Coutumes, pratiques et droit en Chine. Quelques remarques sur des

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Coutumes, pratiques et droit en Chine.
Quelques remarques sur des termes
couramment employés dans des ouvrages récents
Jérôme Bourgon
À propos des livres de :
Thomas Buoye, Manslaughter, Markets, and Moral Economy. Violent Disputes over Property Rights in Eighteenth-Century China,
Cambridge (U.K.) : Cambridge University Press, 2000, 216 p.
Philip C. C. Huang, Civil Justice in China. Représentation and
Practice in the Qing, Stanford : Stanford University Press, 1996,
263 p.
Philip C. C. Huang, Code, Custom, and Légal Practice in China.
The Qing and the Republic Compared, Stanford : Stanford University Press, 2001, 271 p.
Melissa Macauley, Social Power and Légal Culture. Litigation
Masters in Late Impérial China, Stanford : Stanford University
Press, 1998,416 p.
L'histoire du droit chinois compte parmi les disciplines les plus dynamiques de l'importante littérature américaine consacrée à la Chine. Ce que
j'ai proposé de nommer la « sinologie juridique américaine » aborde des
questions diverses d'histoire sociale et culturelle avec une certaine homogénéité d'approche, qui tient notamment aux sources utilisées : cas judiEtudes chinoises, vol. XXII (2003)
Dossiers thématiques
ciaires tirés des archives ou des recueils de jurisprudence, codes et autres
textes des lois susceptibles d'éclairer les motifs juridiques des décisions
prises par les juges \ Outre le regard nouveau qu'elle permet de porter sur
les relations entre pouvoir et société locale, les conflits sociaux, les relations familiales en Chine, cette discipline présente l'intérêt de revisiter des
questions classiques des sciences sociales : la manière dont des normes
préétablies influent sur les pratiques individuelles, le lien entre la loi écrite
et la « coutume », la part du spontané et du prescrit dans les actions humaines pour une société donnée. Toutes ces questions confluent vers celle de
la « modernité » qui, sur le plan juridique et institutionnel, est souvent
définie comme la dévolution de droits aux individus garantissant l'exercice
de leur liberté dans divers domaines, dont le plus emblématique est celui
de la propriété et des échanges de biens.
C'est sous cet angle que j'ai choisi de discuter de quatre ouvrages qui
portent sur des sujets assez divers, à savoir, par ordre alphabétique des
auteurs : les querelles sur les terres entraînant blessures ou mort d'homme
telles qu'elles apparaissent dans les cas judiciaires, et la mise en lumière de
leur relation avec l'évolution des rapports économiques et des formes de
propriété (Buoye) ; une analyse de la pratique judiciaire des magistrats
locaux sous les Qing comme «justice civile » ménageant et protégeant les
intérêts particuliers (familiaux, individuels), qui aurait été source de droits
équivalents à ceux créés par le droit civil européen (Huang 1) ; la suite du
précédent, où les droits protégés par la « justice civile » des Qing se révèlent être des coutumes, parties prenantes d'un « droit coutumier » qui,
opportunément combiné aux législations occidentales, fournit la matière
vivante d'un droit civil à la fois chinois et moderne (Huang 2) ; enfin, une
monographie consacrée aux « maîtres des plaintes » (songshi iSBiP), ou
« gredins de chicane » (songgun t£|I), et à l'influence que ces conseillers
privés, engagés par des particuliers pour leur connaissance des arcanes
judiciaires, exerçaient sur la société locale des provinces du Fujian et du
Guangdong (Macauley).
1
Cf. Jérôme Bourgon, « De quelques tendances récentes de la sinologie juridique
américaine », T'oung-pao 84 (1998), p. 380-414.
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Coutumes, pratiques et droit en Chine
Je ne retiendrai de ces ouvrages que ce qui concerne la coutume et le
droit coutumier. On trouvera dans l'ouvrage de Buoye quelques-unes des
conceptions les plus communément partagées sur ces deux notions, afin de
circonscrire la question sous son angle le plus général. Le travail de Macauley nous amènera à replacer coutume et droit coutumier dans leur évolution au sein du droit européen et à dégager quelques différences importantes par rapport au contexte chinois. Enfin, une confrontation des deux
ouvrages de Philip Huang illustrera un intéressant paradoxe historique : la
coutume paraît absente ou inconsistante, à la lecture des sources, de
pratiques judiciaires des Qing, mais cette même coutume deviendrait
omniprésente à l'examen rétrospectif, à travers le prisme de la modernisation juridique. C'est en général au moment où chacun des auteurs sort de
l'étude de cas et cherche à généraliser son propos qu'il trouve sous sa
plume, tout naturellement, les termes de « coutume » et de « droit coutumier ». Le recours apparemment obligatoire à ces termes, à un stade donné
du raisonnement sur la norme et la pratique, constitue le sujet de ce dossier
thématique. Par souci de clarté, j ' a i tenu à traduire systématiquement toutes les citations et les titres d'ouvrage en français, en signalant les problèmes de traduction qui sont souvent révélateurs de différences profondes
dans la conception du droit entre auteurs anglo-saxons, se référant au
common law, et les auteurs qui se réfèrent à un système de droit codifié 2 .
Rappelons que le droit moderne est divisé en deux grandes familles : les pays de droit
anglo-américain ou de common law, également appelé case law car il repose sur des
cas déjà jugés, ou précédents, et les pays dont le droit repose sur des codes de loi,
qu'on regroupe souvent dans la «civil law family », et dont la France fait partie. Le
passage d'un système à l'autre pose parfois un problème de traduction. Si les « droits »
subjectifs, désignés par le terme rights (customaty rights : « droits coutumiers »),
trouvent une traduction aisée en anglais, ce n'est pas le cas de la « loi » ou du « droit ».
Law au singulier signifie tantôt « loi » (codified law : « la loi codifiée »), tantôt
« droit » (customary law, « le droit coutumier »), tantôt les deux à la fois, comme ici :
la coutume est à la fois source de toute loi écrite et de tout principe juridique.
L'ambiguïté est encore plus forte pour les adjectifs et noms dérivés : légal sentence
veut bien dire « sentence légale », mais légal culture, légal practice doivent se traduire
par « culture juridique, pratique juridique » ; un lawyer au sens moderne est un
245
Dossiers
thématiques
1. La coutume comme « coût de transaction » entre théorie et réalité
du terrain
Commençons par l'ouvrage de Thomas Buoye, sur les « homicides,
les marchés et l'économie morale », dont je résume ainsi la thèse générale :
On constate, avec la commercialisation accrue et la croissance démographique sans précédent en Chine au cours du XVIII e siècle, une modification constante de la valeur relative de la terre et du travail : il en découla
une plus stricte définition des droits de propriété. Selon Buoye, les changements économiques entraînant assez mécaniquement un progrès des
instruments juridiques, on peut donc considérer comme un bon indice de la
« civilisation » des campagnes la baisse constante du nombre d'homicides
causés par des conflits fonciers, par rapport au nombre total d'homicides
observés. Ce terme de « civilisation » résume le processus décrit par
Buoye : les mœurs deviennent moins violentes, plus « civiles », grâce à
une meilleure reconnaissance des droits de propriété dans le cadre d'un
« droit civil ». L'auteur note les inévitables variations, parfois considérables, d'une province à l'autre, et analyse avec finesse les phénomènes
complexes rassemblés sous les termes assez vagues de « violences »,
« conflits violents », etc. (cf. chap. 7, notamment).
L'originalité de l'ouvrage est de combiner un raisonnement économique et une analyse assez minutieuse de nombreux cas judiciaires. Buoye
s'est inspiré des thèses du prix Nobel d'économie Douglas North pour
étudier l'interaction entre les phénomènes sociaux qui se font jour dans les
procès pour homicide et l'évolution économique qui en constitue le
moteur. « L'économie morale » qui figure dans le titre renvoie à la
proposition de North d'inclure dans une analyse économique classique, où
la valeur relative des facteurs de production (terre et travail au premier
chef) s'estime en prix de marché, des facteurs considérés d'ordinaire
« avocat-conseil », un « homme de loi », ou tout simplement un « lawyer » ; au sens
historique évoqué par Macauley, cependant, il s'agit plutôt d'un «juriste ». En règle
générale, je traduis law par « droit », laws par « lois », légal par «juridique », sauf
indication contraire.
246
Coutumes, pratiques et droit en Chine
comme non économiques : des institutions comme les contrats qui sont à
l'interface de l'économie et du droit, bien sûr, mais aussi tout l'arrière-plan
social et étatique susceptible d'influer sur ce genre d'institutions. Cela
revient à intégrer la loi et les mœurs comme des variables « morales »
entrant dans la composition des prix en tant que« coûts de transaction » .
Le rôle dévolu à la coutume dans l'« économie morale » de la Chine
des Qing épouse remarquablement celui des coûts de transaction dans la
théorie de North. En effet, ces coûts de transaction qui concourent à augmenter les prix lors de la réalisation des contrats de vente ont une justification concrète (distance, état des routes) mais aussi abstraite, (mentalités,
interdits religieux, techniques contractuelles), et il apparaît que ce second
facteur joue un rôle moteur sur l'évolution économique, et est susceptible
de devenir déterminant. Les institutions économiques, les droits de propriété et les techniques contractuelles tout particulièrement, se voient ainsi
assigner un rôle pilote, l'emportant sur ou conditionnant tout autre facteur
(progrès technique par exemple). Dans ce processus, la coutume est
l'élément clé qui permet de lier la théorie à la réalité du terrain, grâce à un
don d'ubiquité qui lui est inhérent : côté théorie, elle est synonyme de
« coût de transaction », côté terrain, elle prend tout sortes de noms locaux
(dian JB}-, yi tian liang zhu —EHMZË, etc.), sur lesquels nous aurons
l'occasion de revenir plus loin.
Buoye expose d'ailleurs très clairement l'inspiration théorique de sa
démarche :
Lier les conflits sociaux de petite échelle aux changements économiques de
grande échelle requiert une théorie de la structure et du changement en histoire
économique qui prend en compte les institutions politiques, les droits de propriété, l'idéologie. Pour les besoins de cette étude, les droits de propriété sont
définis comme des relations comportementales admises entre individus, relations qui gouvernent les interactions de ces individus et leur utilisation des ressources. Ces droits peuvent être formels ou informels, exprès ou implicites,
écrits ou non écrits, et ils trouvent leur expression dans les lois, les coutumes et
les mœurs d'une société. Dans la Chine du XVIIIe siècle, les droits de propriété
Cet aperçu se fonde sur l'introduction de Buoye, op. cit., p. 5 à 11 notamment.
247
Dossiers thématiques
sont généralement exprimés dans des contrats écrits fondés sur la coutume
locale4.
