PALÉOGÉODYNAMIQUE DU SUD DE L’ALASKA Anne-Sophie Corriveau et Nicolas Piette-Lauzière Observatoire de Géodynamique de l’Université Laval (OGUL) Mars 2014 Introduction La reconstruction des paléocontinents se fonde, entre autres, sur les corrélations géologiques des orogénies, des dépôts sédimentaires et de leur provenance, des âges des rifts et de leurs anomalies paléomagnétiques, de la formation des marges continentales ainsi que des enregistrements des grands événements de plumes mantelliques (Li et al., 2008). C’est ainsi qu’à travers les reconstructions des paléocontinents, de leur formation à leur déformation, la paléogéodynamique permet d’étudier les éléments précurseurs à la formation d’un continent ou d’une région. Les grands événements géologiques laissent des cicatrices sur ces continents, et ils nous aident parfois à comprendre la géodynamique actuelle qui y règne. Ainsi, dans ce cahier de l’OGUL commémorant le grand séisme de magnitude 9,2 qui a eu lieu il y a 50 ans dans la ville d’Anchorage du sud de l’Alaska, cette synthèse de la paléogéodynamique du sud de l’Alaska permettra d’apprécier les processus ayant contribué à la structuration de cette zone sismiquement active. Elle cerne le contexte de la formation du continent Nord-Américain et des événements orogéniques et d’accrétions qui en ont caractérisé la côte ouest. Le lecteur sera ainsi outillé pour la lecture de l’article suivant, concernant la géodynamique actuelle. D’un supercontinent à l’autre Paléoreconstructions selon Kearey et al. (2009) et Vernikovsky et al. (2013) 4,4 Ga – 2,5 Ga Formation de croûte continentale La jeune Terre qui était auparavant trop chaude et pleine d’énergie commence à se refroidir, permettant ainsi la formation de noyaux cratoniques. À la fin de l’Archéen, on dénombre déjà quelques 35 cratons. Leur relation les uns par rapport aux autres est toujours sujette à une multitude d’hypothèses, mais les principaux modèles s’entendent pour dire que ces cratons ont été assemblés en un ou des supercontinents au moins une fois avant l’assemblage de Rodinia, à la fin du Protérozoïque. Figure 1 Le supercontinent Rodinia, formé à la fin du Protérozoïque, est traversé par la chaîne Grenvillienne. Il était alors situé à l’équateur. Source : Kearey et al. (2009) 1 ~ 1 Ga Supercontinent Rodinia Le craton précambrien Laurentia, qui regroupe l’Amérique du nord et le Groenland actuels, forme le centre de ce supercontinent. La chaîne du Grenville, orogène issue de l’amalgamation des cratons pour former Rodinia, est un bon indicateur pour aider à la reconstruction des continents (figure 1). 750 Ma Fragmentation du supercontinent Rodinia Les blocs Antarctique-Est, Australie et Inde (figure 1) font un mouvement dans le sens anti-horaire qui les sépare de Laurentia. La zone en extension ainsi générée mène à l’ouverture d’un rift; c’est l’ouverture du Panthalassa, l’océan Proto-Pacifique. 600 Ma Amalgamation du supercontinent Gondwana Les blocs séparés s’accolent avec les blocs Congo, Afrique-Est et Amazonie (situés au sud de Laurentia, figure 1) pour former le supercontinent Gondwana. Laurentia y est rattaché de part sa côte est (actuelle). Sa côte ouest (actuelle), quant à elle, est toujours une marge passive, et cela depuis l’ouverture de l’océan Proto-Pacifique. L’accumulation sédimentaire qui y représente le changement progressif d’environnement passant de celui de l’ouverture d’un rift à celui de la marge passive forme un miogéocline. Ce miogéocline permet, sur les cartes actuelles (figure 2) de cerner la limite du craton avant la construction de la côte ouest (actuelle) par les nombreuses accrétions de terranes, qui seront présentées dans quelques millions d’années (Williams et al., 1991). , Figure 2 La côte ouest du continent nord-américain est caractérisée par l’accrétion de multiple terranes, dont la frontière intérieure de ce front d’accrétion est limitée par le miogéocline formé antérieurement, lorsque la marge était passive. Tiré de Williams et al. (1991) 550 Ma Fragmentation de supercontinent Gondwana L’ouverture de l’océan Iapétus sur la marge est (actuelle) de Laurentia concorde avec un changement d’activité pour la marge qui est du côté opposé du continent. En effet, la marge passive de la côte ouest devient active, il y a début de subduction. La subduction cesse après quelques dizaines de millions d’années, pour reprendre lors de la formation de la Pangée (250 Ma). C’est là que débute l’activité de construction de la côte ouest ainsi que l’accrétion des terranes influençant la géodynamique moderne de l’Alaska. 