modernité tardive, depuis les pécheurs qui ne peuvent s'en tirer qu'en massacrant les fonds marins, des
éleveurs qui torturent leurs bêtes, des exploitants agricoles qui détruisent le sol nourriciers, des cadres
dynamiques devenus des "tueurs", etc.
2) - Elle crée un bien-être largement illusoire
On rencontre là le paradoxe écologique de la croissance. L'obsession du PNB fait que l'on compte comme
positives toute production et toute dépense - y compris celle qui est nuisible, et celle que cette dernière rend
nécessaire pour en neutraliser les effets. On considère toute activité rémunérée, note Jacques Ellul, comme
une valeur ajoutée, génératrice de bien-être, alors que l'investissement dans l'industrie antipollution
n'augmente en rien le bien-être, au mieux il permet de le conserver. Sans doute arrive-t-il parfois que
l'accroissement de valeur à déduire soit supérieur à l'accroissement de valeur ajoutée. Pour Hervé René
Martin, cela ne fait pas de doute. "La vérité commande pourtant de dire, écrit-il, que la désorganisation
sociale et environnementale provoquée par le système de production industriel (matières plastiques en tète)
et les modes de vie qu'il induit, tuent infiniment plus de personnes que les filtres et les prothèses en
plastique ne pourront jamais en sauver". Il est de plus en plus probable qu'au delà d'un certain seuil, la
croissance du PNB traduit une diminution du bien-être.
Ainsi, les Etats Unis ont dépensé en 1991, 115 milliards de dollars, soit 2,1% du PNB pour la protection de
l'environnement et ce n'est pas fini. Le nouveau clean air act va accroitre ce coût, estime-t-on, de 45 à 55
milliards de dollars par an. Certes, les évaluations du coût de la pollution ou du prix de revient de la
dépollution sont éminemment délicates, problématiques et, bien sûr, controversées (voir les débats à la
réunion du G7 à Naples sur la facture de Tchernobyl). On a calculé que l'effet de serre pourrait coûter entre
600 et l000 milliards de dollars par an dans les années à venir, soit entre 3 et 5% du P.N.B. mondial. Le
World ressources institute, de son coté, a tenté des évaluations de la réduction du taux de croissance en cas
de prise en compte des ponctions sur le capital naturel dans l'optique du développement durable. Pour
l'Indonésie, il a ainsi ramené le taux de croissance entre l97l et l984 de 7,l à 4 % en moyenne annuelle, et
cela en intégrant seulement trois éléments : la destruction des forêts, les prélèvements sur les réserves de
pétrole et de gaz naturel, et l'érosion du sol. L'économiste allemand W. Schultz a calculé à partir d'un
inventaire non exhaustif des pollutions, que la prise en compte des dommages causés à la R. F. A., en l985
équivaudrait à 6% du P. I. B. Peut-on assurer que l'on a pour autant compensé toutes les pertes du Capital
naturelle ?
Les indices triomphalistes de croissance de la productivité qui démontreraient de manière irréfutable le
progrès du bien-être résultent souvent d'artifices comptables. Certes notre nourriture, grâce au
productivisme de l'agriculture, incorpore cent fois moins de travail direct que celle de nos grands-parents, et
nos précieuses voitures automobiles vingt fois moins que celles de parents, mais un bilan complet intégrant
les couts complets du système agro-alimentaire ou du système automobile ferait apparaitre des résultats
moins reluisants. La prise en compte pour l'agro-alimentaire de la multiplication des emplois annexes
(conseillers, chercheurs, conservation-transformation, agrochimie, agrobiologie etc.) réduirait
considérablement la fameuse productivité. Il y a 50 ans, les agriculteurs recevaient entre 45 et 60% de ce
que les consommateurs dépensaient pour leur nourriture, aujourd'hui ce ne sont que 18 % en France et 7%
au Royaume-Uni, voire 3,5% aux Etats-Unis. La différence finance les activités annexes. Résultat, le
consommateur ne s'aperçoit pas d'une baisse absolue du prix des produits alimentaires, en revanche la
qualité laisse beaucoup à désirer. Par ailleurs, l'intégration des dommages collatéraux (prélèvement d'eau,
pollution des nappes phréatiques, pollution des fleuves et des océans, vaches folles et autres fièvres
porcines) amènerait sans doute à conclure à une contre productivité comparable à celle qu'Ivan Illich mettait
naguère en évidence pour la voiture.
