Eradiquer la misère, la dernière utopie ? En mémoire de Dom

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Eradiquer la misère, la dernière utopie ?
En mémoire de Dom Helder Camara
1909-1999
Contributions de :
Pierre Sané
Sous-Directeur général pour les sciences sociales et humaines UNESCO
François Soulage
Président du Secours Catholique-Caritas France.
Jeudi 5 novembre 2009
Eradiquer la misère, la dernière utopie ?
En mémoire de Dom Helder Camara
1909-1999
Intervenants : Pierre Sané, Sous-Directeur général de l’UNESCO.
François Soulage, président du Secours Catholique-Caritas France.
« L’an 2000 sans misère » : c’est dans ce rêve qu’a vécu jusqu’à son dernier souffle Dom
Helder Camara, prophète, évêque et figure de l’espérance pour l’Amérique latine et le monde.
Son combat est malheureusement plus d’actualité que jamais. Avec les crises, financières,
alimentaires, écologiques et sociales qui nous affligent depuis deux ans, reste-t-il assez de
créativité et de ressources pour mener la lutte contre la pauvreté dans notre monde ?
D’ailleurs, l’urgence d’une mutation de l’économie pour limiter le réchauffement climatique
ne rejette-t-elle pas la lutte contre la misère au rang de priorité seconde ? L’éradication de la
pauvreté et de l’exclusion peut-elle rester à l’ordre du jour de notre action ? A quelles
conditions ?
Conférences données à l’UNESCO le jeudi 5 novembre 2009 pour actualiser le message de
Dom Helder, organisé par l’Institut Catholique de Paris (Faculté de Sciences Sociales et
Economiques), Pax Romana, le Secours Catholique-Caritas France, le CCFD, Justice et PaixFrance et une plate-forme d’associations réunies autour de Mémoire et Actualité de Dom
Helder Camara.
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Eradiquer la misère, la dernière utopie ?
Intervention de
M. François SOULAGE
Président national du Secours Catholique
Dom Helder Camara voulait que l’an 2000 se vive sans misère.
Aujourd'hui la crise économique, financière, alimentaire, écologique, montre hélas que cette
misère se développe et prend des formes de plus en plus diversifiées sur l’ensemble de la
planète. Les ressources pour mener la lutte contre la pauvreté dans le monde, deviennent
extraordinairement peu importantes eu égard à l’ampleur de l’enjeu. En effet, on raisonne
souvent comme si la réduction de la misère que les Objectifs du Millénaire pour le
développement nous promettaient de moitié pour 2015, porte essentiellement dans l’esprit du
public sur la misère alimentaire.
Mais aujourd'hui la situation est beaucoup plus complexe. L’accès à la finance, l’accès au
crédit, la migration climatique, la perte d’emploi liée à la crise, sont autant de raisons qui
conduisent des personnes à la misère. Il n’est donc aujourd'hui plus possible de lutter contre
cette misère par les moyens traditionnels.
Un mot concernant l’accès au crédit. Il peut être combattu à la fois par un changement de
comportement des grandes institutions financières, mais aussi par le microcrédit. Les Etats ont
une responsabilité spécifique pour le contrôle et la régulation du monde financier. La
Conférence de Pittsburgh aurait pu être, si ses conclusions étaient entrées en vigueur, un
moment essentiel pour permettre cette régulation financière. Ce ne sera probablement pas le
cas.
Or, cette régulation financière est essentielle car elle permettrait de modifier profondément à
la fois les flux financiers et les comportements bancaires. Car les exigences de fonds propres
nouvelles, les régulations des rémunérations conduiraient les entreprises à ne plus chercher la
rentabilité par le risque, mais la rentabilité par l’activité qui normalement est la leur, celle du
crédit.
Les contrôles de la distribution du crédit feraient en sorte que les banques retrouveraient le
chemin de leur marché naturel, celui des personnes et celui des entreprises. C’est parce que la
régulation a fait défaut que l’on a connu la crise des subprimes, laquelle a entraîné la misère
de millions d’Américains qui, pourtant, avaient un travail, qui avaient une maison, qui avaient
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une famille. Ils ont été victimes de la volonté du monde financier de réaliser des profits à tout
prix.
On peut craindre qu’après les espoirs nés de la Conférence de Pittsburgh et du G20, les
vieilles habitudes reprennent et que le monde financier ne se libère des contraintes qu’il a
fallu qu’il accepte dans le feu de la crise, et dont il cherche à grande vitesse à se libérer.

Je serai beaucoup plus long sur l’urgence climatique.
A l’approche de la Conférence de Copenhague, nous prenons mieux conscience de la réalité
des changements climatiques. Les scientifiques conviennent que cette réalité existe et que les
êtres humains en sont la cause (pour la plus grande part). Les responsables politiques ont
réalisé qu’ils doivent au moins manifester un intérêt pour cette cause. Mais personne n’a de
recette magique et bon marché. La réponse à la crise climatique est entre les mains de tous,
dans un regain de solidarité et dans la conscience que nous avons tous le devoir d’œuvrer pour
le bien commun.
Pour le Secours Catholique, les effets des changements climatiques représentent déjà une
réalité quotidienne pour un certain nombre de personnes parmi nos partenaires d’Asie,
d’Afrique et d’Amérique latine. Et notamment les plus démunis et les plus vulnérables à
travers le monde.
Les événements météorologiques extrêmes deviennent de plus en plus extrêmes et
imprévisibles, provoquant des tempêtes violentes, multipliant les inondations et les
sècheresses. Les niveaux des nappes phréatiques baissent ; les rivières s’assèchent.
L’organisation Mondiale de la Santé (OMS) estime que 150 000 personnes meurent chaque
année des conséquences des changements climatiques : cyclones qui redoublent de force en
Asie et aux Caraïbes ; inondations dans le sud de l’Asie ; vagues de chaleur sans précédent.
Selon les Groupes d’experts intergouvernementaux sur l’évolution du climat (GIEC), la
productivité agricole pourrait diminuer de plusieurs dizaines de pourcentage dans de
nombreux pays africains. Ces incidences négatives sur l’agriculture risquent de compromettre
la sécurité alimentaire et d’augmenter les cas de malnutrition. 1
Vue par nos partenaires sur le terrain et en termes non scientifiques, mais tel que c’est vécu
subjectivement, voici la situation : on décrit des niveaux de pluie plus erratiques, moins de
jours de pluie, de plus longues périodes de sécheresse pendant la saison, un début plus tardif
ou une fin plus précoce de la saison des pluies. C’est le Sahel du Sénégal à l’Ethiopie. Les
conséquences sont désastreuses sur l’agriculture ; et sur la vie des communautés rurales.