Le terme important ici me paraît être « pour les besoins de cette
étude ». Tant la notion de coutume que celle de droit de propriété correspondent en effet à une hypothèse théorique, ce sont des axiomes - qui ne
sont donc pas à démontrer. Que, par exemple, l'appropriation privée des
terres, fait incontestable en Chine depuis en gros la fin des Tang, doive
s'accompagner de « droits de propriété » « formels ou informels »,
« exprès ou implicites » tient de la pétition de principe puisque, sans même
insister sur ce que des termes comme « droit informel » ou « implicite »
peuvent avoir d'insatisfaisant pour l'esprit, l'essentiel est que la notion
même de « droits » n'a jamais été formulée en Chine avant l'introduction
des institutions européennes à la fin du XIXe siècle. En Chine, la propriété,
la possession, l'acte d'appropriation se disent de manière explicite, faut-il
le préciser, et peuvent se traduire ; mais le « droit » de propriété, ou
n'importe lequel de ces « droits » que les juristes appellent « subjectifs »
parce qu'ils sont la prérogative d'un « sujet », d'une personne légalement
définie, ces droits-là, n'ont jamais été formulés. Que Buoye doivent introduire cette notion, la présupposer pour les besoins de son hypothèse théorique est légitime - il en va de même de la « croissance économique », de
« l'espérance de vie » ou de n'importe lequel des instrument d'analyse
confectionnés par les sciences humaines. Ce qui est plus contestable, en
revanche, c'est que la notion étrangère introduite par hypothèse réapparaisse sous un déguisement indigène et vienne nous parler en dialecte sous
le nom de « coutume locale ». Supposer que la propriété s'accompagnait
de droits non formulés, ou de droits respectés « en pratique » (comme le
soutient également Ph. Huang, voir plus loin) pose tout d'abord la question
générale des limites au-delà desquelles une hypothèse théorique devient
pure fantaisie : à quelle dose d'implicite et de non formulé décide-t-on
qu'on a décollé de la réalité du terrain, qu'on parle à la place des sources ?
4
Buoye, op. cit., p. 32.
248
Coutumes, pratiques et droit en Chine
Plus fondamentalement, la notion de « droits de propriété coutumiers » confond deux ordres dont je vais m'attacher à montrer qu'il faut
les distinguer : celui des faits et celui des normes. Admettons que les
Chinois des Qing aient eu sur leurs biens les prérogatives qu'on associe
dans le droit occidental aux droits de propriété. Ils auraient donc eu, eux
aussi, des « droits » ; on se heurte dans ce cas à certaines limites : à partir
du moment où l'on ne cherche plus à décrire la vie sociale mais à comprendre comment fonctionnait le système normatif, les équivalents
approximatifs deviennent autant de sources d'erreur. Dans les faits,
« droits » désigne un ensemble de relations particulières entre un objet et
celui ou ceux qui en disposent ; ces « droits » engendrent des comportements et des sentiments très semblables quel que soit leur mode de formalisation juridique ; de ce point de vue, un paysan chinois ne se sent pas
moins propriétaire qu'un paysan français, quels que soit leurs « droits »
respectifs. Mais dès lors qu'on prétend envisager ces droits supposés dans
leurs corrélations avec d'autres parties prenantes d'un système de règles en
postulant un système juridique, un ordre normatif, la question de leur
formulation et de leur formalisation devient déterminante. Il y a là quelque
analogie avec les deux manières de comprendre une langue : en la traduisant ou en l'analysant. On peut prêter aux relations de propriétés chinoises
toute une série de traits empruntés aux droits de propriété européens, de
même qu'on peut, qu'on doit, traduire du chinois en usant de modes verbaux et d'accords qui n'existent pas dans la langue d'origine. Mais que
penser d'un linguiste qui en déduirait que les locuteurs chinois ont une
connaissance « implicite », « informelle » du futur antérieur ou de la
concordance des temps ? C'est un contresens de ce type que commettent
couramment les social scientists en dotant les paysans chinois de « droits
de propriété coutumiers ».
Ces « droits » présentent l'avantage de remplir à la perfection le rôle
que leur assigne l'hypothèse théorique de départ :
Du point de vue du modèle d'évolution économique proposé par North,
l'absence de puissant compétiteur à l'intérieur ou à l'extérieur signifia qu'il y
avait peu d'incitations économiques ou politiques susceptibles de pousser les
gouvernants à intervenir afin d'accroître le pouvoir d'État ; l'innovation institu249
Dossiers
thématiques
tionnelle et l'élaboration des droits de propriété restèrent donc dans le domaine
de la coutume5.
Face à un État bureaucratique, conservateur ou réactionnaire, une société
inventait, innovait sur le plan économique et institutionnel. La législation
ne faisait au mieux que refléter, imparfaitement, l'initiative des particuliers :
Le gouvernement mit en place une législation dans le domaine des ventes
conditionnelles, par exemple, mais ces mesures retardaient de beaucoup sur les
innovations issues du terrain (grassroots innovations) et servirent surtout à ratifier les pratiques établies au niveau du village. Une telle législation aida les
magistrats locaux à juger les conflits, mais le droit coutumier restait au fondement des transactions économiques6.
Une telle interprétation garde ses attraits tant qu'on ne cherche pas
trop à examiner la réalité des « institutions » économiques en question.
Prenons le cas des contrats de vente. Buoye peut s'appuyer sur des études
menées à Taiwan par des chercheurs américains à partir des archives locales et des recueils de coutumes réalisés par les colonisateurs japonais 7.
C'est ce qui a fait du « droit privé de Taiwan » le mieux documenté des
droits coutumiers d'Asie. Cependant, tout cela repose sur le même axiome
de départ dont Buoye décline diverses conséquences, sans en avoir exa-
Buoye, op. cit., p. 223.
Ibid. p. 150.
7
La référence classique (citée et discutée par Buoye, p. 31) est : Chen Fu-mei (Chang)
and Ramon Myers, "Customary Law and Economie Growth of China During the
Ch'ing Period", Ch'ing-shih wen-t'i, 3-5, p. 1-32 (nov. 1976), 3.10 (dec. 1978), p. 427 ; voir aussi Rosser H. Brockman, "Commercial Contract Law in Late NineteenthCentury Taiwan", in Jérôme Cohen (éd.), Essays on China's Légal Tradition, 1980.
Buoye cite également Peter Perdue, Exhausting the Earth : State and Peasant in
Hunan, Cambridge (Mass.) : Harvard University Press , 1987, p. 163, sans relever que
Perdue reproche à Chen et Myers de présenter les coutumes locales comme plus rationnelles et cohérentes qu'elles ne le sont, et semble assez sceptique sur la notion de
« droit coutumier ». Pour les recueils de coutumes, voir la note 41.
6
250
Coutumes, pratiques et droit en Chine
miné le bien-fondé. Ainsi nous est-il rappelé que des « contrats écrits basés
sur le droit coutumier » garantissaient des droits de propriété qui
« rendraient partiellement compte de la croissance économique de la fin de
la période impériale » (p. 30). Qui plus est, ces unités de base de
l'économie qu'étaient les maisonnées paysannes (peasant households)
auraient entretenu entre elles des rapports économiques également « basés
sur le droit coutumier » dont l'effectivité aurait dépendu de « valeurs
partagées et d'un souci d'équité » (p. 35). On retrouve bien dans le livre de
Buoye ou chez les auteurs qu'il cite des exemples de contrats ou de relations économiques, mais il est bien difficile de comprendre en quoi ils sont
« basés sur un droit coutumier ». En fait, cette expression même devient
très énigmatique dès qu'on commence à l'examiner.
Prenons deux exemples. Le premier est celui des « ventes à réméré »,
terme de notre droit civil que je préfère pour traduire le chinois dianmai
IftH à l'équivalent anglo-américain : conditional sales. Le « réméré »,
terme d'ancien français dérivé du latin redimere, racheter, est un contrat de
vente comportant une clause de rachat. Ce que Buoye appelle « un droit de
racheter la terre » était, nous dit-il, une « coutume acceptée dans la Chine
des Qing ». Et il apporte diverses précisions sur le laps de temps durant
lequel il est permis au vendeur d'user de la clause de rachat pour récupérer
sa terre en échange d'une somme prévue par le contrat. Il est inutile de
rentrer dans des détails techniques car la question est ici : pourquoi parler
de coutume à ce propos ? La vente à réméré est en effet précisément définie par une loi du code des Qing (lii), et toute une série d'articles additionnels sont venus préciser des points techniques comme ce qui distingue la
vente à réméré d'une vente définitive, le délai à l'expiration duquel la
vente devient définitive, etc. - le livre de Macauley nous donnera
l'occasion d'y revenir plus en détail. On peut certes trouver cette législation lacunaire et redondante ; on peut surtout enregistrer les nombreux cas
d'abus de la part de vendeurs qui cherchent à maintenir un lien avec la
terre qu'ils ont aliénée, soit par attachement, soit dans l'espoir d'obtenir
une « rallonge » sur le prix initial. Mais on ne voit pas bien ce qui autorise
Ibid, p. 93.
251
Dossiers thématiques
à parler de coutume locale pour une pratique répandue dans tout l'empire,
ni de relations fondées sur un droit coutumier, alors qu'elles sont régies par
la loi. Ceci me paraît tout aussi vrai des cas où les parents du vendeur, ou
bien les voisins, proclament qu'ils ont une priorité sur la terre. Ce que les
historiens du droit français classent parmi les coutumes d'Ancien Régime
sous le terme de « retrait lignager » ou « retrait vicinal » était en Chine
prévu par la loi : ces retraits étaient admis en cas de « vente conditionnelle », mais exclus si le contrat contenait la mention « vente définitive ».
Si l'on peut admettre le terme de coutume, voire celui de droit coutumier
dans le cas français - en donnant à ce terme l'acception restrictive que je
donnerai plus loin -, c'est un paradoxe dans le cas chinois, puisque ladite
coutume populaire n'est nulle part plus explicite que dans le droit codifié.
Un autre exemple souvent cité est celui de la multi-propriété, ou
comme dit le chinois : « deux ou trois propriétaires sur le même champ »
(yi tian liang / san zhu —BBlBHjÈ.). Voilà qui n'est certes pas prévu dans
le code, puisque c'est une fraude caractérisée. La loi ne connaissait qu'un
propriétaire, authentifié par la détention de contrats marqués du sceau
vermillon du magistrat, et par le versement régulier de l'impôt foncier.
L'empilement de titres portant sur la même surface était certes une pratique très répandue dans la plus grande partie de la Chine, ce qui montre que
les autorités avaient perdu le contrôle de la situation. On ne voit pas bien
ce qu'on gagne à baptiser cela « coutume » sinon à couvrir une fraude de
grande ampleur d'un terme pudique : le refus de payer l'impôt doit-il être
tenu pour une coutume ? La question est moins superficielle qu'il y paraît,
et porte en fait sur les catégories sous-jacentes aux développements de
Buoye. Car enfin, qu'est-ce qui « fait coutume », qu'est-ce qui vaut à telle
pratique ou habitude le privilège de se trouver incluse dans le « droit
coutumier » ? Pourquoi une grande masse de pratiques tout aussi répandues et régulières en sont-elles exclues ? Par exemple, évoquant une dispute sur une terre entre deux lignages qui débouche finalement « sur une
bataille entre quatorze individus nommés Lin et onze individus nommés
Zheng », Buoye souligne la fréquence de ce genre de rencontres dans la
société chinoise des Qing, mais ne songe pas un instant à la désigner sous
252
Coutumes, pratiques et droit en Chine
le nom de coutume 9. Pourquoi ? Pourquoi les rixes armées {xiedou ^ ç R ) ,
les homicides qui font la matière première du livre en question, mais aussi
bien le racket, l'extorsion, l'escroquerie, toutes pratiques habituelles, dans
une certaine mesure, à toutes les sociétés humaines, ne sont-ils jamais qualifiés de coutumes ? Plus pragmatiques, les mandarins chinois rangeaient
ces « mauvaises coutumes » dans la catégorie incluant tout ce qui avait
trait aux mœurs locales, fengsu ®{§. Les historiens traduisent souvent ce
terme par « coutumes », ce qui peut encore aller s'ils l'entendent au sens
d'« us et coutumes », mais qui les engage insensiblement dans le cercle
vicieux suivant : est considéré comme coutume ce qui mérite de figurer
dans le droit coutumier, lequel se définit lui-même comme un ensemble de
coutumes dignes de figurer dans un droit coutumier.
