pratiques esthetiques versus pratiques ethiques de la rse

Revue Entreprise Ethique avril 2008
Dossier spécial : Principes éthiques et pratique de la RSE
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PRATIQUES ESTHETIQUES VERSUS PRATIQUES ETHIQUES DE LA RSE :
QUELLES LEÇONS TIRER DU CAS EADS ?
Résumé :
La problématique étudiée dans l’article au travers du cas EADS peut se résumer par la
question suivante : comment passer dans les organisations d’une pratique esthétique de la
RSE, c’est-à-dire superficielle et d’apparence, à une pratique éthique de la RSE, c’est-à-dire
enracinée jusqu’aux niveaux opérationnels ? En réponse à cette problématique l’article
propose une solution managériale et organisationnelle sous la forme d’une fonction contrôle
interne, en s’appuyant sur les résultats de recherches-interventions menées sur 15 entreprises
depuis 2003.
Introduction
Le cas du groupe EADS et de sa principale filiale, Airbus Industrie, est une illustration
emblématique des problématiques et des enjeux de la responsabilité sociale de l’entreprise
(RSE). En juin 2006, une information de contrôle de gestion portant sur les délais de
réalisation de l’Airbus A380 remonte semble-t-il trop lentement vers la direction. Puis la
communication de cette information, et les dysfonctionnements qu’elle annonce, engendrent
des effets au plan marketing (crainte des clients, annulation de commandes), au plan de la
gouvernance d’entreprise (changement de direction), au plan organisationnel (plan « Power
8 » qui prévoit plusieurs milliers de licenciements), au plan financier (pénalités financières,
fluctuations du cours en bourse).
Un an plus tard, même si la première livraison de l’A380 à Singapour Airlines a eu lieu en
octobre 2007, peu d’informations fiables ont permis d’établir les raisons du retard de l’A380.
On a parlé vaguement dans la presse économique de problèmes de câblage sur le site de
Hambourg. D’autre part, des centaines de cadres supérieurs du groupe ont fait l’objet d’une
enquête de l’Autorité des Marchés Financiers (AMF) pour des ventes douteuses de stock
options les mois précédents la révélation des retards (Les Echos, 2006). On s’interroge
également sur les conditions du rachat par la Caisse des Dépôts et Consignation (CDC) de la
participation du Groupe Lagardère dans EADS quelques semaines avant l’annonce des
retards. EADS apparaît ainsi comme un « cas d’école » des défaillances possibles de RSE :
défaillances sociales, économiques, juridiques et financières, défaillances d’éthique et de
gouvernance d’entreprise.
Or, le document de référence 2005 du groupe EADS (www.reports.eads.com/2005) était loin
d’annoncer ces défaillances. En particulier le chapitre « Gouvernance d’entreprise » de ce
document décrivait dans le détail les dispositifs d’audit, de contrôle et d’éthique permettant au
groupe de respecter les bonnes pratiques de gouvernance, de développement durable et de
RSE en conformité notamment avec les lois NRE de 2001 et de Sécurité Financière de 2003.
Le document de référence précisait également que le groupe pratiquait « l’autoévaluation des
membres du CA » et que « la performance globale du Conseil d’Administration était très
satisfaisante » avec « un taux de participation de 97% du Comité d’audit » et « de 93% du
Comité de rémunération ». Le cas EADS est donc remarquable car il met en exergue une des
tensions centrales de la RSE, celle entre une pratique esthétique et une pratique éthique de la
RSE. La distinction entre l’éthique et l’esthétique trouve son origine dans les travaux de
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Kierkegaard
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qui opposait une vision esthétique de l’existence, faite de non choix pour ne
renoncer à aucun plaisir, à une vision éthique faite d’engagements concrets dans la vie
sociale. Dans ce sens, « esthétique » signifie une pratique abstraite et superficielle de la RSE,
alors qu’« éthique » signifie une pratique concrète et enracinée de la RSE.
L’objet de l’article est d’étudier au travers du cas EADS la tension entre pratiques éthiques et
esthétiques de RSE. Dans un premier paragraphe, l’article revient sur les causes qui peuvent
conduire une organisation à privilégier des pratiques esthétiques de RSE, notamment la
complexité et le coût de la mise en œuvre de pratiques enracinées de RSE. Dans un second,
l’article propose des solutions organisationnelles, fondées sur les résultats de recherches-
interventions réalisées par l’Iséor
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, pour stimuler des pratiques concrètes de RSE.