Les agriculteurs les plus démunis et les pêcheurs sont les plus touchés par cette hausse des
températures ainsi que par la perturbation des phénomènes climatiques. Ils ne possèdent que
1
GIEC, Rapport 2007, résumé à l’intention des décideurs, 4 e rapport, Genève, 2007
4
peu de ressources pour s’adapter à ces changements. Ces problèmes nouveaux entravent les
progrès qui ont été accomplis dans le passé pour la vie des plus démunis grâce aux efforts des
Etats, des institutions internationales et des ONG.
Les changements climatiques aggravent la pauvreté persistante dans la plupart des pays en
voie de développement. Le nombre des victimes des catastrophes naturelles augmente. On
estime que près de deux milliards de personnes dépendent actuellement d’écosystèmes
fragiles des régions arides et semi-arides et risquent de subir ce que la littérature appelle un
stress hydrique. En langage courant : ils ne disposent pas d’assez d’eau pour les besoins de la
vie (on ne parle pas ici de l’irrigation). Il faudrait encore citer les populations qui vivent dans
les régions des deltas des grands fleuves, dans les régions côtières de basse altitude qui
constituent des zones à risque ainsi que les petites îles de basse altitude. Ces dernières
catégories se montent à environ 600 millions d’habitants, soit près de 10% de la population
mondiale.
Ces phénomènes incitent un certain nombre de paysans des zones menacées à partir grossir
les bidonvilles des mégapoles des pays en développement ou à émigrer à l’étranger. On
commence à parler de « réfugiés climatiques », bien qu’il n’y ait pas de statut juridique pour
ces nouveaux réfugiés que certaines institutions estiment jusqu’à 200 millions à l’horizon de
2050.
Les changements climatiques ont également de graves conséquences sur la santé car ils
compromettent la sécurité alimentaire. La pénurie d’eau -l’eau est essentielle en matière
d’hygiène-, tout comme l’excès en eau dû aux pluies torrentielles plus fréquentes, augmentent
la charge de maladies diarrhéiques qui se répandent du fait de la contamination des aliments et
de l’eau.
Les conséquences des changements climatiques se font déjà sentir et iront croissants dans les
années et décennies à venir. Ces conséquences négatives affectent tout le monde, mais pas de
manière égale. L’aptitude à résister aux conséquences négatives dues au changement
climatique dépend des capacités des personnes affectées. Beaucoup de gens dans les pays
européens ressentent ce changement comme une réalité lointaine. Mais, pour les populations
vulnérables de beaucoup de pays en développement, il s’agit d’une réalité qui affecte déjà la
vie quotidienne. Il faut faire face aux conséquences sur le niveau de vie et sur la santé.
Les victimes de ces changements climatiques sont les populations des pays en
développement qui en sont les moins responsables.
Les victimes premières ne sont pas les premiers responsables, les premiers coupables. Voilà la
situation de notre monde actuel. Pour se prémunir des effets négatifs des changements
climatiques, ce sont les pays les plus riches qui disposent des ressources les plus importantes
pour y faire face : ressources techniques et scientifiques pour trouver des parades, ressources
intellectuelles, savoir faire pour s’adapter à la nouvelle situation, ressources financières pour
investir dans les nouveaux secteurs d’une économie plus sobre en consommation d’énergie…
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Les plus vulnérables sont les victimes principales. Ceux qui détiennent des ressources,
humaines ou financières, sont les mieux armés pour se défendre.
Un exemple : comment cette situation affecte-t-elle les femmes ? Prenons l’exemple de
l’Afrique Noire. En général, ce sont les femmes qui sont responsables de la production
alimentaire (les hommes défrichent les champs, les femmes cultivent), les femmes assurent la
corvée de l’eau là où il n’y pas d’eau courante. Ces activités traditionnelles prennent
maintenant beaucoup plus de temps. Elles exigent bien plus d’effort pour un résultat
semblable. Les rendements des champs baissent faute de pluie. Il faut aller chercher l’eau
potable de plus en plus loin. Les femmes consacrent plus de temps et d’effort à ces tâches qui
leur sont traditionnellement dévolues. Elles y associent de plus en plus lourdement leurs filles
qui ont moins de temps pour avoir accès à l’éducation. Nous sommes dans un cercle vicieux :
les inégalités sociales et les inégalités homme-femme s’accroissent. Au détriment des
femmes. C’est aussi ce que nous disons en France.
Image de notre monde, classique, direz-vous ? Peut-être.
Image particulièrement cruelle d’un monde injuste.
Les principes à mettre en œuvre.
Je mettrai l’accent sur trois principes qui peuvent nous éclairer, ce sont les trois principes
généralement invoqués lorsque on aborde ce sujet. Et ces principes pourraient nous éclairer
aussi pour aborder d’autres sujets à l’ordre du jour des débats internationaux actuellement.
Premier principe : la responsabilité de préserver la planète, donc de respecter les biens
naturels communs (eau, air, forêt, ressources halieutiques…), en particulier ce bien commun
international qu’est la stabilité du climat. On pourrait dire aussi le respect des biens publics à
échelle mondiale.
La stabilité climatique n’appartient pas à une génération en particulier. Consommer à outrance
ou dégrader les biens naturels offerts par la nature, équivaut à contracter une dette écologique
envers les générations suivantes. On doit poursuivre ici cette métaphore de l’emprunt. A
l’instar de la crise financière mondiale, la crise des changements climatiques peut être
comprise en termes d’emprunt excessif : nous avons emprunté à l’atmosphère et à la
biodiversité de l’avenir. Nous avons souscrit une importante hypothèque environnementale
sur les possibilités de consommation des générations futures. On pourrait aussi dire que le
monde industrialisé a emprunté aux possibilités de développement des pays les plus pauvres.
Ces prêts doivent être remboursés, or il n’existe aucun financement atmosphérique mondial
qui nous fera sortir de cette crise. Ces emprunts excessifs ont engendré une consommation
excessive et il incombe à ceux qui ont le plus consommé de rembourser cette dette. Nous
allons peut-être devoir diminuer nos niveaux de vie pour rembourser non seulement les
emprunts financiers, mais aussi les emprunts environnementaux.2
2
Dieter Helm, Environmental challenges in a warming world : consumption, costs and responsibilities. Oxford,
2009
6
L’environnement n’est pas qu’un simple réservoir de ressources pour l’humanité. La
consommation effrénée actuelle est incompatible avec la préservation de l’environnement
naturel. La vitesse des changements sur l’environnement, la destruction de la biodiversité,
l’épuisement des ressources naturelles, les émissions de gaz à effet de serre, cela dépasse la
vitesse d’adaptation à ces changements qui est celle de nos écosystèmes.
En langage chrétien le plus traditionnel, nous disons : la nature a été donnée comme un don
sacré par le Créateur. Donnée non pas pour que les humains la pillent, mais pour qu’ils
l’entretiennent comme un jardinier. Pour qu’ils en prennent soin, comme le bon intendant des
Evangiles. Préserver l’environnement pour qu’il soit encore un don et une opportunité pour
les générations à venir.
