MEI « Espace, corps, communication », nº 21, 2004
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avant tout la scène d’un corps dont la théâtralisation est cartographique.
Elle dévoile les instances d’une pensée qui se construit uniquement
autour d’une gestuelle ne supportant aucun code ou interprétation, à
l’image du théâtre balinais ou oriental qu’Artaud reconnaît comme une
expression du corps sans signification. Cela ne veut pas dire pour autant
que le corps n’a pas de langage, mais que la langue du corps n’est pas
réductible à la signification que la raison veut bien lui accorder. Langage
du corps, langage théâtral, mais quelle expression langagière le corps
met-il en pièce ? C’est cela le plus important : le corps de la langue plus
que la langue du corps, le résultat d’une métamorphose plus que la forme
générale d’un état. On pourra toujours trouver du sens derrière une ges-
tuelle, mais le plus important pour Artaud n’est pas le sens du geste, mais
le geste qui, à lui seul, se donne pour sens. Pour lui, tout est corps et rien
n’est corporéité parce qu’il n’y a pas d’essence du corps. Si le corps avait
une essence, il se réduirait à des organes agencés selon un principe exté-
rieur. Impossible pour Artaud ! Il s’agit plutôt d’un corps libre et enfer-
mé à la fois, un corps qui vit, par et pour ses métamorphoses, ses crises,
halètements, suffocations et contagions. Dans ces conditions, il n’est
plus question de parler de texte, de mise en scène ou d’acteur, mais d’ex-
plosion, de transformation et de métamorphose d’un corps se libérant de
toutes sortes de dramaturgie, libération qui, par la même occasion, ren-
voie à l’opposition entre l’âme et le corps, ou à l’opposition entre l’im-
pulsion immédiate et le calcul réfléchi. Ce n’est pas un langage que le
corps possède et que le théâtre va dévoiler, mais un corps que la langue
incorpore et que le théâtre met en pièce. Il reste à l’auditeur-spectateur
de l’entrevoir pour se l’approprier. La dramaturgie est tauromachique
pour Artaud ; elle est le lieu d’un combat entre la langue et le corps,
combat qui trouve un vainqueur dans l’hystérie d’un corps pestiféré.
Toutefois, dire que sur scène, le corps possède un langage ne permet pas
de comprendre la nature singulière du corps hystérique d’Artaud.
Reconnaître au contraire qu’en prenant corps le langage se forme, cela
revient à donner à la carte générale du corps une réalité et une présence
qui vont s’inscrire dans un processus de transformation aussi complexe
qu’il y a de postures. Si le théâtre possède un double, son double pour
reprendre l’expression d’Artaud, ce n’est pas pour affirmer une duplicité
au sens où le théâtre serait la scène sur laquelle se jouerait ce que la
réalité ne pourrait jouer, mais pour justifier son doublage et sa duplica-
tion, doublage d’une langue que l’on retrouve autant dans les conduites
schizophréniques d’Artaud que dans ses pratiques hystériques, celles
d’un corps oscillant sans cesse entre les postures quotidiennes et les atti-
tudes scéniques. Le double se métamorphose ici en va-et-vient, non pas
entre le corps et la langue, mais entre un corps et lui-même jusqu’à pro-
duire un corps explosé et fêlé. Le corps pestiféré et bégayant se double et
se dédouble à l’infini pour rendre compte du danger que représente la
volonté d’unifier un corps derrière un agencement d’organes ; danger
contre le corps lui-même par la prévalence des organes sur le corps, mais
danger aussi contre la langue par la réduction des catégories formelles
que le mot impose.