1. Les impacts de la « Tétranormalisation » sur les pratiques de RSE
Depuis la fin des années 1990, les entreprises sont confrontées à un phénomène de
normalisation internationale, lié à la mondialisation du commerce et de l’économie, que
Savall et Zardet (2005) ont appelé « Tétranormalisation ». Ces auteurs montrent que quatre
grands domaines de l’environnement des entreprises font l’objet d’une normalisation
internationale auxquels les normes peuvent se rattacher : la qualité et l’environnement avec
par exemple la norme ISO ; la comptabilité et la finance avec par exemple les normes IAS-
IFRS ; les échanges commerciaux avec par exemple les règles de l’Organisation Mondiale du
Commerce (OMC) ; le social et la gestion des ressources humaines avec par exemple les
règlements de l’Organisation Internationale du Travail (OIT). La « Tétranormalisation »
oblige désormais les dirigeants à respecter une multitude de normes, de règlements, de lois, de
bonnes pratiques parfois contradictoires, qui rendent de plus en plus complexe la gouvernance
de leur entreprise. La « Tétranormalisation » contribue en particulier à une normalisation de
l’éthique, de la gouvernance et de la RSE dans les organisations comme l’attestent les
rapports d’activité des grandes entreprises (Renault, Peugeot, L’Oréal…) qui comportent tous
des descriptions détaillées de leurs bonnes pratiques, de leur déontologie, de leur contrôle
interne, et de leur qualité.
La problématique pour les organisations, comme pour les auditeurs en charge de les contrôler,
est que la mise en œuvre de ces multiples normes, et singulièrement celles touchant le champ
de la RSE, est complexe et coûteuse (Jacquemard, 2007). Cela peut conduire à l’apparition
« d’organisations hypocrites » selon l’expression de Brunsson (1989), qui mettent en œuvre
les normes de façon apparente sans modifier leurs pratiques opérationnelles. Ces
organisations privilégieraient des pratiques esthétiques et non pas éthiques de la RSE. Il est
vrai que les concepts d’éthique, de RSE et de gouvernance d’entreprise sont enchevêtrés. La
RSE signifie qu'une entreprise doit non seulement se soucier de sa rentabilité et de sa
croissance, mais aussi de ses impacts environnementaux et sociaux. Une entreprise
socialement responsable vise une performance qui bénéficie à l’ensemble des parties
prenantes de l’entreprise et non pas simplement aux actionnaires. Une des premières
tentatives de conceptualisation de la RSE est le modèle de Caroll (1979) dont s’est inspirée la
Commission Européenne. Celle-ci a publié le 18 juillet 2001 un Livre Vert pour promouvoir
la RSE qui en donne la définition suivante : « L’intégration volontaire des préoccupations
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La tension entre l’éthique et l’esthétique a été étudiée par le philosophe danois Kierkegaard en particulier dans
son ouvrage intitulé « Ou bien… Ou bien » paru en 1842.
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Institut de Socio-Economie des Entreprises et des Organisations, centre de recherches en gestion associé à
l’IAE de Lyon, Université Jean Moulin Lyon 3, et à l’EM Lyon (Ecole de Management de Lyon).
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sociales et écologiques des entreprises à leurs activités commerciales et leurs relations avec
leurs parties prenantes » (Igalens & Joras, 2002).
La définition de la RSE voisine avec celle de la gouvernance d’entreprise telle qu’elle est
formulée dans la théorie des parties prenantes de Freeman (1984). Cette théorie est très utile
dans les débats sur la RSE en proposant un modèle d’interprétation de la RSE. Freeman
explique qu’une entreprise est caractérisée par les relations qu’entretiennent des groupes ou
des individus, chacun ayant le pouvoir d’affecter la performance de l’entreprise. Les parties
prenantes ne sont pas limitées aux actionnaires et aux managers mais peuvent intégrer les
salariés, les fournisseurs, les clients, les institutions… Dans ce cadre, la gouvernance
d’entreprise concerne les relations des dirigeants avec toutes les parties prenantes et non plus
simplement avec les actionnaires.
Ainsi définies, la RSE et la gouvernance d’entreprise sont proches également de l’éthique
d’entreprise. Pour finir l’éthique d’entreprise, Péron (2005) cite le cas du Président d’IBM
qui écrivait en 1977 que « les employés d’IBM doivent d’abord comprendre que l’éthique et
la moralité qui s’appliquent au travail sont les mes que celles en vigueur à la maison ». Ce
faisant, le Président d’IBM établissait une distinction entre morale et éthique. Selon Péron, les
règles morales constituent des impératifs catégoriques. Elles sont prescriptives, ordonnent,
permettent, interdisent. Elles disent le bien et le mal. Elles présentent un caractère personnel
et se limitent à un système de comportement. Les règles éthiques d’autre part sont des
impératifs hypothétiques, elles ne dictent pas, elles conseillent. Elles représentent un
ensemble de valeurs applicables à des systèmes sociaux qui dépassent l’individu. Une charte
éthique pourrait ainsi se définir comme un ensemble de valeur, de normes et de règles que les
membres d’une organisation doivent observer.