Second principe : les conférences internationales qui se préoccupent du sujet des
changements climatiques, utilisent la formule : « le principe de responsabilités communes
mais différenciées ». Nous ne sommes pas loin du principe de solidarité tant invoqué…
S’il s’agit de sauver la planète, c’est une tâche de tous, qui profite à tous, qui est de la
responsabilité de tous. Certes. Mais il faut tenir compte de la responsabilité historique des
pays développés dans les causes du dérèglement climatique. Ils doivent donc agir les premiers
pour lutter contre ce phénomène. Ces pays ont aussi des capacités institutionnelles et
financières de réaction et d’adaptation inégales. Ces pays doivent être les premiers à réduire
massivement leurs émissions de CO2.
La vulnérabilité des populations des pays en développement les désigne, on l’a vu, en
premières victimes des dérèglements climatiques. Les pays en développement ne sont pas en
mesure de se prémunir contre les impacts du phénomène et de s’y adapter. La coopération
internationale doit s’exercer. Par des transferts de technologies, des transferts financiers. On
sait que c’est là l’un des points en débat pour finaliser un accord à Copenhague.
Comment cette responsabilité différenciée pourra-t-elle être mise en œuvre sans le sens de la
solidarité qui demande à chacun de contribuer à la tâche commune en fonction de ses
possibilités, et non en vertu d’une négociation où prévaudrait un rapport de forces ?
Troisième principe : un principe procédural : les personnes en première ligne face à
l’impact du réchauffement climatique, les plus démunis et les plus fragiles, doivent accéder
aux négociations internationales sur le climat afin de s’assurer que leurs préoccupations sont
prises en compte et suivies d’effets dans les décisions prises.
On peut le formuler aussi ainsi : il faut donner la parole aux populations les plus touchées.
Tous les peuples doivent pouvoir comprendre les enjeux et participer pleinement aux débats
afin que les décisions prises soient justes et adaptées. Mettre en pratique ce principe d’équité
suppose d’ailleurs que se mette en place une vraie solidarité internationale.
Cette place à garantir aux populations démunies, aux pays les plus pauvres, c’est une
revendication de certaines ONG au plan international. Elles essaient de se faire entendre.
C’est la revendication de Caritas Internationalis et de la CIDSE (qui sont les regroupements
internationaux du Secours Catholique et du CCFD).
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On reconnaîtra assez facilement dans cette liste de trois principes appliqués au changement
climatique, les orientations éthiques assez familières à ceux qui connaissent l’enseignement
social de l’Eglise catholique.
Le premier principe, préserver la planète, est comme un écho des principes de bien commun,
de la destination universelle des biens… l’unique planète dont nous disposons nous impose de
travailler tous ensemble à la maintenir et à la protéger. Il s’agit d’un bien commun, d’un bien
public, et l’exigence de travailler pour le bien commun s’impose à tous.
Le second principe, la solidarité, se décline aussi en option privilégiée pour les pauvres.
Responsabilité différenciée dit l’ONU. Les sociétés riches -et la France en fait partie- ont des
responsabilités différenciées, des tâches spécifiques à accomplir.
Le troisième principe, de procédure, est une manière de dire que tout homme est digne, tout
peuple est digne, que chacun est digne, capable et apte de participer aux décisions, et mérite
de participer aux débats qui concernent son avenir.
On a pris ici l’exemple d’une crise particulièrement sévère, la crise environnementale.
On pourrait et on devrait examiner maintenant les autres crises qui nous ont affectés depuis
18 mois : crise alimentaire, énergétique, financière et finalement économique et sociale. On
pourrait de même tenter de dégager quelques grands principes qui nous indiquent des voies à
suivre si on veut surmonter ces crises. On retrouverait assurément les trois principes évoqués
ici, tirés des accords passés sous l’égide de l’ONU pour faire face à la crise climatique.
Invoquer des principes, cela a des airs de consensus. En général tout le monde est d’accord
avec les grands principes, surtout s’ils ont l’air généreux : bien commun, solidarité, dignité…
Mais il ne faut pas rêver : dès qu’on quitte les grands principes et qu’on entre dans des
applications concrètes, on trouve, légitimement, des débats, des différences d’approche, des
intérêts divergents… le diable est dans les détails. Il n’y a pas de solution consensuelle. Il n’y
a que des discussions, des compromis. C’est le propre, et la grandeur de la politique, de
négocier ces compromis, de faire des alliances afin que les solutions envisagées puissent être
mises en œuvre. Ce sera la tâche de la conférence de Copenhague.
Les leçons à tirer…
J’en viens à mon troisième point : quelles leçons pouvons-nous tirer de ce survol rapide de
l’un des débats les plus importants et urgents de notre actualité. Mais on pourrait aussi tirer
des conclusions semblables (ou non ?) pour les autres crises évoquées qui ont occupé
l’actualité depuis 18 mois.
Quelles sont les leçons pour la société civile, pour les ONG, pour le Secours Catholique ?
Première leçon : articuler les préoccupations à court terme et celles à long terme.
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Il faut apprendre, en période de crise, à ne pas se laisser tétaniser par le court terme. Certes, à
la fin 2008, il fallait éviter un effondrement du système bancaire mondial. Il fallait éviter de se
laisser glisser dans une récession à l’échelle de la planète. Les gouvernements ont agi ; et
heureusement ont été réactifs pour éviter que l’incendie ne se propage.
Le risque de traiter, forcément dans l’urgence, les crises à court terme, est que l’on en arrive à
oublier le long terme et les évolutions lourdes qui hypothèquent l’avenir. C’est souvent la
tentation des milieux politiques, car le temps du politique est le court terme. Le rôle des ONG
pourrait être d’être attentif, d’exercer une veille, d’alerter sur les évolutions négatives, de
mettre en place une sorte d’alerte précoce. Le rôle des institutions internationales (telle que
l’UNESCO) et des ONG, chacun à sa place -et les ONG avec des moyens infiniment plus
faibles- ce rôle pourrait être aussi de tenter de mettre à l’ordre du jour des agendas politiques,
des réunions internationales… les points qui méritent d’être traités.
Si les ONG (avec l’appui il faut bien le dire de quelques institutions internationales et de
quelques « pays amis ») n’avaient pas obligé nos dirigeants à mettre à l’ordre du jour de leurs
réunions, c'est-à-dire de leurs préoccupations, les sujets suivants : l’interdiction des mines
antipersonnelles, la lutte contre l’impunité, la réduction de la pauvreté, l’accès de tous aux
médicaments… Ce combat n’est pas vain, et il n’est pas perdu d’avance comme les exemples
cités à l’instant le montrent.