Ce droit a des propriétés curieuses : il a la clarté et la cohérence d'un
texte, au point qu'il peut être « révisé » en vue d'une meilleure adaptation
à la nouveauté : ainsi, « la croissance économique intense n'alla pas sans
révisions des lois coutumières (customary laws) et de l'idéologie partagée
qui gouvernait les échanges économiques » l0. Une telle cohérence explique que les magistrats puissent fonder leurs décisions sur le droit coutumier aussi sûrement que s'il s'agissait de lois écrites, tout en profitant de
ses avantages sur l'écrit que sont souplesse (flexibility) et adaptabilité aux
réalités du terrain. L'ennui, c'est que ce texte presque parfait se dérobe
sans cesse à qui veut le lire : le droit coutumier n'apparaît jamais sous une
forme explicite, tangible, intelligible, fût-ce oralement sous forme d'adage
ou de dicton. Dans le livre de Buoye, comme d'ailleurs dans les ouvrages
discutés plus loin, la coutume se manifeste à travers des pratiques sociales,
ou plus exactement par l'intermédiaire de documents qui les matérialisent.
Ainsi, nous dit Buoye,
les magistrats étaient d'ordinaire justes et attentifs dans leurs investigations. Ils
examinaient les contrats, les registres fiscaux et les effets commerciaux, découvraient habilement les fraudes, surveillaient les bornes de propriété, jugeaient
"lbid.,p. 78.
10
Ibid, p. 69.
253
Dossiers
thématiques
judicieusement des revendications opposées. [...Ils s'appuyaient] non seulement sur les dispositions du code des Qing, mais aussi sur les coutumes et la
culture [sic] pour étayer la légitimité de leur décision. [...] Les magistrats
respectaient le droit coutumier et, lorsqu'ils réglaient les cas judiciaires,
suivaient la coutume et les contrats pour éviter que leurs décisions ne soient des
« réglementations creuses » (empty régulations) .
Il y avait assurément en Chine des magistrats scrupuleux, et de fins
limiers très proches des réalités du terrain, mais ces qualités n'auraient pas
suffi à les sortir de l'aporie dans laquelle les enferme Buoye, aporie que
résume la formule : « les magistrats suivaient la coutume et les contrats ».
Dans le passage cité, la coutume apparaît tout d'abord comme un ensemble
d'« actes » (deeds) pouvant servir de preuve que quelque chose a eu lieu :
contrats, effets commerciaux, etc. ; on est alors dans le domaine des faits
constatables et de leur preuve matérielle. À la fin de l'extrait, la coutume
est partie prenante de la « légitimité » des décisions du magistrat, elle est
devenue une norme qu'on peut « suivre » (follow). Comment est-on passé
de l'acte à la norme, du registre du fait constatable à celui de sa légitimité ?
Celui-ci produit-il celle-là naturellement, et un contrat contient-il une
norme implicite, de sorte que le magistrat n'aurait qu'à le « suivre » ? Si on
considère un contrat de vente portant sur un cheval, un autre sur l'épouse
d'un homme qui la vend à un réseau de prostitution, ou encore l'autopsie
d'un cadavre établissant qu'il y a eu meurtre par la fameuse « coutume »
criminelle du « clou chinois » 1 2 , comment, dans ces cas, passe-t-on du
domaine de la preuve matérielle (les contrats, l'autopsie) à celui de la légitimité ? La découverte du clou au cours de l'autopsie prouve bien qu'il y a
eu meurtre, mais nullement que le meurtre est légitime ou illégitime. De
même, les contrats de vente attestent que le cheval ou l'épouse ont bien été
11
Ibid, p. 214. Faute de pouvoir en discuter en profondeur, j'ai supprimé de l'extrait
traduit la référence à deux auteurs cités par Buoye.
12
Le meurtre par l'enfoncement d'un clou long et mince au sommet du crâne, très
difficile à détecter et laissant supposer une mort naturelle, est signalé dans le vieux
guide pour les autopsies, le Xiyuan lu $cMM (Traité pour laver les injustices). Robert
Van Gulik a rendu le procédé fameux en en faisant le titre d'une enquête du Juge Ti.
254
Coutumes, pratiques et droit en Chine
vendus, mais ne nous disent rien de la légitimité du premier et de
l'illégitimité du second : la simple lecture des contrats ne nous dira rien du
droit de vendre son cheval mais pas sa femme n . D'une façon générale, la
légitimité n'est pas du domaine du fait ; elle ne se « prouve » pas, elle
s'édicte en référence à une hiérarchie de normes et d'autorités. On en
revient à la décision souveraine du juge qui se prononce toujours sur des
faits, quels qu'ils soient. Appeler certains de ces faits «coutume» n'a
aucune signification, ou ne devrait pas en avoir.
Nous voici donc avec une notion qui prétend au rôle et à la cohérence
d'une norme, puisqu'elle est censée fonder des décisions judiciaires, mais
qui, lorsqu'on cherche à la saisir par l'observation, apparaît comme un fait.
Qui transmue ce fait en norme, ou, en des termes plus réalistes, qui fait
parler la pratique, voilà qui n'est jamais dit ni montré. Si c'est le tribunal,
on ne voit pas ce qui fait la spécificité de la coutume, car c'est le travail
des juges d'édicter des normes de jugement à partir de n'importe quel fait
(contrat, clou chinois, etc.), et le résultat en est du droit tout court, pas du
droit « coutumier ». Si le juge applique des coutumes qui sont déjà des
normes, alors on aimerait savoir quand, comment et par qui s'est accomplie la transmutation du fait en norme. On est tenté de chercher une norme
dans la répétition mécanique, l'empire de l'habitude, l'imitation et autres
phénomènes d'inertie sociale. Mais si l'inertie se vérifie et se calcule en
physique mécanique, il n'en va pas de même des phénomènes sociaux : il
suffit d'identifier une habitude pour qu'elle change, ou voisine avec une
habitude contraire. Insister sur le caractère « flexible », « variable », etc.,
est peut-être de bonne règle dans une description ethnologique mais
complique singulièrement les choses dès lors qu'on cherche à définir une
norme. En fait, prendre l'habitude pour la norme et le normal pour le
normatif est une faute de méthode, c'est oublier que « tous les indicatifs du
C'est d'ailleurs un point délicat de savoir si le contrat par lesquels un mari vendait la
sa femme était illégal dans la Chine des Qing : une loi l'interdisait, de nombreux règlements prouvent que les trafiquants de femmes et d'enfants étaient activement pourchassés, mais certains jugements tiennent de tels contrats de vente pour légitimes : cf.
Ph. Huang, Code, Custom and Légal Practice, p. 170-171.
255
Dossiers
thématiques
monde ne feront jamais un impératif» . Ce n'est pas parce que tout le
monde adopte une pratique ou un comportement que tout le monde les tient
ipso facto pour légitimes, et les groupes humains justifient souvent l'adage
romain « Je vois le bien, mais c'est le mal que je fais » - consultez sur ce
point n'importe quel automobiliste français. À vrai dire, nul n'a jamais
soutenu que des pratiques, des habitudes, des mœurs puissent constituer
par eux-mêmes un droit, et nul n'a jamais songé à parler de « droit pratique » ou de «droit habituel ». Mais alors, pourquoi prêter à la coutume cet
étrange pouvoir, et croire que le terme « droit coutumier » a davantage de
sens que les précédents ? Sans doute parce qu'à ce dernier terme s'attache
un « droit d'usage », une sorte de patine historique qui l'authentifie, le
légitime. L'usage et l'histoire suffisent-il à établir la pertinence de ces notions ? C'est ce que l'ouvrage de Macauley va nous permettre d'examiner.
2. Le « droit coutumier » comme facteur d'évolution ou de stagnation historique
Melissa Macauley a consacré un livre remarquable à une curiosité de
l'histoire juridique chinoise : la mise hors la loi des juristes privés. La profession de « maître des plaintes », sorte d'avocat-conseil qui savait présenter les revendications des particuliers sous les formes requises par la
justice, fut en effet graduellement prohibée à partir de la fin des Ming, et
les manuels qui assuraient la transmission de ce savoir-faire furent mis à
l'index au cours du XVIII e siècle. Il ne s'agit pas ici de discuter de
l'ensemble du livre, ni même de ses grandes lignes, mais d'un thème un
peu marginal, d'une sorte d'incidente 15. Alors qu'il est censément consacré aux maîtres des plaintes du Fujian et du Guangdong, une bonne partie
Je cite de mémoire une formule du Doyen Jean Carbonnier, tirée de l'ouvrage Flexible droit : pour une sociologie du droit sans rigueur, que je n'ai pas sous la main.
15
Sur ce livre, voir mon article critique dans le Harvard Journal ofAsian Studies, 61.1
(June 2001), p. 183-198 ; j'en ai discuté certains aspects dans « 'Sauver la vie'. De là
fraude judiciaire en Chine à la fin de l'empire », Actes de la Recherche en Sciences
Sociale, 133 (juin 2000), p. 32-39.
256
Coutumes, pratiques et droit en Chine
du chapitre 6 porte en fait sur la relation entre le droit coutumier et la
construction de l'État moderne en Europe et en Chine 16. Le rapport avec le
sujet principal du livre, la profession de 'maître des plaintes', n'est pas
clairement expliqué par l'auteur, mais je crois pouvoir le résumer ainsi :
Macauley a cherché à savoir si ces conseillers privés non seulement
s'appuyaient sur des «trucs» juridiques faisant partie de l'arsenal des
juristes d'État, mais s'ils avaient aussi des affinités particulières avec les
coutumes locales, s'ils pratiquaient le droit coutumier. Si en effet, pour
reprendre les termes de Buoye, les innovations survenues sur le terrain
orientèrent l'évolution des droits de propriété dans le cadre de contrats
fondés sur le « droit coutumier », nul n'était mieux placé que ces conseillers pour en tirer profit ou simplement pour en entretenir l'usage. Les
« maîtres de chicane » ont-ils développé une sorte de droit civil ou de droit
privé (les deux termes sont à peu près synonymes) d'origine coutumière ?
À lire Macauley, la réponse est très clairement non. En véritable historienne, elle a accepté la leçon que lui donnaient ses sources, et n'a pas
trouvé le moindre élément en faveur de ce qui était sans doute son hypothèse de départ. Son verdict général sur les menées des « gredins de
chicane » tient en un mot : « incivilité », assumant à la fois le fait que leur
pratique n'avait rien à voir avec un droit civil, et qu'elle était de plus assez
douteuse sur le plan de la « civilité », pour ne pas dire de la morale.
Laissons là les « maîtres des plaintes », et intéressons-nous à ce que
Macauley a réuni sur les pratiques locales, à partir de sources comme les
recueils de « règlements provinciaux » (shengli iÉ3$!l). Les héros de cette
histoire sont les autorités provinciales qui s'efforcent de mettre de l'ordre
dans un entrelacs inextricable de « droits de propriété ». Notons au passage
que ce caractère inextricable vient précisément de ce qu'il ne s'agit pas de
« droits », mais de situations devenues pérennes. Comme Buoye, Macauley
note que les pratiques de multipropriété sont à peu près générales, et que la
situation est encore compliquée par les « ventes à réméré » (conditional
Melissa Macauley a d'ailleurs repris cette même question en comparant la Chine des
Qing et l'empire ottoman : "A World Made Simple: Law and Property in the Ottoman
and Qing Empires", Journal ofEarly Modem History, 5.4 (2001).
