Actualité de Cicéron
Cours
INTRODUCTION :
La justice. Un thème difficile et conflictuel qui met aux prises deux catégories de
personnels : philosophes et les juristes. Le problème d’un tel thème, c’est le divorce
communément admis entre, d’une part, les philosophes, spécialistes d’utopies et de
modélisations, et, d’autre part, les juristes, techniciens du droit, qui seraient davantage
préoccupés par le montant de leurs honoraires que par la justice. Une histoire drôle met d’ailleurs
en scène un avocat. Lors d’un dîner mondain, un chirurgien est accablé de questions médicales
par sa voisine de table. Agacé, il demande à son vis-à-vis, avocat de son métier, s’il est en droit
de considérer, juridiquement, la conversation comme une consultation et, donc, de demander des
honoraires. L’avocat répond alors « oui, il s’agit bien d’une consultation et quant à vous,
Docteur, vous me devez 200 Euros ».
Derrière cette blague assez méchante pour les professions libérales, il y a une véritable
problématisation juridique : quelle est la différence entre une conversation et une consultation ?
D’ailleurs, il faut distinguer la consultation, qui, juridiquement, a lieu lorsqu’une question
purement technique ne requiert pas d’investigation complexe. Le juge peut alors charger une
personne qu’il commet de fournir une simple consultation. La consultation juridique, elle, se
définit comme l’avis donné par un juriste professionnel dans un litige donné. La consultation
médicale, elle, est définie dans l’article 55 du Code de la Sanpublique. En procédure civile, la
consultation désigne donc la mission confiée par le juge le tribunal à un technicien et qui
consiste, quand l’examen des faits ne nécessite pas des investigations complexes, à donner son
opinion verbalement ou éventuellement par écrit, après examen contradictoire des faits litigieux.
Revenons à notre reproche initial : les philosophes revendiquent souvent une ignorance et
un mépris juridique et les juristes s’accommodent fort bien de leur ignorance philosophique. Que
peut-on dire de ce divorce ?
1) il est ancien
2) il est au fondement d’importantes erreurs pas tant juridiques que philosophiques.
Pourquoi ce divorce est-il ancien ? Parce qu’il est revendiqué par le Platon du Protagoras. Lors
de son procès, le Socrate personnifié refuse ou revendique son ignorance de la rhétorique et
prétend parler au nom de la recherche de la vérité. Mon but n’est pas ici de refaire le procès de
Socrate, mais d’analyser les conséquences du divorce qu’il revendique. Nous verrons plus tard ce
que Cicéron pense de ce divorce.
Les conséquences qu’il entraîne sont dommageables. Citons pêle-mêle :
le mépris de beaucoup de professeurs de philosophie vis-à-vis des sophistes qui sont pourtant
leurs véritables ancêtres puisque, après tout, les enseignants de philosophie sont salariés. Cette
erreur persiste. Je me souviens d’un collègue soutenant que Socrate a tenu la meilleure défense.
Cela paraît pour le moins discutable.
Un divorce droit/ philosophie qui explique que juristes et philosophes, souvent, ne s’entendent
pas.
D’importantes erreurs sur la philosophie romaine. Je soutiens pour ma part qu’il y a une
philosophie romaine et que les Romains ne se sont pas contentés de produire une contrefaçon de
philosophie grecque. Le droit de la propriété intellectuelle n’existant pas dans l’antiquité, notre
représentation qui attribue aux Grecs les maths, la philosophie, la médecine et aux Romains le
droit paraît discutable. Les Romains ont certes inventé la science du droit.
Faut-il donc prendre acte de ce divorce et reconnaître comme inconciliables l’interrogation
philosophique et les sciences juridiques ?
En tout cas, dans l’état actuel, 1) la philosophie est largement ignorante du droit et 2) le droit
revendique une ignorance de la philosophie.
Le problème se pose alors de l’inflation du judiciaire :
la plupart des chefs d’Etat sont avocats maintenant : N.Sarkozy, T. Blair, A.Merkel, Zappatero,
F.Fillon, B.Obama…
on assiste au développement d’un droit communautaire et international éminemment
problématiques.
On assiste à un processus de judiciarisation des rapports sociaux : recours divers/ procédures
d’arbitrage/ problèmes de propriété intellectuelle/ droit des affaires/ droit des brevets, des dessins
et modèles, des bases de données.
Aujourd’hui, nous donnerons la parole aux juristes.
Quels sont les principaux reproches formulés par les juristes à la philosophie ?