Alors que l’on gère l’incendie, il ne faut pas oublier les réformes de structure qui sont
indispensables, surtout si l’on veut éviter la prochaine crise. Il ne s’agit pas de surmonter les
crises par des mesures d’urgence, dans le but et dans l’illusion, l’incendie une fois passé, que
tout va recommencer comme avant. C’est malheureusement ce que nous voyons sous nos
yeux en matière de finance et de régulation ou d’absence de régulation.
Deuxième leçon : nous vivons dans un seul monde, une seule planète.
Les questions qui se posent à nous ne concernent plus la manière de développer les pays
pauvres ou moins avancés. Il y va de notre modèle de développement à tous, en commençant
par le nôtre en France, sans oublier celui des pays émergents (Chine !) et celui en panne des
pays moins avancés. La crise climatique -mais on pourrait dire la même chose de la crise
financière ou économique- illustre que nous sommes tous confrontés à la question de la
durabilité, du modèle de développement qui devrait être durable : d’un point de vue du respect
de l’environnement, mais aussi d’un point de vue social (trop d’inégalités menacent la
stabilité du système !). Peu à peu nous abandonnons la perspective du développement comme
une spécialité des pays pauvres, ou de l’Afrique… vu de notre côté comme une attention
touchante pour ces pays lointains sur le sort desquels nous nous penchons avec charité ou
avec paternalisme.
Aujourd’hui, nous percevons mieux que la vraie question est notre modèle de
développement à tous. Nous savions déjà que 6,7 milliards d’habitants de la planète ne
pouvaient pas tous vivre comme le font les 300 millions d’Etats-Uniens actuels. Pas même
comme le font les 500 millions d’habitants de l’Union Européenne.
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Si tout le monde vit comme nous, il nous faut trois ou six planètes. Notre modèle de vie
économique, et peut-être de vie en société n’est pas universalisable. Il faudrait rechercher un
modèle de développement qui fonctionne pour tous, au profit de tous.
Un mot sur les indicateurs de développement. Nous utilisons habituellement le PIB.
Mais on sait que cet indicateur ne mesure pas ce qui importe vraiment : le bien-être
des populations, le caractère durable ou non de l’économie du pays en question et du
mode de vie de ses populations… Il nous faudrait au plan international un indicateur
de développement durable. Cela nous en apprendrait peut-être beaucoup sur le
caractère illusoire du développement de certains pays, du caractère illusoire de leur
richesse… un indicateur pour porter un nouveau regard sur notre monde.
La question de l’unité de notre destin est illustrée plus que jamais par les évènements des
deux dernières années : la crise énergétique (ceux qui consomment trop de pétrole font porter
les conséquences de leurs excès sur les autres peuples), la crise financière, puis économique,
puis sociale, et finalement plus latente et plus importante : la crise climatique. Les défis sont
les mêmes pour tous. Il faut la contribution de tous pour trouver des solutions.
Qu’est ce qui concerne la planète entière ? Il y a certains sujets dont il est clair qu’aucun pays
à lui seul ne maîtrise la solution. L’exemple classique toujours cité ici est la paix : la paix est
un bien qui par définition se partage avec tous, (au moins avec les voisins), un bien commun
qui appartient à tous (et à personne) ; si un pays en profite, cela n’empêche aucun autre pays
d’en bénéficier.
Cet exemple de la paix nous indique quels sont les autres biens communs qui sont en partage
à l’humanité entière : les garanties contre les pandémies. L’exemple actuel de la grippe H1N1
nous montre bien que, face à certains défis, le bon sens nous indique que les pays de la
planète doivent coopérer. La non coopération a un coût. La coopération peut rapporter gros.
Autre exemple : le climat. Tous portent atteinte au climat, et il faut un effort conjugué de tous
pour protéger ce bien devenu fragile. On pourrait poursuivre. La stabilité financière mondiale
est aussi devenu un bien commun. On l’a vérifié à l’automne 2008 : beaucoup de pays et de
personnes ont payé le prix de l’instabilité financière, de la menace de faillite des banques, du
choc du système financier. Même lorsque ces pays n’avaient aucune responsabilité dans le
déclenchement de la crise, ils étaient solidaires en ce qui concerne les conséquences négatives
de la crise financière ou boursière.
Il n’y a pas une infinité de sujets pour lesquels l’humanité est de facto solidaire. Les quelques
exemples cités ici en font partie.
En matière de gouvernance, quel pourrait être le rôle des ONG ? Elles peuvent préparer les
décisions à prendre en attirant l’attention sur les sujets urgents qu’il convient de traiter. Tâche
d’établissement de l’ordre du jour des réunions internationales.
Rôle de veille, de vigilance, de surveillance pour suivre ce que font les Etats et les entreprises
multinationales. Savoir s’ils appliquent les chartes, les conventions, les grands principes
auxquels ils ont souscrits… Rôle d’observation, de suivi, d’évaluation…
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Les ONG peuvent jouer ce rôle à condition de ne pas se cantonner aux formules qui traitent
les conséquences des dysfonctionnements de notre monde sans traiter en même temps les
causes des pauvretés et des injustices qui nous frappent. Bref, il faut développer le rôle de
plaidoyer des ONG. Parler au nom des sans voix qui ne peuvent se faire entendre. Parler pour
dénoncer l’injustice et promouvoir les solutions appropriées… Evidemment, les ONG ne
peuvent exercer cette fonction que si elles travaillent en réseau, en fédérations internationales.
Car chacune d’entre elles, laissée à elle-même, n’a pas la taille critique pour avoir une
quelconque influence. Comme les solutions ne se décident jamais dans un seul pays, il faut
aussi travailler en réseau international pour avoir une action à la fois au plan local, national et
international.
J’ai beaucoup parlé de climat. Enfin, un mot sur les conséquences sociales de la crise.
Elles sont elles-mêmes très importantes puisque c’est par dizaines de millions que des emplois
vont être perdus, en particulier des emplois détenus par les femmes. Car le ralentissement
économique que connaît l’ensemble de la planète, a conduit à des industries les plus
utilisatrices du travail féminin, telles que le textile, à des restrictions majeures.
L’affaiblissement de l’aide internationale, le ralentissement du commerce international illustré
par la crise du fret maritime, conduisent des entreprises délocalisées à être les premières à
souffrir de cette crise.
C’est donc un accroissement de la misère, liée à la perte d’emploi, à laquelle aujourd'hui la
crise nous conduit.
Conclusion
Alors compte tenu de ces remarques, la question qui nous est posée est de savoir si la question
de la pauvreté et de l’exclusion reste bien à l’ordre du jour de notre action.
La première action est une action politique pour faire en sorte que les autorités nationales et
internationales tiennent les promesses qui ont été faites dans le cœur de la crise ; faire en sorte
que les engagements sur la construction d’un monde totalement différent puissent être tenus.
On se référera pour cela au dernier Forum Social Mondial de Belém, ou encore aux
propositions faites par le monde des banques alternatives, pour modifier le fonctionnement du
système financier.