Dans ces conditions, l'élévation du niveau de vie dont pensent bénéficier la plupart des citoyens du Nord est
de plus en plus une illusion. Ils dépensent certes plus en termes d'achat de biens et services marchands mais
ils oublient d'en déduire l'élévation supérieure des coûts. Celle-ci prend des formes diverses marchandes et
non marchandes : dégradation de la qualité de vie non quantifiée mais subie (air, eau, environnement),
dépenses de "compensation" et de réparation (médicaments, transports, loisirs) rendues nécessaires par la
vie moderne, élévation des prix des denrées raréfiées (eau en bouteilles, énergie, espaces verts...). Herman
Daly et C. Cobb ont mis sur pied un indice synthétique, le Genuine Progress Indicator (Indicateur de progrès
authentique) qui corrige ainsi le Gross National Product (Produit intérieur brut) des pertes liées à la pollution
et à la dégradation de l'environnement. Il résulte de leur calcul qu'à partir des années 1970, pour les Etats-
Unis, l'indice du progrès authentique stagne et même régresse, tandis que celui du produit intérieur brut ne
cesse d'augmenter. Il est regrettable que personne en France ne se soit encore chargé de faire les calculs.
On a toutes les raisons de penser que le résultat serait comparable. Autant dire que dans ces conditions, la
croissance est un mythe même à l'intérieur de l'imaginaire de l'économie de bien-être, sinon de la société de
consommation!
3) - Elle ne suscite pas pour les "nantis" eux-mêmes une société conviviale mais une anti-société malade de
sa richesse.
Jean Baptiste Say posait en loi que le bonheur est proportionnel au volume de la consommation. Il s'agit là
de l'imposture économiste et moderniste par excellence qui trouve ses fondements déjà chez Hobbes.
Hobbes annonce, en effet, avec délectation cette ubris, cette démesure propre à l'homme occidental. "La
félicité de cette vie, écrit-il, ne consiste pas dans le repos d'un esprit satisfait. Car n'existent en réalité ni ce
finis ultimus (ou but dernier) ni ce summum bonum (ou bien suprême) dont il est question dans les ouvrages
des anciens moralistes (...) la félicité est une continuelle marche en avant du désir d'un objet à un autre, la
saisie du premier n'étant encore que la route qui mène au second. (...) Ainsi, je mets au premier rang, à titre
d'inclination générale de toute l'humanité, un désir perpétuel et sans trêve d'acquérir pouvoir après pouvoir,
désir qui ne cesse qu'à la mort". Durkheim dénonçait déjà ce présupposé utilitariste du bonheur comme
somme de plaisirs liés à la consommation égoïste. Un tel bonheur pour lui n'est pas loin de mener à l'anomie
et au suicide.
En fait, à y regarder de près, la richesse a un caractère bien plus pathologique que la pauvreté. L'extrême
richesse constitue le fléau principal de la société moderne. Plutôt que de l'accroitre encore en prétendant
porter remède à la pauvreté, il faudrait s'y attaquer comme à une maladie dangereuse masquée par
l'imaginaire institué de la croissance. Majid Rahnema note avec pertinence : "La misère morale des riches et
des puissants - sujet tabou dans la littérature spécialisée sur la pauvreté - a curieusement plus attiré
l'attention des romanciers, des poètes et, bien entendu, des pauvres eux-mêmes, que celle des sociologues
et des économistes qui la considèrent comme hors sujet. L'étude profonde des véritables causes de la misère
pourrait bien, pourtant, montrer qu'elle est bien au cœur - sinon le cœur - du sujet". Il poursuit : "La misère
morale des nantis, "habillée" de ses plus beaux atours et donc bien moins visible de l'extérieur, est
paradoxalement plus pernicieuse que celle qui frappe les indigents : à l'obsession proprement pathologique