257
Dossiers
thématiques
sales). Où Buoye voyait « des valeurs partagées et un souci d'équité »,
Macauley montre l'« incivilité » de pratiques telles que les demandes de
paiements en addition du prix initial qui s'apparentent à un racket des
vendeurs locaux sur l'acheteur venu de l'extérieur. Elle insiste sur les
efforts des autorités tant au niveau provincial qu'au niveau central pour
mettre fin à ces « mauvaises coutumes » :
Comme le gouvernement du Fujian, les autorités de Pékin essayèrent aussi
depuis le début du XVIIIe siècle de réglementer dans toute la Chine ces pratiques coutumières (customary practices) qui compromettaient le bon fonctionnement de la bureaucratie étatique. Les Qing se mirent à promulguer des lois
réglementant les dates d'expiration des ventes à réméré. En 1753, un nouvel
article additionnel [à la loi sur les ventes à réméré, lu 95 du code des Qing]
exigea que les contrats précisent si la transaction permettait un rachat, ou s'il
s'agissait d'une vente : « S'il s'agit d'un contrat de vente, le contrat doit préciser clairement 'Ceci est une vente irrévocable (absolute sale) et il n'y aura
jamais rachat'. » L'État semblait ainsi appeler à une clarté et à une irrévocabilité (absoluteness) qui n'existait tout simplement pas dans la pratique commune
des ventes à réméré. Mais la partie la plus extraordinaire de la loi concernait la
limite temporelle fixée pour le rachat des terres vendues à réméré. Elle disait
que le rachat pourrait se faire jusqu'à trente ans après que la vente à réméré
avait été contractée : « Si la vente à réméré date de plus de trente ans, même si
le contrat ne porte pas la mention 'Vente irrévocable' et qu'il s'agit en fait d'un
contrat stipulant [la possibilité] de rachat, il est décidé que la propriété est aliénée. Il ne sera plus permis de la racheter ». Voici une loi qui exigeait ce
qu'aucun paysan des provinces du sud-est n'accepterait jamais de faire : abandonner toute revendication sur un patrimoine qui n'aurait pas été racheté à
l'expiration d'un délai fixé par le gouvernement.
En 1768, Pékin promulgua un autre article qui contrevenait à la pratique
coutumière dans les ventes à réméré. [...] Au fond, cette loi exigeait des ventes
forcées au détriment des propriétaires originels ; elle était antithétique au sentiment coutumier ".
17
Macauley, ibid, p. 240-241. La traduction et l'interprétation étant justes, j'ai traduit
de l'américain sans apporter de modification, si ce n'est les termes signalés : « vente à
réméré » au lieu de « conditional sale » pour dianmai ; « vente irrévocable » au lieu de
« absolute sale » pour juemai MM258
Coutumes, pratiques et droit en Chine
Ces initiatives centrales redoublent, ou s'inspirent de celles prises par
les autorités provinciales, qui ont laissé une masse impressionnante de
documents dans les « règlements provinciaux » (provincial régulation,
shengli). Ainsi, les « Règlements du Fujian » (Fujian shengli) témoignent
de l'acharnement que mirent les autorités provinciales à installer des stèles
gravées stipulant l'interdiction des multipropriétés et des ventes à réméré.
Cependant,
les gens refusaient l'éradication de ces pratiques. Ils détruisaient les stèles officielles et persistaient dans leurs propres procédures coutumières en dépit du fait
que « ces pratiques avaient été constamment interdites ». D'un autre côté, ils
désiraient que l'État s'engageât formellement pour régler définitivement les
innombrables cas judiciaires dont ces pratiques étaient la cause. C'était d'une
grande ironie : les gens refusaient l'intervention de l'État ; pourtant, c'étaient
les procès à propos de ces mêmes pratiques (ainsi que les complications fiscales) qui conduisaient l'État à intervenir l8.
Ces citations un peut longues permettront, je l'espère, de cerner ce
qui me paraît être une hésitation entre deux interprétations contradictoires.
D'un côté, une excellente analyse de la loi, de ses motivations et de ses
objectifs, et une description non moins aiguë d'une situation à corriger :
des pratiques de ventes qui privilégient les détenteurs traditionnels et
locaux au détriment de l'acheteur nouveau venu. Ces pratiques entravent le
marché foncier, rendent plus incertaine l'identité du propriétaire véritable
et favorisent ainsi une fraude fiscale déjà galopante, tout en multipliant les
litiges judiciaires. Les autorités centrales et locales font ce qu'elles peuvent
pour clarifier les choses, mais comme le note Xue Yunsheng, le grand
juriste de la fin des Qing judicieusement cité par Macauley, elles s'avèrent
« incapables d'assurer une application uniforme dans chaque province,
sans même parler de celles qui ignorent complètement l'article [sur les
ventes à réméré] » " .
18
Jbid, p. 242.
Ibid., p. 242 ; la citation de Xue Yunsheng Mitft est extraite de son commentaire
désabusé sur l'article additionnel 95-07 dans le Duli cunyi WLMfêWsi (Doute persistant
19
259
Dossiers thématiques
De l'autre côté, ces efforts officiels dont Macauley montre qu'ils
étaient conformes à l'intérêt public, sont « condamnés à l'échec », parce
qu'ils sont « en contradiction avec le sentiment et la pratique de la population locale » (p. 241), ou plus simplement dit, « contraires à la coutume
locale » (p. 242). Macauley juge « extraordinaire » que l'État ait cherché à
limiter la période durant laquelle le rachat est permis, non que la mesure
fût en elle-même absurde, mais parce que c'était là exiger « ce que pas un
seul paysan n'accepterait de faire » : la loi a donc pour vocation fondamentale de satisfaire les particuliers, ou tout du moins de ne pas les contrarier ! C'est à ce moment que ce qui était simplement dénommé « pratique »
lorsque Macauley exposait le point de vue des autorités légales devient
soudain « pratique coutumière ». Quel sens faut-il donner à cette étrange
expression ? Il s'agit soit d'un pléonasme (« coutumes habituelles »), soit,
plus probablement, d'une complémentarité des deux termes pour définir la
coutume : une face visible des actes et des pratiques, une face cachée qui
recèle la norme et la légitimité. L'adjectif « coutumière » doit donc se
comprendre comme « légitime car conforme au sentiment populaire », et la
contradiction entre les interprétations se résout ainsi : toute initiative gouvernementale est vouée à l'échec dès lors qu'elle contredit le « sentiment
populaire » local, non seulement pour des raisons matérielles, mais parce
qu'elle est foncièrement illégitime. Même sous forme d'adjectif, la notion
de « coutume » est le vecteur d'une contamination du fait, ou de son constat empirique - l'État échoue à faire appliquer la loi - par une norme
implicite, qui est ici une sorte de précepte de morale politique et historique : il est normal et même souhaitable que l'État échoue lorsqu'il va à
l'encontre du sentiment populaire.
Un tel point de vue est insoutenable sur le plan du comparatisme
historique le plus élémentaire. Notons d'abord que ce « sentiment populaire » est pour le moins ambivalent, puisque Macauley montre bien que
les gens bravent la loi mais demandent à la justice de régler les litiges
résultant du désordre. Plus important pour notre propos, le préjugé en
à la lecture des lois annexes du code), 1905, rééd. Taipei : Chinese Materials and Research Aids Service Center, 1970, 4 vol.
260
Coutumes, pratiques et droit en Chine
faveur de la « coutume » obère toute comparaison avec d'autres sociétés
qui ont rencontré peu ou prou les mêmes problèmes. En vertu de quoi
devrait-on avoir envers les « pratiques et sentiments » des populations du
Guangdong ou du Fujian davantage de révérence qu'envers les comportements très analogues des populations françaises, comportements qui furent
patiemment éradiqués comme de « mauvaises coutumes » ? L'erreur serait
en effet de prendre les droits coutumiers européens pour autant
d'émanations directes des usages populaires qui auraient obtenu
l'estampille d'autorités complaisantes. Les « coutumiers » français des
XVIe et XVIIe siècles étaient moins des recueils de coutumes que des
chartes codifiées publiées par des commissions à l'issue de longs travaux
de réformes des mœurs locales, contemporains d'ailleurs des réformes et
contre-réformes religieuses. Il en résultait autant d'éradications et de prohibitions que de promotion de la part de juristes et de notables activistes
regroupés en associations influentes - comme celle du Saint-Sacrement -,
qui ne se bornait pas à censurer Molière.
Ceci m'amène à revenir sur un point que j'ai déjà signalé par ailleurs,
à la suite de Shiga Shûzo : en Occident, et en France tout particulièrement,
la coutume n'est ni implicite, ni informelle, ni tacite, ni orale : elle est le
droit écrit, voire même codifié 20. C'est un autre nom de la loi, à vrai dire,
c'est la législation réelle, à côté du droit théorique qu'on recommence à
enseigner dans les universités : le droit romain. Pourquoi ce dédoublement ? Après les invasions barbares, les lois des divers peuples prirent
graduellement l'aspect de « droits » qui sous la diversité des langues
(recht, right, diritto, etc.), déclinaient cette même notion géométrique de ce
qui se tient « droit », ou debout, qu'on retrouve dans l'étymologie des mots
Voir J. Bourgon, « La coutume et le droit en Chine à la fin de l'empire », Annales.
Histoires, Sciences sociales, 1999.5, p. 1073-1107 et en particulier 1075 sq. ; Shiga
Shûzo, "Custom as a Source of Law in Traditional China", in La coutume, Recueils de la
Société Jean Bodin pour l'histoire comparative des institutions, 53, p. 414-425 ; Shiga
Shûzo WM3^L, Shindai Chûgoku no hô to saiban 'lmiXtPWi<D;!Éb$lz¥l (Droit et
jugements en Chine sous la dynastie des Qing), Tokyo : Sôbunsha M~X$t, 1984,
p. 329-30.
261
Dossiers
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« état » ou « institution » - norme dressée par l'autorité établie. Il fut
confronté au ius romain, le droit juridique, qui survivait sous la forme théorique de la jurisprudence doctrinale : un droit, ius, réfléchi par la science,
prudencia. La juridicisation des divers droits passa par la mise en regard
des recueils de lois-coutumes et de la jurisprudence, ou droit savant, dégageant les principes de ce qui allait devenir le droit civil. Que le droit
romain fût souvent qualifié de « raison écrite » des coutumes ne signifie
pas que celles-ci n'étaient pas écrites, mais bien plutôt que leur texte était
jugé privé de « raison », qu'il leur fallait une traduction, une interprétation
rationnelles pour que le droit qu'elles contenaient devienne pleinement
juridique. Dans l'histoire de notre droit, la coutume n'est donc pas un fait,
un acte ou une pratique recelant une règle implicite, un droit dormant dans
le fait ; c'est un autre nom de la loi écrite, et ce n'est qu'en tant que telle
qu'elle a pu former un droit coutumier. En bon comparatisme historique, le
terme de « droit coutumier » devrait être réservé aux situations où un
ensemble de lois-coutumes écrites est soumis à un processus de juridicisation par l'interprétation savante.