On soutiendra la mise en place d’une taxe carbone, à condition que celle-ci ait bien pour
objectif de modifier les modes de consommation sans se faire au détriment des catégories les
plus défavorisées. De ce point de vue, il faut s’inquiéter de la mise en place en France d’une
taxe carbone sans que soient définies à l’avance les compensations.
Sur la crise alimentaire, on fera en sorte que les montées en charge des biocarburants ne soient
pas tout simplement le dernier alibi trouvé pour ne rien changer aux conditions de production
industrielle, de chauffage industriel collectif et individuel, de circulation des personnes et du
fret ; bref, si rien n’est fait pour que le faible réseau de consommation des combustibles
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fossiles ne crée les conditions d’une explosion des biocarburants, dont on sait aujourd'hui que
le bilan global en terme de production de CO² est loin d’être aussi positif que ce qui avait été
dit il y a quelques années. Sans compter que la quasi destruction de l’agriculture vivrière
conduit à la destruction de modes de production fondés beaucoup sur la survie qui permettait
cependant d’échapper à la misère alimentaire.
Cela nous renvoie à la 2ème action nécessaire. Il faut changer notre mode de consommation,
ne pas chercher à tout prix le plus économique -quitte à renoncer à en acheter une partiepermettrait en particulier une certaine relocalisation des productions, qu’il s’agisse d’ailleurs
de la relocalisation dans des pays comme les nôtres, ou d’une relocalisation dans des pays
comme la Chine, qui aurait tout intérêt à se concentrer sur l’augmentation de sa
consommation intérieure liée à une augmentation du pouvoir d’achat, plutôt que de continuer
à envahir le monde entier de produits bon marché, qui nous conduisent à être cependant très
sensibles au ralentissement économique mondial.
On notera cependant que sur ce dernier point, ça n’est pas tant la mondialisation de la
production des marchandises qui a conduit à la catastrophe économique, mais la
mondialisation de la finance. Et c’est pourquoi revenant à ma première proposition, il me
semble d’abord que le véritable combat est le combat politique pour que la question de la
solidarité, qu’elle soit interne ou qu’elle soit internationale, puisse revenir au premier rang de
nos préoccupations.
Je m’arrête ici.
En son temps, Dom Helder Camara venait en France parler quand sa parole était interdite
dans son propre pays. Il faisait du plaidoyer sans en utiliser le mot. Il disait aux jeunes
révolutionnaires ou idéalistes de notre pays -ce sont peut-être les mêmes- de ne pas vouloir à
tout prix venir au Brésil pour y promouvoir le développement, car les problèmes du sousdéveloppement brésilien avaient aussi leurs racines en Occident et pourquoi pas en France.
Transformer les structures injustes chez soi avant de vouloir développer l’autre bout du
monde.
Il disait qu’il ne fallait pas se décourager si on était peu nombreux, si on avait l’impression de
rêver… car, si on rêve à plusieurs, c’est le début de la transformation de la réalité. Je ne sais
pas si nous avons bien retenu les leçons de Dom Helder. Mais notre petit groupe de ce soir a
des allures de cette « communauté abrahamique » qu’il appelait de ses vœux. Je vous
remercie.
François SOULAGE
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« Lutte contre la pauvreté mondiale : pourquoi
une véritable stratégie des droits humains est nécessaire»
Allocution de Pierre Sané
Sous-Directeur général
pour les Sciences sociales et humaines
Excellences,
Mesdames et Messieurs,
Chers amis,
C’est pour moi un privilège et un authentique plaisir que de prononcer une conférence dans le
cadre des activités d’hommage rendues à la personnalité remarquable de Dom Helder Camara.
Remarquable à tous les sens du terme et pour bon nombre de raisons. Ses chemins ont en effet
constamment, inlassablement épousé les contours d’un combat humain, pétri de convictions,
en faveur des plus pauvres, de ces « sans voix » dont peu se soucient et qui, même quand ils
s’expriment, ne provoquent qu’indignation, gêne ou indifférence.
Je tiens ici à saluer l’heureuse initiative prise par l’organisation Pax Romana, et je félicite en
particulier sa Représentante permanente auprès de l’UNESCO, Madame Maria Rosaria Le
Péchoux.
Art. 28 – Déclaration universelle des droits de l’homme, 10 décembre 1948
Toute personne a droit à ce que règne, sur le plan social et sur le plan international, un ordre
tel que les droits et libertés énoncés dans la présente Déclaration puissent y trouver plein effet.
Pour quelles raisons Dom Helder Camara nous parle-t-il encore aujourd’hui avec pareille
acuité ? Pourquoi son combat est-il encore à réaliser ? A mes yeux, je dirais tout d’abord que
s’il est un défi central qu’il nous faut affronter en ce début de 21ème siècle, c’est bien la
réalisation du droit proclamé dans l’Article 28 de la Déclaration universelle des droits de
l’homme, dont nous avons fêté le 60ème anniversaire l’an dernier. Cet article dit ceci : Toute
personne a droit à ce que règne, sur le plan social et sur le plan international, un ordre tel
que les droits et libertés énoncés dans la présente Déclaration puissent y trouver plein effet.
Ensuite, si Dom Helder Camara résonne en moi d’une façon toute particulière, c’est aussi et
surtout en raison même de l’ensemble de mon propre parcours professionnel et de tous mes
engagements de vie, orientés en faveur des droits humains à travers la recherche pour le
développement pendant 15 ans au Centre de recherches pour le développement international
(Canada), à travers l’action de plaidoyer durant 10 ans en qualité de Secrétaire général
d’Amnesty International et grâce au développement de normes et de politiques pendant 8 ans
à l’UNESCO. En d’autres termes, en menant une campagne active pour la justice mondiale.
Article 28 de la DUDH
L’Article 28 de la DUDH a comme horizon la justice mondiale, le développement mondial et
la gouvernance mondiale. L’Article 28 a en fait anticipé la mondialisation ou « globalisation».
Et à cet égard, je pense que nous pouvons tous ici tomber d’accord sur le fait que l’efficacité
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de la gouvernance, de la justice et du développement devrait être mesurée, en fin de compte, à
partir de la perspective des communautés et des individus, et en fonction de la manière dont
leurs droits et leur bien-être sont affectés. TOUS leurs droits. Et pas seulement à partir de la
performance de la balance des paiements ou de la transparence des systèmes électoraux.
Ceci conduit ainsi pour moi à 3 questions dont j’aimerais vous entretenir. Les questions
auxquelles la gouvernance pour le développement international et la justice conduisent sont à
mes yeux les suivantes :
1. Peut-il exister un développement équitable international sans une gouvernance éthique
mondiale ?
2. Peut-il y avoir une justice internationale dans un monde d’inégalités, c’est-à-dire sans
développement équitable mondial ?