2 D’un terrane à l’autre Reconstitution paléogéodynamique selon Plafker (1994) La marge sud de l’Alaska résulte d’une tectonique de collage ayant mis en relation des terranes d’origines diverses. À proximité d’Anchorage, l’étude de plusieurs terranes a permis de retracer l’histoire paléogéodynamique de la région et d’expliquer les structures en place (figure 3). En annexe I se trouve un rappel sur ce qu’est un terrane et les différents types que l’on distingue. En annexe II peut être consultée la légende relative aux figures 4 à 11 qui suivent et qui présentent l’évolution des reconstructions paléogéodynamiques selon Plafker (1994). Figure 3 La ville d’Anchorage (X rouge) est située au sud de l’Alaska, à proximité de la plaque Pacifique (PAC) qui a transporté et accrété de multiples terranes telles que le terrane composite de Wrangellia (GW) séparé du terrane de Chugach (CH) par le système de failles Border Range (BRF), le terrane de Yakuta (Y) et le terrane de Prince-William (PW). Tiré de Coney (1989) Paléozoïque et Trias - avant 215 Ma Le terrane composite de Wrangellia est daté à la fin du Palézoïque pour la portion Nord et au Précambrien pour la portion sud. Son socle est de nature volcanique, plutonique et sédimentaire. Du Pennsylvanien au début du Permien, un évènement de volcanisme associé à l’arc de Scolai aurait été suivi par une période de déposition sédimentaire peu profonde, dont des carbonates. Puis, un évènement de volcanisme marin de type basaltique a laissé la trace d’un évènement majeur à l’échelle régionale sur ce terrane. Cet évènement pourrait correspondre à un épisode de rift, d’ouverture d’un bassin d’arrière-arc ou à une plume mantellique active au Trias. Les données paléomagnétiques suggèrent que le terrane était situé à la latitude du sud de la Californie lors de cet évènement volcanique. Cet évènement a été suivi par une sédimentation marine peu profonde indiquant que le terrane de Wrangellia fut probablement séparé des autres terranes par un bras de mer jusqu’à son accrétion à la plaque Nord Américaine au Crétacé moyen à supérieur. Trias supérieur au Jurassique supérieur – 215 à 160 Ma - (Figure 4) Le terrane de Wrangellia est alors assemblé dans sa configuration actuelle mis à part quelques failles transformantes senestres la décalant actuellement au nord de la Colombie-Britannique. Au début du Jurassique jusqu’au Jurassique moyen, l’arc magmatique de Talkeetna s’est développé au travers du terrane Peninsular (nommé PE à la figure 4), sur le flanc océanique du terrane de Wrangellia lors de la subduction 3 oblique de la plaque Farallon. Aujourd’hui, la plaque de Farallon a complètement subductée sous le craton Nord-Américain. L’accrétion et le développement du faciès à schiste vert et à glaucophane du terrane de Chugach sur la marge océanique de l’arc de Talkeena indique que l’orientation de cette subduction était vers le nord durant la fin du Trias et au début du Jurassique moyen. Jurassique supérieur au début du Crétacé – 160 à 120 Ma - (Figure 5) Figure 4 Reconstitution de 230 à 160 Ma (Plafker, 1994) À la fin du Jurassique, l’arc magmatique de Chitinia s’est développé le long de la marge océanique des terranes Alexander (nommé AX à la figure 5) et Wrangellia. Cet arc est représenté aujourd’hui par une ceinture linéaire de plutons tonalitiques datés à 153±4 Ma, dont la continuation au sud pourrait être associée aux plutons de l’ile de Queen Charlotte