On le voit les concepts d’éthique, de gouvernance d’entreprise et de RSE sont enchevêtrés et
complexes car ils touchent à tous les domaines internes et externes, matériels et immatériels,
auxquels sont confrontés les organisations. Nécessairement, la mise en œuvre de ces concepts
apparaît comme très complexe. C’est pourquoi, toute la difficulté pour les entreprises réside,
non pas dans la rédaction de chartes éthiques, mais dans la conversion d’une éthique
« rédactionnelle » en actes ce qui pose des questions organisationnelles et managériales. En
résumé, comme l’illustre le cas EADS, la difficulté des organisations est celle du passage
d’une pratique esthétique de la RSE, en quelque sorte « pour faire beau », à une pratique
éthique de la RSE, concrète et enracinée. Quelles solutions proposer pour faciliter un tel
passage ?
2. La contribution de la fonction contrôle interne aux pratiques éthiques de RSE
Pour justifier de pratiques de RSE, les entreprises ont mis en place des outils et des dispositifs
d’audit et de contrôle. Par exemple, Wal-Mart, le géant américain de la grande distribution, a
développé depuis cinq ans un réseau d’auditeurs et de contrôleurs sociaux pour s’assurer que
ses fournisseurs asiatiques ne faisaient pas travailler des enfants. Autre exemple, la
compagnie aérienne Emirates a pu réaliser un audit des sites de construction de l’A380 en
octobre et novembre 2006, à la suite des retards annoncés par Airbus, avant de confirmer sa
commande de plusieurs dizaines d’appareils (Cappelletti, 2007). Il est vrai que l’audit et le
contrôle ont toujours été au cœur du management et du pilotage de l’organisation. Or avec la
« Tétranormalisation », les frontières du management et du pilotage de l’organisation se sont
déplacées vers la gouvernance d’entreprise et l’éthique. Ce déplacement du management vers
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la gouvernance et l’éthique a déplacé avec lui l’audit et le contrôle qui sont devenus des outils
privilégiés des nouveaux gardiens de l’éthique dans les entreprises (déontologue, directeur de
l’éthique, responsable de la conformité et de la qualité…), chargés de rédiger les chartes
éthiques et de veiller à leur application (Les Echos, 2006).
Cependant, le cas EADS montre que cette croissance des fonctions audit et contrôle n’est pas
suffisante pour garantir des pratiques éthiques de RSE. Pourquoi ? D’une part EADS, comme
la plupart des grandes organisations, dispose certes d’équipes d’audit et de contrôle en grand
nombre mais elles sont « fragmentées » par corps de normes et souffrent de cloisonnement.
La concertation entre les contrôleurs de gestion, les auditeurs qualité, les auditeurs internes…
est insuffisante. De plus, chaque manager du groupe fait également « un peu » d’audit et de
contrôle, au moins sur sa zone de responsabilité. Il y a également une grande difficulté de
synchronisation des missions d’audit et de contrôle qui sont à la fois internes et externes,
centralisées et décentralisées. D’autre part, notamment pour des organisations plus petites, se
pose la question du coût financier des fonctions d’audit et de contrôle. Par exemple, en raison
des coûts de mise en œuvre de la loi Sarbanes-Oxley aux Etats-Unis, qui vise à la sécurisation
du contrôle interne, cette loi fait l’objet de vives discussions de la part de nombreuses PME
américaines (Wilkins & Gupta, 2007). En résumé, les entreprises et les organisations qui
souhaitent mettrent en œuvre des pratiques éthiques de RSE doivent trouver des solutions
organisationnelles et managériales efficaces, efficientes, durables et supportables. Quelle
forme pourrait prendre ces solutions ?
Les résultats de recherches-interventions
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menées depuis 2003 par des équipes de l’Iséor dans
15 organisations variées, allant de l’entreprise privée (par exemple une entreprise A1 de
conseil en sécurité de 800 personnes) à la grande organisation publique, ont permis de
concevoir une solution organisationnelle sous la forme d’une fonction contrôle interne.
