de la maison. Ces intérêts levantins représentent la forte
communauté marchande et bancaire de la ville, avec une importance
certaine des israélites en son sein
13
. Le vice-président Édouard Allatini,
« marchand », Gustave Fernandez, un négociant (1888-1902), Joseph
Misrachi, de la maison de commerce Fernandez & Misrachi (à cheval sur
Salonique et Constantinople, administrateur jusqu’en 1922), figurent ainsi
au conseil d’administration de la banque à sa fondation. Les maisons Fratelli
Allatini et Fernandez & Misrachi sont des piliers de la place ; les Allatini
animent plusieurs branches de l’industrie à Salonique (soierie, coton,
meunerie) et du négoce (avec le second rang pour le tabac)
14
.
L’originalité de la Banque de Salonique est d’adjoindre aux intérêts
français des intérêts autrichiens, à une époque où l’Autriche-Hongrie
maintenait une tradition d’accueil de multiples courants commerciaux et
bancaires par le biais de la place viennoise et des ramifications directes ou
financières de ses grandes banques. La Banque impériale, royale, privilégiée
des pays autrichiens (appelée aussi Banque IRP, ou Länderbank),
notamment, se veut une sorte de truchement entre les maisons françaises et
levanto-germaniques : elle a été créée en 1880 en associant des intérêts
français et autrichiens pour mener le métier de ‘banque d’affaires’ en
Autriche-Hongrie et dans les Balkans tout en développant peu à peu le
métier de banque commerciale, avec par exemple une succursale à Paris.
Le profil francophile de l’établissement s’est accentué quand des liens
se sont noués avec la Société générale, afin de multiplier le partage
d’opérations financières
15
, le placement de titres en France ; deux
représentants de la Société générale sont ainsi entrés au Conseil de la
Länderbank. Cette entente franco-autrichienne explique sa présence au sein
de la Banque de Salonique, où elle délègue à la création Maurice Blum, son
directeur, N. Th. Dumba, l’un de ses administrateurs (1888-1901) ;
5
d’ailleurs, Bourgoing siège également au Conseil de la Banque IRP Jusqu’au
début des années 1910, les tensions chauvines entre Français et alliés
germaniques savent s’apaiser pour développer en commun les flux bancaires
et financiers en Europe centrale et orientale
16
.
Un essor modéré qui s’accélère au XXe siècle
Les débuts de la Banque de Salonique ont été marqués par des
difficultés aiguës : la ville même de Salonique est victime d’un gigantesque
incendie en 1890, qui frappe notamment les quartiers du négoce ; cela
contracte aussitôt le volume des affaires et suspend l’essor de la banque.
Mais une rapide reconstruction et l’ouverture de la ligne Salonique-Monastir
(ville située en Serbie actuelle) en 1892-1893 relancent peu à peu les
affaires, encore incertaines
17
, avec un fort repli au début des années 1890
surtout quand éclate une guerre entre Grecs et Ottomans, gagnée par ceux-
ci en 1897. Le bilan reste encore modeste (10,7 millions de francs en 1897
47,1 millions de piastres), tout comme la dimension bancaire (avec
seulement 4,6 millions de francs de dépôts et 8,6 millions d’encours de
crédits). Pendant une quinzaine d’années, la Banque de Salonique ne semble
guère animée d’une volonté de croissance forte : la prudence règne et la
maison se contente d’une activité de banque commerciale classique, proche
d’un petit nombre de sociétés clientes, comme le confirme d’ailleurs le
Conseil, qui précise que la Banque de Salonique « s’occupe exclusivement
d’affaires courantes de banque
18
». Cela explique, semble-t-il, la progression
modérée de son bilan, qui fluctue au gré de la conjoncture commerciale.
C’est seulement au milieu de la première décennie du XXe siècle que la
dimension évolue sensiblement, ce qui justifie l’augmentation de capital
19
de
1905, de 1906, de 1907 et de 1907-1908
20
. Le bilan, qui oscille entre 15 et
20 millions de francs au tournant du siècle, atteint les 50 millions en 1907.
Les dépôts ont augmenté à 38,6 millions en 1908 et les crédits à 37,2
millions de francs
21
. Cette forte progression se déploie pendant toute la
première décennie du siècle ; elle explique certainement que l’action Banque
de Salonique puisse être cotée en Bourse de Paris à partir de 1904.
Un réseau d’agences sur deux continents
L’une des causes de cet essor est la formation d’un réseau de guichets,
qui transforme la nature de la Banque de Salonique. Maison cantonnée
d’abord dans la place de Salonique, elle s’élève à la dimension d’un
établissement rayonnant sur nombre de places ottomanes des deux rives de
la mer Égée. Elle amplifie, en effet, son activité de banque commerciale en se
dotant d’un réseau d’agences sur des places marchandes actives ; elle
s’enracine notamment dans l’agglomération de Constantinople ; elle s’établit
à Andrinople, une grande ville-escale de la voie ferrée reliant l’Europe
centrale à Constantinople, ainsi qu’à Cavalla, cité située sur la route reliant
Salonique à Constantinople et dans plusieurs escales (Uskub, en Macédoine
yougoslave ; Dedeagatch, sur la côte orientale entre Salonique et
Constantinople) le long de lignes ferroviaires gérées par des intérêts
allemands ou français dans cette contrée de la Turquie d’Europe. Le maillage
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