Coutumes, pratiques et droit en Chine. Quelques remarques sur des

Coutumes, pratiques et droit en Chine.
Quelques remarques sur des termes
couramment employés dans des ouvrages récents
Jérôme Bourgon
À propos des livres de :
Thomas Buoye,
Manslaughter,
Markets, and Moral
Economy.
Vio-
lent Disputes over Property Rights in Eighteenth-Century China,
Cambridge (U.K.) : Cambridge University Press, 2000, 216 p.
Philip C. C. Huang, Civil Justice in China. Représentation and
Practice in the Qing, Stanford : Stanford University Press, 1996,
263 p.
Philip C. C. Huang, Code, Custom, and Légal Practice in China.
The Qing and the Republic
Compared,
Stanford : Stanford Uni-
versity Press, 2001, 271 p.
Melissa Macauley, Social Power and Légal Culture. Litigation
Masters in Late Impérial China, Stanford : Stanford University
Press,
1998,416 p.
L'histoire du droit chinois compte parmi les disciplines les plus dynami-
ques de l'importante littérature américaine consacrée à la Chine. Ce que
j'ai
proposé de nommer la « sinologie juridique américaine » aborde des
questions diverses d'histoire sociale et culturelle avec une certaine homo-
généité d'approche, qui tient notamment aux sources utilisées : cas judi-
Etudes chinoises, vol. XXII (2003)
Dossiers thématiques
ciaires tirés des archives ou des recueils de jurisprudence, codes et autres
textes des lois susceptibles d'éclairer les motifs juridiques des décisions
prises par les juges \ Outre le regard nouveau qu'elle permet de porter sur
les relations entre pouvoir et société locale, les conflits sociaux, les rela-
tions familiales en Chine, cette discipline présente l'intérêt de revisiter des
questions classiques des sciences sociales : la manière dont des normes
préétablies influent sur les pratiques individuelles, le lien entre la loi écrite
et la « coutume », la part du spontané et du prescrit dans les actions humai-
nes pour une société donnée. Toutes ces questions confluent vers celle de
la « modernité » qui, sur le plan juridique et institutionnel, est souvent
définie comme la dévolution de droits aux individus garantissant l'exercice
de leur liberté dans divers domaines, dont le plus emblématique est celui
de la propriété et des échanges de biens.
C'est sous cet angle
que
j'ai
choisi de discuter de quatre ouvrages qui
portent sur des sujets assez divers, à savoir, par ordre alphabétique des
auteurs : les querelles sur les terres entraînant blessures ou mort d'homme
telles qu'elles apparaissent dans les
cas
judiciaires, et la mise en lumière de
leur relation avec l'évolution des rapports économiques et des formes de
propriété (Buoye) ; une analyse de la pratique judiciaire des magistrats
locaux sous les Qing comme «justice civile » ménageant et protégeant les
intérêts particuliers (familiaux, individuels), qui aurait été source de droits
équivalents à ceux créés par le droit civil européen (Huang 1) ; la suite du
précédent, où les droits protégés par la
«
justice civile » des Qing se révè-
lent être des coutumes, parties prenantes d'un « droit coutumier » qui,
opportunément combiné aux législations occidentales, fournit la matière
vivante d'un droit civil à la fois chinois et moderne (Huang 2) ; enfin, une
monographie consacrée aux « maîtres des plaintes » (songshi iSBiP), ou
« gredins de chicane » (songgun t£|I), et à l'influence que ces conseillers
privés, engagés par des particuliers pour leur connaissance des arcanes
judiciaires, exerçaient sur la société locale des provinces du Fujian et du
Guangdong (Macauley).
1 Cf. Jérôme Bourgon, « De quelques tendances récentes de la sinologie juridique
américaine
»,
T'oung-pao
84
(1998),
p.
380-414.
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Coutumes, pratiques et droit en Chine
Je ne retiendrai de ces ouvrages que ce qui concerne la coutume et le
droit coutumier. On trouvera dans l'ouvrage de Buoye quelques-unes des
conceptions les plus communément partagées sur ces deux notions, afin de
circonscrire la question sous son angle le plus général. Le travail de Ma-
cauley nous amènera à replacer coutume et droit coutumier dans leur évo-
lution au sein du droit européen et à dégager quelques différences impor-
tantes par rapport au contexte chinois. Enfin, une confrontation des deux
ouvrages de Philip Huang illustrera un intéressant paradoxe historique : la
coutume paraît absente ou inconsistante, à la lecture des sources, de
pratiques judiciaires des Qing, mais cette même coutume deviendrait
omniprésente à l'examen rétrospectif, à travers le prisme de la modernisa-
tion juridique. C'est en général au moment où chacun des auteurs sort de
l'étude de cas et cherche à généraliser son propos qu'il trouve sous sa
plume, tout naturellement, les termes de « coutume » et de « droit coutu-
mier ». Le recours apparemment obligatoire à ces termes, à un stade donné
du raisonnement sur la norme et la pratique, constitue le sujet de ce dossier
thématique. Par souci de clarté, j'ai tenu à traduire systématiquement tou-
tes les citations et les titres d'ouvrage en français, en signalant les problè-
mes de traduction qui sont souvent révélateurs de différences profondes
dans la conception du droit entre auteurs anglo-saxons, se référant au
common law, et les auteurs qui se réfèrent à un système de droit codifié2.