En fait, Macauley reste très imprécise sur ce qu'elle entend par
« droit coutumier ». Elle recense des pratiques portant sur les « droits de
propriété » qu'elle qualifie de « coutumes » lorsqu'elle veut souligner leur
caractère « vécu », ressenti par le sentiment populaire. S'agissant de
l'évolution du droit proprement dit et de l'attitude de l'Etat à l'égard des
pratiques populaires locales, elle hésite entre plusieurs modèles
d'interprétation. Elle avance une comparaison entre les règlements émis
par les autorités provinciales du Fujian et du Guangdong avec les « droits
coutumiers » mis en place par les autorités coloniales en Afrique noire :
Les administrateurs coloniaux présumaient que l'application du « droit coutumier » était un moyen « efficace et économique » de maintenir l'ordre social.
Mais ces gouvernements coloniaux concevaient ce droit coutumier comme
statique, comme un ensemble de pratiques populaires qui pouvaient être gelées,
enregistrées et utilisées pour juger les disputes foncières qui s'étaient multi-
262
Coutumes, pratiques et droit en Chine
pliées avec le développement de l'agriculture commerciale dans le cadre coloniai21.
Espoirs trompeurs, car du fait de leurs moyens matériels et humains limités, ils n'eurent que rarement un contrôle suffisant pour accomplir ce qu'ils
avaient prévu.
Ainsi, comme dans le cas du Fujian au XVIIIe siècle, les qualités premières des
pratiques coutumières en matière de transaction sur la propriété restèrent essentiellement les mêmes : dynamiques, fluides, constamment négociables, sujettes
à des revendications multiples, et reliées à l'insertion dans les réseaux sociaux.
« Qualités » douteuses, en tout cas si l'on prend à la lettre le terme de
« droits » de propriété : quel propriétaire souhaiterait jouir de droits
« fluides » et « constamment négociables » ? Car le problème, dès lors
qu'on parle du système juridique - et c'est bien là le propos de Macauley c'est de savoir s'il existe des critères assez stables pour orienter une série
significative de décisions judiciaires allant dans le même sens. Un facteur
important pour que des pratiques sociales passent dans la pratique judiciaire est le degré de formalisation par écrit : formalisation des pratiques
elles-mêmes (contrats, etc.), formalisation des procédures les identifiant,
énonçant leur validité, leur légalité, leur citation en justice, etc. De ce point
de vue, que vaut le parallèle établi par Macauley entre le droit coutumier
de l'Afrique coloniale et celui des Qing ?
Il y a là, je le crains, une double confusion. La première est celle du
droit coutumier d'Europe, dont nous avons vu qu'il était le produit d'une
juridicisation « à la romaine » des lois-coutumes, avec les réglementations
promulguées par des administrateurs coloniaux sous l'influence de théories
juridiques en vogue à la fin du XIX e siècle. C'est sous l'influence de
l'École historique allemande que se systématisa l'opposition loi écrite /
coutume orale et que se généralisa l'idée que la coutume était le droit
originel, dont la loi écrite n'était jamais qu'une formalisation seconde,
Ibid. p. 246.
263
Dossiers
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subordonnée et souvent fautive . Cette conception qui plaçait « l'esprit du
peuple » (volksgeist), ou ce que Macauley appelle « popular feeling », au
principe de toute législation, inspira les rédacteurs des « droits coutumiers » coloniaux. Des peuples dont la culture était essentiellement orale
virent leurs modes de vie passés au crible d'une « raison graphique » qui
leur était complètement étrangère 23. Comment désigner du même terme le
droit coutumier européen, fruit de siècles d'assimilation entre des loiscoutumes déjà écrites et le droit romain, et les projets ou discours que des
administrateurs coloniaux s'improvisant ethnologues ou juristes plaquèrent
sur des modes de vie et de pensée de populations sans tradition écrite ?
La seconde confusion consiste à prendre ces droits coutumiers coloniaux comme modèle pour comprendre l'activité de l'administration des
Qing. En effet, selon Macauley, « le gouvernement des Qing était, d'un
point de vue administratif, essentiellement colonial dans les provinces du
Fujian et du Guangdong » 2 4 . On accordera que l'administration territoriale
était sous les Qing non seulement légère (thin) par son infrastructure, mais
relativement extérieure aux réalités locales : les fonctionnaires devaient
avoir recours à des interprètes, leurs décisions passaient par des médiateurs
locaux, à commencer par les agents de yamen ou d'autres. Là encore,
l'analogie de surface concernant certains aspects pratiques de
l'administration devient trompeuse dès qu'on l'applique à l'ordre normatif.
Même les plus « indépendantistes » des chefs de clans du Fujian partageaient avec les magistrats des références culturelles et des conceptions
sociales et juridiques semblables, comme le montrent très bien par ailleurs
22
Sur le rôle de l'École historique allemande dans le concept moderne de droit coutumier, et son influence sur les sciences sociales, voir l'utile mise au point de Robert
Jacob : « La coutume, les mœurs et le rite. Regards croisés sur les catégories occidentales de la norme non écrite », in J. Bourgon (éd.), Extrême-Orient, ExtrêmeOccident : La coutume et la norme en Chine et au Japon, 23 (2001), p. 145-166, en
particulier p. 155 sq.
23
Le terme « raison graphique » fait référence à l'ouvrage bien connu de Jack Goody,
La raison graphique: la domestication de la pensée sauvage, Paris : Éd. de Minuit,
1979.
24
Ibid., p. 278.
264
Coutumes, pratiques et droit en Chine
les pages que Macauley consacre au « pouvoir social » des maîtres des
plaintes, puisque l'origine de ce « pouvoir social » était une « culture juridique » partagée par les administrateurs et les administrés2S. Du reste, les
clans chinois sont constitués non par une mémoire orale ou des emblèmes
totémiques mais par des chartes écrites, généalogies, tableaux, autant de
petites constitutions se prévalant couramment d'une patente impériale ; ils
avaient notamment pour vocation de placer des membres dans les administrations, soit par la voie royale des examens, soit par d'autres moins
avouables. On n'est donc pas du tout dans un contexte colonial africain, où
une culture non écrite se trouve soudain confrontée à une « raison graphique » élaborée ailleurs. Les notables locaux des provinces les plus turbulentes participaient de la même culture écrite que les représentants de
l'État, au point qu'une étude récente a pu souligner l'impact direct des
débats doctrinaux soulevés par la succession de l'empereur Wanli sur les
stratégies successorales au sein des clans du Guangdong26. Si divergentes
fussent leurs conceptions et si opposés leurs intérêts, administrateurs et
administrés appartenaient bien au même univers normatif, structuré autour
de lois écrites et codifiées depuis des siècles. Il en découle que les pratiques illégales, même très répandues, restaient des pratiques illégales, sans
constituer pour autant un système de règles parallèle ou concurrent.
Macauley avance un second modèle de comparaison : la
« simplification étatique » (state simplification) qui aurait permis aux États
européens pré-modernes de « standardiser et contrôler » la coutume locale,
et de stabiliser ainsi le régime de propriété à des fins essentiellement
fiscales 27. L'État chinois des Ming et des Qing n'aurait pas su ou pu
« standardiser et contrôler » la coutume, faute de vouloir « assumer le
coût » d'une véritable intervention dans la vie locale. Macauley a pourtant
C'est ainsi que je résumerais la thèse générale de Macauley, condensée dans le titre :
Social Power and Légal Culture.
David Faure, "Emperor and Ancestor, State and Lineage in South China : The Relevance of Ritual to Property Rights and Political Ideology", conférence donnée à la
faculté de droit de l'université de Tokyo le 11 juillet 2003.
27
Ibid. p. 244.
265
Dossiers
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montré les efforts des autorités chinoises tant centrales que provinciales
pour standardiser et simplifier les rapports de propriété. Elle indique bien
que la notion de « simplification » est, justement, trop simpliste pour
rendre compte d'un processus autrement complexe, mais elle donne peu
d'éléments pour affiner l'analyse. Elle aborde pourtant ce qui me paraît
l'essentiel :
Finalement, il va sans dire que les plus importants des agents étatiques dans la
transformation de la propriété en Europe étaient les juristes (lawyers) [...]. Les
simplifications étatiques et les constructions légales en Chine ne faisaient pas
appel aux juristes, et la scène politique chinoise était telle que l'État chinois
n'avait pas besoin de détruire des juridictions concurrentes ou d'attirer des plaignants dans ses cours de justice pour rendre effectives sa légitimation et son
autorité centralisée. Une des raisons pour lesquelles les constructions légales de
la Chine étaient si ineffectives était précisément l'absence de juriste dans la
dynamique de construction de l'État .
« Il va sans dire » que la genèse des droits de propriété doit beaucoup
aux juristes, mais cela va encore mieux en le disant, puisque cela permet
d'apporter quelques précisions. Ainsi les «juristes» de l'ancienne France
n'étaient pas de simples « agents de l'Etat », mais des juristes privés au
sens le plus fort du terme, puisqu'ils étaient des propriétaires privés
d'offices publics qu'ils avaient achetés ou dont ils avaient hérité. Quant à
l'État chinois, il s'est édifié de dynastie en dynastie non « en l'absence de
juristes d'État » mais en leur confiant au contraire la rédaction, la révision
périodique et l'interprétation officielle du code dynastique (lu fë). Par
ailleurs, rien ne permet de dire que lois chinoises étaient plus
« ineffectives » que celles des anciens régimes européens. À ces quelques
réserves près, Macauley a raison d'indiquer qu'une des différences les plus
significatives entre les États européens et l'empire chinois est que le
second n'a pas eu à vendre une partie des pouvoirs publics pour se concilier la bourgeoisie et saper l'autorité de la noblesse sur la vie locale. Cette
privatisation du pouvoir judiciaire et le pullulement des « gens de robe »
Ibid. p. 248.
266
Coutumes, pratiques et droit en Chine
qui en résulta, furent vécus en leur temps comme une plaie sociale. Toute
une littérature « mù-lawyer », de Rabelais à Racine ou de Thomas More à
Swift, nous le rappelle, alors que les « maîtres des plaintes » chinois jouissent au contraire de toute une tradition littéraire et théâtrale qui chante en
eux des « Robin des bois de l'arène judiciaire » 29 . On voit que rien ne
permet d'ériger l'histoire juridique de l'Europe en un modèle de
« simplification ».
On pourrait égrener sans fin le chapelet des points communs et des
différences ; il me semble que Macauley a tourné sans cesse autour d'un
point essentiel, en le touchant souvent incidemment, mais sans jamais
l'aborder sciemment. Au lieu de raisonner en terme de « présence » ou
d'« absence » des juristes dans l'État ou dans la société, ce qui mène à des
oppositions trop catégoriques entre l'Europe et la Chine, ne vaudrait-il pas
mieux s'intéresser à ce que font lesdits juristes ? On se placerait alors non
plus du point de vue de la pratique judiciaire - Macauley a bien sûr consacré de longues pages aux « trucs » et recettes des songshi pour faire gagner
leur client - mais sur le terrain plus difficile à saisir de l'élaboration
doctrinale. C'est sur ce terrain que les juristes européens ont su opérer
entre droit savant et « droit coutumier » la synthèse dont est sorti le droit
civil. Cela suppose de ne plus considérer les juristes et le droit de
l'extérieur, mais d'entrer dans leur mode de raisonnement et leurs
« représentations ».
