L’Historien Naïf ou «Comment aborder les processus cognitifs impliqués dans la
compréhension du passé ?»1
Olivier Klein, Unité de Psychologie Sociale, ULB
Introduction
Contrairement aux autres exposés, celui-ci ne portera pas spécifiquement sur la mémoire
collective belge. Comme vous le savez, ce groupe de contact a été créé par un noyau
composé d’historiens, politologues et psychologues intéressés par la question de la
mémoire collective. Cela nous a amené à nous interroger sur les échanges possibles entre
nos disciplines et en l’occurrence à la question du rapport entre Histoire et psychologie.
Pour ce faire, j’ai voulu adopter une approche analogique. La pertinence d’une réflexion
sur la mémoire collective en psychologie se fonde sur l’hypothèse suivante : lorsque nous
pensons à l’Histoire nous –et quand je dis nous, je me réfère à tous ceux qui ne se
peuvent se prévaloir d’un diplôme d’historien - nous ne nous contentons pas de
béatement réciter des représentations du passé qui seraient déjà « stockées » en mémoire,
mais que nous en façonnons de nouvelles, nous en bricolons, nous en construisons avec
tous ces résidus de savoir accumulés au cours de notre existence. L’historien n’a donc pas
le monopole de la réflexion sur le passé. Son savoir se rapproche du reste de celui du
psychologue si l’on accepte la définition du grand historien Marc Bloch qui définit
l’Histoire comme la « science des hommes du passé ».
Ce rôle de « bricoleur » du passé est particulièrement flagrant lorsqu’on est parent. Par
exemple, ma petite fille de 6 ans me demandait l’autre jour « Pourquoi Hitler est devenu
méchant ? ». Accepter de répondre à cette question exige de se remémorer quelques
connaissances historiques éparses sur la vie d’Hitler (et en particulier de sélectionner les
connaissances les plus pertinentes), avant de construire une explication causale. On
pourra choisir différents types de causes : psychologiques (son éducation ? l’envie vis-à-
vis de la réussite de collègues juifs ?), sociologiques (l’antisémitisme latent en
Allemagne ? Les réactions face au traité de Versailles ?), économique (la Crise de
1929 ?). Il faudra ensuite élaborer un récit cohérent qui puisse simultanément s’enchaîner
logiquement et être intelligible pour une fillette de cet âge. Au-delà de cet exemple, nous
sommes tous amenés à devoir rendre compte d’événements passés ou à critiquer ou
commenter des explications fournies par d’autres.
Ce bricoleur du passé, qui façonne des pseudo compte-rendu historiques à l’aide de sa
mémoire et de ses facultés de raisonnement limitées, je le nommerai « Historien naïf ».
Pour comprendre comment il fonctionne, j’ai essayé d’effectuer des parallèles avec le
« vrai » Historien, l’académique, en me plongeant dans certains travaux de philosophie de
l’histoire. Je suis bien conscient que mon niveau d’expertise limité dans ces domaines
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1 Texte non publié présenté lors de la VIème réunion du groupe de contact FNRS
« Mémoires Collectives : Approches Croisées » : Louvain-La-Neuve, Le 26 Mai 2009
rend sans doute mon entreprise quelque peu sujette à caution. J’espère également que,
grâce à la discussion qui suivra, nous pourrons davantage la développer
Mais pourquoi vouloir adopter une telle métaphore? Une métaphore présente un intérêt
lorsqu’elle permet de penser des problèmes de façon différente et si possible de les
réinterroger. Il ne s’agit pas juste de décrire mais de susciter de nouvelles hypothèses.
