ÉMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE
Nous lirons dans la Bible, miroir humain de la création de
Dieu, la prédisposition de cette création en l’être de l’Homme à
la divinisation et non la « préfiguration » ou l’annonce voilée par
une quelconque confidence divine d’événements futurs qu’il
faudrait ensuite pour être, dit-on, fidèle à Dieu, identifier comme
en un jeu de solution d’énigmes. Nous ne nous arrêterons pas à
ce que les hommes formulent dans ces textes, mais chercherons
ce qu’ils révèlent de leur être par la production de tels textes.
I. L’ARCHETYPE DU CROYANT : ABRAHAM
La geste d’Abraham, qu’Israël a écrite de son ancêtre et en
laquelle il a projeté rétrospectivement sa propre conscience de
foi et ses propres adhésions à Dieu, afin de mieux les vivre en
son présent et en son avenir, a donné lieu à beaucoup d’interpré-
tations, suivant qu’on se laissait inspirer du judaïsme lui-même,
du platonisme (Philon d’Alexandrie) ou d’une autre philosophie
(Kierkegaard), voire d’un mysticisme romantique, ou de la
religiosité commune. L’islam la recompose même à sa fantaisie.
L’historien des religions aurait une ample matière s’il voulait
étudier le « personnage » d’Abraham selon les siècles et les
cultures.
Ce qui nous importe ici, c’est de retrouver dans ce texte
ancien l’émergence de la structure fiduciale de la conscience
humaine dans les événements qui y sont racontés.
A. NATURE DE L’EXPERIENCE DE FOI D’ABRAHAM.
1. Obéir en aveugle ou bien coopérer au projet
proposé.
La question se résume pour l’essentiel en une disjonction.
Faut-il comprendre la conduite d’Abraham envers Dieu comme
une obéissance à un ordre de départ vers l’inconnu ou comme un
accueil, en obligation éthique, d’une promesse en sa faveur et
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pour son accomplissement, tout en acceptant les charges de
l’Alliance qu’elle implique ?
Remarquons d’abord que le récit en révélation qui nous
parle d’Abraham est très différent des récits de révélation qu’on
rencontre en d’autres cultures. D’une part, par exemple, les
propriétés de l’Être que Parménide apprend des lèvres mêmes de
la divinité ne sont autres que les propriétés de notre concept
d’être, projetées devant lui comme une réalité objective telles :
l’unité, l’immuabilité, l’éternité, l’incorruptibilité et celle de
totalité circulaire d’uniforme densité. D’autres récits de
révélation, de moindre teneur intellectuelle, l’informeront sur les
secrets de la Nature, ou sur l’origine et le destin du monde, ou
sur l’histoire des âmes après la mort. Ce sont des révélations de
contenus de conscience objective. Le développement de la
pensée les remplacera par des connaissances scientifiques métho-
diquement établies et par des conceptions philosophiques plus
rationnelles. D’autre part l’homme se découvrant croyant, c’est-
à-dire capable de donner son adhésion à quelqu’un de libre qui
s’engage envers lui, et s’il se comprend comme tel en face de la
Divinité (Dieu, quelle que soit la qualité de l’idée qu’il s’en fait)
se donne intuitivement dans le même acte l’idée de ce Dieu
comme d’un « Dieu qui lui parle ». Il serait impossible à
l’homme de se découvrir comme croyant et d’affirmer Dieu
comme un « moteur immobile » à la manière d’Aristote.
Les Grecs ont ignoré la profondeur de la relation de foi entre
les personnes. Ils ont bien reconnu l’homme comme un être
social et ils ont magnifié l’amitié, mais ils ont méconnu la foi
conjugale, malgré quelques belles légendes et exemples de
fidélités matrimoniales. Par là, ils n’ont pas su inventer de
noblesse à l’amour humain comme le peuple juif a su le faire...