3. La coutume comme ombre portée du droit moderne sur la «justice
civile » des Qing
« Représentation » est justement le terme que Philip Huang met en balance
avec celui de « pratique », qui a jusqu'ici monopolisé notre attention. Si
l'on peut selon lui parler de «justice civile » sous les Qing, c'est en effet
parce que les magistrats chinois avaient une pratique judiciaire qui dérogeait à leurs représentations idéologiques et morales. Dans le chapitre 8,
« Le point de vue des manuels pour magistrats », Huang propose l'analyse
Ibid., p. 280 sq.
267
Dossiers
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de l'abondante littérature destinée à former les fonctionnaires locaux et
leurs conseillers privés. Parmi divers lieux communs confucéens, il insiste
tout particulièrement sur celui qui faisait de la « raréfaction des plaintes en
justice » le signe d'une bonne administration. Il lui est ensuite facile de
montrer que l'instruction et le règlement des plaintes formaient au
contraire l'essentiel des tâches pratiques des magistrats les plus consciencieux et compétents avant de en conclure que la « représentation » que
donnaient les gouvernants de leur fonction s'opposait à leur « pratique »
réelle. Certes, mais de telles contradictions s'observent en tout temps et en
tout lieu - ainsi, la pratique judiciaire française, ou américaine, est-elle
toujours rigoureusement conforme aux représentations égalitaires et démocratiques dont se réclament les juges ? En fait, Huang ne souligne pas un
simple hiatus entre les principes idéaux et les réalités vécues, mais une
opposition systématique entre la pensée et les actes, une sorte de fausse
conscience généralisée en vertu de laquelle les magistrats faisaient du droit
civil sans le savoir, et même dans une large mesure contre leur volonté
consciente. Il en veut pour preuve que certains manuels pour magistrats
« bien qu'ils confirment l'absence de distinction claire entre matières civiles et pénales d'un point de vue théorique, indiquent aussi une nette séparation entre les deux dans la pratique ».
C'était, selon lui, le cas de Wang Youhuai, « l'expert juridique de la
période Qianlong », lorsqu'il écrivait :
Les cas qui tombent dans une zone intermédiaire entre les châtiments et les impôts [xingqian jiaoshe shijian JPJ!ÎS;^(W] s o n t souvent difficiles à séparer, ce
qui entraîne des disputes et rivalités [entre les divers bureaux du yamen]. La manière de les séparer est de considérer les intentions du plaignant. Si la dispute
concerne la terre, les maisons, le remboursement des dettes [...], les litiges successoraux, ils doivent aller au bureau des Impôts. Les plaintes pour agression et
coups, fraudes, [...] et toutes matières relevant des obligations morales fondamentales [gangchang fif^f] et des enseignements [confucéens, mingjiao %M\,
même s'ils contiennent des références aux dettes, à la terre et aux maisons,
doivent aller au bureau des Châtiments 30.
Huang, ibid., p. 218, citant Wang Youhuai ïEjyiÈ, Ban 'anyaolûe iffUlgBiJ, 29a.
268
Coutumes, pratiques et droit en Chine
« Ce que Wang Youhuai essayait de faire ici, ajoute Huang, c'était de
suggérer des critères conceptuels pour des pratiques déjà en place ». Classer les cas judiciaires mineurs par catégories conformes au code des Qing
pour les diriger vers le service spécialisé le plus compétent ne nécessitait
pourtant pas un effort conceptuel très important, si l'on reste fidèle au
texte31. La fin de l'extrait cité montre bien d'ailleurs que même si un cas
judiciaire était jugé selon l'un des articles inclus dans ces sections du code
intitulées « Maisonnée, mariages, terres, dettes » (Hu, hun, tiantu, qianzhai
^£flEH±tï{ït)> il pouvait être supervisé par le bureau des Châtiments aussi
bien que par celui des Finances - de fait, ces articles se trouvaient dans une
partie du code pénal intitulée « finances » (hubu ptfâ), mais prévoyaient
comme tous les autres articles du code des sanctions pénales (en général,
des peines corporelles comme la bastonnade à coups de bambou). Quel que
soit le bureau auquel il était envoyé, le cas pouvait être conclu par des
peines corporelles, ou par tout autre moyen que le magistrat jugeait expédient. Mais, selon le système interprétatif mis en place par Huang pour
faire parler la pratique des magistrats envers et contre ce qu'ils en disent
eux-mêmes, ces sections du code sur les « Maisons, mariages, etc. » étaient
déjà du droit civil, avant même que la distinction entre droit civil et droit
pénal fût explicitement introduite en Chine, en même temps que d'autres
concepts du droit occidental. En vertu de ce raisonnement, proposer
d'envoyer des dossiers au bureau des Finances, c'était « passer près de la
suggestion que les délits mineurs n'étaient pas punissables », ce qui revenait à les dépénaliser. Ce qui n'est pas pénal étant forcément civil, c'était là
concevoir le droit civil en pratique, sans toutefois parvenir à « une formulation explicite ». L'importation de concepts juridiques occidentaux par la
République n'aurait fait que rendre explicite la distinction civil / pénal qui
était déjà présente dans la pratique des magistrats des Qing32.
Le Ban'an yaoliie étant d'ailleurs un vademecum de la pratique judiciaire extrêmement pragmatique et parfaitement dénué de toute ambition conceptuelle.
32
Je m'efforce de résumer le plusfidèlementpossible le tortueux développement des
pages 218 et 219.
269
Dossiers
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Au terme de cet enchaînement d'interprétations contestables, Huang
a établi qu'un droit civil existait à l'état latent dans le comportement des
magistrats des Qing, de sorte que « les droits étaient refusés en théorie,
mais protégés en pratique » 3 3 . À la différence de Buoye et de Macauley, ce
n'est pas dans la société, chez les familles paysannes ou dans les transactions marchandes que Huang suppose l'existence de droits, mais dans
l'activité judiciaire que l'autorité locale déploie pour ainsi dire contre ellemême, en tout cas à l'encontre de ses principes. Pourtant, pour que les
oracles civils du juge s'accomplissent, ne faut-il pas qu'ils s'appuient sur
certaines réalités sociales ? Pour que les droits soient « protégés en pratique », ne faut-il pas qu'ils existent ailleurs que dans la conscience ou le
subconscient du seul magistrat ? Or, dans ce premier ouvrage consacré au
droit civil des Qing, il n'est nulle part question de droit coutumier, ni
même de coutume ; à peine trouve-t-on quelques brefs passages sur les
« pratiques coutumières », tel celui-ci, qui concerne la division du patrimoine entre frères :
La division du patrimoine [...] offre peut-être le meilleur exemple de justice
informelle. Avec le temps, les pratiques coutumières évoluèrent et devinrent
très efficaces pour gérer la situation traumatisante de la division d'une propriété
familiale entre frères. D'abord, les leaders de communauté et de parenté (community and kin leaders) se réunissaient et discutaient longuement pour diviser la
propriété en parts égales. L'attribution des lots était souvent décidée par tirage
au sort. La procédure était alors formalisée par des documents écrits attestés par
les médiateurs qui participaient [à ces réunions]34.
Voilà donc une procédure qui manifesterait au sein du peuple un
sentiment de «justice informelle» mais néanmoins vivace, un esprit
d'équité qui prend effet à travers des institutions privées - un segment de
droit coutumier, enfin ? Huang indique pourtant, deux paragraphes plus
loin, que :
Ibid., p. 236.
Ibid., p. 135.
270
Coutumes, pratiques et droit en Chine
Ce n'est pas à dire que la justice informelle opérait séparément et indépendamment de la loi formelle. Dans le cas de la division patrimoniale, la pratique
coutumière de la division égale entre fils se vit conférer sanction légale sous les
Tang. Désormais, la congruence entre la coutume sociale et la stipulation légale
aboutissait à une observance à peu près universelle du principe et réduisait les
litiges et les procès35.
Pour une fois que nous tenions une coutume de bon aloi, voilà qu'elle
s'avère en « congruence » - c'est-à-dire en conformité, en harmonie - avec
la loi depuis un bon millénaire ! Mis à part l'habitude de se réunir en palabres interminables pour tenter d'aboutir à un compromis acceptable par
tous, pratique en effet des plus répandues sous toutes les latitudes, que
reste-t-il de « coutumier » dans le respect d'une règle de partage égalitaire
appliquée en vertu de la loi sur tout le territoire chinois ? Dès lors que les
pratiques se sont fondues dans la loi, ne serait-il pas plus logique de ne
plus parler de coutume, encore moins de droit coutumier - sauf à faire du
respect de la loi une coutume ? Plus fondamentalement, convient-il
d'avaliser le préjugé selon lequel une norme authentique doit nécessairement prendre sa source dans une coutume, la « sanction légale », comme
dit si bien Huang, ne venant l'officialiser qu'après coup ? Dans le cas du
partage successoral, rien n'atteste que la loi des Tang ait été rédigée sous
l'influence de « coutumes » ambiantes : c'est une pure supposition, un
axiome de sociologie historique. Par contre, il est bien établi historiquement que la règle de partage égalitaire a été imposée par l'empereur Wudi
des Han dans le but délibéré d'abaisser les grands lignages aristocratiques
en émiettant leur patrimoine foncier à chaque nouvelle génération. Il ne
serait sans doute pas bien difficile de montrer que les dynasties soucieuses
de diminuer l'emprise des aristocraties barbares entre les Wei et les Tang
reprirent cette même règle, qui fut transmise aux dynasties suivantes du fait
de son insertion dans le code des Tang {Tanglù shuyi JS^SîtlÉ). Voilà au
moins une analogie suggestive avec le droit civil moderne, ou tout au
moins avec le code civil napoléonien, dont l'égalitarisme successoral fut en
Idem.
271
Dossiers
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son temps dénoncé comme une « machine à hacher les patrimoines nobiliaires ». Ce n'est pas parce qu'on a affaire à des pratiques familiales ou
d'autres aspects du droit privé qu'il faut en déduire que les institutions
publiques ont moins d'influence que les pratiques populaires. En tout cas,
la question mérite d'être posée et documentée avec soin, plutôt que de s'en
remettre au préjugé qui place la coutume à l'origine de la loi.
La coutume et le droit coutumier étant comme je l'ai dit à peu près
absents du livre que Huang a consacré à la «justice civile » des Qing, on
est d'autant plus surpris de les retrouver comme thème directeur dans
l'ouvrage qui fait suite, « Code, coutume et pratique juridique en Chine les Qing et la République comparés ». Voilà que dans une étude centrée sur
l'introduction du droit occidental et la refonte générale du droit d'ancien
régime pour créer le droit civil de la Chine républicaine, Huang jette un
regard rétrospectif sur les Qing et s'avise soudain de l'omniprésence de la
coutume qui lui avait échappée dans son précédent ouvrage. L'auteur
prend pourtant soin de préciser qu'il n'entend pas plaquer un modèle préconçu sur la réalité chinoise :
Il pourrait être utile d'expliciter ici que la coutume en tant que source de tout
droit (ou « de toute loi » : of ail law), supposition implicite dans la tradition
anglo-américaine du common law, ne devrait pas être projetée sur la Chine. Le
droit des Qing et de la République tantôt soutenait la coutume ou fermait l'oeil
sur elle, mais tantôt aussi allait à son encontre. Il ne convient pas d'assimiler
purement et simplement la coutume avec le « droit coutumier », sans considérer
la législation d'État36.
Cette louable défiance envers les assimilations abusives repose malheureusement sur un malentendu : la source du common law n'est pas la
coutume, mais les précédents, c'est-à-dire les décisions des juges des
tribunaux royaux qui ont autorité légale (stare decisis), et dont les motivations (ratio decidendi) rédigées par écrit et d'une grande technicité
pourront être citées à l'appui de nouvelles décisions. Il est vrai que ce case
law a été présenté comme le « droit commun » des populations, les juges
Huang, Code, Custom, and Légal Practice, p. 5.