3. Est-il possible d’atteindre la gouvernance et la justice internationales sans la citoyenneté
mondiale, c’est-à-dire sans les droits humains internationaux pour tous ?
Voilà quels sont pour moi les enjeux posés par l’Article 28.
Il s’agit là de trois questions très délicates car elles nous conduisent d’un espace politique qui
est celui de l’Etat-nation vers un autre qui est celui de l’espace mondial. Lorsque nous nous
référons historiquement au développement et à la citoyenneté, nous voyons que la référence a
été le marché intérieur et l’Etat-nation, l’Etat jouant le rôle d’acteur dominant.
Historiquement, le développement a constitué un projet de l’Etat pour fournir une protection à
l’intérieur des frontières aux industries naissantes, en recourant pour cela à des politiques
monétaires pour diriger les investissements, la consommation et l’épargne, en organisant le
système éducatif, en intégrant la recherche à la production et en s’engageant dans la
diplomatie commerciale. Dans cette même mouvance les individus sont devenus des citoyens
de l’Etat, où démocratie et solidarité sont garanties aux seuls individus reconnus par l’Etat
comme ses citoyens. Au niveau international, qui dit marché global ne dit pas nécessairement
processus de développement international, car ce dernier exige une redistribution obligatoire,
en d’autres termes il exige une gouvernance internationale au niveau mondial. Le même
raisonnement s’applique pour la citoyenneté et la solidarité internationales. Ceci exige donc
que la démocratie et la « responsabilité » soient organisées au niveau mondial. Ceci veut dire
transcender l’égoïsme des nations, autoriser la libre circulation des personnes à côté de la libre
circulation des biens, des capitaux et des profits. Ceci exige d’organiser le partage des
ressources de cette planète parmi tous ses habitants.
La révolution des droits humains
Atteindre ces objectifs exige à mes yeux la poursuite inlassable de la seule stratégie qui nous
autorisera à bâtir un tel monde en partant d’en bas, la seule stratégie qui fournisse aujourd’hui
la vision et la direction pour atteindre cette situation : je veux parler des droits humains
universels. La révolution des droits humains a connu une longue maturation mais elle a
permis d’établir la notion de liberté individuelle, elle a vaincu le racisme institutionnalisé, elle
a donné l’élan moral à l’abolition de l’esclavage, du colonialisme, à l’oppression des femmes,
à la pratique de la torture. Pas à pas, elle a enraciné dans l’esprit des peuples l’égale valeur de
chaque être humain et la nécessité d’organiser la société et les relations internationales autour
de cet impératif.
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Je ne prétends pas qu’il s’agisse là d’un chemin linéaire, tout tracé. Des écarts évidents
continuent d’exister : génocides, guerres d’agression, violence contre les femmes. Mais ils
sont perçus aujourd’hui pour ce qu’ils sont, à savoir des violations des droits humains.
Inégalités mondiales
Le défi central touchant à l’Article 28, qui pourrait nous rapprocher du développement et de la
citoyenneté internationaux est la lutte contre et la victoire sur la pauvreté mondiale ainsi que
l’engagement d’autant de personnes possibles dans ce combat planétaire.
A partir de cet angle, le développement mondial est-il nécessaire et possible? La citoyenneté
mondiale est-elle possible ? L’Article 28 est-il réalisable ?
Pour aborder ces questions il nous faut d’abord regarder le monde tel qu’il est aujourd’hui. On
estime que pour soutenir le train de vie d’un Américain partout sur le globe, il nous faudrait 6
planètes. D’un autre côté, si nous devions tous connaître le niveau de vie des Africains du Sud
du Sahara, nous n’aurions besoin que de la moitié de la planète. A quoi correspondent ces
standards ? Référons-nous au Rapport sur le développement humain 2005, établi par le
PNUD.
Espérance de vie à la naissance pour 2000-2005 : 46 ans en Afrique subsaharienne et 78 ans
pour les pays de l’OCDE.
Taux de mortalité infantile (pour 1000 naissances) : 105 en Afrique subsaharienne contre 11
dans les pays de l’OCDE.
Taux de mortalité avant l’âge de 5 ans : 179 contre 13 sur 1000 naissances.
Accès à une source d’eau assainie : 58% de la population en Afrique subsaharienne contre
98% de la population des pays de l’OCDE.
Revenu par tête : US$ 1,856 contre US$ 25,915.
Pouvons-nous dans ces conditions parler de développement et de solidarité mondiaux au vu
des inégalités saillantes et persistantes qui font que la pauvreté perdure ?
La pauvreté en chiffres
Nous devons être conscients que le trait le plus significatif de notre civilisation, qui se
mondialise autour de l’aspiration à une prospérité sans précédents, est la persistance et même
l’augmentation de la pauvreté. C’est un fait massif. La pauvreté se développe : la vaste
majorité des 2 à 3 mille millions d’êtres humains qui viendront grandir la population mondiale
avant la fin du siècle seront exposés à la pauvreté. Cette situation constitue une pression
alarmante sur l’environnement et sur l’équilibre mondial. Les chiffres sont apocalyptiques :
11 millions d’enfants meurent chaque année avant l’âge de 5 ans à cause de la pauvreté, 150
millions d’enfants de moins de 5 ans souffrent de malnutrition extrême, et 100 millions
d’enfants vivent dans les rues. Et notre monde s’en accommode.
Que supportons-nous ?
Des gros-porteurs avec à leur bord 325 enfants qui s’écrasent toutes les 15 minutes.
Vous conviendrez qu’à chaque fois qu’un avion s’écrase, le monde entier réagit :
enquêtes, paiements compensatoires, lamentations planétaires et engagements pour
éviter d’autres accidents. Et pour ces 11 millions d’enfants mourant chaque année : 96
avions écrasés par jour ?
Les causes de la pauvreté
Désormais nous savons ou au moins nous devrions savoir que la pauvreté n’est pas une
fatalité qui doit être réduite grâce à la charité internationale ou à l’aide. Il ne s’agit pas
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seulement d’une question économique. Nous savons que la pauvreté n’est pas juste le reflet du
manque d’autonomie des pauvres ou de leur incapacité à rivaliser au sein d’une arène
d’opportunités prétendument égales. La persistance de la pauvreté n’est pas due uniquement
aux gouvernements incompétents, corrompus, insensibles au destin de leur people. Non.
Fondamentalement, la pauvreté est à la fois la cause et l’effet du déni partiel ou total des
droits humains à l’échelle mondiale. Il s’agit profondément d’une question de justice
mondiale.
Comme l’a reconnu la Conférence internationale sur les droits de l’homme, tenue à Vienne en
1993, il existe un lien organique entre la pauvreté et la violation des droits humains. Vous
allez demander de quelle manière se fait ce lien. Quelle est la nature de cette articulation?