et Vancouver qui sont un peu plus jeunes. De 135 à 120 Ma, le magmatisme aurait été décalé vers l’intérieur du terrane Alexander et Wrangellia possiblement Figure 5 Reconstitution de 160 à 120 Ma (Plafker, 1994) par un changement de plongée de la subduction de la plaque Farallon. Un mouvement sénestre a fortement cisaillé le compartiment de l’Alaska de la terrane de Wrangellia par rapport au compartiment de la Colombie-Britannique pour un déplacement d’environ 600 à 1000 km. Cet évènement est superposé à l’épisode de plutonisme de la fin du Jurassique, mais précède l’accrétion du terrane de Chugach. Des flysch et des roches volcanoclasiques ont été déposés de part et d’autre du terrane composite de Wrangellia et, au sein du terrane de Chugach, des sédiments volcanoclastiques provenant d’arc océaniques ont été déposés en milieu océanique de façon interdigitée avec des sédiments pélagiques et des basaltes. Par la suite, ces dépôts ont été mis en place dans le complexe d’accrétion pour former l’assemblage de mélange caractérisant le contact entre le terrane de 4 Chugach et Wrangellia. La période d’accrétion de ce faciès de mélange est mal définie et correspond probablement à toute la durée d’activité de la zone de subduction vers le nord. Crétacé inférieur à Paléocène supérieur - 120 à 62 Ma - (Figure 6) De 120 à 84 Ma la plaque de Kula, située à la marge nord de la plaque Farallon, s’est déplacée dans un axe NE vers les terranes situés à la marge continentale du craton Nord-Américain dans un mouvement de transpression dextre. Durant cet intervalle, on suppose que les terranes combinés de la Marge-Sud et Wrangellia se sont déplacés vers le nord pour être accrétés au craton Nord-Américain. Au niveau de la zone de suture, cet évènement est caractérisé par l’arrêt de la sédimentation marine après le Cénomanien, par la déformation des bassins de flysch et par un épisode de métamorphisme et de magmatisme étendu. Il existe cependant d’autres données positionnant cet évènement du Jurassique moyen au Crétacé moyen. L’arc de Kluane formé du Campanien au début du Maestrichtian a été la source des sédiments volcaniques déposés sur la plaque de Kula. Durant la même période, un arc volcanique océanique s’est développé Figure 6 Reconstitution de 120 à 62 Ma (Plafker, 1994) sur la plaque de Kula à proximité de l’arc de Kluane. Ces îles formées de basalte et de flysch ont ensuite successivement été accrétées sur le prisme d’accrétion de la subduction orientée NE sous la plaque Chugach. De la fin du Crétacé au début du Paléocène s’est déroulé une période de sédimentation lente durant la formation du complexe d’accrétion de la terrane de Chugach suivie d’un évènement thermal majeur de 64 à 62 Ma. Cet évènement a entrainé la mise en Figure 7 Reconstitution de 62 à 52 Ma (Plafker, 1994) 5 place de plutons et du volcanisme andésitique. Paléocène supérieur à l’Éocène moyen – 62 à 48 Ma - (Figures 7 et 8) Cet intervalle est caractérisé par la subduction presque complète vers le nord de la plaque de Kula sous la marge continentale du craton NordAméricain et par le plissement oroclinal antihoraire, en ciseau, de l’ouest de l’Alaska. Le chevauchement a mené au plutonisme et à un bombement de la plaque Nord-Américaine ainsi qu’à la formation des montagnes côtières de la Colombie-Britannique et à deux ceintures magmatiques. Cet évènement a aussi mené à la mise en place d’unités plus jeunes de la Figure 8 Reconstitution de 52 à 48 Ma (Plafker, 1994) plaque de Kula sous des unités plus âgées du complexe d’accrétion. De 62 à 48 Ma, une quantité importante de sédiments issus de l’érosion de la chaine côtière se sont déposés en milieu marin profond sur la plaque de Kula qui, en même temps que des basaltes de la croûte océanique furent mis en place dans une fosse le long de la portion nord et ouest du terrane composite de la marge ouest pour donner la formation de Sitkalidak, la séquence de Resurrection Peninsula, le groupe d’Orca de la terrane Prince William. Lors de cet