de façon sublime. Dans le Cantique des cantiques, l’amour au
cœur de l’homme et de la femme est « flamme de Yhwh » et non
feu de passion sensuelle que la sagesse antique recommande
d’apaiser ou d’éteindre. L’incapacité d’inventer la foi conjugale
et de donner à l’amour humain sa noblesse rend l’homme
incapable de se donner l’idée d’un Dieu qui lui parle. Les juifs
ont inventé et l’amour humain et l’idée de Dieu qui parle et agit
pour son peuple. Ils les ont même liés l’un à l’autre. En ce stade
objectiviste, cette implication réciproque deviendra un « amal-
game » en lequel la permanence du peuple est l’objet même de la
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révélation. Il faudra différencier cet amalgame, devenu
« blocage ». Ce que fera Jésus de Nazareth, de telle sorte qu’il
nous est devenu possible de voir dans l’amour humain et familial
l’image relationnelle de Dieu même, et la structure de son œuvre
divinisatrice et pas seulement l’analogie de l’attachement de
l’Éternel à « son » peuple, et l’objet même de cet attachement.
C’est dans l’ambiance et le vécu du Cantique des cantiques, lié
vitalement à l’enthousiasme de leur foi au Seigneur ressuscité,
que les Apôtres, lors de la fête du « cinquantième jour » après la
Pâque, « percevront » au-dessus de leur tête, comme une « Kipa
céleste » ce qu’ils comprendront comme la présence d’une autre
« flamme de Yhwh », celle de Dieu pour leur communauté et qui
peut aussi être comprise comme celle qui est au cœur du Père et
au cœur de sa Parole, éternelle en Dieu, humaine en Jésus,
flamme qui éternellement fait exister la Personne de l’Esprit et
qui préparera la divinisation de l’humanité, accueillie en Dieu
par ce même Esprit en personne.
On comprend dès lors que dans la tradition d’Israël l’histoire
d’Abraham ait été structurée quant à son idée de Dieu-qui-parle-
à-l’homme sur le modèle de l’engagement conjugal. On nous y
présente un Abraham qui donne comme contenu à l’engagement
de Dieu envers lui ce qu’il pouvait concevoir comme de plus
essentiel et de plus authentiquement don de l’» Éternel », à savoir
la promesse d’une descendance. Abraham, selon le récit biblique
qui traduit le désir profond d’Israël , se donne un Dieu qui
lui promet ce qu’il y a de plus profondément désiré par son cœur
d’homme et d’autant plus désiré que la femme élue pour épouse
avance en âge. La difficulté à enfanter met ainsi en évidence le
rôle de Dieu dans l’accomplissement du couple par l’enfant.
Abraham, et plus encore Israël dans le souvenir qu’il cultive
de son ancêtre, invente, dans l’Histoire, la plus grandiose idée de
Dieu et la plus noble compréhension de l’initiative de Dieu
envers l’homme : le don d’une descendance à l’image de
l’engagement conjugal par lequel l’homme, ainsi qu’il le
pensait, une fois dissous dans la mort, persiste encore en ses
enfants, quelque peu semblable en cela à l’Éternel. Si l’Éternel
demeure en lui-même, par le don de l’Éternel qu’est sa
descendance, l’homme demeure en ceux qui restent après lui.
A l’opposé des cultes polythéistes qui dispersent sur de
multiples divinités les diverses composantes de l’existence
humaine divinités des forces de la nature, divinités de la
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guerre et divinité de la fécondité Israël rapporte toute son
existence au seul et unique Éternel Dieu créateur, Dieu des
armées et Dieu de sa postérité. LÉternel est le Dieu de son
avenir, en fidélité à ce qu’il fut comme Dieu de son passé. Cette
première image de la pérennité de Dieu que l’homme perçoit
dans l’expérience d’une vie « rassasiée de jours » et dans la
succession des générations, se développera plus tard en l’idée de
l’immortalité et de la résurrection. Dans l’Évangile cet
achèvement de la générosité de Dieu gardera une structure
conjugale et familiale, sur un autre plan de réalité certes, mais en
analogie d’intelligibilité avec la pensée d’Abraham, celle d’un
Dieu partie prenante de sa paternité.
De la façon la plus concrète, la plus charnelle qui soit
selon les limites de sa conception de l’homme Abraham se
donne l’idée d’un Dieu qui est « communication de vie ». Dieu
est cela en lui-même, et c’est la seule promesse qu’il peut faire à
l’homme Abraham. Pour l’homme se découvrir comme un être
de foi même sous une forme objectivée c’est penser
nécessairement que Dieu s’engage envers l’homme et qu’il
s’engage envers l’homme pour le faire exister plus qu’il n’est.
