ÉMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE Nous lirons dans la Bible, miroir humain de la création de Dieu, la prédisposition de cette création en l’être de l’Homme à la divinisation et non la « préfiguration » ou l’annonce voilée par une quelconque confidence divine d’événements futurs qu’il faudrait ensuite pour être, dit-on, fidèle à Dieu, identifier comme en un jeu de solution d’énigmes. Nous ne nous arrêterons pas à ce que les hommes formulent dans ces textes, mais chercherons ce qu’ils révèlent de leur être par la production de tels textes. I. L’ARCHETYPE DU CROYANT : ABRAHAM La geste d’Abraham, qu’Israël a écrite de son ancêtre et en laquelle il a projeté rétrospectivement sa propre conscience de foi et ses propres adhésions à Dieu, afin de mieux les vivre en son présent et en son avenir, a donné lieu à beaucoup d’interprétations, suivant qu’on se laissait inspirer du judaïsme lui-même, du platonisme (Philon d’Alexandrie) ou d’une autre philosophie (Kierkegaard), voire d’un mysticisme romantique, ou de la religiosité commune. L’islam la recompose même à sa fantaisie. L’historien des religions aurait là une ample matière s’il voulait étudier le « personnage » d’Abraham selon les siècles et les cultures. Ce qui nous importe ici, c’est de retrouver dans ce texte ancien l’émergence de la structure fiduciale de la conscience humaine dans les événements qui y sont racontés. A. NATURE DE L’EXPERIENCE DE FOI D’ABRAHAM. 1. Obéir en aveugle ou bien coopérer au projet proposé. La question se résume pour l’essentiel en une disjonction. Faut-il comprendre la conduite d’Abraham envers Dieu comme une obéissance à un ordre de départ vers l’inconnu ou comme un accueil, en obligation éthique, d’une promesse en sa faveur et 2 ÉMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE pour son accomplissement, tout en acceptant les charges de l’Alliance qu’elle implique ? Remarquons d’abord que le récit en révélation qui nous parle d’Abraham est très différent des récits de révélation qu’on rencontre en d’autres cultures. D’une part, par exemple, les propriétés de l’Être que Parménide apprend des lèvres mêmes de la divinité ne sont autres que les propriétés de notre concept d’être, projetées devant lui comme une réalité objective telles : l’unité, l’immuabilité, l’éternité, l’incorruptibilité et celle de totalité circulaire d’uniforme densité. D’autres récits de révélation, de moindre teneur intellectuelle, l’informeront sur les secrets de la Nature, ou sur l’origine et le destin du monde, ou sur l’histoire des âmes après la mort. Ce sont des révélations de contenus de conscience objective. Le développement de la pensée les remplacera par des connaissances scientifiques méthodiquement établies et par des conceptions philosophiques plus rationnelles. D’autre part l’homme se découvrant croyant, c’està-dire capable de donner son adhésion à quelqu’un de libre qui s’engage envers lui, et s’il se comprend comme tel en face de la Divinité (Dieu, quelle que soit la qualité de l’idée qu’il s’en fait) se donne intuitivement dans le même acte l’idée de ce Dieu comme d’un « Dieu qui lui parle ». Il serait impossible à l’homme de se découvrir comme croyant et d’affirmer Dieu comme un « moteur immobile » à la manière d’Aristote. Les Grecs ont ignoré la profondeur de la relation de foi entre les personnes. Ils ont bien reconnu l’homme comme un être social et ils ont magnifié l’amitié, mais ils ont méconnu la foi conjugale, malgré quelques belles légendes et exemples de fidélités matrimoniales. Par là, ils n’ont pas su inventer de noblesse à l’amour humain comme le peuple juif a su le faire... de façon sublime. Dans le Cantique des cantiques, l’amour au cœur de l’homme et de la femme est « flamme de Yhwh » et non feu de passion sensuelle que la sagesse antique recommande d’apaiser ou d’éteindre. L’incapacité d’inventer la foi conjugale et de donner à l’amour humain sa noblesse rend l’homme incapable de se donner l’idée d’un Dieu qui lui parle. Les juifs ont inventé et l’amour humain et l’idée de Dieu qui parle et agit pour son peuple. Ils les ont même liés l’un à l’autre. En ce stade objectiviste, cette implication réciproque deviendra un « amalgame » en lequel la permanence