intervalle, un déplacement de 400 km le long de la faille de Denali, bordant le nord du terrane composite de Wrangellia, ainsi que de 600 à 1000 km le long de la faille de Tintina ont été interprétés. Éocène moyen à l’Oligocène inférieur – 48 à 35 Ma (Figure 9) À 50 Ma, le volcanisme andésitique associé à l’arc Aléoutien débute quelques millions d’années suivant le début du mouvement vers le NW de la plaque Pacifique. Le système de la faille Transition (identifié TFS à la figure 9) dans le NE du golf de l’Alaska s’est développé dans la croûte océanique. Figure 9 Reconstitution de 48 à 35 Ma (Plafker, 1994) 6 Oligocène supérieur au Miocène inférieur – 35 à 20 Ma (Figure 10) La subduction vers le NW de la plaque Pacifique se continue tout comme le volcanisme andésitique de la péninsule de l’Alaska et des îles Aléoutiennes. Le terrane de Yakutat est formé à 30 Ma par l’action d’une faille transformante, puis sa subduction entraine la formation, à 25 Ma, de l’arc volcanique andésitique de la chaine de Wrangell. Cette subduction a aussi généré des failles et des plis dans les terranes de Kayak Island (identifiée KIZ à la figure 10) ainsi que dans le système de Chugach-SaintÉlias sous lesquelles le terrane de Yakutat était subducté. Figure 10 Reconstitution de 35 à 20 Ma (Plafker, 1994) Miocène inférieur à aujourd’hui – 20 à 0 Ma (Figure 11) La subduction vers le NW de la plaque Pacifique et du terrane de Yakutat se poursuit. Cette dernière est accompagnée par un volcanisme andésitique. Figure 11 Reconstitution de 20 à 0 Ma (Plafker, 1994) Conclusion En somme, l’activité ayant le plus modulé la géologie et la géodynamique du sud de l’Alaska est celle des derniers 250 millions d’années. La subduction et la présence de failles transformantes ont engendré la mise en place par accrétion de différents terranes, dont chacun a une origine et une géologie particulière. De nombreuses failles ont aussi été formées, dues aux déplacements mais aussi à la présence de sutures liant les terranes. L’étude de la géodynamique actuelle permettra de mieux cerner ces différents aspects tectoniques et leur rôle dans l’activité sismique de la région. 7 ANNEXE I – Rappel sur les terranes Le concept de terrane est récent en géodynamique et mène à de nouvelles interprétations sur la formation des chaînes de montagnes et des cratons (Hsü, 1994). Cette idée se base sur la division des marges des cratons en bloc crustaux présentant des contrastes de leur histoire géologique. Trois critères simples permettent de saisir les implications d’un terrane : 1. Anomalies magnétiques différentes de part et d’autre des limites de terrane 2. Mise en relation de faunes fossiles issus d’une latitude différente 3. Absence de surface de chevauchement (Debelmas et al, 2008) Par définition, les terranes sont séparés par des failles, soit les zones de sutures. Il faut cependant que les contrastes entre les différents terranes soient suffisamment marqués pour les qualifier d’unité tectonique indépendante. L’existence d’un terrane est aussi limitée dans le temps. Par exemple, l’accrétion de deux terranes en forme un nouveau lorsque ces deux terranes se comportent tectoniquement de façon solidaire (Park, 2004). La complexité des terranes réside dans leur mode d’accrétion influençant leur préservation. Par exemple, Coney (1989) distingue trois types de terranes : 1. Les terranes stratigraphiques possèdent une succession stratigraphique observable 2. Les terranes perturbés ne possèdent pas de stratigraphie cohérente à cause de la déformation intense 3. Les terranes métamorphiques ou cristallines sont définis par un faciès ou une lithologie particulière. Finalement, les terranes composites sont le reflet de la liaison de deux terranes précédent leur accrétion au craton. 8 ANNEXE II – Légende pour les figures 4 à 11 (Plafker, 1994) 9 Références Coney, P. J. (1989) Structural aspects of suspect terranes and accretionary tectonics in western North America. 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