CHAPITRE XI - Penser Dieu et son oeuvre

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ÉMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE
Nous lirons dans la Bible, miroir humain de la création de
Dieu, la prédisposition de cette création en l’être de l’Homme à
la divinisation et non la « préfiguration » ou l’annonce voilée par
une quelconque confidence divine d’événements futurs qu’il
faudrait ensuite pour être, dit-on, fidèle à Dieu, identifier comme
en un jeu de solution d’énigmes. Nous ne nous arrêterons pas à
ce que les hommes formulent dans ces textes, mais chercherons
ce qu’ils révèlent de leur être par la production de tels textes.
I. L’ARCHETYPE DU CROYANT : ABRAHAM
La geste d’Abraham, qu’Israël a écrite de son ancêtre et en
laquelle il a projeté rétrospectivement sa propre conscience de
foi et ses propres adhésions à Dieu, afin de mieux les vivre en
son présent et en son avenir, a donné lieu à beaucoup d’interprétations, suivant qu’on se laissait inspirer du judaïsme lui-même,
du platonisme (Philon d’Alexandrie) ou d’une autre philosophie
(Kierkegaard), voire d’un mysticisme romantique, ou de la
religiosité commune. L’islam la recompose même à sa fantaisie.
L’historien des religions aurait là une ample matière s’il voulait
étudier le « personnage » d’Abraham selon les siècles et les
cultures.
Ce qui nous importe ici, c’est de retrouver dans ce texte
ancien l’émergence de la structure fiduciale de la conscience
humaine dans les événements qui y sont racontés.
A. NATURE DE L’EXPERIENCE DE FOI D’ABRAHAM.
1. Obéir en aveugle ou bien coopérer au projet
proposé.
La question se résume pour l’essentiel en une disjonction.
Faut-il comprendre la conduite d’Abraham envers Dieu comme
une obéissance à un ordre de départ vers l’inconnu ou comme un
accueil, en obligation éthique, d’une promesse en sa faveur et
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ÉMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE
pour son accomplissement, tout en acceptant les charges de
l’Alliance qu’elle implique ?
Remarquons d’abord que le récit en révélation qui nous
parle d’Abraham est très différent des récits de révélation qu’on
rencontre en d’autres cultures. D’une part, par exemple, les
propriétés de l’Être que Parménide apprend des lèvres mêmes de
la divinité ne sont autres que les propriétés de notre concept
d’être, projetées devant lui comme une réalité objective telles :
l’unité, l’immuabilité, l’éternité, l’incorruptibilité et celle de
totalité circulaire d’uniforme densité. D’autres récits de
révélation, de moindre teneur intellectuelle, l’informeront sur les
secrets de la Nature, ou sur l’origine et le destin du monde, ou
sur l’histoire des âmes après la mort. Ce sont des révélations de
contenus de conscience objective. Le développement de la
pensée les remplacera par des connaissances scientifiques méthodiquement établies et par des conceptions philosophiques plus
rationnelles. D’autre part l’homme se découvrant croyant, c’està-dire capable de donner son adhésion à quelqu’un de libre qui
s’engage envers lui, et s’il se comprend comme tel en face de la
Divinité (Dieu, quelle que soit la qualité de l’idée qu’il s’en fait)
se donne intuitivement dans le même acte l’idée de ce Dieu
comme d’un « Dieu qui lui parle ». Il serait impossible à
l’homme de se découvrir comme croyant et d’affirmer Dieu
comme un « moteur immobile » à la manière d’Aristote.
Les Grecs ont ignoré la profondeur de la relation de foi entre
les personnes. Ils ont bien reconnu l’homme comme un être
social et ils ont magnifié l’amitié, mais ils ont méconnu la foi
conjugale, malgré quelques belles légendes et exemples de
fidélités matrimoniales. Par là, ils n’ont pas su inventer de
noblesse à l’amour humain comme le peuple juif a su le faire...
de façon sublime. Dans le Cantique des cantiques, l’amour au
cœur de l’homme et de la femme est « flamme de Yhwh » et non
feu de passion sensuelle que la sagesse antique recommande
d’apaiser ou d’éteindre. L’incapacité d’inventer la foi conjugale
et de donner à l’amour humain sa noblesse rend l’homme
incapable de se donner l’idée d’un Dieu qui lui parle. Les juifs
ont inventé et l’amour humain et l’idée de Dieu qui parle et agit
pour son peuple. Ils les ont même liés l’un à l’autre. En ce stade
objectiviste, cette implication réciproque deviendra un « amalgame » en lequel la permanence du peuple est l’objet même de la
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révélation. Il faudra différencier cet amalgame, devenu
« blocage ». Ce que fera Jésus de Nazareth, de telle sorte qu’il
nous est devenu possible de voir dans l’amour humain et familial
l’image relationnelle de Dieu même, et la structure de son œuvre
divinisatrice et pas seulement l’analogie de l’attachement de
l’Éternel à « son » peuple, et l’objet même de cet attachement.
C’est dans l’ambiance et le vécu du Cantique des cantiques, lié
vitalement à l’enthousiasme de leur foi au Seigneur ressuscité,
que les Apôtres, lors de la fête du « cinquantième jour » après la
Pâque, « percevront » au-dessus de leur tête, comme une « Kipa
céleste » ce qu’ils comprendront comme la présence d’une autre
« flamme de Yhwh », celle de Dieu pour leur communauté et qui
peut aussi être comprise comme celle qui est au cœur du Père et
au cœur de sa Parole, éternelle en Dieu, humaine en Jésus,
flamme qui éternellement fait exister la Personne de l’Esprit et
qui préparera la divinisation de l’humanité, accueillie en Dieu
par ce même Esprit en personne.
On comprend dès lors que dans la tradition d’Israël l’histoire
d’Abraham ait été structurée quant à son idée de Dieu-qui-parleà-l’homme sur le modèle de l’engagement conjugal. On nous y
présente un Abraham qui donne comme contenu à l’engagement
de Dieu envers lui ce qu’il pouvait concevoir comme de plus
essentiel et de plus authentiquement don de l’» Éternel », à savoir
la promesse d’une descendance. Abraham, selon le récit biblique
— qui traduit le désir profond d’Israël —, se donne un Dieu qui
lui promet ce qu’il y a de plus profondément désiré par son cœur
d’homme et d’autant plus désiré que la femme élue pour épouse
avance en âge. La difficulté à enfanter met ainsi en évidence le
rôle de Dieu dans l’accomplissement du couple par l’enfant.
Abraham, et plus encore Israël dans le souvenir qu’il cultive
de son ancêtre, invente, dans l’Histoire, la plus grandiose idée de
Dieu et la plus noble compréhension de l’initiative de Dieu
envers l’homme : le don d’une descendance — à l’image de
l’engagement conjugal — par lequel l’homme, ainsi qu’il le
pensait, une fois dissous dans la mort, persiste encore en ses
enfants, quelque peu semblable en cela à l’Éternel. Si l’Éternel
demeure en lui-même, par le don de l’Éternel qu’est sa
descendance, l’homme demeure en ceux qui restent après lui.
A l’opposé des cultes polythéistes qui dispersent sur de
multiples divinités les diverses composantes de l’existence
humaine — divinités des forces de la nature, divinités de la
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guerre et divinité de la fécondité — Israël rapporte toute son
existence au seul et unique Éternel Dieu créateur, Dieu des
armées et Dieu de sa postérité. L’Éternel est le Dieu de son
avenir, en fidélité à ce qu’il fut comme Dieu de son passé. Cette
première image de la pérennité de Dieu que l’homme perçoit
dans l’expérience d’une vie « rassasiée de jours » et dans la
succession des générations, se développera plus tard en l’idée de
l’immortalité et de la résurrection. Dans l’Évangile cet
achèvement de la générosité de Dieu gardera une structure
conjugale et familiale, sur un autre plan de réalité certes, mais en
analogie d’intelligibilité avec la pensée d’Abraham, celle d’un
Dieu partie prenante de sa paternité.
De la façon la plus concrète, la plus charnelle qui soit —
selon les limites de sa conception de l’homme — Abraham se
donne l’idée d’un Dieu qui est « communication de vie ». Dieu
est cela en lui-même, et c’est la seule promesse qu’il peut faire à
l’homme Abraham. Pour l’homme se découvrir comme un être
de foi — même sous une forme objectivée — c’est penser
nécessairement que Dieu s’engage envers l’homme et qu’il
s’engage envers l’homme pour le faire exister plus qu’il n’est.
C’est ce qu’Abraham exprime par sa foi en la promesse d’une
descendance, c’est-à-dire en se donnant la possibilité de croire au
Dieu qui s’engage par une promesse de descendance.
Et s’il pouvait venir à l’esprit de certains de mettre en doute
la conscience — quoique implicite dans le texte — de cet engagement de Dieu envers l’homme — époux-épouse : AbrahamSara — en vue de sa descendance et de ramener le sens du texte à
magnifier une naissance inattendue et de faire ainsi en conséquence glisser le texte vers les penchants sacrificiels de la
religiosité païenne, ils se verront détrompés par la confirmation
que les auteurs font donner par Dieu à l’existence d’Isaac.
Confirmation divine que Dieu donne dans un contexte religieux
mortifère pour l’enfant, celui de l’offrande des prémices de la
terre et de la femme. Cette gratitude religieuse conduit au
sacrifice de l’enfant premier-né, mais cette conduite est désavouée définitivement par Dieu.
Selon une mentalité sacerdotale on parlera cependant encore
du sacrifice d’Isaac ou du sacrifice d’Abraham, pour souligner
leur bonne qualité de serviteurs de Dieu, Isaac acceptant sa mort
en obéissance à Dieu et Abraham renonçant à son amour paternel
sur ordre divin. L’homme est ainsi mis à l’épreuve, dit-on, par
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Dieu, jusqu’aux limites de l’absurde, sans qu’elles soient cependant franchies, et pour son exploit de soumission il se voit
ensuite récompensé et glorifié en proportion devant les hommes.
Dieu a maintes fois soumis ses serviteurs à l’épreuve et les a
trouvés chaque fois « performants », valables à ses yeux ! Son
autorité puissante est reconnue ; d’autorité puissante il les
récompense ! A cette fascination de l’idée de puissance en
laquelle nous nimbons notre idée de Dieu et en réponse à
laquelle nous cultivons un idéal de soumission, le christianisme
sacerdotal ajoute celle de réparation en justice envers cette
puissance offensée par le péché de l’homme. Celui-ci ne
consista-t-il pas précisément en un refus de soumission à
l’origine mythique du monde ?
Une telle lecture est proprement païenne parce qu’elle ne
tient pas compte de l’engagement de Dieu pour la naissance
d’Isaac. Même en prenant l’ordre de Dieu, imaginé par le scribe
antique, pour un ordre véritable, compte tenu d’une certaine ambiguïté encore en la pensée d’Abraham, et non pour un simulacre
récapitulant à ses yeux les prescriptions païennes du sacrifice du
premier-né, prescriptions qu’Abraham aurait eu l’intention de
faire démentir par Dieu-même, c’est-à-dire de façon catégorique
et définitive ; même donc si nous commençons la lecture du
texte en y voyant une « mise à l’épreuve » d’Abraham, on peut
aussi voir la situation se renverser et dire qu’Abraham, par la
sérénité et l’empressement à exécuter l’ordre reçu, met aussi à
son tour Dieu « à l’épreuve ». Si Dieu le laisse aller jusqu’au
bout, c’est-à-dire au meurtre de son fils, alors il n’est plus Dieu
car il a trahi sa parole. A Isaac qui demande où est l’agneau du
sacrifice, Abraham répond que Dieu y pourvoira. En fait l’auteur
du texte fait agir Abraham comme un homme qui ne doute pas
d’une nouvelle marque de l’engagement de Dieu pour l’enfant.
Le Dieu d’Abraham n’est pas une divinité capricieuse devant qui
on prend peur, qui exige l’accomplissement de ses désirs sous
peine de représailles et récompense l’obéissance aveugle. Mais
Dieu s’était engagé pour l’existence d’Isaac. Sa nouvelle
démarche, bien que surprenante au début, ne pourrait que
confirmer l’engagement initial ! On peut dire que s’il n’y avait
pas eu cet engagement de Dieu pour Isaac, que si Dieu, comme
d’autres divinités sanguinaires, lui avait demandé le sacrifice de
son fils engendré sans problème d’une femme féconde, alors
Abraham aurait argumenté et résisté avec noblesse à Dieu,
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ÉMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE
comme il le fit pour Sodome et Gomorrhe. Mais envers ces villes
le texte ne nous montre pas que Dieu s’était engagé pour leur vie,
au contraire. Il fallait alors pour Abraham obtenir un changement
du projet divin. Pour Isaac en revanche Dieu s’est engagé pour
qu’il existât et fondât un peuple. Il n’y a donc pas lieu pour
Abraham à vouloir infléchir la volonté de Dieu pour qu’elle se
déroule autrement que comme Dieu la conçoit mais que lui
ignore. Il a foi en la fidélité de Dieu. Entre Dieu et lui il y a
alliance pour la vie de l’enfant et l’avenir d’un peuple pour sa
gloire et la sienne. Cela lui suffit.
2. L’abandon des projets de substitution ou le
détour » quasi obligé » par les « Égypte ».
Accueillir, en contractant alliance avec Dieu, la promesse
d’une descendance, c’est se comprendre comme l’artisan d’un
engendrement dont Dieu aussi est l’auteur. Afin que la promesse
d’enfanter et d’habiter une terre se réalise donc selon l’esprit-del’Alliance-avec-Dieu, il faut à Abraham apprendre à entrer dans
les vues de Dieu — auxquelles il a consenti et qui lui
conviennent d’ailleurs parfaitement — et à se défaire des
conceptions erronées de sa coopération.
S’aimer entre époux et engendrer une descendance, habiter
une terre que l’on peuple et que l’on fait fructifier par son travail
est le lot commun de l’homme. Bien que pour beaucoup ce soit
là une existence qui se traîne passivement, c’est d’abord et
fondamentalement un devoir et un droit, pour l’homme qui se
sait libre et responsable, c’est en outre une largesse de Dieu, un
don de sa bonté, s’il se fait croyant.
Ces divers niveaux d’adhésion à l’existence : a) la constatation que nous y sommes « embarqués », b) la reconnaissance en
elle d’un devoir de liberté, c) son acceptation comme donation
divine, ne sont pas incompatibles entre eux. Il ne faut surtout pas
opposer — en des querelles qui affaiblissent nos énergies
spirituelles — l’exigence rationnelle de liberté à vivre en une
terre propre, même si on ne lui donne pas de signification
fiduciale, et cette adhésion de foi en laquelle nous comprenons
notre existence familiale en une terre comme une grâce de Dieu.
D’une part le fait que la possession d’une terre et la paternité
puissent être toutes deux comprises par le Croyant comme une
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générosité divine ne rend pas caduc cet autre fait que c’est
d’abord pour tous un devoir et un droit. De plus c’est parce que
cette vie familiale en une terre est un donné premier et universel
de l’existence, donné que l’homme élève à la dignité de devoir et
de droit, que cette existence peut être vraiment comprise comme
une grâce divine. D’autre part c’est en réponse à l’exigence du
devoir que l’homme se fait à lui-même et en vertu d’un droit
qu’autrui est tenu par devoir de lui reconnaître, que le fait de
vivre familialement en une terre peut être aussi compris par
l’homme comme une · de bonté de Dieu envers lui.
Lorsque l’homme commence à croire en Dieu, il se donne
comme signes de sa bonté la promesse d’une descendance et
celle d’une terre en partage. Initialement, il conçoit cette double
promesse — qui est naturellement en conformité avec sa double
dimension d’être avec autrui et d’être au monde — comme une
bienfaisance de Dieu immanente à l’ordre naturel des choses. Il y
voit, de façon anthropomorphique, une largesse de la Nature et
comme un don qui se « détache » de son auteur. Sur ce don il
prélèvera une partie pour la rendre au donateur divin, à la fois
pour reconnaître que celui-ci en est la source, pour le remercier
et pour s’assurer les fruits d’une même générosité divine pour
l’avenir. De là les multiples formes d’offrandes sacrificielles,
faites aux dieux et aux déesses, des prémices de toute fécondité,
de la terre nourricière, de la vie animale et du couple humain.
Marquant un passage du polythéisme au monothéisme —
passage unique dans l’histoire, si pas comme origine absolue, du
moins en ayant assuré la survie de cette décisive mutation
religieuse — Abraham ou le peuple hébreu oriente d’abord vers
l’Éternel seul toutes ces conduites de la religiosité païenne. Mais
en focalisant ces conduites païennes sur l’unique Éternel dans
une perspective fiduciale, Abraham et le peuple hébreu sont
amenés à en modifier la signification et par là à construire de
plus en plus adéquatement l’attitude de foi authentique. En celleci l’homme comprend que Dieu ne se sépare pas de son « don »,
non parce qu’il se réserverait ainsi une possibilité de le reprendre
mais parce qu’il s’engage lui-même dans le don qu’il fait. De
cette façon son don est vraiment « à nous » et non seulement
parce qu’il se serait détaché du donateur, mais parce que le
donateur lui-même « suit » le chemin de son don « vers nous ».
En conséquence nous ne recevons un tel don dans sa vérité de
don que quand nous nous l’approprions tout entier, sans aucune
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ÉMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE
idée d’en rétrocéder une partie au donateur divin, car ce serait
alors repousser Dieu, puisqu’il se met dans son don. En rendre
une partie à Dieu c’est dédouaner le reste du don de sa présence
et l’évacuer de la partie que nous gardons.
La foi achevée au contraire est l’acceptation entière de
l’engagement total de l’autre. En une telle foi nous nous engageons aussi totalement pour l’autre et en cet engagement nous
trouvons notre accomplissement. La conscience fiduciale conçoit
nécessairement le révélateur comme celui qui s’engage « pour
elle°», et lui dit : « pour toi », « Lekha ». Entre le Dieu « de sa
foi+» et sa réalité de croyant, l’homme comprend qu’il y a
alliance et que cette alliance comporte en elle son propre esprit,
son enseignement, son instruction de vie, bref sa Torah, c’est-àdire la reconnaissance spirituelle de la présence de Dieu en toute
la vie.
Mais entre la première perception de la promesse et le
scellement irrévocable de l’alliance, c’est-à-dire entre le moment
de l’éclosion de la conscience de foi et sa maturité confirmée il y
a détour et séjour « aux Égyptes », c’est-à-dire une étape
intermédiaire de vie encore traversée par des idées, des opinions,
des conduites marquées par un objectivisme aliénant. Cet
objectivisme s’oppose à la conscience de foi, ou entrave ses
propres dépassements d’elle-même. De ce progrès dialectique
nous trouvons l’archétype dans l’histoire hébraïque (non dans
l’histoire chrétienne ou musulmane) d’Abraham.
De nombreuses traductions, depuis l’Antiquité grecque, ont
tenté de rendre avec fidélité le texte hébraïque. Le souci de
respecter la lettre ajoute parfois encore à l’ambiguïté d’une
pensée archaïque aux concepts riches mais indifférenciés. De là
la possibilité des multiples commentaires selon les tendances
religieuses ou philosophiques des lecteurs. Nous ne pouvons pas
plus qu’eux échapper à la nécessité de choisir notre sens du
texte. Au moins voulons-nous le choisir selon des critères de
nous connus et justifiés par d’autres raisons que celles qu’une
lecture naïve prétend reconnaître directement dans le texte luimême.
Nous proposons la transposition suivante :
Va pour toi,
hors de ta terre : du lieu de ton enfantement et de la maison de ton père,
vers la terre que je te ferai voir.
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Je te façonnerai en nation grande,
Je t’avantagerai et je ferai grandir ton nom.
Sois (pour) bénédiction.
J’avantagerai ceux qui te béniront, et qui t’outragera je le réprouverai.
Et elles se béniront par toi toutes les familles du sol (en se souhaitant les
avantages que je donne). (Gen 12)
Lekh lekha. « Va pour toi ».
Rachi de Troyes interprète avec perspicacité qu’Abram va
« pour son bien et pour son bonheur ». L’ordre divin n’a pas
comme but l’intérêt de Dieu, mais l’intérêt d’Abraham. Cet ordre
ne ressemble pas à celui d’un maître qui tirera avantage de son
exécution et récompensera pour cela son serviteur, mais il
s’apparente à celui qu’entend la fiancée de la part de son fiancé
lorsque celui-ci l’invite dans la rectitude de l’amour à « aller
pour elle » au devant de la vie, vers son accomplissement. Le
langage du Cantique des cantiques fixera cette intuition dans les
mêmes termes que les auteurs de la Genèse. Les commentateurs
juifs la poursuivront en rapprochant ces deux expériences. C’est
là une tradition constante, si pas exclusive et unique, dans la
pensée juive que de comprendre les rapports de Dieu à l’homme,
non en décalque, mais en paradigme des rapports de l’homme à
la femme aimée pour laquelle il veut vivre.
Certes nous trouvons aussi dans la Bible une compréhension
sociale, institutionnelle, sacrificielle des rapports Dieu-Homme.
Et elle est sociologiquement importante ! La catégorie du maître
et du serviteur et l’idéal des vertus spécifiques de cette relation
peuvent aussi permettre une approche de la conscience de foi et
donc une certaine expression de la vie fiduciale. Mais ce mode
de compréhension de la fiducialité théologale n’atteindra jamais
la même intelligibilité qu’autorise une interprétation conjugale et
familiale. Il pourra même se durcir, se poser en exégèse prépondérante et prévalante, vu une quadruple complicité secrète entre
le caractère « hiérarchique » propre à cette relation sociale, la
tyrannie idéologique qu’exerce sur l’esprit le faux idéal de
l’Unité indivisionnelle, une représentation infantile de la Transcendance divine sous les traits de la seule autorité paternelle et
l’une ou l’autre forme monarchique du pouvoir politique ou
religieux.
Lorsque le modèle hiérarchique : « supérieur-inférieur », des
relations sociales prévaut, en raison d’une similitude au premier
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ÉMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE
abord très marquée avec le décalage qui existe entre le Créateur
et la Créature, et qu’il l’emporte « institutionnellement » sur le
modèle conjugal, plus facilement sujet à une compréhension
psychologique ambiguë, alors le développement de notre idée
fiduciale de Dieu se trouve bloqué en des représentations
primaires et pauvres, foncièrement inadéquates à l’intelligence
d’une quelconque révélation. Malgré son importance « quantitative » dans l’organisation des religions, l’analogie sociale de la
foi ne dévoile pas avec autant de profondeur que l’analogie
conjugale la nature « qualitative » véritable de la relation de Dieu
à l’homme.
La raison de cette disparité entre les deux modèles interprétatifs est assez simple, c’est que l’interprétation « sociale », à
la différence de l’interprétation « conjugale » ne dispose pas
d’une assise ontologique, mais seulement d’un support sociologique extérieur. La valeur ontologique de la relation : hommefemme, en raison de son fondement en Dieu-même — pour qui
est apte à le percevoir — permet au contraire à une interprétation
« conjugale » de la foi, de mieux nous en « révéler » sa nature