Comment évaluons-nous l’effectivité de l’articulation dans la lutte contre la pauvreté ? De
quelle manière analysons-nous la pauvreté du point de vue des droits humains et, plus
important encore, comment analysons-nous les droits humains à partir de la perspective des
pauvres ? Quelles sont les implications pour l’action ?
Pauvreté et DUDH
Revenons à la Déclaration universelle des droits de l’homme. Quand nous parlons de
pauvreté, nous parlons de manque d’accès, de manque de ressources, de privation de
capacités, de manque de pouvoir pour certains dans des sociétés où d’autres ont accès aux
ressources, aux capacités et au pouvoir. Nous parlons donc d’inégalités. L’inégalité est un
problème de droits humains. L’Article 1 de la Déclaration universelle des droits de l’homme
déclare que nous sommes tous nés libres égaux en dignité et en droit. Pour les enfants des
pauvres cette déclaration de fait faite il y a 60 ans DEMEURE une fraude flagrante.
Quand nous parlons de pauvreté, nous ne parlons pas de groupes ou de classes dans la société.
Nous parlons de masses, de chiffres, de personnes sans voix et donc invisibles, en d’autres
termes de personnes qui se voient privées de leur dignité individuelle. Le Préambule de la
Déclaration universelle des droits de l’homme débute en reconnaissant que la dignité est
inhérente à tous les membres de la famille humaine. Quand vous mettez cela de côté, vous
excluez les pauvres de la famille humaine. Ici encore nous parlons de droits humains.
Le Préambule dit plus loin que la plus haute aspiration de l’humanité est l’atteinte d’un monde
libéré de la terreur et de la misère. Cette aspiration est ouvertement mise à mal par la
persistance de la pauvreté. Ici encore nous parlons de droits humains.
Pauvreté vs. Droits humains
La question pour moi n’est donc pas celle de la pauvreté. La question est celle des droits
humains, tous les droits humains, politiques et sociaux. Il s’agit de réaliser l’universalité afin
que personne ne soit exclu (Art. 7). Il s’agit de surveiller et de combattre les violations afin
que tous puissent être protégés et obtenir réparation sous un régime de droit (Art. 8). Il s’agit
d’exercer raison et conscience et d’agir l’un envers l’autre dans un esprit confraternel (Art. 1).
Il s’agit de créer un ordre social et international qui rende possible la jouissance de tous les
droits contenus dans la Déclaration universelle des droits de l’homme (Art. 28). Il est question
de la mise en oeuvre effective de l’Article 30 qui stipule que rien dans la Déclaration ne peut
être interprété comme donnant un droit à quiconque de prendre une action visant à la
destruction des droits et des libertés contenus dans la Déclaration. De telles violations doivent
être abolies ; la pauvreté doit s’arrêter. La revendication peut sembler naïve, et peut même
faire sourire bon nombre.
« Vous voulez les pauvres secourus, moi je veux la misère supprimée » Victor HUGO
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Le mépris serait cependant aussi peu judicieux qu’inapproprié. Y a-t-il à sourire devant la
détresse, la misère, l’abandon et la mort qui marchent aux côtés de la pauvreté dans une
sinistre parade ? Nous devrions au contraire avoir honte. Mais la question a également une
dimension de substance : l’abolition de la pauvreté est l’unique pivot qui offre un levier pour
vaincre la pauvreté.
Le levier, dans ce cas, provient des investissements, des réformes nationales et
internationales, et des politiques pour remédier aux déficiences de tout type qui constituent la
toile de fond de la pauvreté. Heureusement, l’humanité a désormais les moyens de relever le
défi : nous n’avons jamais été aussi riches, aussi techniquement compétents et aussi bien
informés. Mais en l’absence d’un pivot, ces forces ne peuvent agir aussi efficacement qu’elles
pourraient, et sans ce pivot la volonté politique ne peut être poussée à organiser la
redistribution à l’échelle mondiale.
Or, si on déclarait l’abolition de la pauvreté, comme cela devrait être le cas, la pauvreté étant
une violation massive, systématique et continue des droits humains, sa persistance ne serait
plus un trait regrettable de la nature des choses. Elle deviendrait un déni de justice. La charge
de la preuve se déplacerait. Les pauvres, une fois reconnus comme partie lésée, acquerraient
un droit de réparation dont les gouvernements, la communauté internationale et, ultimement,
chaque citoyen seraient conjointement responsables. Naîtrait ainsi un fort intérêt pour
éliminer, de manière urgente, les motifs de la responsabilité, ce qui devrait déclencher des
forces beaucoup plus puissantes que celles que la compassion, la charité, ou même
l’inquiétude pour sa propre sécurité, peuvent mobiliser pour le bénéfice des autres.
Les violations des droits humains sont ici les politiques, les législations et les actions (ou
absence de) qui constituent des brèches des obligations de l’Etat résumées dans les traités de
droits humains internationaux qu’il a ratifiés. Je parle ici de toute politique, législation ou
action publique (nationale ou internationale) qui plonge des catégories entières de personnes
dans des situations de pauvreté, les maintient dans cet état ou les empêche de surmonter cette
condition.
Les pauvres et les droits humains
En dotant les pauvres de droits qui doivent être les leurs, il est évident que l’abolition de la
pauvreté n’engendrerait pas la disparition de celle-ci en une nuit. Mais elle créerait les
conditions pour que les causes de la pauvreté soient reconnues comme la plus haute des
priorités et comme l’intérêt commun de tous –et non pas comme une préoccupation
secondaire pour les connaisseurs ou pour les simplement charitables. De même que l’abolition
de l’esclavage n’avait pas davantage causé la disparition du crime ou l’abolition de l’apartheid
politique mis fin au racisme, ou l’abolition de la violence domestique ou du génocide éliminé
de pareilles violations de la conscience humaine, de même l’abolition juridique de la pauvreté
ne fera pas disparaître la pauvreté. Mais elle placera la pauvreté dans la conscience de
l’humanité au même niveau que ces injustices passées, dont les avatars nous défient
aujourd’hui, nous choquent et nous appellent à l’action.
Esclavage – Apartheid – Pauvreté – Injustice mondiale
Le principe de justice ainsi mis en oeuvre et la force du droit mobilisée à son service ont un
pouvoir énorme. C’est ainsi, après tout, que finirent l’esclavage, le colonialisme et l’apartheid.
Mais alors que le colonialisme et l’apartheid étaient activement combattus, la pauvreté
déshumanise la moitié de la planète dans un choeur d’absolue indifférence. C’est à n’en point
douter la question morale la plus aigue du nouveau siècle de comprendre comment des
violations aussi massives et systématiques, jour après jour, ne parviennent pas à troubler la
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conscience des « bonnes gens » qui les dédaignent. Alors que l’égalité des droits est
proclamée, des inégalités grandissantes dans la distribution des biens persistent et sont
établies par des politiques économiques et sociales injustes aux niveaux national et mondial.