Reproche 1) D’après Hauriou, la philosophie du droit n’existe pas. Le droit naît de l’Etat et la
compréhension du droit nécessite donc une philosophie de l’Etat. On peut facilement objecter
que le droit peut exister indépendamment de l’Etat, notamment dans la coutume. Le danger de
ravaler le droit à la seule volonté du prince, c’est de tomber dans le positivisme.
Reproche 2) Selon Carbonnier, la philosophie du droit est une discipline originale qui articule
des jugements de valeur et doit donc se distinguer de la sociologie du droit, qui privilégie quant à
elle les énoncés empiriques. On répondra qu’il n’est après tout pas évident que la sociologie
n’utilise que des énoncés descriptifs.
Reproche 3) argument ad hominem : la philosophie du droit concerne les philosophes et non pas
les juristes. D’après cette position, le juriste s’attache à la personne et le philosophe à l’essence
du droit. Cette position ne tient pas. La philosophie du droit nécessite un bagage en droit. Il ne
faut pas, dit M Villey, tailler une part trop large aux philosophes. La science du droit suppose
admise une conception du droit, de son objet, de son essence. Or, on a du mal à trouver chez
Descartes, Pascal, Kant, Hegel, Nietzsche, Kierkegaard, Freud, Sartre, Heidegger une réelle
expérience du droit.
D’où le diagnostic de M Villey : nous n’avons pas de philosophie juridique. Si, dit M Villey, au
dessus de la poussière d’idéologies successives qu’étudient les historiens, il y a une philosophie
juridique, elle reste à réinventer.
Pourquoi parler de réinvention ? Le préfixe laisse en effet entendre que cette philosophie
juridique existe. C’est celle de Cicéron. On peut distinguer plusieurs figures de Cicéron :
le classique qui nous a fait éventuellement souffrir en cours de latin lors de traductions épiques
des Tusculanes
le politique, consul des Verrines ou du Pro Murena, ami-ennemi de César/ Antoine/ Caton.
Le théoricien de l’éloquence, auteur du De l’invention, du De Oratore, du Brutus, de l’Orateur
L’enseignant qui forma au patronat judiciaire plusieurs jeunes gens de l’aristocratie équestre ou
sénatoriale.
Le philosophe ? C’est toujours en discussion. Les Lois, après tout, s’apparentent à une copie de
la République mais Cicéron a rhétorisé la philosophie. Il a , d’une part, introduit une dimension
philosophique dans la rhétorique et, d’autre part, introduit la rhétorique dans la philosophie en
développant un langage philosophique original qui mêle démonstration et persuasion.
Un avocat passionné par la défense. C’est la figure qui m’intéresse le plus. Cicéron prononça 150
discours dont 58 sont conservés. On peut les classer en deux grandes catégories, celles des
harangues, ou discours politiques prononcés devant le peuple ou le Sénat et celle des discours
judiciaires, pour l’accusation ou la défense devant les tribunaux. D’après les études livrées par
J.E.Granrud dans The Classical Journal, 1912-1913, Cicéron eut gain de cause dans 82% des cas.
Cicéron ne rédigeait pas ses discours. Les textes que nous avons sont des versions révisées,
réécrites, augmentées ou abrégées pour publication par son secrétaire Tiron. De ce point de
vue, il partage l’opinion de Maître Henry Torrès qui refusait de voir en Poincaré un avocat
sous prétexte qu’il « écrivait ses plaidoiries ». Cf : Robert Badinter, L’Exécution p 41-45. De
plus, Cicéron a la passion de la défense comme Torrès. Cicéron est donc le seul philosophie
occidental qui est aussi avocat. Sa philosophie de l’art oratoire, de la rhétorique, est au centre
de sa pensée et constitue une véritable expérience de philosophie juridique. Avec Cicéron se
dégage une conception du droit comme visant la justice et qui constitue le point focal autour
duquel s’orientent et s’articulent toutes les dimensions de sa réflexion.
On peut objecter que Cicéron est dépassé et ne présente rien de plus qu’un intérêt historique.
Je ne prétends pas ici faire de l’histoire du droit puisque je ne suis pas romaniste. J’ai deux
objectifs :
donner des éléments factuels, procéduraux et jurisprudentiels exploitables dans une épreuve sur
la justice. Pour ce faire, je me fonderai sur les plaidoiries.
Montrer l’actualité de la théorie de Cicéron pour comprendre les problèmes contemporains en
matière de justice. Je me fonderai sur le De Oratore.