profonde. De plus si le modèle de société hiérarchique se
disloque sous les contingences de l’histoire, et perd de sa valeur
temporairement idéalisée, l’interprétation sociale de la relation
de foi se voit durement éprouvée, tandis que la relation conjugale
et familiale, quelles que soient ses propres avanies, restera
toujours l’objet d’un approfondissement moral possible, et par là
le support le plus solide de la foi théologale.
Hors de ta terre.
Elle n’est pas triple mais double, la réalité qu’Abram va
laisser : une terre natale et une ascendance, car le premier terme
« ta terre » est explicité par le ou les deux suivants. Mais triple
sera la promesse : une terre, une descendance et, faute d’un
meilleur mot, disons une « bénédiction », c’est-à-dire une
dotation, un héritage avantageux pour tous, une gratification
divine léguée en permanence au peuple. Cette dotation, cet
avantage, n’est autre que la réalité même et l’esprit de la Torah
impliqué dans le fait que la terre et la descendance sont
comprises comme œuvre de bonté de Dieu. En effet la Torah
avant d’être une législation réside d’abord au cœur de l’homme
dans le sens de sa paternité humaine en tant que celle-ci est
vécue dans la conscience de la paternité créatrice de Dieu.
EMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE
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Du lieu de ton enfantement et de la maison de ton père.
Depuis Philon d’Alexandrie, l’ordre du départ fut souvent
interprété, sinon toujours dans une optique platonicienne, du
moins dans une mentalité qui s’en inspire : celle d’un détachement des liens affectifs qui nous sont chers. Dieu demanderait
qu’on les brise afin de suivre ses volontés ! Nous déplorons à
nouveau cette complicité entre deux compréhensions réductionnistes de la rationalité et de la fiducialité humaine.
D’une part « l’idéal », d’inspiration grecque, qui se veut être
un détachement général d’avec « le sensible en tant que tel », lieu
de nos relations humaines, est faux et appauvrissant. Compréhensible comme réaction morale à l’encontre des perversions
du monde antique, et représentant un certain progrès de la pensée
face à un empirisme omniprésent, cet « idéal » est cependant un
obstacle à la découverte de la vérité spirituelle de nos relations
humaines. D’autre part, dans le récit biblique, il s’agit tout au
plus de prendre ses distances à l’égard d’un lien affectif particulier, celui du milieu paternel, au cas où sa présence alourdie ne
permettrait pas à l’homme de s’accomplir selon sa vocation personnelle, ou tout simplement ne conviendrait pas à ses projets.
Ce départ d’Abram n’a pas pour essence d’être le prototype
d’un détachement général, mais bien plutôt d’être le signe d’une
éclosion de vie. Il n’est pas un arrachement — perçu comme
sacrifice dans un contexte religieux — mais un épanouissement.
Il ne procède pas d’une invite — ou d’un ordre — à un
renoncement à la vie familiale comme telle, mais il conduit à un
enracinement plus prononcé en elle d’où va naître la Torah.
Vers la terre que je te ferai voir.
En effet Abram est appelé à la paternité en la terre de ses fils
non en la terre de ses pères, en laquelle il n’est que « fils » et
c’est vers cette terre de ses fils qu’il se dirige afin d’y être père
d’une façon plus significative. Aussi la séparation entre les
générations a cette fois une profondeur inhabituelle, car la
paternité revêt aux yeux d’Abram une signification qui n’était
pas partagée en son milieu natal. Elle est don de Dieu et Dieu en
est partie prenante. C’est au fond l’attitude novatrice d’Abram
devant la paternité humaine, révélatrice de l’engagement de
Dieu, qui est la raison profonde de son départ. Comment rendre
compte de cette nouveauté ?
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Un enseignement rabbinique soutient que, si les pères
engendrent leurs fils, les fils sont les « constructeurs » de leurs
pères (Benekha-bounekha). La participation des fils à l’édification des pères renverse contradictoirement la conception
« successive et morcelée » de la paternité comprise comme un
simple renouvellement des générations. Elle fait de la paternité et
de la filialité une relation constitutive de la personne. Il suit alors
que la relation conjugale l’est aussi et que la filialité est une
relation ontologiquement double : au père et à la mère.
Dans la mesure où la structure familiale est perçue comme
constitutive de la personne humaine ou que l’homme comprend
que c’est en elle qu’il se constitue comme personne humaine, il
devient compréhensible que c’est aussi par rapport à cette
structure familiale qu’il estimera que Dieu puisse s’engager
envers lui. Et certes il ne se trompe pas s’il se dit ainsi à luimême — sous forme d’une parole que Dieu lui adresse — le sens
profond de l’œuvre créatrice. Réciproquement, c’est dans la
mesure où l’homme et la femme comprennent qu’ils s’engagent
l’un envers l’autre pour leur accomplissement en une descendance, qu’ils estimeront que Dieu, s’il s’engage envers eux,
s’engagera aussi en vue de leur descendance. Dieu sera en
quelque sorte pour eux partie prenante, partie contractante et en
alliance avec eux, pour leur accomplissement réciproque, par
leurs enfants.
Je te façonnerai en nation grande.
Je t’avantagerai (je te bénirai) et je ferai grandir ton
nom.
C’est dans le surcroît de signification, que revêt sa paternité
lorsque précisément Abram la comprend comme une grâce
divine, que consiste l’avantage de la « bénédiction » divine et
l’accroissement de son nom. Dieu comme Créateur est partie
prenante de toute paternité humaine, que l’homme le sache ou
non. De cette vérité l’homme peut prendre doublement
conscience : soit sur un mode fiducial de pensée, en une
démarche partiellement inadéquate si on la fige dans un réalisme
objectiviste, soit sur un mode réflexif qui y voit la forme
analogique et la condition a priori d’un engagement fiducial de
Dieu lui-même. Cette prise de conscience peut à juste titre être
considérée comme une générosité, un bienfait du Créateur immanent à sa création même. L’homme peut alors très exactement se
EMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE
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dire qu’il est en lui-même en sa réalité la parole que Dieu lui
adresse et considérer le sens de sa vie comme un projet de Dieu
envers lui, pourvu qu’il ne donne pas une signification
empirique, particularisée à cette vérité universelle. Seule la prise
de conscience qu’il s’en donne est particulière et ce caractère
particulier ne peut être transféré à Dieu sans fausser la vérité
ainsi proclamée et enclencher les antagonismes de la pensée
d’Alliance.
Qu’on ne pense pas que nous prêtions à Abram ou aux
auteurs de ce récit les idées d’une philosophie relationnelle du
XXe siècle. Nous ne pouvons prêter raisonnablement à aucun
homme une connaissance d’événements du futur. Les prophéties
dans les textes anciens touchant des événements historiques ne
sont que des « rétrophéties », c’est-à-dire des projections dans le
passé de connaissances déjà actualisées. Ainsi les « bénédictions
prophétiques » de Jacob sur ses fils et sur ceux de Joseph
supposent chez l’auteur du texte une connaissance bien assurée
de l’implantation d’Israël en la terre de Canaan. Ainsi les auteurs
du récit d’Abram peuvent-ils constater déjà l’expansion
démographique et la sédentarisation du clan ancestral. En elles,
ils voient des faveurs de leur Dieu et ils transmutent en
promesses divines — qu’ils peuvent par là prétendre
accomplies — tous les souvenirs de la tribu des pasteurs
patriarcaux. Quelle que soit la « localisation » qu’ils accordent à
leurs pensées dans une chronologie reconstituée et quel que soit
le genre littéraire narratif ou théophanique ou épique ou autre
encore qu’ils adoptent, peu importe ! Ces pensées ont été
pensées et demeurent pensables. Le sens originel du texte
comporte donc tout cela, mais rien de plus. Par la suite il sera fait
usage de ces textes pour donner une signification à des
événements plus récents et les valoriser de l’autorité du passé.
En retour ces événements donnent aux textes une nouvelle
signification. C’est alors comme si nous nous trouvions devant
un autre texte, même si matériellement il ne change pas. Autre
est donc le texte selon la pensée de leurs auteurs ; autre le texte
pour qui voit dans les promesses qu’ils ont écrites l’annonce du
Christ de Dieu en Jésus, autre le texte où la bénédiction promise
en Abraham aux nations s’accomplirait dans le fait que trois
grandes religions monothéistes le revendiqueraient comme leur
ancêtre spirituel.
14
ÉMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE
Quant à nous, nous préférons rechercher la valeur actuelle de
ce texte non dans le dire mystificateur d’avoir pu anticiper sur
des événements futurs connus des auteurs ou des lecteurs, mais
bien dans la mémoire qu’il garde, par-delà les subjectivités des
rédacteurs et des commentateurs, d’un indéniable progrès moral
qu’il contribua à maintenir. Il est la trace incontournable d’un
vécu humain durable et non événementiel. C’est une expérience
humaine en ce qu’elle peut avoir d’universel qui en fait le prix et
non ses formes culturelles éphémères et révolues.
Or tout au long du texte, le cadre de l’expérience humaine
est celui d’une famille, d’un couple et de son fils, selon l’écho
qu’ils ont laissé à leurs lointains descendants, en interaction avec
l’idéal de vie que ceux-ci ont projeté sur leurs ancêtres. C’est
pourquoi nous affirmons que c’est à propos de la réalité familiale
de l’homme que s’est opérée avec Abraham une mutation
morale, agissant comme une rupture et une vocation, comprise
comme une révélation, puisqu’elle consistait effectivement dans
la prise de conscience sur un mode fiducial de l’engagement réel
de Dieu en la paternité conjointe de l’homme.
De cette prise de conscience résultait naturellement l’obligation pour les parents d’enseigner à leurs fils la paternité de
Dieu à leur égard, paternité non pas particulière mais universelle
de génération en génération. En cet enseignement donné aux fils
sur le sens de la paternité dont ils procèdent s’achève aussi
l’actualisation du sens profond de la paternité humaine. Ainsi
prenait corps la « Torah » qui est l’esprit même de l’Alliance de
Dieu avec l’homme, en raison de sa participation divine à sa
descendance humaine. L’enseignement de la Torah revient à dire
aux enfants ce qu’ils sont de par leur origine et ce qu’ils ont à
faire pour en être dignes et reprendre dignement la responsabilité
des pères. Elle est donc dans son objet l’enseignement aux fils du
fait de la paternité de Dieu, de son sens dans la permanence du
peuple et de ses implications pour la vie quotidienne. Elle est en
même temps l’enseignement qui, assumé comme obligation
morale, donne son plein sens à la paternité conjugale de
l’homme.
Toute la suite du récit d’Abraham nous fait vivre, jusqu’au
sommet du mont Moryyah, une ascension vers la reconnaissance
de cette paternité de Dieu donnant par sa présence sa vraie
dimension à toute paternité humaine. Cette ascension progresse
parallèlement à un dépassement continu d’une conception
EMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE
15
simplement naturaliste de la reproduction. Les étapes en sont les
affirmations renouvelées de cette promesse de paternité, tandis
que s’éloignent de plus en plus les conditions naturelles de son
accomplissement, et que la solution de rechange par le « détour »
de la servante égyptienne de Sara se révèle inadéquate.
La possibilité d’une descendance naturelle s’éloigne aussi
lorsque Sara est enlevée à Abraham par Pharaon et/ou par le roi
Abimèlèkh — que le fait se soit passé deux fois, ou qu’un même
fait soit rapporté par deux traditions différentes, peu importe ! En
cette circonstance, l’auteur fait intervenir Dieu pour que le
couple se reforme. La duplication du récit marque l’importance
de cette intervention. Et cette intervention de Dieu est déjà une
« sortie d’Égypte ». Il ne s’agit plus seulement d’une promesse,
qui n’a d’autre réalité encore que la parole prononcée, ni d’une
simple confirmation par un signe — celui du feu entre les
animaux partagés — qui lui est étranger, mais d’une action en
faveur du couple lui-même.
Le passage d’une conscience de paternité simplement
« naturelle » à une conscience de paternité-en-alliance sera aussi
marqué par la circoncision, et par le changement de noms imposé
par Dieu à Abram et Saraï. Le changement de nom marque un
changement profond de la réalité humaine du couple et il s’opère
bien évidemment à l’égard de sa paternité : Abraham : père de
multitude. Quant à la circoncision, elle a comme but de traduire
de façon permanente la conscience d’une exigence divine dans la
sexualité humaine et c’est comme circoncis qu’Abraham
engendrera Isaac. Ce ne fut pas le cas pour Ismaël. Enfin et
surtout il y aura la révélation de l’attachement de Dieu à la vie de
l’Enfant, d’Ismaël d’abord, d’Isaac ensuite.
En effet bien que la naissance d’Ismaël, fils de la servante
égyptienne de Sara, ne puisse être tenue pour celle du fils de la
promesse mais parce que sa vie, devenue pour cela sujet de
division, est en danger, Dieu intervient encore et se révèle déjà
ainsi comme le protecteur de l’Enfant. Faire intervenir Dieu en
faveur de la vie menacée de l’enfant est bien là un procédé
spontané pour montrer la valeur absolue que Dieu, comme
Créateur, attache à sa vie, c’est-à-dire pour faire comprendre sa
« part » de paternité, qui est première et totale. La vie d’Ismaël
est menacée par des intrigues humaines, la vie d’Isaac est
menacée par la résurgence d’une obligation religieuse
sacrificielle. Menace plus terrible encore et qui a un caractère
16
ÉMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE
sacré. En réduisant cette menace, la plus grave pour sa promesse
— car en l’esprit d’Abraham, le Dieu de la foi lutte contre le
Dieu de la religion — Dieu révèle définitivement sa paternité
divine ou plutôt les auteurs du texte expriment, par l’exemple de
leur ancêtre, la participation divine qui donne sa vraie dimension
à la paternité humaine, lorsque sous le mode de la foi, l’homme
reconnaît la « part » de Dieu.
Sois bénédiction.
J’avantagerai ceux qui te béniront, et qui t’outragera je
le réprouverai.
Et elles se béniront par toi toutes les familles du sol.
Les mots « sois bénédiction » font partie du verset précédent.
Si l’on considère que cet impératif prolonge le mouvement de
pensée des affirmations antérieures, il marque dans la pensée de
l’auteur le passage à l’acte sans tarder de l’intention de Dieu. Je
te bénirai... sois béni. C’est chose faite ! Si l’on fait pencher cet
impératif vers le verset suivant, il introduit à une autre forme de
bénédiction : la bénédiction par l’homme. Celle-ci peut prendre
une double forme : celle d’un service rendu effectivement à
autrui et celle qui souhaite pour autrui la bénédiction de Dieu. Or
il semble que ce soit à ces deux formes de bénédictions
humaines que l’auteur fait allusion selon qu’elles se rapportent à
Abraham. Dieu, après avoir comblé Abram de sa triple
bénédiction divine, lui garantit la double bénédiction des
hommes. D’une part, ceux qui avantageront Abram seront
avantagés par Dieu, ceux qui lui nuiront en éprouveront
dommage et d’autre part, par Abram, en le citant en exemple
comme l’homme béni de Dieu par excellence, et en argumentant
de son nom devant Dieu, les hommes se souhaiteront
mutuellement les bénédictions dont il a été gratifié.
La tradition chrétienne se donne un texte qui n’est guère
d’inspiration hébraïque lorsqu’elle lit la forme réfléchie du verbe
« bénir » ou « avantager » comme une forme passive et voit dans
cette dernière bénédiction la promesse d’un rédempteur universel
pour toutes les nations de la terre, ainsi bénies dans la postérité
d’Abraham. Le texte est matériellement utilisé pour traduire une
vérité qu’il n’envisage pas et qui n’est pas de l’ordre de ses
préoccupations.
Mais en se bénissant « par Abram » les hommes le reconnaissent avec plus ou moins de profondeur comme un modèle et
EMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE
17
un idéal de foi. Et certes cette adhésion, à l’exemple d’Abram, à
une compréhension fiduciale de la paternité-en-alliance-avecDieu est une véritable bénédiction du Créateur.
Le texte de la Bible ne va pas au-delà. Mais la vérité qu’il
énonce en la forme de promesse divine à Abram est universelle
et à ce titre elle est encore valable aujourd’hui. Elle est en outre
la condition a priori de l’accueil d’une révélation de Dieu même,
en laquelle il s’engagerait en une communication de vie qui parachèverait son œuvre créatrice au-delà d’elle-même. Mais
l’événement de cette révélation qui se réalisa en Jésus ne peut en
aucune manière être préfiguré dans cette bénédiction, même si le
texte peut être naturellement utilisé pour affirmer qu’en cette
« révélation en Jésus » toutes les nations de la terre sont bénies
« aussi » par Dieu. Mais entre ces deux « bénédictions » il y a
rupture d’ordre et changement de plan de réalité. Et la grandeur
de cette « nouvelle » promesse est telle que la majesté du texte
« ancien » peut à peine la rendre. Toutefois en dehors d’une juste
compréhension du texte ancien et de sa valeur toujours actuelle,
il n’est pas de compréhension adéquate du texte nouveau, celui
des évangiles et de sa valeur transactuelle.
B. LA COOPERATION D’ABRAHAM POUR MANIFESTER LA
PATERNITE DE DIEU OU LA DELIVRANCE D’ISAAC.
1. Confirmation de la conscience de foi et
victoire de l’engagement d’Alliance
sur la mentalité sacrificielle.
Le texte sur le pseudo-sacrifice d’Isaac, plutôt que de
magnifier l’obéissance aveugle d’Abraham à un ordre divin
sanguinaire, sert à exorciser notre idée primitive de Dieu. Il
permet de voir dans le Dieu d’Israël un Dieu radicalement
différent des dieux des autres nations. Le Dieu d’Abraham est un
Dieu qui se détourne de l’hommage du sang et le rejette entièrement. Dans ce texte c’est Dieu qui a besoin d’Abraham pour
manifester qu’il ne peut vouloir de mise à mort d’enfants — ou
d’hommes — pour son honneur. Tout au contraire, le véritable
hommage que l’homme peut lui rendre, c’est de l’honorer
comme celui qui confirme dans l’existence, qui donne en
quelque sorte une seconde fois la vie à l’enfant qu’il a promis et
donné une première fois à l’homme et à la femme. L’obéissance
18
ÉMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE
d’Abraham et la délivrance d’Isaac manifestent que Dieu est
vouloir de vie pour l’homme et que son être est un être de
paternité et non de domination.
Ce texte traduit chez les Hébreux une conversion en
profondeur de l’idée de Dieu. Il est au commencement d’une
longue marche de détachement et de renoncement à la catégorie
religieuse du sacrificiel. Mais la pensée religieuse le lit toujours à
contresens.
Il est à peine nécessaire de rappeler le parallélisme, qui a été
inlassablement repris tout au long de la prédication chrétienne,
entre le sacrifice d’Isaac et celui de Jésus. L’obéissance d’Isaac
préfigurant celle de Jésus, tous deux consentant à leur propre
sacrifice. L’un et l’autre exemple ont abondamment alimenté la
piété des fidèles.
Les commentateurs chrétiens, conformément à la tradition
juive quant à la manière de se servir du texte, non quant au
contenu, « découpent » dans sa trame continue, des images et des
phrases et les transposent d’un contexte en un autre, telles des
pierres précieuses descellées d’un vénérable joyau et incrustées
en un autre ouvrage où elles sont à nouveau serties. Travail à la
fois d’iconoclastes et d’artistes ! La comparaison entre le
ligotage d’Isaac et la passion de Jésus — puisque c’est autour de
cette image pivot que s’articule la transposition sacrificielle et
sacerdotale — donne lieu à une comparaison fragmentée et
discordante, dépourvue d’intelligence synthétique face à
l’ensemble de l’expérience de foi d’Abraham et à l’engagement
révélateur de Jésus.
La première ne préfigure pas la seconde, mais lui est
préformée, comme la terre est préformée en permanence à la
semence du semeur qui va l’ensemencer, mais elle ne la
préfigure pas. Si la « terre » est consciente, en une analyse
réflexive de la foi, de cette préadaptation et y consent, alors elle
est une bonne terre et produit beaucoup de fruits. La recherche
des similitudes que l’on dit prophétiques conduit au
morcellement des significations et à des rapprochements
incompatibles entre eux. Glose facile, dépourvue de règles
méthodiques, autres que celle d’une prétendue inspiration divine,
dont certains se prévalent pour abuser la naïveté de leurs frères, à
moins qu’ils ne soient eux-mêmes sans discernement.
Sont ainsi établis plusieurs parallèles de similitude ou de
dissimulitude entre les deux textes.
EMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE
19
1) Isaac obéit à Abraham son père et Jésus obéit à Dieu son
Père. Leur obéissance rachète la désobéissance des fils d’Adam.
2) Abraham sacrifie son fils unique et bien-aimé par amour
de Dieu et Dieu sacrifie son fils unique et bien-aimé par amour
des hommes.
3) Une différence : Dieu voit l’amour d’Abraham qui sacrifie
son fils pour lui et touché de cet amour il sauve l’enfant de la
mort. Les hommes ne voient pas l’amour de Dieu qui sacrifie son
fils pour eux et, aveugles sur cet amour, ils ne sauvent pas Jésus
de la colère de Dieu.
4) Les deux sacrifices se font à Jérusalem, Jésus est le
véritable agneau que Dieu substitue à Isaac, là où Adam aurait
été enseveli (du moins selon les représentations de l’époque).
5) Jésus porte le bois de la croix, comme Isaac porte le bois
du sacrifice. Peut-on voir dans la présence d’un même matériau,
et d’un contexte qu’on rend « sacrificiel », des raisons suffisantes
et assez profondes pour considérer la « montée » d’Isaac au
Moryyah comme une préfiguration de la « montée » au Golgotha,
c’est-à-dire une « image anticipée » de la passion de Jésus et de
son sens ?
Remarquons d’abord que l’idée de Dieu, que cette
comparaison sacerdotale et sacrificielle présuppose, est irrecevable pour la raison autant que pour la foi : l’idée d’un Dieu
meurtrier ! Elle procède d’une religiosité primitive et barbare.
Elle fait en outre violence au texte biblique. De plus Abraham est
l’analogue de Dieu dans ce genre d’interprétation. Or ce rôle est
contraire à sa nature d’homme de foi et de contractant en
Alliance avec l’Éternel.
Tout usage analogique du texte qui écarte ce rôle central
prend le texte en contresens ou biaise avec son message
révélateur : celui de l’homme à lui-même. Enfin, plutôt que de
tenir compte des similitudes phénoménales et empiriques, les
plus faciles à percevoir bien sûr, mais les moins porteuses de
sens véritable, il faut s’attacher à l’identité des structures
relationnelles spécifiques de la foi.
Or dans la structure d’Alliance, Dieu est toujours premier et
n’a aucun substitut et ce sont les hommes à venir qui en sont les
fruits en même temps que les bénéficiaires, ainsi que dans la
structure familiale.
Père 
Mère
Dieu   Abraham - Sara
20
ÉMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE
 