J’envisage au moins deux motivations. Premièrement, je suis convaincu que cette
analogie permet d’intégrer différentes perspectives développés dans des champs très
différents de la psychologie: que l’on pense par exemple aux travaux sur la mémoire
autobiographique, sur la perception des témoignages, sur la narration ou sur l’attribution
causale. Toutefois, l’ensemble de ces travaux n’a guère fait l’objet d’une réflexion
spécifique, par rapport à la perception de l’histoire. La question de savoir comment ces
processus psychologiques s’agencent pour donner lieu à des constructions profanes de
l’Histoire reste donc sans réponse. Et les travaux portant sur la mémoire collective ne
nous aident guère car ils s’intéressent principalement au contenu de la mémoire sans
examiner les processus cognitifs à travers lesquels cette mémoire s’élabore. Deuxième
motivation, au-delà de cette intégration entre différents processus, vous constaterez, je
l’espère, qu’aborder ces processus à travers la figure de l’Historien nous offrira un tout
autre regard sur ceux-ci.
Après ce long préambule, il faut tout d’abord définir en quoi consiste le travail de
l’Historien ; Il y a sans doute de nombreuses réponses à cette question mais, à défaut d’en
trouver de meilleures, j’ai repris ici le triptyque que Paul Ricoeur propose dans la
deuxième partie de son ouvrage, La Mémoire, L’Histoire, l’Oubli consacré à
l’épistémologie de l’Histoire. Se fondant sur Michel de Certeau, il envisage trois phases
au travail historique :
L’accès à un ensemble de connaissances dont certaines, jugées pertinentes, seront
sélectionnées en vue de l’étape ultérieure (c’est ce qu’on qualifiera de phase
documentaire).
La construction d’un raisonnement causal (ou phase explicative).
L’élaboration d’un récit adapté à l’interlocuteur (ou phase narrative).
Dans son texte, Ricoeur ne cesse de signaler qu’il envisage ces étapes non pas dans une
perspective séquentielle mais comme s’enchevêtrant dans l’activité de l’Hstorien. Dans
cet exposé, je vais envisager chacune de ces phases séquentiellement même si, comme
nous allons le voir, cet enchevêtrement caractérise également l’Historien naïf.
La phase documentaire
La phase documentaire concerne l’accès aux sources et leur sélection. C’est sans doute
une spécificité de l’Histoire, par rapport à la Mémoire, qu’elle se fonde sur des
documents matériels aussi proches temporellement que possible de l’événement, du
phénomène décrit. A travers un travail de critique historique, l’Historien cherchera à
sélectionner et interpréter ces documents notamment au regard de leur proximité avec les
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faits. A cet égard, Paul Ricoeur accorde un rôle particulier au témoignage direct, et à la
perception de celui-ci, qui oblige a un regard critique.
En revanche, l’Historien naïf est souvent beaucoup plus paresseux. Lorsqu’il cherche à
formuler une explication d’un fait historique, il se fondera rarement sur des sources de
première main. Pour répondre à ma fille, je ne suis pas allé consulter les archives
fédérales allemandes afin de retrouver des informations sur la vie d’Hitler. Je n’ai pas
même été lire un ouvrage de seconde main ou une biographie d’HitleNon, je me suis
fondé sur ma mémoire, qui est elle-même un résidu des informations de troisième ou
quatrième que j’ai pu récolter sur Hitler à travers mon éducation scolaire, à travers des
films, des récits, des livres…
Il me semble donc que, pour l’Historien Naïf, et pas seulement moi, la mémoire peut être
comparée à une sorte « d’archive » dans laquelle se trouve une vaste série d’informations
que l’on mobilisera (parfois après un travail de filtrage) pour formuler une explication du
passé.
La mémoire n’est toutefois pas uniquement un contenu. Elle est aussi un processus.
Lorsque je sélectionne des souvenirs ou des représentations en mémoire, je peux aussi
avoir un regard critique par rapport à ces souvenirs et essayer d’identifier dans quelle
mesure je dois les attribuer à une « réalité » ou au contraire à un imaginaire, un fantasme,
une rumeur. Par exemple, si je vous demande d’expliquer la découverte tardive de Julie et
Mélissa, l’idée de vastes réseaux pédophiles vous viendra peut-être à l’esprit. Il n’est
toutefois pas certain que vous l’incorporerez dans votre explication, y voyant un « délire
collectif » ou une théorie du complot. On se comporte donc comme des « critiques » par
rapport à notre mémoire.