S’agit-il donc de faire du neuf avec du vieux ? Non. Aucune philosophie juridique n’a été
véritablement élaborée en Occident depuis Cicéron et je pense que c’est d’elle qu’il faut partir. Je
répondrai donc dans un premier temps à l’objection historicisante en déterminant les éléments
qui font la romanité de la philosophie cicéronienne pour exposer ensuite la philosophie du De
Oratore .
La romanité de Cicéron :
Je voudrais ici prendre en compte une objection a priori indépassable : celle d’après
laquelle Cicéron serait dépassé. Que faut-il entendre par la notion de romanité ? Il convient
de distinguer la rhétorique romaine de la rhétorique grecque pour comprendre l’originalité de
Cicéron et de Rome. Chez les Romains, pas de héros beau-parleur. Le modèle archaïque
romain est plutôt celui de l’orateur qui parle à bon escient, qui compte sur son statut, sur son
âge, sur sa noblesse, sur son prestige qui doivent garantir le poids et l’autorité des paroles.
Celui qui parle est écouté, non pas tant à cause de ses paroles, qu’à cause de sa position dan
la cité, qui donne à ses paroles la valeur nécessaire. La parole, à Rome, est une affaire
sérieuse, elle est à l’origine sacrée et engage l’ordre du monde. Elle est performative, comme
cela se voit d’ailleurs dans la procédure formulaire. Dans l’ancien droit romain, c’est la
plaideur lésé qui, poursuivant la restitution de son droit, dirige la procédure. Le plaideur
poursuit personnellement et par sa force personnelle l’objet qu’il réclame. Cependant, l’Etat
l’oblige à faire contrôler la régularité de son action. Les magistrats chargés de ce contrôle
seront successivement le roi, le collège des pontifes, les consuls puis les préteurs à partir de -
367.Le citoyen romain doit se plier à des rites.
ex : Soit un propriétaire souhaitant reprendre son esclave à un voleur. Il amène l’esclave au
tribunal, pose sur sa tête une baguette et prononce une formule : Gaius Institutes IV 6 : Je dis
que cet esclave est mien en vertu du droit quiritaire.
Conséquence : pour intenter un quelconque procès, il faut pouvoir couler sa prétention dans
l’une de ces formules admises par la coutume et acceptées par le préteur. Performative la
parole est par elle-même une action qui possède une efficace et produit une situation
nouvelle. La parole sert à ordonner, permettre, énoncer des règles. Le but n’est donc pas de
prononcer des discours brillants ou subtils mais des paroles appropriées auxquelles on peut se
fier. La parole doit susciter la confiance et être à la fois énergique et brève.
La seule école à laquelle on peut apprendre cet usage de la parole, pour les Romains, c’est
celle de la coutume ancestrale (mos majorum). Etant donnée l’importance de la structure
gentilice et l’omnipotence juridique du Pater familias, la famille constitue le premier lieu de
l’éducation. Le père prend son fils en charge et lui enseigne à lui ressembler en imitant ses
paroles et ses comportements. L’éducation oratoire était donc intégrée dans un processus plus
complet, qui consiste à former l’être social par les leçons et l’exemple, ainsi qu’à transmettre
les valeurs de la classe et de la famille.
Tacite, explique ainsi dans le Dialogue des orateurs : « Chez nos ancêtres, le jeune
homme qui se destinait à l’éloquence judiciaire et politique, après avoir reçu chez lui un
commencement de formation et l’esprit nourri de bonnes études, était conduit par son père ou
ses proches à l’orateur qui occupait le premier rang dans la cité. Il devait s’habituer à
fréquenter sa maison, à l’accompagner au dehors, à entendre tout ce qu’il disait, soit au
tribunal, soit dans les assemblées ; c’était au point qu’il assistait même aux plaidoiries par
courtes répliques, qu’il était présent aux discussions violentes, et qu’il apprenait pour ainsi
dire à combattre au milieu même de la mêlée. »Or, dans cette éducation, l’apprentissage du
droit est essentiel. Quid de Cicéron ? Il fut formé par deux grands jurisconsultes : son père le
conduisit auprès de Quintus Mucius Scaevola l’Augure et auprès du cousin de celui-ci,
Quintus Mucius Scaevola le Pontife.
ce modèle idéologique de la rhétorique fait écho à un vieux fonds pragmatique, paysan,
militaire dont les Romains étaient fiers et qu’ils revendiquaient volontiers.
Qui sont donc les grands prédécesseurs de Cicéron ? Leurs discours sont perdu ou bien
transmis par Cicéron dans le Brutus, ou bien par Salluste, Tite-Live, Denys d’Halicarnasse,
Plutarque et les érudits de l’Empire comme Aulu-Gelle.