fils-filles


Isaac
Aussi s’il convient de reconnaître une alliance en Jésus, nous
aurons une structure semblable. Soit à titre d’hypothèse :
Dieu
  Jésus


Humanité divinisée
L’analogue de Jésus est Abraham (ou Moïse en un autre
temps). Isaac recevant une « seconde vie » de Dieu, c’est-à-dire
le sens de sa vie selon une attitude fiduciale, serait
l’analogue d’une Humanité divinisée dans-le-futur-d’une-duréenon-temporelle par-delà la mort. Ce qui est précisément la
promesse divine en Jésus. Cette Humanité divinisée en l’Esprit
est le fruit et le bénéficiaire de l’Alliance de Jésus et de son Père,
comme le peuple juif est le fruit et le bénéficiaire de l’Alliance
d’Abraham et de Dieu, exemple particulier de l’universelle
bénédiction du Créateur.
Il est requis pour saisir ce nouveau type de parallélisme, qui
n’a rien d’une préfiguration historique, mais est révélateur d’une
structure ontologique fondamentale, archétype de la structure
d’Alliance, de comprendre l’épisode du ligotage d’Isaac non
comme un sacrifice mais comme une délivrance. Dans une
lecture fiduciale et familiale, Dieu y est compris comme celui qui
met un comble à sa générosité, comme un père, et non comme un
souverain. Dans l’épisode du ligotage d’Isaac, Dieu se fait voir
pour ce qu’il est vraiment, à la différence des représentations
erronées que le paganisme en avait. Dieu fait exécuter
concrètement, corporellement par Abraham ce passage de
l’erreur à la vérité pour que nous en soyons plus radicalement
délivrés. Les auteurs du texte mettent en scène et font jouer,
comme en nature et en réalité véritables, le retournement et le
dépassement moral qu’impliquent leur idée de Dieu et celle
d’Abraham. Abraham y revit intégralement son « passage » de la
religion à la foi. Voyons cela plus en détail.
Et le Dieu éprouva Abraham.
EMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE
21
Le terme « éprouver » prête à une redoutable ambiguïté, de
telle sorte que l’on peut dire tantôt que Dieu éprouve l’homme et
tantôt qu’il ne l’éprouve pas, selon l’un ou l’autre sens du terme.
Dieu ne « tente » pas l’homme. La tentation se fait au bénéfice
du tentateur, soit qu’il poursuive un dessein pervers et cherche à
y entraîner un homme de bien ; soit qu’en vue d’un but louable,
on cherche à s’assurer de la validité des moyens et des personnes
pour l’atteindre. La mise à l’épreuve par tentation ou tentative ou
test de performance suppose de la part de « l’expérimentateur »
un doute et une volonté de lui substituer une certitude.
Or Dieu ne doute pas d’Abraham et n’a pas besoin de lui
demander des gages, ici des gages de sa totale soumission
jusqu’à tuer son fils sur son ordre. Il faut bien reconnaître que ce
contresens est fréquent chez l’homme religieux, qui parle lui
d’un passage de la foi à la récompense pour sa foi. Aussi à son
encontre faut-il dire avec Jacques, le frère cadet de Jésus, que
Dieu ne met pas l’homme à l’épreuve.
Dieu ne met pas Abraham à l’épreuve, mais il entend faire
la preuve de la foi d’Abraham, non devant les hommes, car il
n’y aura pas de témoins, mais aux yeux d’Abraham lui-même et
d’Isaac. Et Abraham aussi ne doute pas de Dieu, il est sûr de son
engagement et ne met pas Dieu à l’épreuve. L’attitude de Dieu
envers Abraham et d’Abraham envers Dieu est comparable, car
nous sommes dans une relation fiduciale, de telle sorte que si
l’on veut voir dans le récit une mise à l’épreuve, elle est alors
réciproque aussi, et comme c’est Dieu qui l’engage, il faudra
bien aussi qu’il soit celui qui y mette fin.
Mais c’est là une dramatisation littéraire et factice, plaçant
Dieu et Abraham devant des choix impossibles. Ou Abraham
refuse de tuer son fils et désobéit à Dieu et alors il perd la
bénédiction de Dieu ou il obéit à Dieu et tue son fils et en ce cas
il perd aussi sa bénédiction. Ou Dieu veut la mort d’Isaac et alors
il est infidèle à ses promesses ou il ne veut pas la mort d’Isaac et
en ce cas il est infidèle à son ordre. Dans l’une et l’autre
alternative de cette dramatisation de théâtre, Abraham se
retrouve dans la malédiction et Dieu dans le mensonge, ou alors
il faut interrompre ce jeu de dupes. Il faut même refuser d’y
entrer. En se donnant une compréhension fiduciale de Dieu,
Abraham ne peut que se donner l’idée d’un Dieu fidèle à ses
promesses et non celle d’un Dieu arbitraire.
22
ÉMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE
Mais ce qu’Abraham ne sait sans doute pas encore exactement, c’est toute la profondeur de l’engagement qu’il doit
reconnaître à Dieu, un engagement tel qu’il balaye sa propre idée
« religieuse » de Dieu ou celle des peuples environnants, celle
d’un Dieu qu’on honorerait par le sacrifice de ce que nous avons
de plus cher, parce que nous ne comprenons pas malheureusement que ce que nous voulons lui sacrifier est ce qu’il nous
a donné avec le plus de grandeur divine et que notre devoir est
donc de l’accepter avec reconnaissance.
Prends donc Isaac et va pour toi. Lekh lekha.
Va pour toi ! L’ordre de Dieu vise donc bien l’intérêt
d’Abraham et non celui de Dieu. Car le bien de l’homme c’est la
réalité et la conscience de la relation que Dieu a avec lui. Reste
une dernière étape à accomplir dans cette prise de conscience.
Si l’on voulait maintenant situer l’ordre de Dieu à Abraham
dans le cadre naïf d’une « pédagogie divine » envers les hommes,
il faudrait supposer qu’Abraham n’a pas encore une foi véritable
et entière en Dieu. De même qu’il était prêt à reconnaître que la
promesse d’un fils s’était réalisée en Ismaël — réalisation au
rabais en quelque sorte de l’engagement de Dieu — de même
était-il peut-être encore porté à limiter l’engagement de Dieu à
propos d’Isaac à ce que Dieu ne fit pas valoir, comme il le
pouvait, selon ses anciennes croyances, son droit de vie et de
mort : « ô ! qu’Isaac vive devant ta face », pouvons-nous lui faire
dire !
La question est alors pour Dieu de savoir comment arracher
de l’esprit d’Abraham cette idée encore bien peu engageante.
Eh bien, en mettant Abraham concrètement devant la réalisation
de cette idée et en lui montrant alors clairement qu’il n’en veut
pas. Dieu aurait alors ainsi achevé l’éducation à la foi
d’Abraham. Celui-ci aurait alors été vraiment prêt à entendre un
ultime et solennel renouvellement de la promesse et à lui donner
toute sa signification et toute son ampleur, accueillant Dieu
vraiment comme un Dieu de vie exclusivement. Posons donc que
Dieu a vraiment donné l’ordre à Abraham de partir sacrifier
Isaac. Cet ordre pourtant ne visait pas la mort de l’enfant, ni une
mise à l’épreuve d’Abraham, mais devait achever d’éduquer
Abraham à la foi et l’amener à abandonner définitivement son
ancienne croyance — qu’il avait déjà commencé de quitter en
quittant la « maison de son père » — selon laquelle Dieu avait le
EMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE
23
droit à l’immolation de son fils. En donnant l’ordre de partir
sacrifier son fils, Dieu voulait faire la preuve qu’il ne voulait pas
de ce sacrifice, mais qu’il voulait pour Abraham une paternité en
plénitude, partagée donc avec lui Dieu, c’est-à-dire en Alliance,
comme fruit de cette Alliance.
Offre-le en offrande... La version des Septante traduit
« anenegkon auton ekei eis olokarpôsin : offre-le en
holocauste... ». Mais le texte hébreu des paroles de Dieu est loin
d’être aussi explicite. Le verbe « ‫ ץלח‬alah » signifie : monter, se
diriger en montant, s’élever, pousser, croître, produire, disparaître, offrir, sacrifier, etc. Sans doute en d’autres livres de la
Bible, le verbe s’emploie-t-il bien aussi pour « un holocauste »,
de taureau notamment. Mais ici sa polyvalence de sens s’accorde
avec tout le contexte du récit. Si nous sommes également
sensibles par exemple à la résonance des significations :
« monter au sanctuaire » ou « aller devant le juge », nous
pouvons aussi percevoir que le ligotage d’Isaac comporte comme
un « jugement de Dieu », qu’Abraham attend, sur lui-même et
sur sa conduite. Souvenons-nous du jugement de Dieu sur le
sacrifice de Caïn et d’Abel. Adoptons donc le sens d’offrande !
la traduction littérale comporte un redoublement de l’idée
verbale : « offre-le en offrande », montrant par là que l’offrande
doit être complète, que l’homme ne doit rien retenir de ce qui est
offert. Holocauste en certains cas, sans doute, holocauste
sûrement si l’on se met d’emblée consciemment ou
inconsciemment dans une optique sacrificielle !
Or cette idée d’offrande sans réserve à Dieu, l’homme
religieux la traduit par l’idée de « destruction totale », en raison
de ses catégories empiriques dans la manipulation des choses.
Donner c’est ne plus avoir, c’est se séparer de, et donc détruire,
pour signifier que c’est donné à Dieu. En conséquence se donner
à Dieu, c’est « se détruire », consentir à sa destruction. Est-ce
bien là l’intention du Dieu de la promesse ?
On comprend qu’il puisse y avoir hésitation en la pensée
d’Abraham ! L’ancienne religiosité n’est pas encore vaincue en
lui. La suite du texte montre son ambivalence. D’une part il se
comporte comme un religieux zélé, matinal et ardent aux préparatifs du sacrifice — nous ne nous plaçons pas ici dans l’hypothèse d’un défi relevé dans une attitude polémique — d’autre part
il espère que cette montée en sacrifice sera plus justement une
24
ÉMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE
profonde adoration de l’Éternel et il en forme le projet et il en
parle ainsi à ses serviteurs. « Nous nous prosternerons et nous
retournerons vers vous. » S’il n’y avait pas eu hésitation chez
Abraham, et si sa décision avait été tranchée et totalement
acquise à l’idée de sacrifier l’enfant, il n’aurait pas fait cette
réponse en contradiction avec l’apparence de ses actes car il
n’avait alors aucune raison de leur mentir et de dissimuler son
intention, ni pour éviter de les attrister ni pour s’éviter des
ennuis. Pourquoi Abraham leur cacherait-il l’ordre de Dieu, s’il
l’avait vraiment fait sien ? De peur qu’ils ne s’y opposent ? Mais
ils n’auraient pu que louer leur maître et lui prêter leur concours
selon les croyances religieuses environnantes ! Si Abraham les
tient à l’écart de l’action, c’est plutôt parce qu’il redouterait
qu’ils ne s’opposent à la transgression de l’obligation
sacrificielle, qu’il s’apprête à commettre pour un plus grand
honneur de Dieu. Il a en fait déjà décidé de revenir avec son fils.
Il en veut une approbation divine.
Même attitude à l’égard d’Isaac. Le jeune homme, qui est
déjà adulte, porte le bois et lui, Abraham le feu et le couteau.
Isaac interroge son père. « Où est l’agneau du sacrifice ? »,
Abraham répondit : « Dieu verra pour lui l’agneau du
sacrifice. » Ce n’est pas là une réponse amphibologique, par
crainte d’une réaction de révolte de la part d’Isaac. Il est assuré
de son obéissance et ensemble ils sont unis devant la volonté de
Dieu qui doit se manifester à tous deux. Ce n’est pas davantage
une façon déguisée de faire pressentir à son fils le projet
meurtrier dont lui le père a une pleine connaissance. Où serait
alors l’obéissance vertueuse et le consentement d’Isaac ? Y
aurait-il unité entre le père et le fils si l’un ignore ce que l’autre
sait, et s’ils ne veulent pas ensemble ce que l’autre veut ? Cette
double réponse d’Abraham, partagée par Isaac, montre la ligne
selon laquelle évolue leur conviction intime profonde. Abraham
n’a pas compris nettement dès le début la nature fiduciale de
l’appel de Dieu — ou de l’exigence a priori de la conscience de
foi : celle-ci doit s’arracher, pour vivre plus authentiquement sa
relation à Dieu, à ses tendances sacrificielles. L’exigence
intérieure fiduciale est d’offrir à Dieu son fils, à la manière dont
la mère offre sans cesse à son époux l’enfant qu’elle met au
monde, nourrit, instruit et éduque, car elle le reçoit aussi sans
cesse de lui, son père. « Offre-le en offrande ! » Progressivement
et en action, Abraham et Isaac comprennent qu’il ne s’agit pas
EMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE
25
seulement d’une soumission sacrificielle, mais d’un « élèvement
en élévation » dans la reconnaissance entière de l’engagement de
Dieu. La foi en l’engagement de Dieu pour leur vie et la vie de
l’enfant leur donne assez de force, tandis que la tendance
sacrificielle en eux est à son comble, pour la transgresser dans la
foi. Il n’entend pas rejeter la soumission religieuse en régressant
dans l’athéisme ni refuser l’obéissance au seul Dieu, à celui qui
est « Le Dieu », pour s’asservir plus douloureusement encore aux
idoles, mais ils marchent unis, ensemble, pour la dépasser dans
la foi. Foi à Dieu, d’une part et soumission à un maître arbitraire
d’autre part sont deux attitudes spirituelles incompatibles.
Nous avons parlé des rôles d’Abraham et d’Isaac dans ce
récit. Qu’en est-il de Sara dont le texte ne parle pas ? Certains
midrashim font partir Abraham à la sauvette : mais Sara devinant
les intentions du patriarche serait morte d’émotion ! Il est vrai
qu’après le récit du « sacrifice d’Isaac », il y a celui de la mort de
Sara ! L’imagination homilétique a donc libre cours pour
s’amuser ! Certes Sara ne pouvait ignorer cette pratique
religieuse, ni ne pas la ressentir avec indignation comme une
injustice.
Le sacrifice du premier-né est en effet lié culturellement à
une situation sociale d’asservissement de la femme à l’homme.
L’enfant qu’elle a formé lui est retiré : en le tuant rituellement
l’homme affirme sa domination sur la femme. Situation
hégélienne — dont le philosophe n’a pas inventé la réalité, mais
qu’il a analysée —, lorsque le maître détruit le travail de l’autre
pour le maintenir dans la servitude. Il n’y a pas en une telle
situation de relation fiduciale entre l’homme et la femme.
Or la nature des relations conjugales entre Abraham et Sara
et l’engagement de Dieu pour le maintien du couple s’opposent à
ce qu’Abraham puisse encore consentir sans hésitation au sacrifice rituel d’Isaac. Par le passé ce fut au contraire plutôt lui qui
accepta de se séparer d’Ismaël, son fils, malgré son déplaisir, sur
injonction de Sara. Or, en la circonstance, Sara ne semble pas
mise au courant des préparatifs sacrificiels. Cela peut laisser
suspecter l’adhésion d’Abraham à un ordre sacrificiel. Partir sans
lui demander son avis, ni l’informer, ou l’informer par bravade,
aurait été le fait d’un véritable sacrificateur, mais aussi le signe
de l’absence de relation fiduciale dans le couple. Partir sans rien
lui dire par souci de retarder le moment de son déchirement,
c’était partir en étant soi-même déchiré et donc partagé en soi-
26
ÉMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE
même sur la valeur de l’ordre divin. Partir avec le plein et libre
consentement de Sara, c’était partir pour un tout autre
« sacrifice » que celui de l’immolation d’Isaac. Tout cela montre
aussi a contrario, qu’il n’y a de foi en Dieu qu’en association à
une vie de foi conjugale. Là où il n’y a pas de foi conjugale,
prédominent les conduites infanticides, religieuses ou profanes,
sanglantes ou simplement mutilantes.
Parce que tu n’as pas refusé ton fils, ton unique,
je te comblerai de bénédictions.
Le verbe « ‫ חשכ‬asakh » signifie : retenir, empêcher, sauver,
épargner, réserver. Si l’on traduit par « épargner » au sens de
« ne pas tuer, laisser la vie sauve », on accentue le caractère
sacrificiel auquel le texte prête, par certains termes, et par
l’apparence des actes, et on se met en contradiction avec le récit
d’ensemble de la vie d’Abraham.
« Parce que tu n’as pas épargné. » Faut-il ainsi traduire ?
Mais justement Abraham a « obéi » et a épargné l’enfant. C’était
donc son intention profonde et toute sa pensée et sa volonté
conduisaient à cette conclusion. Mais il fallait y aller, et affronter
en quelque sorte « en duel » l’obligation sacrificielle, pour la
terrasser. En cela le texte fait la preuve de la fidélité véritable
d’Abraham à Dieu. Le consentement d’Abraham à « offrir en
offrande » et celui d’Isaac étaient donc compatibles avec une
opposition profonde à une mise à mort. Son « obéissance », si on
ne la dégrade pas en soumission à un ordre arbitraire ou à un
pseudo-commandement de la part de Dieu, conduisait même au
dépassement et à la relégation de cette obligation religieuse. Il y
avait accord entre Abraham et Dieu — c’est-à-dire entre
Abraham et lui-même, entre l’homme qui prend conscience de
lui et sa réalité constitutive qui est l’œuvre de Dieu —, sur
l’intention que l’offrande du premier-né pouvait ultimement
signifier : celle de reconnaître l’autorité de Dieu sur toute vie qui
dépend de lui, mais il y avait aussi désaccord entre Abraham et
Dieu, c’est-à-dire entre Abraham et son environnement religieux,
sur la réalisation sacrificielle inadéquate en laquelle cette
intention se pervertissait. S’accorder sur cette intention, et
refuser sa perversion religieuse, c’est précisément reconnaître le
partenariat de Dieu sur tout enfant. C’était pour Abraham
reconnaître qu’Isaac était bien le fils de la promesse et l’offrir à
Dieu fiducialement. C’était se dépasser lui-même et « élever son
EMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE
27
fils en élévation » face à Dieu, au-dessus d’une paternité qui ne
serait vécue que sur un plan naturaliste ou selon une religiosité
sociale, hiérarchique et à l’époque, sacrificielle, en plus. Le
verbe asakh : épargner, doit alors s’entendre au sens de « mettre
de côté », mettre en réserve, mettre à part.
« Parce que tu ne t’es pas réservé ton fils », c’est-à-dire
« parce que tu reconnais aussi qu’il est vraiment le mien, parce
que tu reconnais qu’il est le fils de mon alliance avec toi et Sara,
je te comblerai de bénédictions. Et comme Isaac sait maintenant
combien je suis son Père et que je partage et fonde la paternité de
tout couple humain, je te bénirai, toi et lui, en tous vos
descendants aussi, parce qu’ils reconnaîtront que je suis bien
Dieu et leur Père ». Dieu ne bénit pas Abraham pour le récompenser de s’être engagé en obéissance aveugle dans une
performance meurtrière, mais pour en être sorti en raison de la
foi véritable qu’il plaçait en lui. Il n’y a pas lieu de comprendre
les bénédictions avantageuses de Dieu comme des récompenses
pour une » foi » obéissante. Il est au contraire de la nature d’une
conscience fiduciale d’y reconnaître une pure initiative de la
bonté divine n’ayant d’autre raison que de se communiquer ellemême. La démarche sacrificielle est en revanche une conscience
« égyptienne », maladroite, et périmée, sclérosée dans l’objectivisme. Il serait désormais blasphématoire et sacrilège de garder
cette manière de voir et de corrompre plus longtemps par elle
l’idée de l’Alliance.
Ce faisant, nous généralisons à toute action de Dieu, lorsqu’elle est — à tort ou à raison — l’objet d’une conscience de foi,
le principe que Duns Scot énonce pour rendre raison de l’incarnation du Verbe : « Propter Dei bonitatem communicandam. »
Ce principe est le principe a priori de la conscience fiduciale,
lorsqu’elle se comprend réflexivement. Il est le corrélatif du
principe de la conscience révélatrice. Thomas d’Aquin le
formule pour expliquer les relations que la foi chrétienne
confesse exister en Dieu : « Natura cuiuslibet actus est quod
seipsum communicet quantum possibile est. » (De potentia, q. II, a.1,
c.)
« Par suite de ce que tu as entendu ma voix... »
Quelle voix ? Celle qui ordonnait une mise à mort ou celle
qui commanda de ne faire aucun mal à l’enfant ? Les deux en
même temps dans leur contradiction ? L’une après l’autre ? La
28
ÉMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE
première puisque c’est d’elle que parle la seconde ? Sans doute,
mais la seconde a démenti la première ! C’est que la première
était ambiguë. Elle devait se clarifier en direction de la seconde.
Pour Abraham le passage de l’une à l’autre représente, au moins
sur un point, le dépassement moral de la religion irrationnelle à
la foi intelligible.
2. L’archaïsation du sens dans les lectures
d’assemblée.
On peut aussi considérer le récit du « sacrifice d’Isaac »
comme une page de littérature indépendante du contexte. Ce
qu’elle fut sans doute à l’origine et ce qu’on le force à être dans
les lectures d’assemblée religieuse. Dans ce cas, le point de
départ est bien celui d’un sacrifice demandé par la divinité en
raison du droit de vie et de mort qu’on lui reconnaissait sur le
premier-né. Lorsque le texte est pris comme entité originelle et
isolée, il n’est plus alors question de voir dans Isaac le fruit et la
réalisation de la promesse faite par Dieu : « Tu le nommeras
Isaac, je maintiendrai mon Alliance avec lui en alliance
perpétuelle envers sa descendance. » On interprète alors
nécessairement que Dieu s’adresse à Abraham comme une
divinité qui n’est tenue par aucun engagement antérieur, comme
un maître à son serviteur dans le plein exercice de ses droits
dûment reconnus par tous ses sujets. L’injonction de Dieu dans
le texte ne contient d’ailleurs aucune allusion à une promesse
antérieurement faite. Le texte en lui-même ne présuppose donc
au départ que quelques généralités : il y avait un homme,
Abraham, qui avait un fils qu’il aimait. Cet enfant unique
s’appelait Isaac. Et le conte religieux commence. Dieu lui dit :
« sacrifie-le- moi en holocauste sur la montagne que je
t’indiquerai. » Abraham se leva, prépara le bois et partit avec son
fils. Il construisit un autel, y plaça son fils, le lia, saisit le couteau
pour l’immoler, mais... « Abraham ! Abraham ! » cria un envoyé
de Dieu du haut du ciel. « Ne fais aucun mal à ce jeune homme.
Je vois que tu crains Dieu. » Et Dieu dit : « parce que tu as obéi
jusqu’à ne point épargner ton fils unique, je multiplierai ta
descendance. Elle sera victorieuse de ses ennemis et les nations
de la terre se béniront par elle. »
Selon une telle lecture, l’exercice de l’autorité divine y est
compris sous la forme d’un choix entre la vie et la mort. C’est là
EMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE
29
chose
compréhensible
puisque
primitivement,
selon
l’intelligence mythique de la vie et de sa fin, même la mort
naturelle était comprise comme un choix fait par Dieu (ou les
dieux). Dans ce contexte, le bon serviteur de Dieu adhère au
choix fait par Dieu, mais c’est seulement si Dieu fait le choix de
la mort, que ce bon serviteur montre vraiment qu’il est un bon
serviteur et qu’il se confirme comme tel. Et on comprend alors
qu’il mérite une récompense ! En cette subordination, il n’est pas
trace de la moindre foi en Dieu. Tout au plus une espérance
craintive que la récompense sera effective.
Ce conte religieux nous apprend que l’homme Abraham est
un bon serviteur. Nous apprend-il quelque chose sur Dieu ? Oui,
mais dans la mesure seulement où le conte est un archétype
originel et qu’il est lu comme un « mythe ». Mais il ne nous
apprendrait rien s’il pouvait se renouveler à propos d’autres
serviteurs de Dieu. Car alors notre idée de Dieu serait toujours
prisonnière de celle du choix que Dieu peut faire entre la vie et la
mort. Dieu resterait ambivalent. Si le récit reçoit une valeur
archétypale, le choix de Dieu qui y est raconté devient
irrévocable pour Dieu. Dieu opte définitivement pour la vie. Ce
choix devient sa règle. Il s’est libéré de son ambiguïté. Il est
devenu un Dieu de vie. L’homme reconnaîtra cette renonciation
divine au droit de mort par le rachat du sang. Sorte de