C’est ce qu’Abraham exprime par sa foi en la promesse d’une
descendance, c’est-à-dire en se donnant la possibilité de croire au
Dieu qui s’engage par une promesse de descendance.
Et s’il pouvait venir à l’esprit de certains de mettre en doute
la conscience quoique implicite dans le texte de cet engage-
ment de Dieu envers l’homme époux-épouse : Abraham-
Sara en vue de sa descendance et de ramener le sens du texte à
magnifier une naissance inattendue et de faire ainsi en consé-
quence glisser le texte vers les penchants sacrificiels de la
religiosité païenne, ils se verront détrompés par la confirmation
que les auteurs font donner par Dieu à l’existence d’Isaac.
Confirmation divine que Dieu donne dans un contexte religieux
mortifère pour l’enfant, celui de l’offrande des prémices de la
terre et de la femme. Cette gratitude religieuse conduit au
sacrifice de l’enfant premier-né, mais cette conduite est désa-
vouée définitivement par Dieu.
Selon une mentalité sacerdotale on parlera cependant encore
du sacrifice d’Isaac ou du sacrifice d’Abraham, pour souligner
leur bonne qualité de serviteurs de Dieu, Isaac acceptant sa mort
en obéissance à Dieu et Abraham renonçant à son amour paternel
sur ordre divin. L’homme est ainsi mis à l’épreuve, dit-on, par
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Dieu, jusqu’aux limites de l’absurde, sans qu’elles soient cepen-
dant franchies, et pour son exploit de soumission il se voit
ensuite récompensé et glorifié en proportion devant les hommes.
Dieu a maintes fois soumis ses serviteurs à l’épreuve et les a
trouvés chaque fois « performants », valables à ses yeux ! Son
autorité puissante est reconnue ; d’autorité puissante il les
récompense ! A cette fascination de l’idée de puissance en
laquelle nous nimbons notre idée de Dieu et en réponse à
laquelle nous cultivons un idéal de soumission, le christianisme
sacerdotal ajoute celle de réparation en justice envers cette
puissance offensée par le péché de l’homme. Celui-ci ne
consista-t-il pas précisément en un refus de soumission à
l’origine mythique du monde ?
Une telle lecture est proprement païenne parce qu’elle ne
tient pas compte de l’engagement de Dieu pour la naissance
d’Isaac. Même en prenant l’ordre de Dieu, imaginé par le scribe
antique, pour un ordre véritable, compte tenu d’une certaine am-
biguïté encore en la pensée d’Abraham, et non pour un simulacre
récapitulant à ses yeux les prescriptions païennes du sacrifice du
premier-né, prescriptions qu’Abraham aurait eu l’intention de
faire démentir par Dieu-même, c’est-à-dire de façon catégorique
et définitive ; même donc si nous commençons la lecture du
texte en y voyant une « mise à l’épreuve » d’Abraham, on peut
aussi voir la situation se renverser et dire qu’Abraham, par la
sérénité et l’empressement à exécuter l’ordre reçu, met aussi à
son tour Dieu « à l’épreuve ». Si Dieu le laisse aller jusqu’au
bout, c’est-à-dire au meurtre de son fils, alors il n’est plus Dieu
car il a trahi sa parole. A Isaac qui demande est l’agneau du
sacrifice, Abraham répond que Dieu y pourvoira. En fait l’auteur
du texte fait agir Abraham comme un homme qui ne doute pas
d’une nouvelle marque de l’engagement de Dieu pour l’enfant.
Le Dieu d’Abraham n’est pas une divinité capricieuse devant qui
on prend peur, qui exige l’accomplissement de ses désirs sous
peine de représailles et récompense l’obéissance aveugle. Mais
Dieu s’était engagé pour l’existence d’Isaac. Sa nouvelle
démarche, bien que surprenante au début, ne pourrait que
confirmer l’engagement initial ! On peut dire que s’il n’y avait
pas eu cet engagement de Dieu pour Isaac, que si Dieu, comme
d’autres divinités sanguinaires, lui avait demandé le sacrifice de
son fils engendré sans problème d’une femme féconde, alors
Abraham aurait argumenté et résisté avec noblesse à Dieu,
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