du peuple est l’objet même de la EMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE 3 révélation. Il faudra différencier cet amalgame, devenu « blocage ». Ce que fera Jésus de Nazareth, de telle sorte qu’il nous est devenu possible de voir dans l’amour humain et familial l’image relationnelle de Dieu même, et la structure de son œuvre divinisatrice et pas seulement l’analogie de l’attachement de l’Éternel à « son » peuple, et l’objet même de cet attachement. C’est dans l’ambiance et le vécu du Cantique des cantiques, lié vitalement à l’enthousiasme de leur foi au Seigneur ressuscité, que les Apôtres, lors de la fête du « cinquantième jour » après la Pâque, « percevront » au-dessus de leur tête, comme une « Kipa céleste » ce qu’ils comprendront comme la présence d’une autre « flamme de Yhwh », celle de Dieu pour leur communauté et qui peut aussi être comprise comme celle qui est au cœur du Père et au cœur de sa Parole, éternelle en Dieu, humaine en Jésus, flamme qui éternellement fait exister la Personne de l’Esprit et qui préparera la divinisation de l’humanité, accueillie en Dieu par ce même Esprit en personne. On comprend dès lors que dans la tradition d’Israël l’histoire d’Abraham ait été structurée quant à son idée de Dieu-qui-parleà-l’homme sur le modèle de l’engagement conjugal. On nous y présente un Abraham qui donne comme contenu à l’engagement de Dieu envers lui ce qu’il pouvait concevoir comme de plus essentiel et de plus authentiquement don de l’» Éternel », à savoir la promesse d’une descendance. Abraham, selon le récit biblique — qui traduit le désir profond d’Israël —, se donne un Dieu qui lui promet ce qu’il y a de plus profondément désiré par son cœur d’homme et d’autant plus désiré que la femme élue pour épouse avance en âge. La difficulté à enfanter met ainsi en évidence le rôle de Dieu dans l’accomplissement du couple par l’enfant. Abraham, et plus encore Israël dans le souvenir qu’il cultive de son ancêtre, invente, dans l’Histoire, la plus grandiose idée de Dieu et la plus noble compréhension de l’initiative de Dieu envers l’homme : le don d’une descendance — à l’image de l’engagement conjugal — par lequel l’homme, ainsi qu’il le pensait, une fois dissous dans la mort, persiste encore en ses enfants, quelque peu semblable en cela à l’Éternel. Si l’Éternel demeure en lui-même, par le don de l’Éternel qu’est sa descendance, l’homme demeure en ceux qui restent après lui. A l’opposé des cultes polythéistes qui dispersent sur de multiples divinités les diverses composantes de l’existence humaine — divinités des forces de la nature, divinités de la 4 ÉMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE guerre et divinité de la fécondité — Israël rapporte toute son existence au seul et unique Éternel Dieu créateur, Dieu des armées et Dieu de sa postérité. L’Éternel est le Dieu de son avenir, en fidélité à ce qu’il fut comme Dieu de son passé. Cette première image de la pérennité de Dieu que l’homme perçoit dans l’expérience d’une vie « rassasiée de jours » et dans la succession des générations, se développera plus tard en l’idée de l’immortalité et de la résurrection. Dans l’Évangile cet achèvement de la générosité de Dieu gardera une structure conjugale et familiale, sur un autre plan de réalité certes, mais en analogie d’intelligibilité avec la pensée d’Abraham, celle d’un Dieu partie prenante de sa paternité. De la façon la plus concrète, la plus charnelle qui soit — selon les limites de sa conception de l’homme — Abraham se donne l’idée d’un Dieu qui est « communication de vie ». Dieu est cela en lui-même, et c’est la seule promesse qu’il peut faire à l’homme Abraham. Pour l’homme se découvrir comme un être de foi — même sous une forme objectivée — c’est penser nécessairement que Dieu s’engage envers l’homme et qu’il s’engage envers l’homme pour le faire exister plus qu’il n’est. C’est ce qu’Abraham exprime par sa foi en la promesse d’une descendance, c’est-à-dire en se donnant la possibilité de croire au Dieu qui s’engage par une promesse de descendance. Et s’il pouvait venir à l’esprit de certains de mettre en doute la conscience — quoique implicite dans le texte — de cet engagement de Dieu envers l’homme — époux-épouse : AbrahamSara — en vue de sa descendance et de ramener le sens du texte à magnifier une naissance inattendue et de faire ainsi en conséquence glisser le texte vers les penchants sacrificiels de la religiosité païenne, ils se verront détrompés par la confirmation que les auteurs font donner par Dieu à l’existence d’Isaac. Confirmation divine que Dieu donne dans un contexte religieux mortifère pour l’enfant, celui de l’offrande des prémices de la terre et de la femme. Cette gratitude religieuse conduit au sacrifice de l’enfant premier-né, mais cette conduite est désavouée définitivement par Dieu. Selon une mentalité sacerdotale on parlera cependant encore du sacrifice d’Isaac ou du sacrifice d’Abraham, pour souligner leur bonne qualité de serviteurs de Dieu, Isaac acceptant sa mort en obéissance à Dieu et Abraham renonçant à son amour paternel sur ordre divin. L’homme est ainsi mis à l’épreuve, dit-on, par EMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE 5 Dieu, jusqu’aux limites de l’absurde, sans qu’elles soient cependant franchies, et pour son exploit de soumission il se voit ensuite récompensé et glorifié en proportion devant les hommes. Dieu a maintes fois soumis ses serviteurs à l’épreuve et les a trouvés chaque fois « performants », valables à ses yeux ! Son autorité puissante est reconnue ; d’autorité puissante il les récompense ! A cette fascination de l’idée de puissance en laquelle nous nimbons notre idée de Dieu et en réponse à laquelle nous cultivons un idéal de soumission, le christianisme sacerdotal ajoute celle de réparation en justice envers cette puissance offensée par le péché de l’homme. Celui-ci ne consista-t-il pas précisément en un refus de soumission à l’origine mythique du monde ? Une telle lecture est proprement païenne parce qu’elle ne tient pas compte de l’engagement de Dieu pour la naissance d’Isaac. Même en prenant l’ordre de Dieu, imaginé par le scribe antique, pour un ordre véritable, compte tenu d’une certaine ambiguïté encore en la pensée d’Abraham, et non pour un simulacre récapitulant à ses yeux les prescriptions païennes du sacrifice du premier-né, prescriptions qu’Abraham aurait eu l’intention de faire démentir par Dieu-même, c’est-à-dire de façon catégorique et définitive ; même donc si nous commençons la lecture du texte en y voyant une « mise à l’épreuve » d’Abraham, on peut aussi voir la situation se renverser et dire qu’Abraham, par la sérénité et l’empressement à exécuter l’ordre reçu, met aussi à son tour Dieu « à l’épreuve ». Si Dieu le laisse aller jusqu’au bout, c’est-à-dire au meurtre de son fils, alors il n’est plus Dieu car il a trahi sa parole. A Isaac qui demande où est l’agneau du sacrifice, Abraham répond que Dieu y pourvoira. En fait l’auteur du texte fait agir Abraham comme un homme qui ne doute pas d’une nouvelle marque de l’engagement de Dieu pour l’enfant. Le Dieu d’Abraham n’est pas une divinité capricieuse devant qui on prend peur, qui exige l’accomplissement de ses désirs sous peine de représailles et récompense l’obéissance aveugle. Mais Dieu s’était engagé pour l’existence d’Isaac. Sa nouvelle démarche, bien que surprenante au début, ne pourrait que confirmer l’engagement initial ! On peut dire que s’il n’y avait pas eu cet engagement de Dieu pour Isaac, que si Dieu, comme d’autres divinités sanguinaires, lui avait demandé le sacrifice de son fils engendré sans problème d’une femme féconde, alors Abraham aurait argumenté et résisté avec noblesse à Dieu, 6 ÉMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE comme il le fit pour Sodome et Gomorrhe. Mais envers ces villes le texte ne nous montre pas que Dieu s’était engagé pour leur vie, au contraire. Il fallait alors pour Abraham obtenir un changement du projet divin. Pour Isaac en revanche Dieu s’est engagé pour qu’il existât et fondât un peuple. Il n’y a donc pas lieu pour Abraham à vouloir infléchir la volonté de Dieu pour qu’elle se déroule autrement que comme Dieu la conçoit mais que lui ignore. Il a foi en la fidélité de Dieu. Entre Dieu et lui il y a alliance pour la vie de l’enfant et l’avenir d’un peuple pour sa gloire et la sienne. Cela lui suffit. 