dédommagement offert à Dieu pour la vie qu’il s’est engagé à ne
pas reprendre. Il offrira à sa place un animal ou d’autres objets
symboliques, aptes à reconnaître l’autorité divine. Le sacrifice du
bélier, retenu par les cornes dans le buisson, entérine dans le
texte le changement qui s’opéra alors dans l’idée de Dieu. La
tradition en sera perpétuée par les rites du rachat des premiersnés au temple.
Dans le cadre d’une lecture isolée, la foi de l’homme
n’apparaît qu’à la fin du récit, comme une attitude possible
d’Abraham envers l’engagement solennel de Dieu. Avec serment
sur lui-même, Dieu bénit Abraham, promet de multiplier sa
descendance, de lui donner la victoire des armes et d’en faire une
raison de bénédiction pour les nations. Mais encore faut-il que
dans ce cas la promesse ne soit plus comprise comme une
récompense, mais comme une pure initiative de Dieu et donc que
soit radicalement « dépassée » la conduite sacrificielle, que soit
abandonnée aussi l’idée d’un Dieu, dont la bonté dépend d’un
choix et que soit reniée la conception d’une autorité qui ne serait
30
ÉMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE
pas uniquement communication de vie, radicalement
transcendante à toute complicité avec une mort destructrice.
En insérant ce conte religieux, avec sa valeur archétypale et
son enseignement mythique permanent, dans l’ensemble de la
geste d’Abraham, à la suite d’une promesse de descendance
plusieurs fois renouvelée, les rédacteurs achèvent un processus
de scellement d’Alliance qu’ils avaient déjà mis en place pour la
promesse de la terre. Cette terre promise Abraham se l’approprie
religieusement par la construction d’autels ; il la conquiert à son
retour d’Égypte par les armes contre des rois envahisseurs et par
des traités d’amitié et enfin il la partage fiducialement avec Dieu
selon l’action de grâce du prêtre Melchisédech. Il y a là un
processus en trois temps : a) prononciation d’une promesse ; b)
sa réalisation par l’homme en des moyens concrets ; c) son
élévation en une signification transcendante sur un mode
fiducial. Ce faisant les auteurs bibliques font prendre au récit du
ligotage d’Isaac une autre signification, car il marque alors le
troisième moment dans l’accomplissement de la paternité
d’Abraham. Cette paternité ne peut plus être dès lors
compromise avec une conduite sacrificielle. Penser le contraire
serait se mettre en contradiction avec l’ensemble de l’œuvre et
faire du Dieu de ce récit un être capricieux, peu digne de
confiance ; ce qui serait un comble pour une œuvre littéraire
fiduciale.
Mieux vaut donc sur des points de détail faire violence à un
texte interpolé pour qu’il s’insère correctement dans
l’intelligence synthétique d’une totalité, surtout lorsque celle-ci
rend compte d’une expérience humaine intemporelle plus que
d’une histoire événementielle. En conséquence, on ne pourra pas
y voir la préfiguration de la mort de Jésus. Il y aurait là un
scandale que seule l’ignorance de la nature de la relation de foi
masque et excuse, si du moins on entend par « foi en Dieu »,
autre chose que de la crédulité religieuse, et si la piété demande
de rechercher dans le texte biblique des paradigmes de foi et non
seulement des objets, thèmes ou doctrines, à proposer à notre
croyance.
II. LES ANTAGONISMES DE LA CONSCIENCE FIDUCIALE
OBJECTIVE
EMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE
31
Mais par la manière tout objectivée, en sa forme théophanique, de « se mettre à croire », Abraham, tel que les écrivains
hébraïques le présentent, ouvre aussi l’ère des « antagonismes »
de l’Alliance. Parménide en « objectivant » notre concept d’être,
et en projetant ses propriétés sur le Réel, progresse par rapport
aux penseurs ioniens qui restent totalement accaparés par les
phénomènes. Il découvre ainsi un aspect de sa réalité subjective
en s’en donnant une image objective, mais sans en prendre
conscience. En se donnant une image objective de lui, l’esprit
humain n’objective pas — et on en comprend l’impossibilité —
son pouvoir même d’objectiver et il n’en prend pas conscience et
par là il ne peut comprendre que cette étape objectiviste n’est
elle-même possible que comme première émergence d’une
structure relationnelle de la conscience, qui n’apparaît en sa vraie
nature que dans l’effort philosophique véritable de la réflexivité.
Ce qui émerge déjà dans l’objectivisme, c’est la réflexivité, mais
l’arrêt de cette émergence et sa fixation dans l’objectivisme,
c’est la mort de la conscience... et la mort de l’idée de Dieu.
Mais comme Dieu est le Vivant en perfection, c’est-à-dire Être
relationnel en perfection et que son agir divin c’est de
communiquer l’être jusqu’en sa perfection, l’homme ne cessera
de progresser en réflexivité, en son histoire et par-delà son
histoire. C’est là une assurance inébranlable de l’homme qui
réflexivement a pu se découvrir comme affirmateur de Dieu par
tout son être. Si Abraham avait franchi d’un coup l’étape
historique de l’objectivisme en laquelle l’homme émerge de la
pensée mythique, il se serait reconnu réflexivement comme le
concepteur et l’auteur de cette promesse et donc comme homme
en capacité de croire parfaitement en Dieu, sans prêter à Dieu de
promesse en quoi il objective sa propre foi. Si Abraham avait
pensé réflexivement Dieu, comme Dieu - ne - pouvant - s’engager
qu’en - une - promesse - divine - de - communication - de - vie,
promesse qui ne pouvait apparaître que par analogie seulement
dans celle qu’il conçoit pour l’engagement humain le plus
profond, il aurait été Joseph le « juste » de Bethléem et sa femme
Sara, partageant avec lui une telle foi en l’Éternel, n’aurait pas
été la stérile avec promesse de maternité, mais aurait été Marie
de Nazareth devancée par Dieu dans son désir de maternité. Et
Isaac aurait été... Jésus, non au sens d’une préfiguration totale
s’achevant dans une sorte d’identité, mais par sa position
32
ÉMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE
interpersonnelle selon son rapport à un couple humain
parfaitement croyant en un Dieu communicatif de lui-même.
Mais cette fantaisiste transformation des contingences de
cette page d’histoire, ce remodelage du cours du temps en ce
point aurait impliqué par décalage qu’un tel et second
« Abraham » aurait été précédé par un autre Abraham, tel que
celui qui fut réellement. Ce qui signifie que Joseph, Marie et
l’enfant qui les devança dans leurs projets, Jésus, et les autres
enfants qui le suivirent, ne furent ce qu’ils furent que parce que
Abraham fut ce qu’il fut et qu’un peuple et sa tradition de foi
firent de lui, Abraham, ce qu’il fut jusqu’à ce jour pour eux.
L’idée d’Alliance exprime, en une forme généralisée, la
réalité d’une paternité partagée (comportant donc un pôle
maternel) entre Dieu et l’homme — l’homme lui-même étant en
alliance d’époux et d’épouse — en vue d’une descendance
humaine qui est leur avenir historique commun, par laquelle
s’achève leur unité humaine d’une part et l’unité du Créateur
avec sa Création d’autre part.
Cette idée est une idée axiale pour comprendre l’histoire
d’Israël et par la médiation de l’histoire d’Israël, celle du destin
de l’Humanité tout entière, même si les livres de la Bible ne
« disent » pas qu’elle est axiale, et même si les commentateurs
rabbiniques et chrétiens plus soucieux du détail du texte que de
chercher rationnellement le fil conducteur de l’ensemble d’une
tradition de foi, n’en ont pas vraiment tiré toutes les
conséquences grandioses pour l’honneur de Dieu. Au contraire,
prenant le texte pour révélé, et y compromettant par là la Sainteté
de Dieu, il leur fallait, lorsque le détail du texte était incongru ou
incompatible avec la conscience morale de l’homme, recourir à
des explications imaginairement fantaisistes, pour justifier le
prétendu caractère révélé du texte, jusqu’à rendre parfois l’idée
de Dieu elle-même incongrue, plutôt que de dégager Dieu de la
responsabilité d’un texte tout humain dans sa réalité, en lequel
l’homme se donne une image progressivement ajustée de sa
conscience fiduciale.
Autour de cette idée axiale s’organisent de fait les grandes
pages du livre d’Israël, tant celles qui reconstituent
mythiquement l’histoire du monde d’avant sa formation comme
peuple, que celles qui suivent son regroupement hors d’Égypte à
l’est de la presqu’île du Sinaï et ensuite sur la terre de Canaan.
Les pages donc du « début du monde » et pour une part celles de
EMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE
33
« l’histoire d’Abraham et de sa famille » appartiennent en tant
qu’œuvre de littérature religieuse humaine au développement de
la conscience d’Israël au même titre que celles qui racontent les
événements de sa propre histoire qu’il a jugé dignes d’être gardés
en mémoire.
En reconstituant les temps d’avant sa formation, le peuple
d’Israël, par ses écrivains nourris de son génie, ne rapporte pas
des événements historiques, mais il rappelle sous des apparences
événementielles la vérité de ces temps en leurs composantes
permanentes : la création, le couple humain, son
accomplissement familial, sa vocation à organiser le monde, son
pouvoir de mal faire aussi, l’adoration de Dieu et la dispersion de
l’humanité sur toute la terre, l’amplification du mal et
l’espérance de son éradication.
Aussi ces intuitions caractéristiques de la pensée d’Israël,
ainsi exprimées dans la Genèse, servent-elles à comprendre les
autres pages de la Bible. Celles-ci en sont comme des actualisations historiques contingentes, puisque c’est au cours des événements qu’elles racontent que se sont dégagées ces intuitions.
Comme ces intuitions caractéristiques de la pensée d’Israël
sont aussi des intuitions fondamentales de la conscience humaine
— mais c’est Israël qui les a exprimées — et comme elles
rejoignent en profondeur la vérité du Réel, c’est à partir d’elles
que Dieu achèvera son œuvre et nous en révélera en Israël, en
Jésus, son sens, tout en nous montrant aussi qu’elles sont
fondées en Dieu.
Mais bien entendu, on comprend aussi que les formes
historiques contingentes de ces intuitions en Israël ne sont en
rien des préfigurations ou des annonces prophétiques de ce que
Dieu, en Jésus, accomplit en un autre ordre de réalité. Il y a
rupture transcendante dans la réalité d’Alliance, mais c’est
toujours l’idée d’Alliance qui est la voie de l’intelligibilité de la
révélation de Dieu en Jésus.
Si l’homme est créé en structure d’Alliance conjugale en vue
de l’enfant, si le Créateur est en Alliance avec le couple humain
en vue de leur postérité commune, si l’Éternel est en Alliance
avec Abraham en vue d’un peuple en conscience d’Alliance :
Israël, et si l’Éternel est pensé sur ce modèle en Alliance avec
Israël en vue de la proclamation de son Nom devant les nations,
c’est que l’Éternel est en lui-même aussi en structure d’Alliance.
En effet l’homme est à l’image de Dieu et l’action de Dieu
34
ÉMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE
envers l’homme est certainement aussi à l’image de l’activité de
Dieu en lui-même.
Dans le cadre de la pensée d’Israël et en Alliance avec lui,
Dieu révélera en Jésus une autre Alliance, celle qui s’accomplit
en une autre « durée historique » et qui a aussi son fondement en
lui Dieu, en tant qu’Il est en lui-même communication trinitaire
de vie.
Quelles inférences pouvons-nous tirer de ces considérations
pour notre compréhension de la foi d’Israël ?
D’abord remarquons que c’est nous qui parlons de la « foi
d’Israël », car Israël qui « croit » ne se dit pas qu’il croit. Il ne se
le dit pas parce qu’il n’oppose pas cette conduite de conscience à
une autre conduite de conscience, réflexive philosophique ou
objective scientifique, et parce qu’il ne prend pas son expérience
vécue de foi comme base d’intelligibilité pour un nouvel objet de
son adhésion de foi. L’homme en effet ne se dit pas qu’il croit,
s’il ne différencie pas en lui-même sa foi d’une autre forme de
connaissance ou s’il ne différencie pas les objets de sa foi. Or
dans le judaïsme strict ou rabbinique, ni l’une ni l’autre de ces
distinctions ne se rencontrent. Certes c’est là un manque
d’analyse et le signe d’un blocage en un certain niveau de foi.
Pourquoi disons-nous : blocage ? Parce qu’il est au contraire
dans la nature de la conscience de différencier réflexivement ses
pouvoirs et par là de les valoriser dans leurs relations
réciproques.
Ensuite comme nous posons, quant à nous, la nécessité et la
réalité d’une telle différenciation, nous parlons — et avec
raison — de la « foi d’Israël » et comme nous rapportons le
témoignage vécu de sa foi à une philosophie, nous pouvons avec
raison aussi en dégager sa structure fiduciale implicite, même si
l’homme « religieux » la conteste parce qu’il ne la voit pas. En
même temps nous rendons cette structure, exprimée en termes
abstraits et de façon très générale en philosophie, plus concrète et
animée en quelque sorte de toutes ses explicitations historiques.
Enfin comme ces formes historiques de structure fiduciale ne
sont jamais pures, mais mêlées de toutes les imperfections
humaines, de toutes les maladresses de ce que l’homme construit
en tâtonnant, il faudra sans cesse les soumettre au discernement
rationnel. Et la première remarque critique qu’il faut faire, c’est
de poser qu’une foi qui n’est que foi — c’est-à-dire la foi d’un
croyant qui n’est que croyant, donc livré aux croyances et aux
EMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE
35
incroyances du groupe — parce qu’elle ne se « réfléchit » pas à
elle-même comme foi et qu’elle ne « s’analyse pas
réflexivement », est prisonnière des limites d’une pensée
objectiviste, souvent très empiriste et psychologisante.
Ainsi la foi d’Israël, dans son archétype littéraire qu’est
Abraham, est déjà trinitaire dans sa structure exercée, mais son
objectivisme ne lui permettra pas d’exprimer cette structure au
plan de la détermination. L’action de Dieu envers notre nature de
foi demande à être désobjectivée et comprise réflexivement.
Mais l’Histoire ne permet pas qu’on brûle les étapes, ni que le
rythme de Dieu dans l’Histoire se conforme à la fantaisie de nos
« si ceci... si cela ». Ce qu’il faut comprendre dans l’Histoire, ce
sont non les constantes que les hommes croient y apercevoir
dans ses contingences, mais les nécessités relationnelles sur
lesquelles elle est bâtie. Mais il fallait, et il faudra toujours, que
des hommes en Israël tentent de surmonter progressivement les
antagonismes de l’Alliance qui en trois formules principales
correspondent aux antinomies du Logos. La « sortie d’Égypte »
doit sans cesse être reprise, à l’instar d’une révolution
copernicienne en philosophie, car une nouvelle « Égypte » se
reforme sans cesse, comme une rechute dans l’objectivisme, tant
que la pensée d’alliance ne trouve pas sa forme absolue, c’est-àdire tant que nous vivons en « ce temps présent » et n’avons pas
encore part au « temps à venir », lequel est au-delà de tout le
déroulement de ce « temps présent » et cependant parallèle à lui
en son actualité propre.
III. LA REVELATION DE DIEU FACE AUX
ANTAGONISMES DE LA FOI SOUTENUS PAR LES
ANTINOMIES DU LOGOS
A. DIALECTIQUE ENTRE LA FIDUCIALITE HUMAINE
ET LA REVELATION DIVINE.
Dans l’histoire d’Israël, l’Humanité s’est forgée une
conscience fiduciale théologale, telle qu’il était possible à
l’homme de se la forger, sans qu’il disposât pour elle de son
véritable objet, c’est-à-dire d’une révélation objective de Dieu.
L’homme s’est donc donné à lui-même comme « objet de foi »
sa propre réalité créée et sa propre vie en sa tradition historique.
36
ÉMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE
Il objectiva celle-ci en révélation reçue d’un Dieu qui lui parle. Il
construisit avec plus ou moins de conscience sa fiducialité
théologale sur la structure de sa fiducialité conjugale. Celle-ci
était la seule base ontologique réelle de l’édification
« objectivée » de sa fiducialité théologale, puisqu’il ne disposait
pas d’une base réelle en une révélation objective de Dieu.
Par ailleurs cette révélation objective ou transcendante de
Dieu, il ne pouvait pas la recevoir — d’impossibilité absolue —
tant qu’il n’avait pas, à partir de sa fiducialité conjugale réelle,
construit, dans l’ordre de la perfectibilité de son existence créée,
les concepts a priori d’intelligibilité nécessaires pour recevoir,
entendre et comprendre une révélation objective de Dieu.
Une révélation objective de Dieu à l’homme ne pouvait donc
que s’adresser à une conscience humaine qui s’était forgée « sa »
révélation dans une démarche d’objectivisation, posant ainsi la
possibilité de sa déficience.
Mais pour que cette révélation soit subjectivement et donc
effectivement reçue, il faut que l’homme prenne conscience de
l’objectivisme de sa démarche d’autorévélation et s’en détache
en la dépassant.
Inversement, en prenant conscience de l’objectivisme de son
autorévélation, par comparaison avec la réalité objective —
d’abord pour lui hypothétique — d’une révélation de Dieu, il
accède aussi par le fait même à la pleine réalité de sa conscience
fiduciale, puisque alors elle trouve son véritable objet, à savoir
une Révélation objective de Dieu reconnue réflexivement
comme telle, et donc vérifiée.
Nous rencontrons à nouveau ici un processus en trois temps,
d’ampleur beaucoup plus grande que celui aperçu dans la formation d’une fiducialité d’autorévélation. En effet, la formation
d’une conscience de foi en une forme objectivée, comme celle
qui se forma en son originalité première, dans l’histoire d’Israël,
et que le christianisme et l’islam reprennent à leur façon, n’en est
que le premier moment, le second en est la révélation par Dieu
de son engagement divin pour l’homme, le troisième est toujours
en construction en cette « temporalité présente » : celui de
l’accord d’une fiducialité réflexive accordée à la révélation
objective unique de Dieu en Jésus, homme d’Israël, révélation
objective exprimée en référence aux concepts d’autorévélation.
Ce second type de processus — de « puissance deux » pour
utiliser un symbolisme emprunté aux mathématiques — est à son
EMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE
37
tour assumé en un troisième plus vaste encore, celui de
l’ensemble de l’œuvre communicative de Dieu : soit la Création,
la Révélation ou la promesse évangélique, son accomplissement
ou la divinisation de l’Humanité. Ce troisième type d’accomplissement est à son tour englobé dans le processus infini de
communication de vie en Dieu même.
En outre, de même que l’homme fonde sur la réalité de sa
fiducialité conjugale l’intelligibilité d’abord « objectivée »
envers « sa » révélation et ensuite « réflexivée » envers la
révélation de Dieu, ainsi la révélation de Dieu à l’homme comme
réalité relationnelle se fonde dans la réalité relationnelle de Dieu
même comme communication d’être intradivine. De la sorte, la
réalité de la fiducialité conjugale apparaît être la base analogique
de l’intelligibilité que, si nous posons l’idée de révélation de
Dieu ou s’il y a révélation objective de Dieu, nous pouvons et
devons avoir de sa propre vie relationnelle divine.
Nous nous trouvons donc déjà par le fait même d’une prise
de conscience de la nature de la fiducialité devant trois niveaux
de réalité relationnelle : 1, 2 et 4.
1° dans l’ordre de la création : celui de l’homme et de la
femme ;
2° dans l’ordre de la révélation : celui du révélateur à
l’homme de foi ;
3° ....................................................................
4° dans l’ordre de Dieu : celui de l’Un à l’Autre en Dieu.
Nous avons laissé une place pour un niveau supplémentaire
en troisième rang. En effet, si nous posons l’hypothèse, ou la
réalité, d’une révélation de Dieu à l’homme, nous posons aussi
un contenu à cette révélation, c’est-à-dire un engagement de
Dieu pour l’homme. Or en statut d’autorévélation, par exemple
dans le modèle d’Abraham — qui, plus que le modèle religieux
collectif de « peuple », est évocateur de la structure fiduciale —
l’homme comprend cet engagement comme une « alliance »
entre Dieu et lui-même comportant une « promesse » en la
réalisation de laquelle l’alliance s’achève. L’alliance est la
relation pensée ou donnée en tant que révélée, sur le modèle
analogique de l’amour conjugal, tandis que la promesse inclue en
l’alliance — la promesse qui découle de l’alliance, et non pas une
prépromesse qui serait celle de conclure alliance — est pensée ou
38
ÉMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE
donnée sur le modèle analogique de la relation double de
parenté : paternité et maternité. La promesse représente le cœur
de l’engagement d’alliance, car l’accomplissement de la
promesse parachève l’alliance et l’engagement d’alliance. Donc
s’il y a réalité d’une révélation objective de Dieu, cette révélation
a aussi comme objet ou contenu une alliance, mais une alliance
de nature divine, divine en l’être du révélateur — en analogie
avec l’alliance d’Abraham avec Dieu, qu’Abraham se donne
comme révélation de Dieu —, pour une promesse de divinisation
de toute l’humanité, en analogie avec la postérité d’Abraham et
de Dieu.
Il faut donc intercaler en troisième position un quatrième
niveau de réalité relationnelle, dans l’ordre de l’engagement de
Dieu, celui de la divinisation de l’Humanité, comme
accomplissement de la promesse faite par le Père à sa Parole
incarnée : le Christ, en alliance avec laquelle il est depuis toute
éternité. Ainsi la divinisation de l’Humanité est fondée en la
personne divine de l’Esprit Saint, qui en Dieu est la PromesseDieu-l’Éternel, éternellement accomplie de l’Alliance éternelle
du Père-Dieu-l’Éternel et de sa Parole-Dieu-l’Éternel.
Il faut en effet que s’il y a révélation objective de Dieu à
l’homme, cette révélation ait comme objet une œuvre de Dieu
même et donc de Dieu par Dieu pour l’homme, autre que la
révélation elle-même, tout comme pour Abraham la terre et sa
descendance étaient différentes comme promesses des paroles
divines dont elles étaient le contenu, mais qui seraient
accomplies « conjointement en Alliance » par Dieu et Abraham.
Ces divers ordres relationnels peuvent se traduire en termes
d’alliance et de promesse dans le langage fiducial, en termes de
relationnalité, selon une relation simple et selon une relation
conjointe, sur le plan du langage philosophique. Ces traductions
seront plus ou moins adéquates selon la valeur réflexive des
concepts et des symbolismes adoptés. Or comme les images
bibliques de l’Alliance et plus encore les concepts de la
philosophie antique, sont dominés par le primat de l’Unité qui
méconnaît la valeur constitutive de la relation, il faudra
« décoder » ces traductions, en dégager leurs significations
relationnelles, les valoriser, les expliciter le cas échéant, et
retraduire éventuellement pour plus d’intelligibilité.
Tentons de schématiser ces quatre ordres de réalité (I, II, III,
IV) selon leur structure relationnelle ternaire et de suggérer en
EMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE
39
même temps le processus dynamique de leur développement
(1, 2, 3) ainsi que leur reprise et leur intégration successive I, 3 =
II, 1 ; I, 1, 2, 3 = III, 1 ; III, 3 = IV, 1 ; II, 1, 2, 3 = III, 2 au fur et
à mesure de l’accomplissement de l’œuvre de Dieu.
I. Ordre de la création
1
2
3
structure de création
structure familiale
structure d’élection
Dieu créateur  l’Homme
Epoux-père  Epouse-mère
Dieu  Abraham-Sara