Notons que cette proposition est reprise par certains chercheurs et consultants américains
(Wilkins & Gupta, 2007). Une fonction, comme une fonction R&D, est un ensemble cohérent
d’activités portées par les managers d’une organisation et piloté par une personne rattachée à
la direction générale. Elle se caractérise par des dispositifs de pilotage, de synchronisation, de
toilettage et d’informations qui lui sont propres (Cappelletti, 2006). L’animation de la
fonction contrôle interne est assez similaire au management d’un projet transversal (voir
schéma 1).
Schéma 1 : Modèle d’animation d’une fonction contrôle interne
3
Voir l’exposé précis de ces recherches-interventions dans Buono & Savall (2007).
Fonction contrôle interne
Système qualité
Système de
management
Fonction contrôle de gestion
Fonction audit interne
Synchronisation
Toilettage
Système d’information
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Les recherches-interventions ont montré que pour stimuler des pratiques éthiques de RSE, il
convenait de définir le pilote d’une fonction contrôle interne rattaché à la direction générale
de l’entreprise, par exemple le responsable organisation dans le cas A1. Ce pilote élabore avec
la direction générale de l’entreprise un plan d’actions pluriannuel dans lequel sont formalisés
les objectifs de l’entreprise en termes de RSE, par exemple la mise en œuvre d’un
management plus respectueux des collaborateurs comme dans le cas A1. Puis ce plan est
discuté et décliné par le pilote de la fonction auprès des managers concernés par ces objectifs :
managers opérationnels, responsable qualité, responsable de l’audit interne, responsable du
contrôle de gestion… Ces managers ont ensuite en charge de décliner ce plan vers leurs
équipes et de l’évaluer semestriellement. Chaque mois, des réunions de synchronisation sont
organisées par le pilote de la fonction contrôle interne avec les managers pour évaluer les
plans d’actions et mettre en œuvre des actions correctrices en cas de dérive. Le résultat des
synchronisations est présenté par le pilote chaque semestre à la direction générale pour
toiletter les plans, c’est-à-dire supprimer les objectifs atteints pour les remplacer par de
nouveaux.
En synthèse, les résultats des recherches-interventions montrent que pour être efficace,
efficiente, durable et supportable, la fonction contrôle interne doit respecter quatre principes :
l’implication de la direction générale, la décentralisation synchronisée (le pilote synchronise
les managers mais les plans d’actions sont portés par les managers), les plans d’actions sont
conçus et évalués selon un processus descendant-remontant, enfin l’efficience de la fonction
contrôle interne est mesurée économiquement. Sur ce point, l’évaluation des gains financiers
engendrés par une fonction contrôle interne est un élément clé de sa pérennité dans
l’organisation, et partant de celles de pratiques éthiques de RSE. Les coûts de cette fonction
sont facilement calculables par la valorisation des investissements qu’elle induit et des temps
passés à son fonctionnement. Les gains engendrés par cette fonction sont quant à eux
mesurables par la réduction des coûts cachés provoquée par la mise en œuvre des plans
d’actions (Savall & Zardet, 1988 ; 2004). Par exemple dans l’entreprise A1, les gains
engendrés par la mise en œuvre d’un mode de management plus respectueux ont été évalués à
environ 2 millions d’euros par an, correspondant à la valorisation de la réduction des coûts
provoquée par la mise en œuvre d’un tel mode de management. En effet, la mise en place
d’un mode de management plus respectueux, fondé sur un comportement plus à l’écoute des
managers et sur des outils favorisant la proximité entre les managers et leur équipe (réunions
d’équipe hebdomadaires, entretiens individuels semestriels d’évaluation…), a engendré une
réduction sensible de l’absentéisme, de la rotation du personnel et des dossiers aux
Prud’hommes, notamment dans les équipes commerciales. Or la réduction de ces
dysfonctionnements s’est traduit par la réduction des coûts qu’ils provoquaient, notamment en
termes de surtemps (par exemple des temps supplémentaires de recrutement et de formation
des nouveaux), de non productions (par exemple des pertes de contrats liés aux changements
trop fréquents de commerciaux) et de risques (par exemple des risques d’indemnités
financières aux Prud’hommes).
Conclusion
Afin de mettre en œuvre dans les organisations des pratiques éthiques de RSE, c’est-à-dire
enracinées jusqu’aux niveaux opérationnels, et non pas des pratiques esthétiques de RSE plus
superficielles, l’article a proposé une solution managériale et organisationnelle sous la forme
d’une fonction contrôle interne. Les résultats de recherches-interventions menées dans 15
entreprises depuis 2003 ont montré que pour stimuler des pratiques éthiques de RSE,
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