272
Coutumes, pratiques et droit en Chine
prétendant souvent s'inspirer des « coutumes des communautés » (en général, des vestiges des lois des Saxons qui étaient en vigueur avant la
conquête Normande) - le common law prenant ainsi figure de « coutume
générale du royaume d'Angleterre ». Cette aimable fiction rejoint celle des
« droits coutumiers » français promulgués par les chartes régionales, ce qui
permet aux historiens des deux traditions, common law et droit civil, de
professer que la coutume est la source de leur droit. L'important, dans les
deux cas, est que la « coutume populaire » ait été sélectionnée, rédigée et
interprétée par des juristes professionnels.
Ce rappel peut sembler pédant, puisque Huang ne parle du common
law que pour repousser toute assimilation abusive avec le droit des Qing ou
de la République. Il m'a paru pourtant utile de relever cette croyance déjà
rencontrée chez Macauley, et de façon plus diffuse chez Buoye, que tout
droit digne de ce nom doit prendre sa source dans la coutume, parce que la
légitimité ne saurait émaner que de l'agrément du peuple. Démocratisme
naïf, qui transpose sans précaution les principes de gouvernement moderne
dans l'analyse des systèmes juridiques, et qui finit par prendre une fiction
de juristes pour une vérité historique. De même qu'il prend pour argent
comptant la fiction selon laquelle le common law prend sa source dans les
coutumes, Huang prend au pied de la lettre la fable historique créée par les
législateurs de la fin des Qing et de la République : le droit civil chinois
moderne consisterait en l'habile montage d'un cadre formel occidental" (le
code civil allemand remanié par les Japonais) et de coutumes chinoises qui
constituaient déjà un droit civil sans en avoir le nom. Ce qu'il avait tout
d'abord pris pour de simples pratiques dont le juge savait, sous les Qing,
faire un emploi judicieux pour rendre sa justice civile étaient en fait des
coutumes, c'est-à-dire qu'elles recelaient en elles-mêmes une norme, indépendamment de toute intervention du juge. Huang peut donc décliner toute
une série de situations : cas déjà évoqué où la coutume « est en congruence
avec la loi » dans le domaine de l'héritage (p. 5), qui devient d'ailleurs
(p. 201) un cas où «loi étatique et coutume populaire divergent quelque
peu » ; cas où existent des « tensions entre code et coutume » (p. 6), situations où « code et coutume s'opposaient l'un à l'autre » (p. 6, 99, 201) —
toutes expressions qui ne trouvent leur sens que dans la mesure où la
273
Dossiers
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coutume existe comme un système juridique alternatif. Alors que, dans le
premier ouvrage, le juge donnait forme, sous les Qing, à une justice civile à
partir d'éléments très informels, dans le second ouvrage la « pratique juridique » (légal practice) de ces mêmes juges consiste, jusqu'à l'époque
républicaine, à concilier deux ordres normatifs bien distincts :
Quand il y avait des tensions ou une franche opposition entre code et coutume,
la pratique juridique pouvait suivre nombre de modèles différents. Les codes
eux-mêmes pouvaient adopter des concessions pratiques à la coutume, parfois
en opposition directe avec leurs propres cadres conceptuels dominants [...]. La
pratique juridique, en d'autres termes, raconte une histoire différente de celle de
la loi codifiée aussi bien que de celle de la coutume populaire. Bien qu'elle
interfère avec les deux, elle doit aussi être regardée comme distincte et séparée.
De même, pour la coutume vis-à-vis du code, quelques-uns des éléments les
plus intéressants de notre histoire surviennent lorsque la pratique juridique
déviait significativement du code. Les décisions des cours nous parlent donc
non seulement des tensions entre code et coutume et de la façon dont les cours
adoptèrent une position médiane : elles peuvent devenir en fait notre principale
source d'information sur des pratiques sociales et juridiques (social and légal
practices) qui, selon la loi, n'étaient pas censées exister.
Ce livre considère comme ses sujets majeurs ce qui relève de ces trois dimensions : la loi codifiée, la coutume populaire, et la pratique juridique, qui chacune
révèle un aspect différent du droit civil37.
Nous voici donc en présence d'un système juridique tripartite : la loi
codifiée, la « coutume » (ou droit coutumier) et la « pratique juridique », la
troisième instance s'efforçant de synthétiser le tout en y ajoutant des
« pratiques sociales et juridiques » non répertoriées et d'ailleurs assez
mystérieuses. Ce tableau semble original, jusqu'au moment où l'on
s'aperçoit que c'est une simple paraphrase des sources du droit définies par
l'article Premier du code civil chinois :
En l'absence de disposition légale, le juge prononcera selon la coutume ; en
l'absence de coutume, il prononcera selon les principes généraux du droit.
Huang, ibid., p. 6-7.
274
Coutumes, pratiques et droit en Chine
C'est au code civil suisse de 1907 que les législateurs chinois empruntèrent cette élégante cascade normative. Les législateurs chinois agissaient sous l'influence de théoriciens occidentaux qui avaient remis le droit
coutumier à l'honneur, et de praticiens japonais, tels les administrateurs
coloniaux de Taiwan ou les cadres civils et militaires du chemin de fer de
Sud-Mandchourie qui avaient procédé à de vastes enquêtes sur les coutumes chinoises. Les autorités chinoises procédèrent dès la fin des Qing et
sous la République au même genre d'enquêtes, dont les résultats furent
finalement publiés en 1930, en même temps que le code civil républicain 38. Ceci laisse croire que le droit civil chinois aurait été une synthèse
entre des coutumes populaires rédigées tardivement et les principes juridiques occidentaux, comme si le film de la juridicisation du droit coutumier
européen par le droit romain s'était rejoué en accéléré. À cette thèse assez
classique, soutenue par Jean Escarra dans les années 1930, Huang ajoute
des éléments dérivés de son hypothèse selon laquelle il existait un droit
civil sous les Qing 39.11 fait grand cas du fait que, durant les quelque vingtcinq années séparant les réformes juridiques des Qing, vers 1905, de la
promulgation du code civil en 1930, les sections du code des Qing intitulées « Mariages, terres, monnaies et habitations » tinrent lieu officiellement
de droit civil en vigueur. N'est-ce pas la preuve que ces lois contenaient
déjà un droit civil avant la lettre ?
Soucieux de montrer que ces lois étaient le seul vrai droit civil en
vigueur durant la période de transition, Huang regarde comme une
« grossière erreur » le fait que le projet de code civil à l'occidentale ait pu
être intégré dans la « Collection des six codes » (Liufa da quan
i\\iô\-^),
Pour une analyse plus détaillée de ce processus, cf. Jérôme Bourgon, "Rights, customs, and civil law under the late Qing and early Republic (1900-1936)", in William
C. Kirby (éd.), Realms of Freedom in Modem China, Cambridge (Mass.) : Harvard
University Press, (à paraître en 2004), p. 84-112.
39
Cf. Jean Escarra, Le droit chinois, Pékin : Vetch, 1936 ; sur cet ouvrage et son rôle
dans la diffusion de l'idée que le droit chinois était fondamentalement coutumier, voir
mes critiques dans « La coutume et le droit en Chine à la fin de l'empire », Annales.
Histoires, Sciences sociales, 1999-5, p. 1073-1107.
275
Dossiers thématiques
et s'étonne que cette erreur ait été « répétée sur pas moins de six éditions
successives entre 1913 et 1927 » 40 . Une lecture attentive de l'article
Premier du code civil, déjà cité, lui aurait permis de comprendre que le
droit civil en vigueur était bien celui du projet de code à l'occidentale, et
non les lois des Qing maintenues pour assurer la continuité nominale de la
législation. Durant toute la période précédant la publication du code civil,
les divers projets pouvaient être cités par les juges à l'appui de leurs décisions, en vertu de l'article Premier qui avait reçu force de loi de manière
anticipée. Cet article, on s'en souvient, autorisait les juges à prononcer leur
sentence selon les « principes généraux du droit » en l'absence d'une disposition légale ou d'une coutume. Ce terme assez abstrait désignait en fait
les diverses législations civiles étrangères et, surtout, les divers projets de
code civil chinois qui rendaient celles-ci accessibles au juge. Les
« dispositions légales » tirées du code des Qing étant très lacunaires, et les
coutumes inexistantes, les « principes généraux du droit », ou plus concrètement, les divers projets de code édités entre 1913 et 1927, étaient, quoi
qu'en ait Philip Huang, le « vrai droit civil » chinois, ou en tout cas celui
qui influait le plus sur la pratique des juges.
Mais revenons à la coutume, dont je viens d'écrire qu'elle était
inexistante, ainsi qu'il ressort de la lecture des parties de l'ouvrage de
Huang consacrées à la « pratique juridique ». Parmi les divers cas exposés,
et dans les décisions judiciaires qui les concluent, on cherchera en vain la
moindre allusion à une coutume. Du reste, la consultation de l'index le
confirme : l'entrée custom présente la coutume dans divers états :
« coutume et droit civil ; coutume des ventes à réméré », etc. - mais pas de
« coutume et pratique juridique », ni de « jugement fondé sur une coutume », bref, rien qui relie ces soi-disant coutumes à la pratique juridique
réelle. Que reste-t-il alors ? Ni plus ni moins que ces ambiguïtés sémantiques entre le fait et la norme relevées dans les ouvrages de Buoye et de
Macauley. Huang n'apporte rien de nouveau sur le plan des sources,
puisqu'il se fonde essentiellement sur les recueils réalisés par les autorités
japonaises en Chine du Nord et par les autorités chinoises sur tout le terri-
Huang, ibid,p. 19.
276
Coutumes, pratiques et droit en Chine
toire 4 1 . Il indique bien la différence entre la confection soigneuse des
recueils japonais et la négligence générale de la collection chinoise, mais il
ne dit rien de leur défaut commun. Le principe même de ces enquêtes était
d'aller demander aux paysans ce qu'ils faisaient en telle ou telle circonstance réputée en rapport avec le droit civil par l'enquêteur. Celui-ci prétendait en tirer des indications sur ce que devrait être un code civil vraiment
adapté aux besoins et aspirations des populations, mais les questionnaires,
trop orientés et limitatifs, ne suscitaient pas de réponses reflétant
fidèlement les manières de vivre ; quant à leur portée juridique, la question
se résume à leur influence réelle sur l'élaboration des lois civiles.
C'est la Cour suprême (Dali yuan ^ Ï B T G ) qui fut chargée d'intégrer
la coutume et les mœurs chinoises dans le droit civil, par une série de décisions incorporées à la version officielle du code civil. Une analyse détaillée
de cette jurisprudence montre cependant que l'apport des coutumes a été à
peu près nul 4 2 . Huang paraît pourtant croire à la validité de cette démarche, et tente de la valider par exemple en s'efforçant de donner une apparence de coutume à la notion de dian, alors que tout ce qu'il en dit est tiré
des lois écrites.