promesse :
Histoire humaine


promesse :
L’enfant


promesse :
Isaac
II. Ordre de la prise de conscience fiduciale et de la révélation
1
2
3
structure fiduciale
en autorévélation
structure fiduciale
du Révélateur
structure fiduciale
en hétérorévélation
Dieu  Abraham-Sara
Dieu  Israël
Dieu  Jésus


Isaac-Israël
et sa Postérité
en l’histoire
humaine


Jésus
Révélateur divin
en l’histoire
humaine
 
Disciples et
évangélisés
en l’histoire
humaine
III. Déploiement de l’œuvre de Dieu et engagement de Dieu
1
2
3
structure
de création
structure
de révélation
structure
de divinisation
Dieu  Couple humain
Dieu  Israël-Jésus
Dieu Verbe incarné

Humanité

Humanité croyante

Humanité divinisée
IV. Fondement en Dieu de son œuvre de communication d’être
1
2
3
structure de
divinisation
structure de
trinitarisation
structure de
divinité
Père  Verbe incarné
Père  Verbe incarné
Père  Verbe
40
ÉMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE
 L’humanité divinisée


Humanité divinisée


Esprit


Esprit
B. ESQUISSE, EN FORME DE RAPPEL, DU PROCESSUS
HERMENEUTIQUE.
Rappelons brièvement les étapes d’une interprétation
épistémologique de textes ou de doctrines qui se donnent pour
révélation de Dieu aux hommes.
Premièrement. Dans le cadre d’une ontologie relationnelle, il
est possible de dégager réflexivement les a priori constitutifs de
la conscience fiduciale. Deuxièmement. A partir d’eux, il est
ensuite possible de donner une interprétation épistémologique
des formes historiques que la conscience fiduciale de l’homme
s’est données — dans l’histoire biblique notamment — et de
discerner leur rôle et leur valeur. Troisièmement. En procédant à
ce discernement, nous faisons apparaître que dans le judaïsme
sont réalisées les conditions historiques a priori de possibilité
d’une révélation de Dieu à l’homme en tant qu’événement
historique. Nous disons bien, malgré le caractère « choquant » de
l’expression : « conditions historiques a priori de possibilité
d’une révélation », car nous y voyons historiquement réalisées —
donc réelles et pas seulement abstraites, mais nécessairement
déficientes, par rapport à leur idéalité, comme toute réalisation
humaine — les conditions a priori constitutives de la conscience
de foi. Sans une telle réalisation historique, une révélation de
Dieu à l’homme, laquelle ne peut s’accomplir que comme un
événement historique, serait impossible, parce que le message
révélé ne pourrait être exprimé en des catégories intelligibles —
même si elles doivent être amendées — pour l’homme, qui en
plus n’aurait pas encore actualisé pour lui-même sa fiducialité
constitutive. Quatrièmement. Enfin partant de cette nouvelle
base d’a priori, il est possible de donner une interprétation
épistémologique de textes qui entendent témoigner d’une
révélation objective de Dieu.
Cette interprétation se fait d’abord sur le donné que sont ces
textes eux-mêmes : évangiles et autres écrits. Si ces textes se
soustrayaient à une telle interprétation, en ne lui apportant
aucune matière épistémologiquement valable, leur prétention à
EMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE
41
être des témoins d’une révélation divine objective s’évanouirait
dans l’inconsistance et se perdrait dans les brumes de
l’imaginaire humain. Si certains commentaires théologiques de
ces textes — quelles que soient les autorités religieuses qui les
patronnent — ne résistent pas à l’épreuve d’une telle analyse
herméneutique, ce sont ces commentaires qui sont sans valeur.
Mais cela ne signifie pas que ces textes eux-mêmes ne peuvent
pas y satisfaire valablement. Aussi faut-il voir si ces textes pris
dans leur matérialité sont aptes à supporter une telle
interprétation. S’ils le sont — de façon suffisante du moins, car
on ne peut leur demander de l’être parfaitement, puisqu’ils ne
sont qu’humains, tout comme humaine et déficiente est notre
herméneutique — alors se posera la question de l’authentification
du révélateur divin par lui-même et la valeur de son engagement
de liberté en tant que révélateur. La cohérence fiduciale interne
du message donné et l’authenticité de liberté du Révélateur sont
requises toutes deux pour l’adhésion de foi. Si au terme d’une
enquête, engagée en vertu de l’exigence de chercher la vérité et
rigoureusement menée, l’homme voit ses exigences fiduciales
réalisées dans une telle révélation, alors par obligation morale et
donc spontanément et librement il adhère et croit et sa foi est
fondée.
Il nous faudra donc risquer une interprétation
épistémologique. Nous la tenterons au chapitre suivant sur deux
textes de Paul et quelques affirmations centrales des évangiles.
Mais tous les textes en sont passibles. Doivent être tout
particulièrement élucidés les concepts de salut, de fils unique de
Dieu, de royaume des cieux, et en tout premier lieu celui de
« Christ », mot qui avant de devenir un nom propre — et donc
inanalysable — était un adjectif du langage courant.
Mais avant cela, complétons notre étude sur la formation
historique de la conscience fiduciale par une analyse de la
manière dont elle se transmet.
IV. LA TRADITION APORÉTIQUE DE LA FIDUCIALITE
Dans les chapitres précédents sur la fiducialité, nous avons
considéré principalement ce que pouvait être une requête
rationnelle d’authenticité de la foi dans le cadre d’une pensée
réflexive développant une conception relationnelle de l’être.
42
ÉMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE
Après cette démarche méthodologique — suivie assez souvent
d’applications herméneutiques — et en quelque sorte
intemporelle — bien que pensée elle-même dans un contexte
d’histoire, qu’elle entreprend à chaque pas d’interpréter —, nous
avons, dans le présent chapitre, considéré d’abord la genèse
historique de la conscience humaine croyante. Il convient
maintenant, avant d’aborder à neuf l’interprétation de la
démarche de révélation de Dieu, de compléter les analyses
précédentes en comprenant comment s’est articulée la
transmission de cette foi, lorsqu’elle se voit confrontée à une
affirmation de révélation transcendante.
Ces études sont de caractère épistémologique ou herméneutique, c’est-à-dire qu’elles interpréteront un donné historique
dont elles présupposent une connaissance aussi assurée que
possible — mais qu’elles n’établiront pas — à partir des principes
méthodologiques et ontologiques précédemment exposés.
Une « philosophie de la foi » présente, tout comme une
philosophie de l’histoire, trois aspects s’impliquant
réciproquement. Pour l’histoire, ce sera une ontologie de l’être
temporel et historique de l’homme, une méthodologie de la
science historique et enfin une épistémologie du récit historique.
Pour la foi ce sera une ontologie de l’être fiducial, une
méthodologie de la reconnaissance du Révélateur et une
interprétation épistémologique ou (herméneutique) de son œuvre
à la fois divine — transcendant le temps — et reçue
anticipativement en l’histoire de la fiducialité humaine — celle-ci
lui offrant ses conditions de possibilité historique et les concepts
de l’intelligence que nous pouvons en avoir. Comme l’être
fiducial de l’homme comporte un aspect historique de
transmission et de tradition, nous devons, pour poursuivre donc
notre étude de l’invention de la fiducialité, attirer maintenant
l’attention sur quelques-unes des composantes épistémologiques
de la dimension historique de la fiducialité qui résultent, pour
notre interprétation de l’histoire de la foi judéo-chrétienne, des
principes méthodologiques posés dans les chapitres précédents.
Les premières remarques porteront sur la manière de considérer
nos sources historiques et sur la signification ontologique qu’il
convient de reconnaître à leurs informations. Les secondes
s’attacheront à dégager les antagonismes internes qui
apparaissent, au sortir d’une pensée mythique, dans la formation
historique d’une conscience de foi collective, lorsqu’elle se
EMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE
43
« dispose » en son immanence à une révélation transcendante et
qui persistent en elle dans les premiers temps de l’accueil de
cette révélation, aussi longtemps qu’on ne reconnaît pas en Dieu
même le fondement de la structure fiduciale elle-même, ce qui
est aussi un aspect de la révélation transcendante elle-même.
A. LA SIGNIFICATION ONTOLOGIQUE DES SOURCES
BIBLIQUES.
Ces remarques devront préciser à la fois l’attitude
intellectuelle que nous devons adopter par rapport à nos sources
et le jugement que nous devons porter sur l’expérience humaine
qu’elles nous dévoilent.
1. Les textes témoins de l’homme qui se bâtit en
croyant.
C’est à Israël qu’il convient de reconnaître le génie d’avoir
inventé l’idée d’un « Dieu qui parle et agit pour son peuple ».
Dans sa tradition il fait remonter à Abraham le début de sa foi.
Depuis lors le peuple d’Israël reçoit comme étant révélation de
son Dieu le sens et la valeur que sa propre existence prend du
fait qu’il croit en un Dieu unique et transcendant. Etant seul
parmi les peuples à croire vraiment en Dieu, il estime que Dieu
le choisit pour se révéler à lui. L’unicité de sa foi parmi les
peuples lui fait poser l’unicité de la révélation et donc son
élection pour la recevoir. Actualisant seul cette exigence de foi,
il comprend que cette élection lui impose la mission de
témoigner devant les autres nations de l’existence et de la
grandeur de son Dieu.
La nécessité pour lui de croire le conduit en effet, face aux
peuples qui ne croient pas, au devoir de témoigner de sa foi,
devoir qu’il comprend alors comme une mission d’être témoin
de l’Éternel parmi les nations. Cette double inférence d’une
nécessité interne en la conscience relationnelle à un devoir en
faveur de l’autre — ici Dieu — et de ce devoir envers l’autre à la
conviction de recevoir de lui une mission ou un commandement,
illustre bien la projection par l’homme d’une image de lui-même
en face de lui, en laquelle il se donne une conscience
« objectivée » de lui-même.
44
ÉMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE
La même inférence joue lorsqu’il estime recevoir comme
révélation de Dieu la conscience qu’il prend de Dieu en sa foi et
lorsqu’il comprend son adhésion de foi comme une réponse à
une révélation. Le croyant en effet dans sa démarche objective
pose d’abord une révélation « à lui faite » comme première dans
le temps, et situe ensuite sa foi comme réponse à cette révélation,
tandis que la conscience réflexive en la foi pose d’abord dans le
temps la conscience de foi qui se forme selon ses propres lois et
ensuite la possibilité d’une initiative divine comme objet idéal et
espéré de la conscience de foi. Si par la suite il y a lieu de
reconnaître la réalité historique d’une révélation, elle sera reçue
comme un accomplissement en surplus — et d’un autre ordre —
d’une œuvre entamée déjà dans la création, dans la création de la
conscience fiduciale notamment. Dieu ne peut en effet se révéler
qu’à un homme qui dans l’histoire s’est formé lui-même et s’est
rendu apte à croire en Lui. Seul un homme capable de croire peut
être responsable d’une adhésion ou d’un refus de foi face à ce
qui serait ou ne serait pas jugé par lui comme étant une
Révélation de Dieu. Mais cet homme de foi est le terme le plus
accompli du Dieu créateur.
Pour Israël donc, son ascendance, sa terre, son organisation
sociale et religieuse, sa loi morale, son histoire et surtout sa
survie dans les épreuves, sont l’œuvre de Dieu à son égard, et
comme telles elles sont un témoignage — parfois troublant à ses
yeux — pour son Dieu. Et lorsque se fera jour dans la culture
antique, la question de l’existence par-delà la mort, c’est aussi
comme une œuvre de son Dieu qu’il en attendra la réalisation
sans parvenir à en préciser la manière... et pour cause, si ce n’est
de la concevoir en accord avec la conviction de son élection,
c’est-à-dire comme « résurrection » à la vie.
Ainsi se donne-t-il lui-même à entendre ces vérités comme
de la part même de son Dieu. L’histoire d’Israël est par là une
histoire de « prophètes ». Le prophète, c’est en fait l’homme qui
prête à Dieu les « paroles » que lui dicte son attachement à son
peuple, à son sens moral et religieux, et qu’il ne trouve pas
indignes d’être mises sur les lèvres de l’Éternel comme des
volontés de l’Éternel pour la gloire de son peuple. Il est aussi
celui qui, prêtant les événements de l’histoire au bras de Dieu, se
doit de leur donner un sens compatible avec l’idée qu’il a de Sa
puissance et de Sa grandeur, de Sa fidélité à Israël lui-même.
Ainsi les prophètes en Israël et surtout Israël lui-même donne
EMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE
45
une substance et une consistance à l’idée de « Dieu qui parle à
son peuple et agit pour son peuple ».
Le lent développement de la conscience fiduciale en Israël
donne ainsi naissance à une civilisation de la foi. Nous suivons
son jalonnement sur plus d’un millénaire, dans la maturation et
la composition d’un certain nombre de textes de genres littéraires
variés. Leur conservation, leur compilation, leur modification,
leur mutilation peut-être, leur arrangement, leur rassemblement
enfin en un « ensemble unique » a « formé » la Bible. En une
tardive et dernière « édition » — le canon —, ces textes sont
désormais déclarés intangibles. Immobilité en laquelle se fige,
comme en une lave refroidie, un formidable bouillonnement du
cœur humain. Ces textes sont les témoins de la formation de
l’homme qui, venu d’un stade de pensée indistincte en son âge
mythique, s’est bâti progressivement en croyant, en différenciant
ses aptitudes originelles.
Ce fut l’œuvre de linguistes et d’exégètes hautement
spécialisés — et ce l’est encore — de redessiner « l’histoire » du
texte biblique, de nous le restituer en chacune de ses étapes : en
ses formes originelles aussi près que possible de ses sources et
en ses remaniements qui nous en donnent des lectures modifiées.
Par ce travail ils nous permettent de comprendre aussi que la
signification d’un témoignage change lorsqu’il est inséré dans un
ensemble plus vaste.
Un texte modifié, un texte associé à d’autres, un texte enfin
intégré à un ensemble « canonique » sont autant de témoignages
nouveaux par rapport au témoignage du texte originel et cette
histoire est elle-même un témoignage. Qu’une lecture puisse
enfin se faire jour, qui ne tienne plus compte de toutes ces
péripéties du texte et des interprétations qui les accompagnaient,
est encore un fait d’histoire. Une lecture intemporelle,
anhistorique et même anachronique entre les parties du texte —
non entre le texte et des événements postérieurs, bien sûr — est
elle-même une lecture située et significative de l’histoire. Elle
découle tout naturellement du fait que le texte fut un jour fixé
définitivement en un tout « canonique ». Une telle décision
équivaut en quelque sorte à donner au texte une signification
comparable à celle qu’il aurait s’il était écrit d’un seul jet, c’està-dire à rendre, quant à leur sens, toutes les parties du texte —
aussi hétéroclites soient-elles — contemporaines les unes des
46
ÉMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE
autres, et cela malgré les incohérences évidentes d’un point de
vue historique.
Une lecture « anhistorique » quant à ses objets est, comme
conduite de lecture, profondément historique. L’épistémologie
ne peut négliger sa réalité. Quelle est alors la valeur d’une lecture
anhistorique pour la foi ? Cette question comme les autres nous
renvoie à une réflexion philosophique sur la foi. Comme les
autres aussi, elle peut trouver réponse dans le cadre d’une
épistémologie qui se fonde sur une ontologie relationnelle de la
conscience.
2. Compréhension de ces textes par lesquels l’homme
continue aujourd’hui encore de se bâtir en croyant.
Ainsi Israël par son histoire plusieurs fois millénaire donne
non seulement un retentissement historique à la tradition de la
vocation d’Abraham et à celle de l’alliance de Dieu avec Moïse
et le peuple hébreu, mais il leur confère une signification
fiduciale universelle, quoique ignorée en tant qu’universelle,
parce que la constitutivité ontologique de cette signification reste
encore inaperçue. Le texte, qui fixera ces événements — même
s’il ne correspondait à aucune réalité historique particulière — est
par lui-même le fait historique majeur, en tant qu’un peuple y
voit son origine et le sens premier de sa spécificité culturelle, de
sa religion, de son idée de Dieu.
Relu et continuellement interprété, ce texte — ainsi que les
autres grands textes de la Bible — formera le support sur lequel
les progrès de la pensée d’Alliance viendront se projeter. Au
stade d’une pensée objective, cette projection comme projection
n’est pas reconnue comme telle, et pas davantage le sont les a
priori de fiducialité vécue qui président à la rédaction et à
l’interprétation des textes. C’est pourquoi nous devons savoir
que ces textes ne vivent pas d’un sens qu’ils auraient en euxmêmes « objectivement » aussi figés que leur matérialité de texte
— même lorsqu’ils sont remaniés — mais qu’ils vivent de la
pensée fiduciale qui les habite et qui sans cesse vient les
réhabiter, en les aménageant jusqu’à leur donner un sens
anhistorique.
Et lorsque la conscience humaine parvient progressivement à
se libérer de son asservissement à l’objectivisme, ces textes ne
cessent pas pour autant — au contraire — de nous parler de
EMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE
47
l’homme et de Dieu. Ils nous en parlent même mieux puisque la
pensée humaine fiduciale se lit alors elle-même plus lucidement
en eux. La conscience cesse de les prendre au « pied » de la
lettre, c’est-à-dire dans le sens que les textes prennent lorsqu’elle
« piétine » parmi les choses, son ombre objectivée.
En comprenant ces textes dans leur « esprit », elle les
comprend comme l’œuvre en laquelle « s’exprime » l’esprit de
l’homme, dans sa fiducialité constitutive, et elle continue de les
charger de sens fiducial mais d’un sens fiducial désormais
compris réflexivement et décodé du dedans de ses formes
objectivées.
3. Tradition, Révélation et Foi.
a. L’unicité de la Révélation requiert
la multiplicité évolutive de la foi.
Nous voici donc en présence d’un livre qui est déclaré
« clos » par des communautés de croyants — des juifs et des
chrétiens — même si ce « livre » n’est pas fermé par les uns et les
autres à la même dernière page. Quelle que soit la page à laquelle
le livre est fermé, il raconte une révélation qui s’étire dans le
temps. Pourquoi cette révélation s’arrête-t-elle à un moment
donné ou plutôt, pour rester « objectif » (c’est-à-dire spectateur
devant le fait religieux), pourquoi affirme-t-on qu’elle s’arrête ?
Nous « observons » la même décision dans l’islam. Les
musulmans affirment en effet que Mahomet est le dernier
prophète et que le « Coran » est le dernier chapitre de la
révélation. En outre le Coran est en même temps une « refonte »
et une « manipulation » de son histoire antérieure. Ce qui pose
d’autres questions qui ne seront pas abordées ici. Cette question
sur l’arrêt du déroulement de la révélation entraîne celle du mode
de lecture des textes. Pourquoi en effet, cette décision une fois
prise, les croyants adoptent-ils une lecture anhistorique ou
transhistorique du texte ? Quelle signification cette conduite
peut-elle avoir pour l’analyste de la conscience de foi et pour
l’idée que l’homme s’y fait implicitement de la « Révélation »,
alors que par ailleurs il a gardé la mémoire de son déroulement
historique ? La décision d’une part de clore le livre et de le lire
d’autre part comme s’il avait été « écrit dans la contemporanéité
de ses parties » ne traduit-elle pas une ambiguïté ?
48
ÉMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE
Déroulement historique d’une part, visée d’unicité historique
par clôture et lecture anhistorique d’autre part ? Comment lever
cette ambiguïté par rapport à l’idée de la Foi et à celle de la
Révélation ? Quittons les données « objectives » du problème, et
passons à la question réflexive.
Un problème se pose en effet ici pour le Croyant lorsqu’il
accède sur le plan de la conscience réflexive : celui de la valeur
même d’une révélation dont on pense qu’elle s’étale sur
plusieurs siècles et se renouvelle de génération en génération.
Ce problème comme problème ne se pose pas pour le
croyant qui n’est que croyant, c’est-à-dire pour le croyant qui sait
objectivement ce qu’il croit et même en qui il croit, mais qui ne
sait pas réflexivement ce que c’est que « croire ». Le croyant
objectif se précipite vers ce qu’il croit — ou ce qu’on lui dit de
croire, de la même manière qu’il se précipite vers le spectacle
des choses. La différence à ses yeux de « ses connaissances de
foi » d’avec son « savoir des choses », c’est même souvent de les
avoir reçues d’un autre — de Dieu — dont les « apti-tudes
intellectuelles » surclassent infiniment les nôtres. Les « informations » qu’Il nous « révèle » sont donc supérieures à celles que
nous pouvons glaner dans le champ des choses. Notre désir de
certitude se trouve ainsi mieux satisfait que si nous ne devions
compter que sur nous-mêmes !
Les difficultés « de foi » pour le croyant objectif naîtront du
développement des sciences, des démentis qu’elles apporteront à
sa « conception révélée du monde » et enfin du tarissement et de
la cessation du flot « révélatoire ». Pourquoi Dieu se tait-il
désormais ? La non-audition de Dieu est interprétée par le
croyant objectif comme un « silence » de Dieu, parfois
scandaleux à ses yeux, puisque par le passé « Dieu parlait » sans
arrêt aux hommes.
Le croyant objectif répondra à ses propres problèmes comme
il l’entend. Les réponses qu’il se donnera — ou qu’on lui donnera
et qu’il « croira de nouveau » — ne seront sans doute pas pour lui
sans valeur consolatrice parfois. Elles ne seront pas sans
nuisance non plus, car elles l’empêcheront d’accéder à une foi
réfléchie et plus authentique. Elles continueront d’accréditer en
lui — par-delà l’évidence du contraire — l’idée d’une révélation
évolutive, progressive, durable sinon permanente. Les uns
estimeront qu’elle s’est accidentellement interrompue et
EMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE
49
garderont envers elle l’espoir nostalgique de sa reprise ; d’autres
la jugeront arrivée au terme de son long développement et donc
définitivement achevée. Ni les uns ni les autres — à supposer
qu’ils restent croyants et ne renoncent pas pour des raisons
objectives, et donc inadéquates, à leur foi — ne se rendront
compte de la contradiction interne à l’idée d’une « révélation
permanente durant des siècles », du moins si l’on donne au terme
« révélation » le sens réel d’une « Révélation de Dieu par Dieu à
l’humanité ». Bien entendu, si l’on emploie le terme
« révélation » pour parler d’autre chose, comme d’une
« compréhension lumineuse » ou d’un « sentiment intérieur » de
Dieu et de nos relations avec lui, alors il n’y a pas lieu de parler
d’une contradiction puisqu’une connaissance ou un sentiment
humain passe d’une génération à l’autre, évolue, se transforme,
disparaît et renaît, se métisse enfin des formes qu’il rencontre en
d’autres civilisations ou s’y oppose durablement. Il n’y a plus de
contradiction, parce qu’il n’y a plus de réponse au problème,
mais celui-ci demeure.
Eu égard aux exigences a priori de possibilité d’une
révélation de Dieu, le fait de la Tradition juive d’une part et celui
de la Tradition chrétienne d’autre part, pose effectivement ce
problème pour le croyant réflexif et pour une épistémologie des