Sur ce processus, on trouve en psychologie cognitive un large éventail de recherches
portant sur ce qu’on appelle le « source monitoring ». Ces travaux se fondent sur la
constatation que dans de nombreux cas, nous avons de la peine à distinguer si une
représentation particulière stockée en mémoire doit être attribuée à une expérience
véritable ou si, au contraire, elle a été imaginée ou suggérée par d’autres. C’est par
exemple une question cruciale dans l’interprétation des abus sexuels vécus pendant
l’enfance. Lorsqu’un adulte se « souvient » des décennies plus tard d’avoir vécu des abus
sexuels faut-il attribuer ce souvenir à une expérience véritable ou à une suggestion par
exemple dans le cadre d’une psychothérapie ? Peut-on distinguer subjectivement le
souvenir selon qu’il relève d’une ou de l’autre catégorie ?
Selon ce que la psychologue Marcia Johnson appelle le « Source Monitoring
Framework » les souvenirs tendent à se distinguer selon la source dont ils proviennent.
Ainsi les souvenirs vécus tendent être plus vivaces vivid »), plus détaillés, comportent
des éléments contextuels ou émotionnels, etc.
Le modèle de Johnson et al., dominant en la matière suggère deux types de processus :
#D’une part, ce qu’elle appelle des processus heuristiques, c’est-à-dire des
sortes de « raccourcis cognitifs », qui se fondent sur des indices directement
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accessibles comme par exemple lorsqu’on utilise la familiarité pour évaluer le
caractère correct du souvenir.
#Un autre processus, systématique, peut se mettre en jeu, lorsqu’on l’on se
fonde sur le contenu du souvenir. Par exemple, sa cohérence.
Mais ça ne marche pas toujours. On obserse cela par exemple dans les travaux sur les
« souvenirs implantés » qui consiste par une manipulation expérimentale à instaurer la
croyance en l’expérience d’un événement qui s’avère totalement fictif. Ainsi, dans un
expérience de Wade et al, on montrait à des jeunes gens des photographies d’enfance,
dont l’une avait été trafiquée via un logiciel de traitement d’image: le sujet se voyait,
accompagné de parents, dans une montgolfière. En fait, on avait copié des photos
d’enfance sur une véritable photo d’une montgolfière alors que, jamais ils n’avaient été
dans celle-ci. Pendant les deux semaines, les sujets voyaient les photos trois fois et à
l’issue de ces deux semaines 50% se « souvenaient » de ce voyage en Ballon et
décrivaient leur expérience à ce sujet. Ici, il y a manifestement un défaut de « monitorage
de la source ».
Cette perspective nous conduit donc à envisager l’individu comme une sorte de critique
de ses propres souvenirs.
Cette approche est toutefois relativement limitée pour notre propos dans la mesure où elle
s’intéresse principalement à la distinction entre expérience vécue et imaginée. Le cas le
plus connu, et le plus contreversé, à cet égard est le souvenir d’abus sexuels déjà évoque.
Lorsqu’on cherche à évaluer la façon dont les individus appréhendent les événements
historiques, la distinction entre « vécu » et « imaginé » est moins pertinente.
Effectivement, les individus sont rarement directement témoins d’événements
historiques. Ils le sont secondairement. On peut à cet égard distinguer des événements :
#Vécus directement (par exemple, j’ai assisté au massacre du Heysel).
#Vécus indirectement mais pendant l’existence de l’observateur (par exemple,
j’ai suivi le attaques du 11 septembre sur internet).
#Vécus indirectement en dehors de l’existence de l’observateur (par exemple,
la bataille de Waterloo).