La coutume et la loi codifiée (codifled law) interagissaient de manière complexe
pour constituer ce que nous connaissons sous le nom de dian. La loi reconnais-
Huang se fonde sur les recueils généraux publiés comme le Taiwan shihô q S S f e
(Droit privé de Taiwan), Rinji Taiwan kyûkan Chôsa kai (SHf-êTf IB'IffSSè, 1909 ;
Dai niji kitô nôson jittai chôsa hôkoku sho JS—ftS^JtWjltSsPiS^B'Ef ï r (Second
rapport d'enquête sur la situation réelle des villages du Hubei oriental) publié par
Minami Manshû tetsudô kabushiki kaisha chôsa bu Sffi^fiSMWïC^ttPlSitSlS, 1937;
le Minshangshi xiguan diaocha baogao lu KB^ïi^RUdËiflcrlS: (Recueil des rapports d'enquête sur les coutumes en matière civile et commerciale), Pékin : Sifa xingzhengbu WJrÉfrjftnf), 1930. Il ne cite aucun des rapports particuliers à une localité
publiés à la fin des Qing ou sous la République comme ceux que j'ai pu utiliser (cf.
J. Bourgon, «Rights, Customs, and Civil Law», p. 101 sq.). Ce type de source est
pourtant beaucoup plus indicatif des modes de réalisation des enquêtes, et de leurs
limites, que les gros recueils généraux.
42
Voir J. Bourgon, ibid., p. 104 sq.
277
Dossiers
thématiques
sait, et donc légitimait, la pratique des ventes à réméré de terres qui contenaient
un droit de rachat. Le code soutenait aussi le rachat illimité même si, pour éviter
les disputes, il en vint à fixer une limite de trente ans [...] Mais il n'allait pas
jusqu'à considérer une économie de marché libre. Il désavouait la pratique
consistant à prétexter l'augmentation des prix de la terre (et donc du titre de
diari) pour exiger le versement de sommes additionnelles par l'acheteur. L'état
des Qing traçait ainsi une ligne ténue entre les deux logiques que la coutume du
dian matérialisait.43
Interaction complexe, certes, dont l'aspect le plus déroutant est que la loi
interagit avec elle-même. La coutume n'apparaît jamais que comme
l'ombre portée de la loi qui est censée la « légitimer ». Les
« deux logiques » que la coutume « matérialise » correspondent en fait à
l'intérêt du vendeur (exiger des « rallonges » du prix) et celui de l'acheteur
(en payer le moins possible), l'un et l'autre pris en charge par la loi, non
sans difficulté il est vrai. Huang fait encore intervenir la coutume derrière
des sentiments qu'il prête aux acteurs, comme la conviction des vendeurs à
réméré qu'ils ont un droit au rachat illimité ; mais les nombreux procès
qu'entraîne cette conviction sont invariablement réglés selon la loi, sans
référence à la coutume 44 . Il conclut dans le même style : « La légitimité de
la coutume de la vente à réméré ne fut jamais mise en cause, ni dans le
code des Qing, ni dans le code, actuellement en vigueur, de 1910 [c'est-àdire les sections du code des Qing servant de droit civil transitoire], ni dans
les 'Mesures' du gouvernement Beiyang [de Yuan Shikai] en 1915, ni par
le code du Guomindang de 1929-1930 ». Ne serait-il pas plus simple
d'écrire que la vente à réméré était une pratique autorisée par la loi, plutôt
43
Huang, ibid., p. 78
Huang, ibid., p. 79-80, donne un seul exemple de 1' « évolution » propre de la coutume : les quelques cas où le contrat stipule, lorsque la vente devient définitive, que le
vendeur pourrait « retenir » le site des tombes ancestrales, ce qui n'est jamais qu'un
aménagement de la loi. Il présente curieusement comme une coutume, p. 82-85, la
pratique consistant à faire deux contrats de vente à réméré pour deux acheteurs différents, c'est-à-dire une « double vente », qui était au regard du code des Qing une
fraude caractérisée assimilable au vol.
44
278
Coutumes, pratiques et droit en Chine
que de s'obstiner à y voir une « coutume » à la « légitimité » ectoplasmique?
Cet exemple vaut pour les diverses « coutumes » que Huang cherche
à retrouver dans le code civil républicain : toutes s'avèrent d'anciennes lois
du code des Qing45. C'est tout particulièrement vrai dans le cas de
l'héritage : pour ce domaine sensible, la Cour suprême exclut catégoriquement toute coutume, en indiquant très expressément que les règles
successorales sont « d'ordre public ». S'il y eut bien un compromis entre
l'ancien et le nouvel ordre juridique, cela n'eut rien à voir avec des
« coutumes » qui n'avaient d'existence que dans l'esprit de quelques
juristes et sur les questionnaires des enquêteurs. La cour suprême établit
une série de ponts entre, d'une part, des bribes de disposition codifiées des
Qing accompagnées de quelques principes de jurisprudence et, d'autre
part, le projet de code civil inspiré de modèles allemand et japonais. C'est
donc par une illusion rétrospective que ce qui était loi codifiée sous les
Qing devient coutume populaire sous la République. C'est ce même type
d'illusion dont jouèrent les administrateurs britanniques lorsqu'ils firent du
code des Qing le droit coutumier local des populations chinoises vivant
dans les nouveaux territoires de Hongkong, à l'instar du common law qui
avait transformé en « coutumes » les lois des Saxons conquis. C'est ainsi
que l'ancienne loi d'un régime déchu prend le nom de coutume, nom qui
prononce précisément sa déchéance en tant que loi.
Conclusion
J'ai évoqué dans l'introduction l'emploi récurrent des termes de
« coutume » ou de « droit coutumier ». Le recours à ces termes n'est justifié ni par des sources écrites, ni par la réalité du terrain ; au contraire, il
vient couramment oblitérer ce que révèlent les textes, ou contraint même à
en distordre le sens. On ne peut pas non plus invoquer pour le justifier les
travaux de grands sinologues qui en auraient imposé la nécessité. Les
historiens ou juristes européens qui ont écrit sur le droit coutumier chinois
Cf. Huang, ibid., p. 66-67, 201-204
279
Dossiers thématiques
dans les années 1930 ne sont plus guère fréquentés, et c'est en toute ingénuité que la nouvelle école américaine retrouve leurs ornières. Si, comme
l'ouvrage de Buoye nous en a donné l'exemple, la coutume est souvent une
hypothèse déguisée en observation de terrain, il reste à savoir pourquoi
cette hypothèse est si séduisante, pourquoi on persiste à prendre le même
stéréotype pour une coutume locale, nouvelle et authentique.
Tout d'abord, il convient de rappeler que la coutume et le droit
coutumier sont une fiction créée par des juristes. Les juristes sont gens
convaincants, leur métier l'exige, et leurs inventions finissent par devenir
nos cadres de pensée et de référence. Que ce soit durant les siècles de formation des États européens ou dans la Chine en mutation du début du XXe
siècle, il était certainement ingénieux et efficace de présenter des lois et
des principes juridiques nouveaux, en cours de formation ou d'importation,
comme émanant du peuple ou d'un passé immémorial. Le travail de
l'historien n'est pas de dénoncer ces créations des juristes comme des
supercheries ; c'est plutôt d'apprécier, d'une part, si la fiction a opéré, si
elle a permis aux nouvelles institutions de « prendre » (comme dans le cas
du droit coutumier européen), ou si elle est restée une marotte de spécialiste (comme c'est le cas du droit coutumier de la Chine républicaine) ;
c'est, d'autre part, d'examiner de près lesdites fictions pour apprécier le
degré de vérité des éléments qui la composent - car les juristes, comme les
romanciers, mêlent le faux et le vrai à des doses très variables. Cela
requiert de se demander dans chaque cas quelle est la part des pratiques
populaires, en recherchant leurs traces au lieu de les présupposer, quelle est
la part des mesures étatiques, de l'activité judiciaire, etc., et comment
l'ensemble s'est combiné.
Un tel examen demande bien sûr de résister à ce qui constitue sans
doute le charme le plus insidieux de la coutume : l'idée d'un ordre social
spontané, résultant d'une sorte de consentement tacite. C'est une version
dérivée de la vieille fiction du pouvoir d'État fondé sur le consensuspopuli
selon laquelle l'empereur Auguste ou Louis XIV régnaient en vertu d'un
consentement unanime et tacite de leurs sujets. La seconde thèse n'exige
pas même réfutation, tandis que la première reste l'une des superstitions les
mieux ancrées dans les sciences sociales. Or, il n'y a pas davantage de
280
Coutumes, pratiques et droit en Chine
raison de croire que le droit coutumier en général, ou les droits de propriété, les relations contractuelles, sont basées sur un agrément populaire
implicite. Il s'agit de la même mystification, visant dans les deux cas à
dissimuler le rapport de pouvoir. Pourtant, ce qui est depuis longtemps
éventé dans le domaine politique garde une part de mystère dans le
domaine juridique. Ainsi survit la superstition d'un droit « consensuel »,
qu'engendre la rencontre quotidienne et anonyme des gens de bonne
volonté, pétris « de valeurs partagées et de souci d'équité ». Droit de fait,
autorité sans auteur, la coutume opère en douceur le passage du normatif
au normal, l'État se mue en état des choses.
Assez générale aux sciences sociales, cette illusion trouve un terrain
d'élection dans les études chinoises, tout particulièrement dans la sinologie
américaine d'aujourd'hui. Alors que les auteurs font un travail remarquable
pour faire redécouvrir l'importance du droit dans l'histoire chinoise et la
valeur de ce droit comparé à ses équivalents dans d'autres civilisations, il
est paradoxal qu'ils persistent à diffuser une notion qui trahit leurs efforts.
Par toute une série d'aspects, la coutume est en effet la négation du droit.
C'est le nom que le colonisateur donne aux modes de vie indigènes, ou que
le conquérant donne aux ci-devant lois des États conquis pour en marquer
l'infériorité et la subordination par rapport aux lois qu'il apporte, au droit
qu'il impose. Soutenir que les relations sociales de la Chine des Qing
étaient régies davantage par la coutume que par les lois étatiques, c'est
indiquer qu'elles avaient vocation à être « civilisées » par le droit occidental. C'est nier toute valeur et toute efficacité au droit impérial et induire
que la Chine n'a jamais eu un droit digne de ce nom. Ceci en complète
contradiction, je me permets d'y insister, avec les intentions de départ et la
thèse générale des auteurs.
Pourquoi une contradiction aussi flagrante ? Le parallèle tenté par
Macauley entre le droit coutumier des colonies africaines et le droit des
Qing me paraît révélateur d'une lacune commune à tous ces travaux. Alors
qu'elle cherche à étudier la « culture juridique », elle prête finalement très
peu d'attention au droit comme discipline savante, ce qui l'entraîne à
Je m'inspire ici de Robert Jacob, art.cit, p. 156-157.
281
Dossiers thématiques
mettre sur le même plan des règlements coloniaux sans ancrage historique
et une élaboration doctrinale séculaire comme l'était le droit des Qing. Ni
son ouvrage ni ceux de Buoye ou Huang n'exposent au lecteur le ou les
critères selon lesquels un magistrat chinois distinguait le juste de l'injuste alors qu'il s'agit là du fondement du droit, « art du bon et du juste ». S'il
faut recourir à des présupposés sur l'équité, l'harmonie des consciences ou
d'autres valeurs partagées - bref, toute une métaphysique tendant à
« donner de l'âme » aux rapports sociaux -, ne serait-ce pas tout simplement parce que nous ignorons encore presque tout du mode de formation
des normes juridiques, et de la manière dont leur sens circule entre l'État et
la société ? Voilà en définitive la meilleure raison pour tenter de se dégager
de cette notion : la coutume dissimule ce qu'il faut bien appeler notre
incompréhension du fonctionnement réel du système juridique chinois.
282
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