deux traditions religieuses qui s’adressent à la foi des hommes.
La question générale du sens et de la valeur d’une révélation
divine qui s’accomplirait progressivement sur plusieurs siècles
en suscite immédiatement d’autres dès que se fait jour la
contradiction de ce concept, donc l’impossibilité de la réalité qui
serait censée lui correspondre.
L’impossibilité d’un tel concept n’élimine pas en effet la
réalité de l’histoire d’Israël. La recherche d’intelligibilité se fait
seulement plus nuancée. Dans la mesure où la tradition de foi en
Israël ne peut ni être assimilée à une « révélation prolongée » de
Dieu aux hommes, ni la requérir comme préalable à sa
justification, comment rendre compte de sa valeur déterminante
pour l’humanité ? Si d’autre part c’est dans l’histoire d’Israël que
Dieu s’est effectivement révélé lui-même aux hommes en Jésus
de Nazareth — et cela conformément aux exigences fiduciales
a priori — comment peut-on considérer que la tradition d’Israël
ne serait qu’une « révélation préparatoire » à l’annonce
évangélique de Dieu, sans, par le fait même, saper la véritable
signification de la révélation de Dieu en Jésus en l’englobant
50
ÉMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE
dans un concept contradictoire, ni rendre suranné et vieilli
l’apport fiducial d’Israël, sans l’intelligence duquel pourtant
aujourd’hui encore il n’est pas possible de comprendre la
révélation évangélique, tout comme sans la réalité de la foi
d’Israël en Dieu, Dieu n’aurait pu se révéler aux hommes ?
L’unicité de la révélation en l’unique Révélateur implique la
formation historique, évolutive et communautaire de la
conscience de foi jusqu’en son accomplissement approprié à
cette révélation. Cette édification de la conscience fiduciale s’est
faite en Israël et en Israël se fit donc la révélation en Jésus. Cette
révélation accomplie dans les limites historiques de la personne
du Révélateur — ni avant ni après — impliquait aussi la
permanence historique de cette conscience de foi à laquelle Dieu
s’était adressé. On ne peut en effet concevoir d’autre attitude de
foi que celle-là comme apte à la révélation.
Aussi la compréhension de la valeur permanente du
judaïsme, comme sagesse humaine certes, mais aussi comme
seule formation à une conscience fiduciale appropriée à la
Révélation divine en Jésus et comme tradition des concepts,
c’est-à-dire comme véhicule et support d’une compréhension de
l’existence qui seule permet l’intelligence de cette révélation,
requiert maintenant que nous situions tant la tradition d’Israël —
plus particulièrement en sa forme juive — que la tradition
chrétienne classique par rapport à la démarche humaine de foi
d’une part et par rapport à la Révélation unique de Dieu en Jésus
d’autre part.
b. Rapports de la tradition juive et de la tradition
chrétienne à la foi théologale.
Nous remarquons que dans le judaïsme, la foi théologale se
donne comme objet la sollicitude de Dieu pour notre existence
sociale, ainsi que pour la tradition sociale de la foi. En Israël, il y
a par là identification de la foi sociale et de la foi théologale.
Bien que cette identification soit en discordance par rapport à
une analyse transcendantale, elle est cependant chose naturelle et
temporellement inéliminable.
En effet, en Israël la révélation court à travers toute la
tradition, parce que tradition et révélation sont les fruits
historiques de la conscience fiduciale et que celle-ci ne se
EMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE
51
connaît pas encore réflexivement comme autopositionnelle de
son « objet », en ce stade de son développement.
La formation historique de la conscience fiduciale en Israël
construit progressivement une tradition de foi, laquelle déroule
nécessairement une manifestation de vérités présentées comme
révélées. La formation d’une tradition de foi et la présentation
d’une vérité révélée sont concomitantes dans l’histoire, puisque
progressivement la conscience de la tradition donne son objet à
la révélation affirmée. L’homme juif, qui de génération en
génération se construit en croyant se donne aussi comme vérité
révélée sa propre tradition. Il y a identité entre révélation et
tradition : promesse divine d’avoir une descendance et de former
un peuple, promesse divine d’une terre pour y vivre, en Alliance
avec Dieu selon les commandements de Dieu. Il y a formation
authentique de la foi et en même temps formation d’un obstacle
objectif à la reconnaissance de l’acte révélateur, vu la difficulté
d’entreprendre une analyse réflexive de l’acte de croire.
Cette identité culturelle et religieuse entre la foi sociale et la
foi théologale passa dans la tradition chrétienne, mais là elle est
contre nature et comme une monstruosité, puisque la révélation
de Dieu en Jésus donnait à la foi son véritable objet et dissociait
l’identité humainement établie entre révélation et tradition. C’est
cette dissociation qui provoqua le scandale des autorités et c’est
cette dissociation qu’il faut apprendre à reconnaître dans le texte
évangélique sans quoi l’incompréhension dont il fut l’objet en la
terre d’Israël ne serait pas explicable. Cette dissociation opérée
par Jésus impliquait au contraire chez ceux qui adhéraient
authentiquement à son message une compréhension réflexive au
moins intuitive de la foi, de leur foi mosaïque d’une part, qui
n’était donc pas rejetée et de leur foi en Jésus d’autre part, qui
s’articulait sur la foi mosaïque en dehors de laquelle elle
devenait inintelligible.
Par la suite ce fut un grand malheur que les chrétiens
continuèrent ou se remirent à « croire » de façon indifférenciée
en amalgamant la foi sociale et la foi théologale. En cela ils
imitèrent matériellement la pratique de foi juive, traditionnelle,
sans s’apercevoir que la vérité que Jésus proposait à leur foi ne
se situait pas sur le plan de notre histoire présente et de sa foi
sociale, et donc qu’elle n’était pas dans le prolongement terrestre
52
ÉMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE
de la révélation mosaïque et donc ne pouvait entrer en
concurrence avec elle.
Mais dans la mesure où ils imitèrent matériellement la
manière indifférenciée de la foi juive, ils ne se rendirent pas
compte que la révélation en Jésus apportait son véritable objet à
la fiducialité théologale juive et que en même temps cet objet
véritable ne pouvait être vraiment compris qu’en analogie et au
travers des concepts en lesquels les juifs avaient compris « leur »
révélation en Abraham et en Moïse. Dans la mesure où les
chrétiens païens (non-juifs) empruntèrent aux juifs leur manière
de croire, sans que cette manière chez eux procédât d’une
tradition de foi inventive de sa révélation — puisqu’ils recevaient
également et tout d’un coup par la prédication des juifs-chrétiens
et la modalité de leur foi et la révélation divine en Jésus —, ils ne
se trouvèrent pas préparés à comprendre de façon inventive le
message de Jésus, ainsi que le faisaient spontanément les juifs
par rapport à la révélation mosaïque en discutant sans cesse le
texte de la Torah et en réinventant pour lui une signification
connaturelle à sa tradition.
La foi juive était inventive parce qu’elle se donnait en fait
dynamiquement les vérités universelles de sa révélation en les
prenant dans l’ordre de la création.
Les chrétiens non-juifs au contraire ne pouvaient faire
autrement devant la prédication apostolique qu’adopter une
attitude de foi empruntée aux juifs, d’où son double caractère
d’être passive et indifférenciée : passive et non inventive —
considérée elle-même comme reçue et comme un « don » —
puisqu’elle ne procédait pas chez eux d’une longue créativité
fiduciale cheminant en l’histoire ; indifférenciée puisqu’elle
procédait par imitation de la pratique juive et que celle-ci en sa
créativité propre s’était donnée comme objet de sa foi théologale
la réalité de sa tradition sociale en tant qu’ils la comprenaient
comme une œuvre divine.
Attachées à leur foi — qui était leur œuvre — sans être en
mesure d’en faire réflexivement l’analyse et de distinguer ses
exigences prophétiquement proclamées de l’objet qu’elles leur
donnaient et par là sans pouvoir comprendre que leur foi était la
seule attitude humaine apte en elle-même à accueillir la
révélation divine, les autorités juives ne purent remarquer qu’il y
avait là en la personne de Jésus et en sa parole une révélation
divine stricte, « objectivement » fascinées qu’elles étaient par ce
EMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE
53
que leur tradition s’était nécessairement donné comme objet de
révélation.
Les chrétiens non-juifs au contraire tout en accueillant la
révélation de Jésus comme révélation divine ne purent
l’accueillir en une foi authentiquement adaptée à cette révélation
puisque leur foi n’était au mieux qu’un mimétisme extérieur de
la foi juive car eux aussi ne la comprenaient pas réflexivement et
« critiquement » et ne pratiquaient aucun discernement entre
l’actualisation d’une fiducialité constitutive et ses expressions
extérieures contingentes plus ou moins inadéquates. Ils ne furent
pas en mesure de croire avec la même justesse que les disciples
juifs de Jésus, Jean l’Évangéliste notamment, en qui il serait
plus approprié de reconnaître un prêtre du Temple (car connu du
grand prêtre et obéi du garde) plutôt que l’apôtre Jean fils de Zébédée.
Notons en passant qu’il serait plus éclairant aussi de lire son
texte sur l’arrière fond d’une pensée plus rationaliste que piétiste,
sadducéenne peut-être, et qu’il nous livre, en un compte rendu de
témoin oculaire rapidement consigné, la portée ontologique des
grands discours de ce Nazaréen assez mal prisé des Judéens,
comme tous les autres Galiléens d’ailleurs. Le terme « Ioudaoi »
« Judei », chez Jean ne désigne pas l’ensemble du peuple
d’Israël, mais seulement un groupe particulier, les gens de la
tribu et de la terre de Juda. Ce serait un anachronisme de donner
à ce terme le sens péjoratif et global que le terme « juif » reçut
par la suite durant tant de siècles. Plus on retarde certes la date
de composition de l’évangile de Jean, plus on s’autorise à y lire
l’ébauche d’une réprobation des juifs en général et plus on se
rend incapable de comprendre le message véritable de Jésus.
Jean au contraire garda sa foi spécifiquement juive et prit
appui sur celle-ci pour adhérer à la révélation de Jésus. Il le fit à
un double titre. D’une part, il prit appui sur l’objet de sa foi juive
pour comprendre le sens des discours de Jésus, lequel prenait
également appui sur le même objet de sa foi juive. Une telle
inférence d’intelligibilité, de sa culture religieuse vers la
révélation de Jésus, resterait valable, même si les concepts de sa
culture religieuse ne se rapportaient pas tous de façon adéquate à
leur réalité objective. Un concept « objectivement erroné » reste
en effet valable, en tant que pensée réelle, pour servir de support
symbolique à une intelligibilité non objective, réflexive ou
fiduciale par exemple. D’autre part, il garda le dynamisme
inventif de sa tradition de foi pour transposer en signification
54
ÉMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE
transcendante l’intelligibilité de sa foi mosaïque. Ce qui sur le
plan de l’invention implique un passage pour le moins « vécu »,
du plan où la conscience de foi se dit « objectivement » sa propre
réalité, sur le plan où elle se comprend réflexivement et relativise
ses « objets » humains. Pour Jean et les disciples véritablementjuifs-de-Jésus, la descendance d’Abraham, la formation du
peuple d’Israël et de sa loi, la conquête de sa terre et sa ville de
Jérusalem, son royaume d’antan et sa soif d’autonomie, ses
épreuves et ses souffrances, surtout Dieu avec son peuple en
cette histoire du monde, en un mot toute sa tradition bien réelle
et à condition de rester bien réelle d’âge en âge devenait le
support d’une autre intelligibilité d’une autre histoire de Dieu
avec les hommes, d’une histoire qui n’est plus une histoire en ce
monde, mais qui pour chaque homme de chaque peuple et de
chaque temps « poursuit », en la transcendant, l’œuvre de Dieu
en ce temps présent. Une œuvre nouvelle — c’est-à-dire qui n’est
en rien terrestre, ni de ce temps ni de ce monde ; œuvre unique
exprimée par les multiples symbolismes de l’histoire successive
d’Israël ; œuvre d’une alliance nouvelle exprimée par les
multiples visages historiques d’une unique alliance avec Israël ;
œuvre signifiée par un nouvel Adam, un nouvel Abraham, une
nouvelle naissance, un nouveau peuple, une nouvelle Pâque, un
nouveau Moïse, une nouvelle loi, une nouvelle terre, un nouvel
Israël, une nouvelle Jérusalem, un nouveau Royaume ; œuvre du
Royaume des Cieux, vraiment céleste, Royaume de Dieu, œuvre
de Dieu seul et aucunement terrestre, avec une nouvelle Torah en
laquelle Dieu assurera la victoire sur tout mal, ainsi que le désire
la Torah de Moïse et ainsi qu’elle le désirera, elle et toutes ses
filles, même matricides, jusqu’à la fin des temps de ce temps,
jusqu’à ce que le Royaume des Cieux, qui est déjà concomitant
de « ce » temps-ci, soit alors le seul à subsister éternellement
comme ouvrage de l’Éternel.
Mais les chrétiens non-juifs n’étaient pas en mesure de
soutenir longtemps, comme les juifs chrétiens, une telle
invention fiduciale d’intelligibilité. Ils perdirent de vue que la
vérité du message de Jésus devait se comprendre par analogie
avec la manière dont les juifs (en général et pas seulement les
judéens) avaient compris l’œuvre créatrice de Dieu et sa volonté
de faire Alliance avec eux en leur histoire. En dehors de la
conception que les hommes s’étaient donnée en Israël d’une
révélation de Dieu, il n’y avait pas de concepts aptes à recevoir
EMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE
55
une Révélation divine effective mais le sens de cette Révélation
divine ne prolongeait pas la tradition réelle d’Israël et donc la
tradition d’Israël ne la préfigurait pas et ne l’annonçait pas par la
voix des Prophètes. Jésus révélait une autre relation de Dieu avec
l’homme, en une autre histoire que celle de la création présente,
mais le sens de cette autre histoire ne pouvait se comprendre que
par comparaison avec la manière dont Israël avait compris le
sens de sa propre histoire comme histoire avec Dieu. Cette
révélation ne pouvait être accueillie que par des hommes qui
comprenaient leur histoire comme une histoire de Dieu avec eux,
mais à la condition que ce ne soit plus dans l’ordre de leur
histoire humaine.
Si la révélation en Jésus d’une nouvelle histoire de Dieu
avec l’homme, après avoir été acceptée, était replacée, par
faiblesse mais indûment, dans l’histoire de ce monde, elle entrait
inévitablement en conflit avec la tradition juive. L’image
ontologique devenait une préfiguration historique. Le passé
figurait l’avenir comme en filigrane au lieu que le terrestre soit
compris comme l’image du céleste, non abstraitement mais
historiquement.
Or la seule communauté parmi les peuples de la terre qui
puisse offrir dans sa réalité terrestre un support analogique — à
jamais irremplaçable, puisque Dieu l’a assumée, en la personne
de Jésus — c’est la communauté d’Israël telle qu’elle se
comprenait en sa foi et se perpétue telle aujourd’hui et doit
vouloir demeurer fidèle à elle-même en attente — qui ne sera pas
déçue — du Royaume de Dieu. Sont aussi en attente de ce
Royaume tous les croyants en Jésus, assurés qu’ils sont déjà de
l’existence de ce Royaume, en une durée « parallèle à en quelque
sorte et concomitante de » notre histoire en ce monde. L’histoire
de ce monde passera, même si nous n’en pouvons esquisser ou
entrevoir sa fin, mais le Royaume des Cieux ne passera pas, car
en nous introduisant en lui, par une nouvelle naissance
ontologique, Dieu nous introduit en ses propres relations
familiales, en la communication de vie qui lui est propre selon sa
structure interpersonnelle d’amour. L’objet de la révélation en
Jésus était le Royaume des Cieux, authentiquement céleste et
nullement terrestre. Il est regrettable immensément que les
chrétiens non-juifs — obligés en conscience de témoigner de
cette révélation —, amenés à constituer une communauté et
conduits naturellement à assurer la tradition de leur foi en
56
ÉMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE
l’unique révélateur, se laissèrent glisser, par mimétisme avec la
tradition juive à considérer leur existence communautaire
comme partie intégrante de la révélation en Jésus. L’Église alors,
se prenant en son existence terrestre comme la nouvelle œuvre
de Dieu, réclama pour elle la foi que nous devons au seul
révélateur : Jésus l’homme de Nazareth en qui Dieu, présent par
une de ses Personnes, entreprend l’œuvre qu’Il annonce.
La théologie dogmatique que l’Église (avec Origène et
Augustin) a élaborée à son propre sujet est donc une monstrueuse bévue historique, un cataclysme épistémologique, dont les
lignes de force échappèrent à leurs protagonistes. Cela aurait été
une incroyable escroquerie à la foi, si leurs auteurs en avaient eu
conscience. Il faut certes beaucoup de recul historique et
philosophique pour le comprendre, et un profond déconditionnement institutionnel pour l’admettre.
Dans la tradition chrétienne, la même difficulté à
entreprendre une réflexion en l’acte de croire a aussi maintenu
par mimétisme, et même a accentué après la prédication
apostolique, l’identité de l’objet de la Révélation avec la réalité
de la tradition ; tradition qui devient alors « ecclésiastique ». En
se prenant (méprise dramatique sur la base d’une confusion entre
« Jérusalem nouvelle » et « véritable Israël ») pour le Nouveau
Peuple de Dieu dont parlèrent les Apôtres juifs, l’Église garda
une conscience claire d’un acte révélateur, mais s’éloigna de sa
signification. Elle va prendre de plus en plus sa réalité historique
dans l’ordre de la tradition humaine pour l’objet de cette
révélation, ou du moins elle s’intègre elle-même à l’objet de
cette révélation, qui est en fait le Royaume de Dieu dans une
temporalité tout autre à venir. Lorsque le témoignage de foi,
rendu par quelques disciples juifs au Révélateur de Dieu prendra
fin avec leur mort, car la tradition juive ne s’est pas ouverte tout
entière au Révélateur en se dissociant de l’objet qu’elle s’était
donné et qui était sa propre réalité humaine — il ne s’agit pas
d’une accusation, mais d’une donnée d’analyse comme on peut
s’en rendre compte d’après ce que nous avons dit —, il y aura
bien tradition sociale de ces témoignages de foi, mais il n’y aura
plus d’effort de compréhension fiduciale du message
évangélique, car les païens n’étaient pas dans leurs traditions
culturelles des hommes de foi inventifs de la Parole de Dieu. Les
« Pères de l’Église » oublieux du dynamisme inventif de la
fiducialité juive, et plus portés par leur paganisme populaire à
EMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE
57
adorer l’irrationnel, hellénisèrent, en toute honnêteté, l’Évangile
en « croyances » en perpétuant chez eux le même « blocage » que
celui qui emprisonna la plupart des responsables religieux en
Israël. Ils substituèrent ainsi tragiquement le « Nouveau
Testament » à l’» Ancien », alors que dans l’Évangile Jésus
cherche à faire comprendre que l’Alliance qui le lie à son Père
(et qui n’est pas une Alliance qu’il passe comme Dieu avec les
hommes et encore moins qu’il passe avec l’Église, ni en laquelle
il serait le médiateur entre Dieu et les hommes) non seulement
ne supprime pas la première Alliance mais la requiert pour que
d’une part la seconde soit comprise dans sa signification
véritable et que d’autre part elle puisse s’accomplir en réalité. La
divinisation de l’homme en effet suppose la Création et d’autre
part dans l’ordre de la connaissance — ici connaissance sur le
mode de la foi — une juste compréhension fiduciale de la
création, perçue comme révélation de l’engagement de Dieu, est
requise pour comprendre la révélation de la divinisation.
Les juifs qui étaient pourtant des hommes inventifs de foi
n’ont pas reconnu le Révélateur. Les chrétiens païens qui
pourtant ont gardé le souvenir du Révélateur n’ont pas encore
appris à croire et à avoir l’intelligence de sa promesse puisqu’ils
situent la Révélation en Jésus dans le prolongement et comme
l’accomplissement de ce que les juifs se donnaient comme
révélation, actualisant et exprimant ainsi en des formes
contingentes excellentes — excellentes mais contingentes — une
nécessaire fiducialité humaine, laquelle en sa réalité était bien la
nécessaire condition d’une possible Révélation divine effective.
Les juifs sont sans véritable révélation, mais se donnent un texte
révélé dans lequel leur existence humaine rapportée tout entière à
Dieu est comprise comme son œuvre. Ce qu’elle est
effectivement, sans qu’elle soit en elle-même, ni en cette
signification une révélation de Dieu lui-même aux hommes. Les
chrétiens sont sans véritable foi — ils perpétuent trop souvent les
formes d’une crédulité païenne — mais se donnent des
définitions de foi dans lesquelles ils ramènent le sens de la
Révélation en Jésus et de l’œuvre transcendante de Dieu qu’elle
nous annonce, dans l’ordre d’une religion humaine et d’un idéal
de spiritualité temporelle.
La séparation du judaïsme et du christianisme implique pour
l’un et pour l’autre une terrible mutilation parce que le second en
mimant l’insuffisance du premier s’est mis à lui contester sa
58
ÉMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE
propre valeur tout en perdant la sienne. Cependant juifs et
chrétiens ne peuvent être pleinement eux-mêmes comme
hommes que dans une profonde harmonie, chacun reconnaissant
à l’autre sa propre valeur, chacun retrouvant ainsi la sienne
propre, puisque Torah et Évangile sont quant à leur réalité par
eux visée, et quant à leur intelligibilité, condition et dépassement
nécessaires réciproques. Mais cette harmonie, Dieu dans sa
création ne la réalise pas sans la confier intégralement aux
hommes. Donc pour les hommes, il y a devoir moral de la désirer
et de s’y préparer réciproquement. Une façon de s’y préparer,
c’est de reprendre et d’approfondir les exigences de la
conscience fiduciale. La conscience de foi par sa réalité même en
effet pose des exigences envers qui se donne comme Révélateur,
et elle en pose aussi à la Tradition, c’est-à-dire à la communauté
de foi en laquelle elle apprend à connaître celui qu’on lui
propose comme Révélateur. Nous les avons exposées dans la
partie méthodologique.
c. Rapports de la tradition juive et de la tradition
chrétienne à la Révélation.
C’est au cœur du peuple juif que Dieu s’est révélé et non au
peuple chrétien. Par là nous disposons d’une authentification de
l’attitude fiduciale juive, mais non d’une authentification de
l’attitude chrétienne par rapport à la Révélation évangélique. Et
compte tenu de ce qu’est, en sa réalité, l’unicité de la Révélation
de Dieu en « personne », il y a impossibilité, liée à la
« nécessité » interne en la révélation évangélique à ce qu’il y ait
jamais une telle authentification — par une nouvelle révélation —
du christianisme. La seule norme d’authenticité de la foi
chrétienne, c’est la foi juive, celle approuvée par Dieu en son
Incarnation en Israël, celle donc qu’Israël a progressivement —
ici le terme progressif est acceptable — édifiée en se donnant
comme « révélation » le sens de sa propre réalité historique créée
et « sanctifiée » par l’Éternel. Ce qui est authentifié, c’est la foi
en Israël, non les « objets » qu’il se donne comme révélations.