Une question de recherche stimulante à cet égard consiste à se demander si ces souvenirs
se distinguent phénoménologiquement selon qu’ils proviennent d’une de ces trois
catégories. Ainsi il serait intéressant d’investiguer leur richesse émotionnelle, le niveau de
détail, les informations sur le contexte dans lequel ils ont été acquis etc. Un début de
travail en ce sens a été mené par Bill Hirst et Augustine Addai de la New School for
Social Research. La recherche sur les souvenirs flash est à cet égard indirectement
pertinente.
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Comme ces souvenirs sont par ailleurs vécus indirectement, on peut également
s’interroger sur la façon dont se construit le souvenir en fonction du rapport à la source.
Je vous donne à cet égard deux exemples de recherches pertinentes.
Premièrement, l’une a été menée par Marcia Johnson et al., qui s’intéressait aux
témoignages. Dans quels cas considère-t-on qu’un témoignage correspond à une
expérience réelle ou imaginée ? Pour le savoir, elle a élaboré des témoignages fictifs
qu’elle a manipulés selon plusieurs dimensions et soumis à ses sujets. Elle constate ainsi
qu’un témoignage détaillé et incluant des aspects émotionnels est perçu comme plus
susceptible d’être la description d’une expérience réelle qu’un témoignage ne comportant
pas ces informations. En revanche, dans une seconde expérience, on constate que cet effet
dépend du crédit accordé à l’audience. Lorsqu’une audience apparaît comme non fiable,
le fait d’inclure des détails et des éléments à caractère émotionnels réduit la fiabilité du
souvenir. La distinction que propose Johnson et al. est particulièrement intéressante :
celles-ci suggèrent que selon que l’on soit dans une perspective critique, selon que l’on
cherche à croire ou ne pas croire, on pourra adopter une perspective plutôt heuristique
il y a des émotions donc ça doit être vrai ») ou systématique. Cette distinction s’avère
particulièrement intéressante lorsqu’on la confronte à la critique historique, qui par
définition se place dans une perspective critique. Selon que l’on soit dans une posture
critique ou non, différents mécanismes pourraient donc être mis en jeu.
Un second exemple concerne l’influence des photographies. Une grande partie de la
mémoire historique passe par les photographies. On sait que la photographie est un
indicateur particulier de faux souvenirs et qu’elle paraît souvent plus « vraie » que les
textes. Notre critique historique intuitif serait donc moins critique avec les photos qu’avec
les textes. Comme si elle ne pouvait être trafiquée. Ainsi une étude menée aux Etats-Unis
(Kelly & Nace, 1994) montre que les articles du New York Times sont perçus comme
moins crédibles que ceux d’un magazine à scandale (le National Enquirer). En revanche,
on n’observe aucune différence en ce qui concerne le jugements des photos . De même on
constate que la présentation d’une photo transforme notre mémoire du texte qui
l’accompagne. Ainsi, Garry et al. (2005) ont demandé à leur sujet de prendre le rôle de
« rédacteur » en chef. Ils devaient lire différents articles décrivant un ouragan près d’une
ville côtière. Dans une condition, on avait soit ajouté une photocrivant la ville avant la
venue de l’ouragan, dans l’autre condition, une photographie postérieure au passage de
l’ouragan. Pour les amener à faire attention aux photographies, les sujets devaient choisir
où ils placeraient la photos dans l’article. Quelques semaines plus tard, ils devaient
répondre à un test de mémoire : ils devaient indiquer pour une série d’affirmations si
celles-ci étaient présentes dans le texte ou non. Les sujets de la condition « après »
« reconnaissaient » avoir vu des extraits signalant des blessures subies par des habitants
de la ville alors que le récit ne mentionnait que les dommages matériels.
C’est important car les photographies, et plus encore les films, sont un de nos principaux
moyens d’accès au passé. Les photographies et, plus encore, les films contribuent à
définir notre vision du passé. Il est donc particulièrement intéressant de s’intéresser au
processus mnésique, en partie, de monitorage de la source selon que les représentations
du passé nous proviennent par l’intermédiaire de photographies ou de textes.
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