Affronter la pauvreté comme une violation des droits humains signifie aller au-delà de l’idée
de justice internationale –qui s’intéresse aux relations entre Etats et nations– pour tendre vers
la création de la justice mondiale et du développement mondial, qui s’appliquent aux relations
entre les êtres humains vivant dans une société mondiale et jouissant de droits inaliénables,
tels que le droit à la vie, qui sont garantis par la communauté internationale. De tels droits
n’appartiennent pas aux citoyens des Etats mais, universellement, aux êtres humains en tant
que tels, pour lesquels ils constituent la condition nécessaire de vie sur la planète. Le principe
de justice mondiale établit ainsi les conditions pour une plus juste distribution des ressources
de la planète entre ses habitants en vertu de certains droits absolus, rendant ainsi possible le
développement mondial.
Injustice mondiale
Je pose la question : la gouvernance mondiale peut-elle exister avec une telle situation ?
Nous devons noter que presque 3 milliards de personnes perçoivent environ seulement 1.2%
des revenus mondiaux, alors qu’un milliard d’individus des pays riches reçoit 80%. Un
transfert annuel des revenus de l’ordre de 1% d’un groupe vers un autre suffirait à éliminer
l’extrême pauvreté. En réalité, le transfert continue d’opérer mais dans la direction opposée,
en dépit d’efforts pour réduire la dette et pour renforcer l’aide au développement.
Droits humains : la manière forte
Si l’on combine les données ci-dessus avec la distribution de la population dans le monde, la
question est alors « Quelle justice ? » « Pour combien de temps encore ? ». Aucun mur, aucun
océan ne pourra arrêter les migrants. Rappelez-vous : le Mur de Berlin s’est finalement
effondré il y a 20 ans de cela. Les nouveaux murs-frontières du Sud connaîtront le même sort
que le Mur de Berlin.
Au bout du compte, le choix est simple. Non pas entre une approche « pragmatique », basée
sur l’aide accordée aux pauvres par les riches, et l’alternative dessinée ici. Le véritable choix
est entre l’abolition de la pauvreté et l’unique autre chemin qu’ont les pauvres pour obtenir
des droits, qui est pour eux de les obtenir par la force. Inutile de le dire, la dernière « solution
» engendre habituellement des malheurs pour tous : fleurissent uniquement conflits sociaux,
criminalité rampante, fondamentalisme, migrations massives et incontrôlées, trafics. Mais
quel fondement moral avons-nous pour exiger un comportement décent de personnes
auxquelles nous refusons toute opportunité de vivre une vie saine ? Quels droits avons-nous
d’exiger qu’ils respectent nos droits ? L’option sombre deviendra de plus en plus plausible si
rien n’est fait –ou trop peu, comme cela tend à être le cas avec le pragmatisme, même s’il est
louable. Et quelles sont les menaces de cette sombre perspective ? Nous ne les connaissons
que trop bien : sécurité étatique établie pour contrôler les migrations et les migrants, contrôles
ultimement étendus aux citoyens ; des lois sécuritaires pour faire face aux « terroristes », lois
qui finissent par entraver les libertés de tous ; xénophobie montante, alignement politique sur
le sang, la race et la religion, qui finissent par miner la démocratie ; guerres « préventives »
pour s’emparer et contrôler les ressources naturelles, conduisant au chaos, au non-droit et à
l’insécurité généralisée. Un tel monde est à l’évidence indésirable pour la majorité de la
population mondiale. Les options se réduisent donc à un choix unique, qui est le seul
compatible avec l’impératif catégorique de respecter les droits humains : abolir la pauvreté
afin de l’éradiquer et de tirer de ce principe toutes les conséquences que sa libre acceptation
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implique. L’abolition proclamée doit, d’abord, créer des droits et des obligations, et mobiliser
ensuite les forces qui peuvent corriger l’état d’un monde ravagé par la pauvreté et l’injustice.
En établissant simplement une priorité réelle et engageante, l’abolition change les règles de
base et contribue à la création d’un nouveau monde. Tel est le prix à payer pour donner à la
mondialisation un visage humain ; telle est aussi la plus grande opportunité pour le
développement mondial que nous pouvons espérer saisir.
Une stratégie des droits humains
Il s’agit ultimement de mobiliser l’opinion publique et les citoyens du monde en faveur d’un
régime de droits humains qui est à notre portée. Son émergence a été longue, très longue. De
la Déclaration universelle des droits de l’homme à la Conférence de Rome qui a établi la Cour
internationale de justice, l’émergence de la justice universelle a été maculée d’actes de
barbarie qui ont grandement violé la dignité humaine. Désormais, cependant, les instruments
juridiques sont disponibles, et pas à pas des expériences et des initiatives donnent espoir. Il
reste à insuffler de l’énergie à la volonté politique grâce à la mobilisation permanente, la
pensée libre, les contributions des experts et le soutien aux victimes.
Quelles promesses contient une telle justice internationale ? Permettez-moi de citer le Lauréat
du Nobel José Saramago : « Si pareille justice existait, il n’y aurait plus un seul être humain
mourant de faim ou de maladies curables pour certains mais pas pour les autres. Si pareille
justice devait exister, l’existence ne serait plus, pour la moitié de l’humanité, l’épouvantable
sentence qu’elle a été jusque-là. Et pour pareille justice, nous disposons déjà d’un code
pratique qui a été défini il y a 60 ans de cela dans la Déclaration universelle des droits de
l’homme, une déclaration qui pourrait avantageusement remplacer, s’agissant de la justesse
des principes et de la clarté des objectives, les manifestes de tous les partis politiques du
monde. »
Pour en revenir à mes trois questions :
Le développement mondial est-il possible? Oui, à condition de prendre conscience que nous
n’avons qu’une planète et pas six ; à condition que nous comprenions et acceptions tous que
l’ensemble des êtres humains ont le même souhait et le même droit de vivre décemment et en
paix et que cette planète leur appartient à tous.
Le développement équitable est-il nécessaire ? Oui, car l’alternative –le développement
inégal– est trop sombre pour être pris en compte. Il nous appartient de choisir :
développement mondial ou barbarie internationale ?
En ce qui concerne la solidarité mondiale elle n’existera que lorsque nous aurons tous adhéré
au Manifeste des droits humains, que nous aurons rejoint le parti planétaire des droits
universels, que lorsque nous ferons de la terre notre nation et que nous en tirerons les
impératifs éthiques, moraux et juridiques pour guider notre action quotidienne. Les droits
humains universels sont le chemin le plus prometteur pour atteindre un ordre mondial juste
qui assure tous les droits pour tous et à travers tous.
Et la gouvernance mondiale peut seulement être légitimée et désirable si elle est fondée sur
ces bases.
Je vous remercie de votre attention.
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