Rappelons que le droit moderne est divisé en deux grandes familles : les pays de droit
anglo-américain ou de
common
law, également appelé case law car il repose sur des
cas déjà jugés, ou précédents, et les pays dont le droit repose sur des codes de loi,
qu'on regroupe souvent dans la «civil
law
family », et dont la France fait partie. Le
passage d'un système à l'autre pose parfois un problème de traduction. Si les « droits »
subjectifs, désignés par le terme
rights (customaty
rights : « droits coutumiers »),
trouvent une traduction aisée en anglais, ce n'est pas le cas de la « loi » ou du « droit ».
Law au singulier signifie tantôt « loi » (codified law
:
« la loi codifiée »), tantôt
« droit »
(customary
law,
« le droit coutumier
»),
tantôt les deux à la fois, comme ici :
la coutume est à la fois source de toute loi écrite et de tout principe juridique.
L'ambiguïté est encore plus forte pour les adjectifs et noms dérivés : légal sentence
veut bien dire « sentence légale », mais
légal
culture,
légal practice doivent se traduire
par « culture juridique, pratique juridique » ; un lawyer au sens moderne est un
245
Dossiers thématiques
1.
La coutume comme « coût de transaction » entre théorie et réalité
du terrain
Commençons par l'ouvrage de Thomas Buoye, sur les « homicides,
les marchés et l'économie morale », dont je résume ainsi la thèse générale :
On constate, avec la commercialisation accrue et la croissance démogra-
phique sans précédent en Chine au cours du XVIIIe siècle, une modifica-
tion constante de la valeur relative de la terre et du travail : il en découla
une plus stricte définition des droits de propriété. Selon Buoye, les chan-
gements économiques entraînant assez mécaniquement un progrès des
instruments juridiques, on peut donc considérer comme un bon indice de la
« civilisation » des campagnes la baisse constante du nombre d'homicides
causés par des conflits fonciers, par rapport au nombre total d'homicides
observés. Ce terme de « civilisation » résume le processus décrit par
Buoye : les mœurs deviennent moins violentes, plus « civiles », grâce à
une meilleure reconnaissance des droits de propriété dans le cadre d'un
« droit civil ». L'auteur note les inévitables variations, parfois considéra-
bles,
d'une province à l'autre, et analyse avec finesse les phénomènes
complexes rassemblés sous les termes assez vagues de « violences »,
« conflits violents », etc. (cf. chap. 7, notamment).
L'originalité de l'ouvrage est de combiner un raisonnement écono-
mique et une analyse assez minutieuse de nombreux cas judiciaires. Buoye
s'est
inspiré des thèses du prix Nobel d'économie Douglas North pour
étudier l'interaction entre les phénomènes sociaux qui se font jour dans les
procès pour homicide et l'évolution économique qui en constitue le
moteur. « L'économie morale » qui figure dans le titre renvoie à la
proposition de North d'inclure dans une analyse économique classique, où
la valeur relative des facteurs de production (terre et travail au premier
chef) s'estime en prix de marché, des facteurs considérés d'ordinaire
« avocat-conseil », un « homme de loi », ou tout simplement un «
lawyer
» ; au sens
historique évoqué par Macauley, cependant, il
s'agit
plutôt d'un «juriste ». En règle
générale, je traduis law par « droit », laws par « lois », légal par «juridique », sauf
indication contraire.
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Coutumes, pratiques et droit en Chine
comme non économiques : des institutions comme les contrats qui sont à
l'interface de l'économie et du droit, bien sûr, mais aussi tout l'arrière-plan
social et étatique susceptible d'influer sur ce genre d'institutions. Cela
revient à intégrer la loi et les mœurs comme des variables « morales »
entrant dans la composition des prix en tant que« coûts de transaction » .
Le rôle dévolu à la coutume dans l'« économie morale » de la Chine
des Qing épouse remarquablement celui des coûts de transaction dans la
théorie de North. En effet, ces coûts de transaction qui concourent à aug-
menter les prix lors de la réalisation des contrats de vente ont une justifica-
tion concrète (distance, état des routes) mais aussi abstraite, (mentalités,
interdits religieux, techniques contractuelles), et il apparaît que ce second
facteur joue un rôle moteur sur l'évolution économique, et est susceptible
de devenir déterminant. Les institutions économiques, les droits de pro-
priété et les techniques contractuelles tout particulièrement, se voient ainsi
assigner un rôle pilote, l'emportant sur ou conditionnant tout autre facteur
(progrès technique par exemple). Dans ce processus, la coutume est
l'élément clé qui permet de lier la théorie à la réalité du terrain, grâce à un
don d'ubiquité qui lui est inhérent : côté théorie, elle est synonyme de
« coût de transaction », côté terrain, elle prend tout sortes de noms locaux
(dian JB}-, yi tian liang zhu —EHMZË, etc.), sur lesquels nous aurons
l'occasion de revenir plus loin.
Buoye expose d'ailleurs très clairement l'inspiration théorique de sa
démarche :
Lier les conflits sociaux de petite échelle aux changements économiques de
grande échelle requiert une théorie de la structure et du changement en histoire
économique qui prend en compte les institutions politiques, les droits de pro-
priété, l'idéologie. Pour les besoins de cette étude, les droits de propriété sont
définis comme des relations comportementales admises entre individus, rela-
tions qui gouvernent les interactions de ces individus et leur utilisation des res-
sources. Ces droits peuvent être formels ou informels, exprès ou implicites,
écrits ou non écrits, et ils trouvent leur expression dans les lois, les coutumes et
les mœurs d'une société. Dans la Chine du XVIIIe siècle, les droits de propriété
Cet aperçu se fonde sur l'introduction de Buoye,
op.
cit.,
p. 5 à
11
notamment.
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