Ceux-ci, tout en pouvant être humainement vrais sont plutôt
« niés » comme révélation par la Révélation en Jésus ; aussi ne
peuvent-ils être considérés comme une révélation préparatoire
qui s’achève en Jésus, sans dénaturer le message évangélique.
EMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE
59
En ce sens le peuple d’Israël est un peuple « prophétique », il
a donné sa forme historique définitive sur le plan du vécu, mais
non réflexivement, à l’attitude de foi constitutive a priori de la
conscience humaine et il s’est doté une fois pour toutes du seul
message possible qu’il pouvait et devait se proposer à lui-même,
en projection objective de sa foi, « comme message révélé »,
sans qu’il y ait eu en lui initiative divine révélante autre que celle
de la création, à savoir l’idée du Dieu Créateur engagé pour son
existence, son histoire, passant alliance avec lui, selon les
exigences fondamentales de la conscience morale humaine. De
plus en vertu d’une nécessité psychologique de sa perception
fiduciale de l’existence, et obligé intérieurement de se démarquer
d’une affirmation simplement philosophique de ces mêmes
vérités naturelles, et s’en démarquant d’ailleurs spontanément, le
peuple d’Israël incluait dans sa relation avec Dieu — qu’il vivait
sur le mode de la fiducialité comme une relation particulière par
rapport aux autres peuples —, des dispositions plus ou moins
accessoires et secondaires d’ordre rituel, vestimentaire et
alimentaire. Ces particularismes de la Torah — objectivement
accessoires — expriment cependant l’authenticité d’une
attitude fiduciale telle que l’homme peut la construire a priori
en vertu des pouvoirs dont le Créateur a doté tout être humain.
D’autres peuples pouvaient le faire aussi, ils ne l’ont pas fait.
Seul Israël l’a fait et continue à le faire. Israël dans sa foi s’est
donné sa révélation. Dans ce cas, ce qui est tenu pour révélation
s’identifie avec la tradition en laquelle le peuple assure sa
continuité. Sa continuité donc de génération en génération en sa
terre ancestrale avec ses particularités contingentes propres, mais
selon une alliance pour la pratique de la loi morale universelle en
son essence, devint l’objet même de la révélation que réclamait
son attitude de foi.
Israël a construit et donné le modèle de l’homme-croyant-enDieu, non de manière fantaisiste selon des particularismes
historiques seulement, mais aussi et surtout selon les nécessités
universelles et constitutives de l’être de l’homme exprimées en
l’originalité de sa culture, notamment dans sa conception de
l’amour humain. Nous reviendrons sur ce point, très significatif
du génie fiducial d’Israël. A cette attitude de foi en Dieu, Dieu a
répondu en poursuivant « sa communication d’être » en un
engagement révélateur proprement dit, c’est-à-dire révélateur de
son œuvre par-delà sa « Création » temporelle. Dans le peuple de
60
ÉMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE
la foi et en un homme de ce peuple, Dieu fut le Révélateur
Unique. En Jésus l’homme de Nazareth ! En lui Seul il y a
révélation en tant qu’il est le traducteur humain de la liberté de
Dieu qui s’adresse à l’Humanité de la foi. Israël était
l’expression de cette Humanité de la foi, car seul il s’est bâti
selon les a priori de la fiducialité humaine universelle en sujet
croyant apte à comprendre le Révélateur. Cependant la tradition
objective de la foi en Israël, qui s’était et parce qu’elle s’était
identifiée à la révélation pour lui fournir son objet, ne pouvait
recevoir sans déchirement ce révélateur, le seul issu de Dieu.
Cela eût impliqué pour Israël le renoncement à l’objectivité de sa
révélation : en reconnaissant qu’elle n’avait comme objet que sa
propre existence en sa propre tradition, c’est-à-dire sa compréhension de la Création divine, comme étant une parole de Dieu à
lui adressée. Or cet objet de révélation est ontologiquement
inadéquat à une initiative révélatrice divine. Un tel renoncement
était pratiquement chose impossible pour le croyant objectif qui
n’est que croyant, sans avoir l’impression de renier sa foi, et son
humanité même. Toutefois le refus de Jésus par le peuple juif n’a
pas sa raison explicative dernière dans la spécificité culturelle et
religieuse d’Israël, mais dans la déchirure en tout homme entre
l’asservissement à l’objectivité de son existence et les exigences
réflexives d’une liberté intérieure, y compris dans sa foi et sa
tradition de foi.
Une analyse réflexive de la foi eût seule permis la rencontre
heureuse du Révélateur et du peuple de la foi, en permettant
d’opérer la nécessaire dissociation entre tradition et révélation.
Mais les responsables religieux d’Israël n’étaient pas formés à
cette compréhension réflexive de leur foi — et aucun peuple de la
terre n’en soupçonnait encore la possibilité. Et s’ils avaient été
capables de cette analyse sur les invitations de Jésus et avaient
reçu sa révélation, ils n’auraient pu vraiment le faire qu’après
avoir perçu en sa mort — qui aurait été alors le seul fait de
l’occupant romain — le signe même de l’absolue fidélité à son
message et à l’œuvre annoncée : celle de la remise par Dieu de
tout péché en Son Royaume où, affranchis de la possibilité même
de pécher, il fera de nous ses fils connaturalisés de sa divinité.
d. Une dramatique méprise sur l’enseignement de Jésus
est à l’origine du schisme judéo-chrétien.
EMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE
61
Parce que la fiducialité juive — en tant que non réflexive —
avait amalgamé tradition et révélation comme objet de sa foi,
beaucoup de juifs qui entendirent le message de Jésus comprirent
la distinction et la différence de nature entre sa révélation et celle
de la Torah comme une opposition entre deux messages dans
l’ordre de notre histoire présente et terrestre. Les uns refusèrent,
et leurs fils à leur suite, cette incompatibilité et restèrent attachés
à la seule tradition de la Torah ; d’autres substituèrent en leur
pensée la révélation de Jésus à la tradition mosaïque qu’ils
interprétèrent alors comme une préfiguration historique de la
révélation évangélique, inversant en cela le mouvement véritable
de la pensée prophétique qui exprimait en paraboles les concepts
a priori et intemporels de la foi. Leur conception trouva un large
écho parmi les peuples païens ou goïm. Ceux-ci à leur suite
firent de la tradition de leur foi en Jésus un objet de sa révélation
divine. L’Église se déclarait héritière légitime et unique de la
Tradition d’Israël. Le succès de sa prédication la conforta dans
son usurpation en même temps qu’elle se détournait de la
révélation proprement évangélique.
Le drame est noué et est aussi alors jeté le ferment d’une
incompréhension tenace, difficilement réversible. Or les vérités
humaines fondamentales qu’Israël avait donné « en révélation » à
la réalité de sa foi et la révélation que Dieu proposait en Jésus
étaient « objectivement » disproportionnées l’une par rapport aux
autres et ne pouvaient pas ne pas l’être. Sans quoi il n’y aurait
pas eu de révélation de Dieu en Jésus avec l’annonce d’une
œuvre transcendante : celle de notre divinisation. La révélation
de Dieu à l’homme est en rupture complète par rapport à ce que
l’homme authentiquement croyant peut se représenter
objectivement comme œuvre de Dieu dans le temps, et donc
avec ce que dans le cadre d’une conscience objective il se donne
comme objet de sa foi.
Ceux qui crurent en Jésus avec le plus d’intelligence se
gardèrent bien de situer sur un même plan la révélation de Jésus
et les traditions mosaïques. Mais le plus grand nombre,
admirateurs et adversaires, situèrent la prédication de Jésus dans
un même ordre d’objectivité que la tradition mosaïque.
Dès lors le peuple juif n’avait plus la possibilité d’adhérer au
message évangélique et le message évangélique était privé du
peuple de la foi. Ainsi prenait naissance la tradition chrétienne.
La révélation divine réelle en Jésus devenait l’objet d’une
62
ÉMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE
tradition sans le support d’un peuple à la foi vivante et inventive
de son intelligibilité.
L’Évangile fut gardé par une tradition doctrinale enseignée à
des peuples qui n’avaient pas de tradition fiduciale, car ils
n’avaient pas donné d’explicitations — même objectives — à leur
conscience de foi. Ils avaient seulement des croyances païennes
et pour eux l’adhésion à la tradition objective et sociale de ces
croyances tenait lieu de « foi », alors qu’en Israël la tradition
dans sa réalité humaine vécue était tenue pour l’objet même de la
révélation.
Il ne peut en effet y avoir de vérité révélée que si elle
procède d’un être libre et que si elle concerne l’accomplissement
de notre être propre et notre propre devenir existentiel pour
lequel cet être libre s’engage lui-même. Il n’y a pas et ne peut y
avoir de révélation sur l’ordre naturel des choses et leurs
phénomènes. Il n’y a là, touchant les phénomènes de ce monde,
que croyances pour notre crédulité d’ignorants.
Au schéma d’une foi pour laquelle la réalité de sa tradition
humaine forme l’objet de la révélation,
Foi  (Tradition = Révélation)
l’Histoire, de par les limites et faiblesses humaines, substitue
le schéma d’une révélation dessaisie d’une adhésion de foi au
bénéfice de la tradition qui en garde le souvenir.
Révélation  (Tradition = Foi)
Dans le judaïsme, l’homme n’a pas la révélation digne de sa
foi, car il se fait lui-même sa révélation, même s’il se la fait au
mieux, mais il a une foi digne de la Révélation. Dans le
christianisme, séparé du judaïsme, l’homme n’a pas la foi digne
de la Révélation de Dieu, car avec la Révélation, il estime, par
croyance et par projection objectiviste aussi, recevoir également
la foi, ce qui le conduit à absolutiser, en remplaçant l’exigence
d’invention fiduciale par une prétendue inspiration de l’Esprit
Saint, l’intelligibilité inadéquate qu’il se donne de la Révélation
en en situant son objet dans le déroulement de ce temps présent
et de sa tradition historique.
A chaque homme qui le comprendra, de tendre vers
l’harmonie d’une foi authentique en une révélation authentique,
en laquelle la tradition cessera d’être le facteur occulte, mais
dominant tantôt sur la foi tantôt sur la révélation, pour n’être que
le lien nécessaire mais subordonné entre les deux, afin que leur
EMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE
63
créativité se diffuse l’une dans l’autre de générations en
générations.
Révélation  (tradition)  Foi
Cela nous amène à poser maintenant les exigences de
méthode par rapport aux textes qui portent témoignage du
Révélateur.
4. Actualisation de l’universalité du sens des textes
portant témoignage du Révélateur à l’égard d’une
conscience de foi.
Comprendre en outre dans leur esprit les textes qui portent
témoignage du Révélateur, c’est-à-dire ceux qui sont groupés
sous le titre de Nouveau Testament, c’est s’efforcer de les
comprendre selon l’esprit du Révélateur et de ces témoins. Or cet
esprit est, bien qu’en un certain déphasage entre le Révélateur et
ses témoins, celui de la fiducialité juive. Il faut donc « inventer »
à ces textes, qui ont vécu du sens que les témoins du Révélateur
y ont exprimé selon l’intelligence qu’ils avaient eue de sa
Personne et de ses paroles, en raison de leur niveau de
conscience et de leur culture, une signification qui, après qu’eut
été reconnu méthodiquement autant que faire se peut, dans les
entrelacs des formes de connaissances, le sens originel du
témoignage, soit en harmonie et conformité aussi approchée que
possible avec le sens « idéal » que le Révélateur, en tant
qu’acteur divin, exprimait en manière humaine, mais en accord
avec son œuvre créatrice en l’esprit humain. Il faut donc franchir
une double distance, celle d’abord qui nous sépare, chacun
individuellement, quelle que soit d’ailleurs notre intégration
sociale dans une communauté de croyants, du sens originel du
témoignage scripturaire et ensuite celle plus ou moins grande,
qui sépare chaque témoignage lui-même de l’idéal de sens
qu’est la Personne même du Révélateur et ce qu’il a dit de luimême. Cet idéal de sens, dont nous devons inventer de façon
cohérente l’intelligibilité, est visé par les témoignages
scripturaires avec plus ou moins de bonheur, selon la valeur des
témoins, mais aucun ne peut prétendre le cerner adéquatement.
Ils convergent vers lui comme vers leur foyer.
Pour orienter notre jugement, dans la recherche de ce foyer
de la Révélation, pourquoi continuer d’invoquer une Error!
Reference source not found., présentée comme un don
64
ÉMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE
secourable pour notre intelligence enténébrée par la déchéance
originelle — ce qui ressemble beaucoup à la mythique inspiration
des Muses antiques pour des privilégiés occasionnels ou de
fonction — plutôt que d’être loyalement fidèles aux exigences
rationnelles qui, elles, sont l’œuvre du Créateur en nous.
Il faut donc user de ce principe que Dieu dans sa révélation
en Jésus répond à la fiducialité constitutive de la conscience
humaine et qu’il nous en livre son sens par le truchement du sens
qu’Israël donnait, en le considérant comme révélé, à l’objet
humain de sa foi. En parlant dans le contexte juif de « l’Esprit de
Dieu », Jésus lui-même ne se référait-il pas, pour l’ordre de ce
temps et de cette histoire présente, au pouvoir inventif profond
de la conscience fiduciale, pouvoir de comprendre notre relation
à Dieu, autrement que sur le mode de notre relation aux choses
du monde ? Esprit de Dieu — esprit du monde : en un langage
différent, n’est-ce pas là une esquisse imprécise mais réelle de la
différenciation des voies de connaissance ? Autre certes est la
réalité divine désignée par les termes « Esprit Saint » lorsque
Jésus la situe dans son Royaume et lorsqu’il nous dévoile par
eux la profondeur et l’intimité future de nos rapports avec le Père
et Ceux qui sont avec Lui de toute Éternité. Entre « l’esprit qui
nous inspire saintement » en cette histoire créée et la Personne
divine, qui est la plénitude de la communication de l’Être en
étant l’Autre de l’Autre et de l’Un, il y a rupture transcendante
comme il y a rupture et transposition de sens entre le Royaume
d’Israël et le Royaume des Cieux, la révélation de Moïse et la
révélation en Jésus. Jésus nomme cet Autre en Dieu qui est
l’union distinctive du Père et de Sa Parole, l’Esprit du Père et le
Sien. Il le fait à partir — et en rupture — de l’expression « esprit
de Dieu » qui marque pour ce temps l’union de l’homme et de
Dieu dans sa relation fiduciale. (Cette remarque frôle ici en
passant une question centrale de théologie. Elle requiert une
étude exégétique approfondie. Nous espérons la traiter un jour.)
L’intelligence réflexive des exigences de la conscience fiduciale,
œuvre même de Dieu, joue donc un rôle d’orientation décisif
dans notre intelligence de la Révélation en Jésus à partir des
témoignages apostoliques interprétés « selon » l’esprit du
judaïsme — que les juifs comprenaient comme l’esprit de Dieu
en eux —, c’est-à-dire en accord avec son inventivité fiduciale
mais en ne nous arrêtant pas à ses limites objectivistes.
EMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE
65
Une lecture authentique des textes évangéliques suppose
donc au plus haut point une conscience réflexive de ce qu’est la
parole et l’action libre d’une personne, qui s’adresse à notre foi
surtout lorsqu’il s’agit de comprendre l’œuvre d’une Personne de
Dieu, à la manière humaine, c’est-à-dire en devant tenir compte
en plus, réflexivement et non par exaltation sentimentale et
délires objectifs, de sa Transcendance analogique par rapport à
toute action humaine.
Elle demande aussi qu’on s’astreigne, autant que faire se
peut, à « désobjectiver » toute lecture des textes bibliques et
évangéliques par rapport d’une part à l’idée de « Dieu » qui se
révèle à l’homme et par rapport d’autre part à sa Révélation
effective. Pour cela, il faut aussi reconnaître par la méthode
historique et l’analyse critique, que permettent les sciences
humaines, toute l’objectivité spécifique de ces textes. C’est à
cette tâche que travaillent beaucoup de chercheurs modernes.
Désobjectiver en effet ne signifie pas nier ce qui est objectif mais
le reconnaître pour objectif afin de limiter ce donné objectif à sa
sphère propre, celle du phénomène humain, et ne pas l’extrapoler
en lui donnant une portée ontologique, en laquelle le Révélateur
ne peut se compromettre. Cette extrapolation nous empêcherait
par le fait même d’accéder sur le plan ontologique véritable où se
déploie l’action du Révélateur.
Enfin on tiendra compte de la différence de lecture
qu’attendent de nous les textes bibliques et les textes
évangéliques parce qu’ils n’ont pas été « composés » de la même
façon. C’est ainsi que plusieurs sources historiques ont parfois
été compilées (Genèse-Isaïe...) avant que le texte ne soit
définitivement fixé et déclaré « canonique ». A la suite de cela, le
texte acquiert une dimension transhistorique, en vertu de laquelle
chaque partie de texte peut-être invoquée en commentaire de
toute autre en une sorte de connaturalité de signification, quelles
qu’aient pu être les couches rédactionnelles et l’évolution des
mentalités. Cet aboutissement traduit par l’unité proclamée du
texte reçu pour révélé l’exigence d’unicité vis-à-vis de la
révélation comme telle, exigence qui émerge de la conscience
fiduciale humaine. Cet aboutissement est plein de sens et doit
être respecté comme exigence fondamentale, sans nous faire nier
pour autant, ni vouloir méconnaître, l’évolution historique du
texte et les enseignements de cette évolution.
66
ÉMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE
Le canon évangélique (Évangiles et Lettres) n’a pas — ou du
moins ne doit pas avoir — la même signification car il ne
constitue pas la réalité de la révélation. La réalité de la
révélation, c’est la personne même du révélateur, à savoir Jésus,
appelé Christ ou Messie à cet effet. Évangiles et lettres d’apôtres
sont seulement des témoignages de la Révélation et du
Révélateur. Témoins obligés certes pour nous, uniques et
irremplaçables, mais qui ne s’identifient pas avec le Révélateur
et sa parole. La foi biblique est donc une foi en Dieu dont la
parole qui lui est prêtée « est » dans le texte. La foi évangélique
dans son essence — qui est loin d’être valorisée authentiquement
dans le christianisme historique — est une foi en Dieu dont la
Parole réelle « est » une Personne conformément à l’a priori
fiducial et non plus une « voix » que la foi humaine invente en se
projetant inévitablement « en objet » pour elle-même. Aussi c’est
une vraie dénaturation de la foi évangélique, c’est-à-dire de la foi
qui convient au Révélateur évangélique, que de substituer à la
recherche d’intelligibilité de la personne du Révélateur, l’affirmation de définitions dogmatiques de foi. Tandis qu’il est
pleinement justifié dans la tradition juive, pour une conscience
qui se donne « objectivement » l’objet de sa foi, de tendre vers
une signification anhistorique et transhistorique de sa révélation,
en revanche, pour une conscience évangélique — c’est-à-dire
pour une conscience de foi juive qui, en se dépassant
humainement elle-même, en se saisissant réflexivement en sa
démarche inventive, passe de l’objet de foi qu’elle s’était donné
et dont elle mesure à la fois la valeur humaine universelle mais
aussi l’inadéquation quand elle le rapporte à Dieu comme révélé,
arrive à reconnaître en Jésus la véritable et unique réponse de
Dieu au mouvement de sa foi — il n’y a de signification transhistorique que dans la personne du Révélateur lui-même. Pour
elle, les textes n’ont pas comme but de s’expliquer les uns les
autres — certes ils le peuvent —, mais chacun en fonction de sa
signification relative — et qui se refuse à être absolutisée et
compilée avec celles d’autres textes — vise la personne unique
du Révélateur. La foi au Révélateur unique, au lieu de nous
conduire à absolutiser des textes — ce que fait une conscience
qui se donne sa révélation — les maintient au contraire dans leur
relativité spécifique de témoins. Du point de vue évangélique, il
n’y a pas de lecture anhistorique ou transhistorique des textes
canoniques chrétiens — a fortiori des textes conciliaires — sinon
EMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE
67
il y a dénaturation, puisque le sens que la conscience fiduciale
peut donner à une lecture transhistorique des textes passe tout
entier dans la reconnaissance de l’unicité transcendante du
Révélateur en personne. La transhistoricité du sens — même s’il
y a divergence pour savoir quel sens particulier il faut attribuer
aux épisodes du texte — est la forme objectivée de l’exigence de
l’unicité du Révélateur. L’aspiration à une révélation unique, la
déclaration qu’elle est réalisée dans le texte — et cela
indépendamment de telle ou telle interprétation du contenu du
texte — est la marque objective de l’attente a priori du
Révélateur, dans la réalité de la conscience fiduciale.
Mais il ne faudrait pas que l’attachement à une lecture
transhistorique — qui n’est que relative aussi — soit un prétexte
pour soustraire le texte à une étude historico-critique et pour
vouloir rejeter le jugement de la philosophie à son sujet, arguant
qu’il y aurait orgueil à vouloir égaler la « Parole de Dieu », et
blasphème à la soumettre au discernement de la Raison. Puisque
c’est la conscience fiduciale qui s’exprime dans la Bible, il est
tout naturel qu’elle se juge elle-même, reconnaisse sa valeur, ses
progrès et ses faiblesses.
B. LES ANTAGONISMES DE LA PENSEE D’ALLIANCE.
1. Déduction des antagonismes.
Dans l’ordre du Logos, c’est par la façon dont Parménide
pose — ou plutôt que la tradition a estimé qu’il posait — l’unicité
de l’être et ses propriétés, face aux multiples dénominations par
lesquelles les penseurs ioniens tentaient d’expliquer la nature,
que sont nées les antinomies du Logos : celles de l’être et du
néant, de l’être et du devenir, de l’un et du multiple.
La pensée antinomique du Logos procède de la
méconnaissance de l’intelligibilité de la négation dans l’être. Là
où la négation est irrécusable, sous forme de distinction dans la
multiplicité des êtres, elle est regardée comme imperfection par
rapport à l’unité d’un être qui serait unique en son ordre ; là où
en tant que « distinction » elle peut être minimisée, comme dans
le changement et le devenir, elle est regardée comme apparence
ou simple reflet d’un idéal d’immuable Unité ; là où sa pensée
est contradictoire, comme non-être et comme opposition entre
l’être et le non-être, elle est tout simplement récusée et toute
68
ÉMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE
intelligibilité lui est déniée, alors que c’est l’usage qui en est fait
qui est en ce cas absurde. Mais au lieu de reconnaître l’absurdité
de ce « positionnement » de la négation en dehors de l’être, la
philosophie classique répudie — terme comportant une
négation — l’intelligibilité de la négation elle-même qui est dans
l’être, sans se rendre compte qu’en faisant cela, elle se contredit
exercitivement et se sert — en prétendant que son discours est
sensé — de la négation.
Dans l’ordre de l’Alliance, c’est par la façon dont les auteurs
du récit d’Abraham posent l’unicité de leur Dieu, face à la
multitude des dieux des autres peuples, desquels le peuple
d’Israël se sépare en raison de cette affirmation d’unicité, que
naissent les antagonismes de l’Alliance.
L’expérience d’Abraham est certes une expérience unique,