2. L’abandon des projets de substitution ou le détour » quasi obligé » par les « Égypte ». Accueillir, en contractant alliance avec Dieu, la promesse d’une descendance, c’est se comprendre comme l’artisan d’un engendrement dont Dieu aussi est l’auteur. Afin que la promesse d’enfanter et d’habiter une terre se réalise donc selon l’esprit-del’Alliance-avec-Dieu, il faut à Abraham apprendre à entrer dans les vues de Dieu — auxquelles il a consenti et qui lui conviennent d’ailleurs parfaitement — et à se défaire des conceptions erronées de sa coopération. S’aimer entre époux et engendrer une descendance, habiter une terre que l’on peuple et que l’on fait fructifier par son travail est le lot commun de l’homme. Bien que pour beaucoup ce soit là une existence qui se traîne passivement, c’est d’abord et fondamentalement un devoir et un droit, pour l’homme qui se sait libre et responsable, c’est en outre une largesse de Dieu, un don de sa bonté, s’il se fait croyant. Ces divers niveaux d’adhésion à l’existence : a) la constatation que nous y sommes « embarqués », b) la reconnaissance en elle d’un devoir de liberté, c) son acceptation comme donation divine, ne sont pas incompatibles entre eux. Il ne faut surtout pas opposer — en des querelles qui affaiblissent nos énergies spirituelles — l’exigence rationnelle de liberté à vivre en une terre propre, même si on ne lui donne pas de signification fiduciale, et cette adhésion de foi en laquelle nous comprenons notre existence familiale en une terre comme une grâce de Dieu. D’une part le fait que la possession d’une terre et la paternité puissent être toutes deux comprises par le Croyant comme une EMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE 7 générosité divine ne rend pas caduc cet autre fait que c’est d’abord pour tous un devoir et un droit. De plus c’est parce que cette vie familiale en une terre est un donné premier et universel de l’existence, donné que l’homme élève à la dignité de devoir et de droit, que cette existence peut être vraiment comprise comme une grâce divine. D’autre part c’est en réponse à l’exigence du devoir que l’homme se fait à lui-même et en vertu d’un droit qu’autrui est tenu par devoir de lui reconnaître, que le fait de vivre familialement en une terre peut être aussi compris par l’homme comme une · de bonté de Dieu envers lui. Lorsque l’homme commence à croire en Dieu, il se donne comme signes de sa bonté la promesse d’une descendance et celle d’une terre en partage. Initialement, il conçoit cette double promesse — qui est naturellement en conformité avec sa double dimension d’être avec autrui et d’être au monde — comme une bienfaisance de Dieu immanente à l’ordre naturel des choses. Il y voit, de façon anthropomorphique, une largesse de la Nature et comme un don qui se « détache » de son auteur. Sur ce don il prélèvera une partie pour la rendre au donateur divin, à la fois pour reconnaître que celui-ci en est la source, pour le remercier et pour s’assurer les fruits d’une même générosité divine pour l’avenir. De là les multiples formes d’offrandes sacrificielles, faites aux dieux et aux déesses, des prémices de toute fécondité, de la terre nourricière, de la vie animale et du couple humain. Marquant un passage du polythéisme au monothéisme — passage unique dans l’histoire, si pas comme origine absolue, du moins en ayant assuré la survie de cette décisive mutation religieuse — Abraham ou le peuple hébreu oriente d’abord vers l’Éternel seul toutes ces conduites de la religiosité païenne. Mais en focalisant ces conduites païennes sur l’unique Éternel dans une perspective fiduciale, Abraham et le peuple hébreu sont amenés à en modifier la signification et par là à construire de plus en plus adéquatement l’attitude de foi authentique. En celleci l’homme comprend que Dieu ne se sépare pas de son « don », non parce qu’il se réserverait ainsi une possibilité de le reprendre mais parce qu’il s’engage lui-même dans le don qu’il fait. De cette façon son don est vraiment « à nous » et non seulement parce qu’il se serait détaché du donateur, mais parce que le donateur lui-même « suit » le chemin de son don « vers nous ». En conséquence nous ne recevons un tel don dans sa vérité de don que quand nous nous l’approprions tout entier, sans aucune 8 ÉMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE idée d’en rétrocéder une partie au donateur divin, car ce serait alors repousser Dieu, puisqu’il se met dans son don. En rendre une partie à Dieu c’est dédouaner le reste du don de sa présence et l’évacuer de la partie que nous gardons. La foi achevée au contraire est l’acceptation entière de l’engagement total de l’autre. En une telle foi nous nous engageons aussi totalement pour l’autre et en cet engagement nous trouvons notre accomplissement. La conscience fiduciale conçoit nécessairement le révélateur comme celui qui s’engage « pour elle°», et lui dit : « pour toi », « Lekha ». Entre le Dieu « de sa foi+» et sa réalité de croyant, l’homme comprend qu’il y a alliance et que cette alliance comporte en elle son propre esprit, son enseignement, son instruction de vie, bref sa Torah, c’est-àdire la reconnaissance spirituelle de la présence de Dieu en toute la vie. Mais entre la première perception de la promesse et le scellement irrévocable de l’alliance, c’est-à-dire entre le moment de l’éclosion de la conscience de foi et sa maturité confirmée il y a détour et séjour « aux Égyptes », c’est-à-dire une étape intermédiaire de vie encore traversée par des idées, des opinions, des conduites marquées par un objectivisme aliénant. Cet objectivisme s’oppose à la conscience de foi, ou entrave ses propres dépassements d’elle-même. De ce progrès dialectique nous trouvons l’archétype dans l’histoire hébraïque (non dans l’histoire chrétienne ou musulmane) d’Abraham. De nombreuses traductions, depuis l’Antiquité grecque, ont tenté de rendre avec fidélité le texte hébraïque. Le souci de respecter la lettre ajoute parfois encore à l’ambiguïté d’une pensée archaïque aux concepts riches mais indifférenciés. De là la possibilité des multiples commentaires selon les tendances religieuses ou philosophiques des lecteurs. Nous ne pouvons pas plus qu’eux échapper à la nécessité de choisir notre sens du texte. Au moins voulons-nous le choisir selon des critères de nous connus et justifiés par d’autres raisons que celles qu’une lecture naïve prétend reconnaître directement dans le texte luimême. Nous proposons la transposition suivante : Va pour toi, hors de ta terre : du lieu de ton enfantement et de la maison de ton père, vers la terre que je te ferai voir. EMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE 9 Je te façonnerai en nation grande, Je t’avantagerai et je ferai grandir ton nom. Sois (pour) bénédiction. J’avantagerai ceux qui te béniront, et qui t’outragera je le réprouverai. Et elles se béniront par toi toutes les familles du sol (en se souhaitant les avantages que je donne). (Gen 12) Lekh lekha. « Va pour toi ». Rachi de Troyes interprète avec perspicacité qu’Abram va « pour son bien et pour son bonheur ». L’ordre divin n’a pas comme but l’intérêt de Dieu, mais l’intérêt d’Abraham. Cet ordre ne ressemble pas à celui d’un maître qui tirera avantage de son exécution et récompensera pour cela son serviteur, mais il s’apparente à celui qu’entend la fiancée de la part de son fiancé lorsque celui-ci l’invite dans la rectitude de l’amour à « aller pour elle » au devant de la vie, vers son accomplissement. Le langage du Cantique des cantiques fixera cette intuition dans les mêmes termes que les auteurs de la Genèse. Les commentateurs juifs la poursuivront en rapprochant ces deux expériences. C’est là une tradition constante, si pas exclusive et unique, dans la pensée juive que de comprendre les rapports de Dieu à l’homme, non en décalque, mais en paradigme des rapports de l’homme à la femme aimée pour laquelle il veut vivre. Certes nous trouvons aussi dans la Bible une compréhension sociale, institutionnelle, sacrificielle des rapports Dieu-Homme. Et elle est sociologiquement importante ! La catégorie du maître et du serviteur et l’idéal des vertus spécifiques de cette relation peuvent aussi permettre une approche de la conscience de foi et donc une certaine expression de la vie fiduciale. Mais ce mode de compréhension de la fiducialité théologale n’atteindra jamais la même intelligibilité qu’autorise une interprétation conjugale et familiale. Il pourra même se durcir, se poser en exégèse prépondérante et prévalante, vu une quadruple complicité secrète entre