Le premier discours important est prononcé, d’après la gende , en -494 : c’est l’apologue
des membres et de l’estomac qu’aurait prononcé Menenius Agrippa pour calmer la plèbe.
Cette éloquence possède deux caractéristiques : 1) elle se déploie dans le contexte des luttes
sociales et 2) il s’agit d’une éloquence pré-technique qui repose sur une simple narration et
non pas sur une démonstration argumentée. Suit au tournant des IV et IIIè siècle le travail du
consul Appius Claudius Caecus, qui réforme l’alphabet et divulgue le droit.
Prochaine grande figure : Caton l’ancien (234-149) : le premier orateur à publier. Dans le
Brutus, Cicéron prétend avoir lu plus de 150 discours de Caton. Son style se marque par
l’efficacité, la variété des tons et des formes ( surtout l’invective), un style raide, rugueux,
peu rythmique. C’est aussi le premier théoricien de la rhétorique lorsqu’il dit à son fils que
« l’orateur est un homme de bien, habile à parler ». Autrement dit, la simple compétence
oratoire ou la maîtrise technique se suffisent pas à définir l’orateur. Celui-ci est surtout
dépositaire de qualités morales et sociales qui appartiennent aux bon citoyens, c’est-à-dire
aux hautes classes, attachées aux structures et valeurs de la société humaine. Une deuxième
sentence de Caton nous est parvenue : « Possède le sujet, les mots suivront » Caton distingue
ici la maîtrise du cas dans sa dimension factuelle et jurisprudentielle de la simple maîtrise des
mots qui permettra de plaider. Il ne refuse pas la rhétorique mais il condamne bel et bien une
rhétorique qui en serait que technique et langage. Caton est un traditionaliste et non pas un
archaïque. Il se réclame ses valeurs traditionnelles, réaffirme la légitimité du patronat, le rôle
du Bonus Vir, l’importance de la fides tout en intégrant des nouveautés, en parlant sans
relâche, en publiant et en conceptualisant. Cicéron se montre plus nuancé à l’égard des
Gracques et de leur éloquence. Dans le Brutus, il déclaire : « Si seulement Tibérius Gracchus
et Caius Carbo avaient eu la volonté de bien gérer l’Etat comme ils eurent le talent de bien
parler… »Cette rhétorique révolutionnaire des Gracques suscita d’ailleurs un regain de la
rhétorique des Boni dans la rhétorique sénatoriale des IIè et Ier siècles.
Marcus Antonius, grand père du triumvir et Lucius Licinius Crassus, deux des interlocuteurs
du De Oratore, fournissent des exemples typiques de l’orateur romain, avec la dimension
politique que cela comporte. Ils parcourent le cursus honorum jusqu’ au consulat et à la
censure, exercent le pouvoir proconsulaire dans une province. Antonius remporte le triomphe
et Crassus le manque de peu. D’après Cicéron, Antonius excelle dans le genre judiciaire. Il
est d’une efficacité redoutable grâce à la force de ses démonstrations, à l’action persuasive et
à sa mémoire. Antonius ne recherche pas le style, il ne publie d’ailleurs pas pour ne pas avoir
« un jour à nier avoir dit ce qu’il lui faudrait n’avoir pas dit » ( Cf : Cicéron, Pour Cluentius).
Antonius entend garder les mains libres pour défendre par tous les moyens chacun de ses
clients successifs. Il croit à la pratique et à l’expérience. Crassus, lui possède une vaste
culture générale et des connaissances particulièrement étendues en matière de jurisprudence.
Il excelle dans le style, la forme, l’art de la réplique. Il s’est illustré notamment dans la causa
curiana : une difficile affaire de succession. En -93, un citoyen romain avait fait établir un
testament en faveur d’un enfant dont la naissance était présumée. Une clause prévoit que si
l’enfant devait mourir avant sa majorité, l’héritage irait à son tuteur. Pb : le citoyen meurt et
l’enfant ne naît pas. Le tuteur réclame donc son héritage, conformément à la lettre du
testament. On lui oppose que puisque la naissance n’a pas eu lieu, la clause n’a pas lieu
d’être. Scaevola fait jour la lettre du testament. Crassus, lui , fait jouer la volonté du
testateur, que le testament manifeste. Crassus a certes le droit contre lui, mais fia tusage de la
rhétorique pour remporter le procès.
Un peu de droit romain
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