comme unique est notre concept « être » et unique son
intelligibilité, en ce sens que ce concept n’est pas de l’ordre des
autres concepts. Semblablement l’expérience humaine
concentrée par les écrivains hébreux en la personne d’Abraham,
n’est pas comparable aux multiples expériences des choses dans
le monde.
Parménide, séduit à juste titre par l’unicité de ce concept et
désireux d’en exprimer l’intelligibilité, « objectiva » ce concept
— ce qui est une maladresse —, en une réalité extérieure à sa
propre réalité de sujet pensant, en laquelle il se voit englobé à
l’instar des choses. Cette représentation objectivée de l’être,
qui nous figure une réalité unique et indivise, dénature notre
compréhension exercée de l’être et bannit de lui l’intelligibilité
de la négation, c’est-à-dire la conscience de l’altérité comme
structure relationnelle de l’Être. Mais cette objectivation
parménidienne est une étape inéliminable du progrès de la
pensée par laquelle l’histoire doit passer. Déraison serait de s’y
attarder.
Les auteurs bibliques, séduits à juste titre par l’unicité —
exemplaire — de la conscience de foi et désireux d’en exprimer
toute la valeur, « objectivèrent » sa réalité relationnelle — ce qui
est une maladresse historiquement obligée —, en une réalité
extérieure à l’homme croyant sous la forme d’une démarche de
Dieu envers Abraham et lui seul. Ce qui bannit d’elle,
semblablement à la pensée du Logos, l’intelligibilité de la
négation — sous cet aspect — et donc la conscience de
EMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE
69
l’universalité (non pas une universalité conceptuelle liée à
l’imperfection, mais l’universalité du nécessaire, c’est-à-dire sa
présence en tout homme comme être) de l’altérité comme
structure relationnelle de l’être, tout en posant sa réalité en une
relation particulière.
L’unicité de la révélation à Abraham et sans doute aussi
l’unicité propre à son Dieu a son fondement conceptuel dans
l’unicité subjective du sujet croyant alors que celui-ci n’est pas
unique en son être ontologique, mais un « homme parmi les
hommes ». Cette unicité subjective objectivée ne peut donc
répondre à l’exigence d’unicité objective de la relation de
révélation requise par la conscience fiduciale. Celle-ci, analysée
réflexivement, fait une place à l’intelligibilité de la négation
relationnelle tant en Dieu qu’en l’homme, autant qu’entre l’Un et
l’autre. En effet d’une part, l’idée réflexive a priori de révélation
de Dieu — distincte de l’idée de création et de l’intelligence de
ce qu’elle est — requiert bien l’unicité de la démarche révélatrice
et du révélateur. Mais d’autre part elle ne la requiert pas en
raison du fait historiquement unique de l’éclosion de l’idée
monothéiste et de son développement culturel, mais bien plutôt
en raison d’une nécessité conjointe, tant de la part de Dieu en
raison de son unicité transcendante que de la part de l’homme en
raison de l’impérieuse unicité historique contingente du « sujet
révélateur ». Et comme réflexive, cette idée de révélation en un
révélateur unique pose doublement l’altérité dans l’être. D’une
part elle pose en Dieu une structure relationnelle en vertu de
laquelle la relation révélatrice est possible et d’autre part
s’adressant à tout homme selon sa relationnalité historique
temporalisée, elle pose l’universalité, pour tout homme, de la
révélation et l’universalité, pour tout homme, de la promesse de
Dieu qu’elle « annonce ». Ce qui a priori n’est pas le cas pour ce
qu’on appelle — mais on donne alors au mot un autre sens — la
révélation faite à Abraham ou à Moïse.
En un stade objectif, lorsque l’homme se donne « sa »
révélation, il pose l’unicité de cette révélation parce qu’il
s’estime « seul » croyant et bien que forgeant l’idée d’un Dieu
qui se révèle à lui et s’engage envers lui, il lui est impossible de
poser en Dieu, sous forme de structure interpersonnelle la
condition de possibilité de cette révélation. Celle-ci lui semble
aller « de soi » parce qu’elle est la forme objective de sa
spontanéité de croyant. Il ne pose pas non plus l’universalité de
70
ÉMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE
cette révélation puisque son unicité procède de sa séparation, en
tant que croyant, d’avec ceux qui sont à ses yeux incroyants ou
malcroyants.
L’antagonisme interne à la pensée objective d’Alliance
prend corps dans le fait de prêter à Dieu un choix envers un
peuple réel parmi d’autres peuples réels, alors qu’en réalité il y a
un « choix » humain, celui du peuple d’Israël, non pour « un »
Dieu parmi d’autres dieux, mais pour l’idée d’un Dieu unique et
d’une vie humaine qui s’y accorde, plutôt que pour une
multiplicité de divinités. L’affirmation réflexive d’un Dieu
unique ne ferait pas de différence entre un homme et un autre
homme, entre un peuple et un autre peuple devant Dieu, car un
Dieu unique parce qu’il est Dieu n’a qu’une même conduite
divine envers tous les peuples quelles que soient leurs
particularités. Elle n’objective pas dans le rapport que Dieu a
avec elle l’unicité historique de son invention religieuse sous la
forme d’une relation unique voulue par Dieu avec elle. Elle
reconnaît par là le fait de l’altérité devant Dieu, dans une même
relation de Dieu aux hommes, ici celle de la révélation.
Mais l’unicité historique de la foi d’Israël est un fait dans
l’ordre de la Création, fait unique en son genre dont Dieu usera
pour se révéler. Israël par sa « foi » est la chance de Dieu pour sa
révélation. Dieu ne la laissera pas passer ni se perdre, puisqu’il
est aussi le Créateur de ce fait. Par là sur le plan de la création
qui porte l’histoire il y a une relation particulière de Dieu à
Israël, mais il n’y a pas une intervention de Dieu dans l’histoire
qui est tout entière son œuvre pour « choisir » Israël. (On ne peut
en effet pas concevoir réflexivement une « action » d’un être qui
intervient dans sa propre action. Il n’y a pour Dieu qu’une action
et elle est créatrice et non pas interventionniste.) Les représentations bibliques d’une intervention sont des objectivations d’une
relation plus profonde sur le plan de laquelle l’action de Dieu
s’accomplit. C’est le « fait même de l’objectivation de foi » qui
est l’étape préparatoire indispensable à la révélation transcendante, la mise en condition préalable de l’homme, mais une mise
en condition qui en raison de la « déficience » constitutive de la
conscience portée à l’objectivisme comporte la possibilité d’un
« blocage sur soi ».
L’« objectivation » en effet, par l’attitude mentale qu’elle
implique, permet de ne pas s’interroger au-delà de l’image qu’on
se donne ainsi de Dieu. Elle est posée comme un absolu
EMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE
71
indépassable. Il y a blocage en sa position. Certes on ne peut pas
poser a priori l’existence d’un dépassement indéfini de toute
vérité, mais cette image d’un Dieu, unique et universel qui
« choisit » un peuple est-elle suspensive de toute interrogation
nouvelle quant à son intelligibilité ? En posant un Dieu unique
et universel, est-ce que je ne m’interdis pas de poser aussi l’idée
qu’il me « choisit » (moi en particulier) ou un peuple quelconque
? En le posant comme Dieu universel et unique et cependant
dans une certaine relation envers moi, est-ce que je ne pose pas
aussi cette même relation universellement particulière envers
tous les hommes, même s’il se fait que j’ai pris conscience de
cette relation universelle de Dieu à l’homme en des circonstances
qui me sont humainement particulières et à l’origine exclusive ?
Il résulte de cela que je ne dois pas penser ma particularité
historique pour l’essence de cette relation de Dieu à moi. Si enfin
je me représente cette relation comme une relation de révélation
et d’Alliance, ne dois-je pas m’interroger sur ce qui en Dieu
même rend Dieu capable de se révéler et de créer préalablement
un être capable de croire en lui ?
Et si je pose ces questions ou qu’on me les pose, les aurai-je
valablement résolues en proclamant que Dieu peut tout et que
rien ne lui est impossible ? Par un tel argument à l’emportepièce, je justifierais tout ce que je puis imaginer au sujet de Dieu,
même ce qui serait sans fondement, même au-delà de toute
pensée. J’en tirerais même une sorte de vanité montrant en plus
combien je pense que Dieu est grand au-delà de toute mesure !
Mais cette invocation d’une toute-puissance divine sans norme
ne me dispense-t-elle pas à bon compte d’un effort exigeant de
compréhension et de dépassement d’une telle idée de ce Dieu
tout-puissant ? Puis-je au nom de cette toute-puissance arbitraire
justifier une impossible élection dans le temps, compte tenu de
l’universelle transcendance de Dieu ? Ne fais-je pas alors
réapparaître un blocage dont je suis responsable et qui doit
m’être imputé comme une démission de ma pensée de croyant ?
En revanche si la relation de Dieu à l’homme est non
seulement envisagée comme étant celle d’une création, mais
comme celle d’une révélation de Dieu, puisque l’homme peut
découvrir en lui sa propre dimension fiduciale, non seulement
envers son semblable, mais à l’égard de Dieu, une pensée
réflexive se doit alors de concevoir cette révélation comme
valable pour tous les hommes, d’un autre ordre que celui de la
72
ÉMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE
création, mais universelle aussi, puisque elle est l’œuvre d’un
Dieu unique par rapport aux hommes. Puisque Dieu est unique,
s’il s’engage en une relation envers un homme, il s’engage selon
ce même type de relation envers tout homme.
Mais si l’homme, comme individu particulier et comme
peuple, « objective » sa prise de conscience personnelle de son
être fiducial envers un Dieu unique créateur universel — prise de
conscience qui le différencie d’autres dans l’histoire — et donc
attribue à l’action de Dieu selon un mode de relation fiduciale,
l’unicité de son génie historique, il traduira anticipativement —
sans mauvaise foi ni duplicité — la démarche révélatrice
possible de Dieu envers lui, fondée en l’essence divine d’un côté
et justifiée en la conscience humaine par sa nature fiduciale d’un
autre côté, sous la forme d’un « choix » de Dieu qui le sépare
d’avec les autres hommes ou peuples, précisément par cette
relation de révélation qui doit pourtant par essence avoir une
destination universelle.
Il y a donc antagonisme entre l’idée d’un Dieu unique et
universel d’une part, mais qui d’autre part ne se révèle qu’en
s’engageant en une alliance particulière avec un homme ou un
peuple : alliance exclusive, tout en ne pouvant cependant pas
exclure entièrement d’une semblable relation les hommes des
autres peuples, mais en ne les pouvant inclure cependant au
même titre que lui, sans rendre incompréhensible l’évidence
historique d’une disparité entre son monothéisme et le
polythéisme des autres.
Cet antagonisme rend compte de la formule — que l’on
dégage souvent de la Bible et qui est paradoxale comme est
paradoxale l’affirmation de la multiplicité des êtres dans l’unité
de l’Être — que les Nations sont aussi bénies en l’élection unique
d’Israël. Il y a alors synthèse de l’action divine envers le peuple
choisi et les autres peuples par « subordination » ou médiation,
tout comme dans la philosophie classique il y a subordination du
multiple à l’Un. L’un rayonne dans le multiple : l’Alliance
particulière rayonne parmi les autres peuples qui en acceptant ce
rayonnement rejoignent à leur tour Dieu.
En parallèle à la triple formulation de l’antinomie unitaire du
Logos : l’Être et le néant, l’Être et le devenir, l’Un et le Multiple,
nous pourrions proposer une triple formulation de l’antagonisme
unitaire d’Alliance.
EMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE
73
1°) l’être du Dieu d’Israël et le néant des autres dieux, avec
comme conséquence que l’unité de Dieu en Dieu est affirmée
telle et de même nature que l’unité de Dieu par rapport à
Israël. C’est là l’antagonisme premier et majeur. Son
objectivisme est tel — par objectivation de l’altérité fiduciale en
équivalence avec l’objectivation du concept représentatif de
l’être — qu’il peut devenir destructeur de la foi elle-même, tout
comme l’objectivation parménidienne condamne à mort toute
connaissance philosophique du Réel ;
2°) la « pré-férence » pour l’être d’Israël et la « postférence » pour le devenir des nations ;
3°) l’élection d’Israël et la bénédiction en elle des Nations. Il
y a objectivisme et antagonisme en ce cas, si le « en elle » est
compris comme une inclusion d’un groupe dans un autre groupe,
plutôt que selon une relation de communication de vie et
d’engendrement.
2. Evolution à partir des antagonismes vers le
stade des conciliations harmoniques.
a. Une conscience fiduciale objective comme condition
de possibilité historique d’une révélation : l’Israël
biblique.
Le dépassement de l’objectivisme du Logos et des
antinomies se fait par la reconnaissance de la relationnalité
universelle de l’être : l’être est structure d’êtres par
communication de l’être. Le dépassement de l’objectivisme de
l’Alliance et de son antagonisme unitaire interne se fait par la
reconnaissance, non de la relationnalité comme telle, puisqu’elle
est posée dans la structure d’Alliance, mais de son universalité
ontologique en l’homme et en Dieu. Seul Israël a compris avec
génie le sens profond de l’œuvre de Dieu pour lui, mais le fait
qu’il fut le seul à le comprendre n’entraîne pas que cette œuvre
lui soit réservée exclusivement, ni qu’il soit intermédiaire obligé
pour son extension. Bien que la prise de conscience qu’Israël se
donna de cette œuvre soit indispensable à la nôtre en tant que
moment dialectique, cette œuvre en tant que divine est la même
envers tous. En tant qu’Israël témoigne par son vécu d’un
engagement d’Alliance de Dieu envers tous, on ne peut que
communier profondément à son génie religieux. Mais on ne peut
74
ÉMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE
s’arrêter au particularisme qui résulte d’un stade d’objectivisme
historique, c’est-à-dire d’une lecture empirique de cette Alliance.
Remarquons bien que lorsque nous parlons de l’Alliance,
d’engagement d’Alliance ou de structure d’Alliance, nous
n’analysons pas la valeur du contenu du contrat d’Alliance, c’està-dire de la loi ou du code de moralité et de spiritualité hébraïque
et juive (qui ne cessa de progresser en noblesse et universalité)
mais de l’alliance en tant que « forme a priori en la conscience
humaine » d’un type de relation entre Dieu et l’homme. De
même nous ne prêtons pas à cette alliance d’objectivité
historique autre que celle du fait que cette structure a priori s’est
exprimée historiquement dans l’histoire d’Israël, histoire
complexe, perdue pour une bonne part, mouvementée et
évolutive, traversée en elle-même de controverses au sujet de
l’objet de cette alliance (la terre et le peuple). Mais il n’est pas
dans notre propos de la contester sur le plan de l’objectivité à
ceux qui en sont persuadés. Cette persuasion est pour nous un
fait véritable et hautement significatif, sans lequel la conscience
fiduciale ne se serait jamais donnée d’image objectivée d’ellemême, condition historique préalable à la reconnaissance d’une
révélation divine objective et à une reprise réflexive de la
démarche fiduciale humaine face à cette initiative divine
révélatrice, celle qui eut lieu en Israël en la personne de Jésus, le
Christ de Dieu.
En leur ligne de pensée respective, Parménide et les gardiens
de la mémoire d’Abraham témoignent d’un même niveau
d’» émergence » par rapport à la pensée mythique, et d’un même
degré d’objectivisme par rapport à une conscience réflexive.
Parménide accrédite son affirmation de l’être en la présentant
dans son poème comme « inspirée par la divinité ». Ainsi la
triple tradition du texte biblique (yahviste, élohiste, sacerdotale)
présente la relation d’Abraham avec son Dieu comme une
démarche faite « par le Dieu même d’Abraham ».
Cette manière antique et encore actuelle pour l’homme de
fonder les affirmations qui lui paraissent absolues — ou qu’il
prétend rendre absolues — en les attribuant à la divinité qui lui
en fait don, est aisément perçue comme n’étant qu’un genre
littéraire quand il s’agit d’une pensée exprimant des vérités de
caractères universels, philosophiques ou scientifiques ayant leur
fondement dans l’expérience humaine individuelle.
EMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE
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Elle est par ailleurs plus difficilement démasquée, puis
reconnue sous son visage humain, quand elle exprime des vérités
d’ordre relationnel relevant de la conscience fiduciale et ayant
Dieu même comme objet. Ces dernières s’expriment en effet
alors naturellement sous la forme du dialogue et d’un dialogue
« avec » Dieu, c’est-à-dire dans lequel on fait de Dieu un
partenaire. Pour reconnaître que le dialogue avec la divinité n’est
qu’un genre littéraire, soutenu par des dispositions
psychologiques spéciales et supporté par une mentalité sociale
appropriée, dans lequel l’homme s’exprime à lui-même sa façon
personnelle de vivre ses rapports avec Dieu, il faut en un premier
temps apercevoir une incompatibilité entre le message attribué à
Dieu par l’homme et la nature même de Dieu. Ce qui suppose
une référence critique à la pensée philosophique, ainsi que le
faisait Socrate. Mais en restant sur le plan de la critique du
contenu de la prétendue révélation, on reste encore sur le plan de
la pensée objective, où s’attarda par exemple Spinoza, laquelle
est insuffisante pour juger en pleine lucidité l’action humaine, et
par analogie la prétendue action de Dieu. De plus à ce niveau de
critique le refus d’y reconnaître une révélation pourrait procéder
d’un préjugé mesquin et étroitement rationaliste, et traduire une
impuissance à reconnaître les exigences de la conscience
fiduciale déjà à l’œuvre lorsqu’elle se donne « son objet » ou son
message révélé. La conscience de foi prend en effet le sens qu’a
pour elle sa propre réalité existentielle et historique dans son
rapport avec Dieu, comme donné révélé, et elle lui imprime
progressivement la forme de son attente a priori de la révélation
effective ; ce qui permet au Révélateur de prendre cette
autorévélation comme support symbolique de l’intelligibilité
divine qu’il dévoile et à laquelle la conscience de foi est
ontologiquement préformée.
Il faut en une démarche seconde s’interroger sur la
possibilité même d’un pareil dialogue et sur le sens qu’un
dialogue putatif peut véhiculer. La réponse que l’homme donnera
dépendra de sa conception philosophique de Dieu. Dans la
perspective aristo-télicienne d’un Dieu que sa perfection enferme
en lui-même et qui ne peut entrer en relation avec l’homme sans
se nier comme l’être Parfait, toute idée d’une révélation de Dieu
à l’homme est réfutée comme radicalement impossible et la
conduite de foi est rejetée comme irrationnelle. Mais cette
philosophie classique n’est-elle pas elle aussi sujette à la critique
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ÉMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE
réflexive ? Certes oui, comme nous avons maintes fois eu
l’occasion de le démontrer. Un dialogue, même simplement
putatif, mais reconnu comme engendré par l’exigence de la
conscience fiduciale, postule une autre idée philosophique de
Dieu : celle précisément d’un Dieu qui a le pouvoir de se révéler
et qui en use. Ce qui ne veut pas dire que Dieu en use dans
l’objet que l’homme se donne en autorévélation, au contraire.
Une autre conception philosophique que celle de la philosophie
antique est donc ici postulée pour mettre en lumière l’expérience
humaine qu’Israël exprimait en la démarche d’Abraham et de
Moïse.
Disons qu’en leur stade objectivé, ou encore en leur stade
antinomique et antagoniste, la pensée du Logos et la pensée de
l’Alliance s’opposent radicalement dans la manière de concevoir
les rapports de Dieu à l’homme, mais non dans la manière de
concevoir Dieu en lui-même.
b. En identifiant le christianisme avec la révélation
transcendante on pose une condition d’impossibilité
à l’adhésion d’Israël à cette révélation.
En un stade ultérieur, l’idée philosophique implicite — ou
objectivement explicite seulement — d’un Dieu qui se révèle
affleure sur le plan de la critique réflexive en même temps que
l’interrogation sur la nature d’une conscience telle qu’elle pense
Dieu comme un être qui se révèle. En même temps que la
conscience s’interroge sur elle-même en tant que croyante — si
croyante qu’elle s’est donné sa révélation —, elle s’interroge sur
son idée de Dieu qui se révèle et requiert qu’en lui-même il soit
tel qu’il puisse se révéler : tout comme elle postule qu’en
elle-même, elle soit telle qu’elle puisse croire. Or si son idée de
« Dieu-en-lui-même » qu’elle se donne en « sa » révélation ne
diffère pas de celle d’une pensée non croyante, c’est que Dieu en
lui-même selon son idée n’est pas le Dieu qui est « divinement »
connaturel à sa réalité de conscience croyante. D’une part,
puisque cette conscience croyante comme telle est créature de
Dieu, Dieu comme créateur d’une telle conscience est et doit être
tel en lui-même qu’il puisse se révéler à elle. Or un Dieu, posé
en une unicité interne à sa divinité est un Dieu que la pensée
ferme sur lui-même. Il ne pourrait être ni créateur de conscience
isolée, moins encore créateur d’une conscience fiduciale, et
EMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE
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encore moins, voire absolument pas, un Dieu qui puisse se
révéler. Mais peut-on mettre des degrés dans une telle
impossibilité ? Sans doute, en proportion inverse des signes en
faveur de la thèse ! Créer, se révéler, diviniser sont actes de
communication d’être. Si Dieu n’était pas en lui-même acte pur
de communication d’être entre plusieurs, Il ne pourrait même pas
être créateur.
Seule une philosophie de la relation comme propriété de la
perfection de l’être peut fonder la possibilité rationnelle de la
Révélation de Dieu à l’homme tout en déterminant les conditions
d’authenticité de la conduite fiduciale. Seule, elle permet aussi
de comprendre — par voie herméneutique — comment la
« conscience de foi » et « l’œuvre de Dieu » se sont rencontrées
dans l’Histoire, en accomplissement d’un unique dessein de
Dieu : premièrement, la « conscience de foi » actualisée dans le
peuple d’Israël qui se donne en révélation la triple vérité
indissociable de la création, de l’exigence éthique et de sa
réalisation « messianique » ; deuxièmement, l’œuvre révélatrice
et divinisatrice que Dieu construit, sur le fondement de la
conscience de foi d’Israël, en la personne de Jésus. Aussi le
genre littéraire biblique ne nous autorise aucunement à affirmer
une quelconque révélation transcendante de Dieu à Abraham qui
aurait contenu de façon voilée l’annonce anticipée de la venue de
Jésus. Les Ecritures juives ne peuvent s’appliquer à Jésus de
manière significative que si elles ont d’abord, aujourd’hui
comme hier, un sens pour la vie du peuple juif, indépendamment
de tout rapport humain à Jésus comme révélateur de Dieu. Donc
c’est parce qu’elles ont d’abord un sens pour Jésus comme juif,
qu’elles peuvent être par lui, en une forme de midrash qui lui est
strictement personnel comme révélateur de Dieu, utilisées pour
révéler Dieu aux hommes.
***
Joseph Duponcheele : docteur en philosophie
Contact email : <mailto:[email protected]>
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