le caractère « hiérarchique » propre à cette relation sociale, la tyrannie idéologique qu’exerce sur l’esprit le faux idéal de l’Unité indivisionnelle, une représentation infantile de la Transcendance divine sous les traits de la seule autorité paternelle et l’une ou l’autre forme monarchique du pouvoir politique ou religieux. Lorsque le modèle hiérarchique : « supérieur-inférieur », des relations sociales prévaut, en raison d’une similitude au premier 10 ÉMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE abord très marquée avec le décalage qui existe entre le Créateur et la Créature, et qu’il l’emporte « institutionnellement » sur le modèle conjugal, plus facilement sujet à une compréhension psychologique ambiguë, alors le développement de notre idée fiduciale de Dieu se trouve bloqué en des représentations primaires et pauvres, foncièrement inadéquates à l’intelligence d’une quelconque révélation. Malgré son importance « quantitative » dans l’organisation des religions, l’analogie sociale de la foi ne dévoile pas avec autant de profondeur que l’analogie conjugale la nature « qualitative » véritable de la relation de Dieu à l’homme. La raison de cette disparité entre les deux modèles interprétatifs est assez simple, c’est que l’interprétation « sociale », à la différence de l’interprétation « conjugale » ne dispose pas d’une assise ontologique, mais seulement d’un support sociologique extérieur. La valeur ontologique de la relation : hommefemme, en raison de son fondement en Dieu-même — pour qui est apte à le percevoir — permet au contraire à une interprétation « conjugale » de la foi, de mieux nous en « révéler » sa nature profonde. De plus si le modèle de société hiérarchique se disloque sous les contingences de l’histoire, et perd de sa valeur temporairement idéalisée, l’interprétation sociale de la relation de foi se voit durement éprouvée, tandis que la relation conjugale et familiale, quelles que soient ses propres avanies, restera toujours l’objet d’un approfondissement moral possible, et par là le support le plus solide de la foi théologale. Hors de ta terre. Elle n’est pas triple mais double, la réalité qu’Abram va laisser : une terre natale et une ascendance, car le premier terme « ta terre » est explicité par le ou les deux suivants. Mais triple sera la promesse : une terre, une descendance et, faute d’un meilleur mot, disons une « bénédiction », c’est-à-dire une dotation, un héritage avantageux pour tous, une gratification divine léguée en permanence au peuple. Cette dotation, cet avantage, n’est autre que la réalité même et l’esprit de la Torah impliqué dans le fait que la terre et la descendance sont comprises comme œuvre de bonté de Dieu. En effet la Torah avant d’être une législation réside d’abord au cœur de l’homme dans le sens de sa paternité humaine en tant que celle-ci est vécue dans la conscience de la paternité créatrice de Dieu. EMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE 11 Du lieu de ton enfantement et de la maison de ton père. Depuis Philon d’Alexandrie, l’ordre du départ fut souvent interprété, sinon toujours dans une optique platonicienne, du moins dans une mentalité qui s’en inspire : celle d’un détachement des liens affectifs qui nous sont chers. Dieu demanderait qu’on les brise afin de suivre ses volontés ! Nous déplorons à nouveau cette complicité entre deux compréhensions réductionnistes de la rationalité et de la fiducialité humaine. D’une part « l’idéal », d’inspiration grecque, qui se veut être un détachement général d’avec « le sensible en tant que tel », lieu de nos relations humaines, est faux et appauvrissant. Compréhensible comme réaction morale à l’encontre des perversions du monde antique, et représentant un certain progrès de la pensée face à un empirisme omniprésent, cet « idéal » est cependant un obstacle à la découverte de la vérité spirituelle de nos relations humaines. D’autre part, dans le récit biblique, il s’agit tout au plus de prendre ses distances à l’égard d’un lien affectif particulier, celui du milieu paternel, au cas où sa présence alourdie ne permettrait pas à l’homme de s’accomplir selon sa vocation personnelle, ou tout simplement ne conviendrait pas à ses projets. Ce départ d’Abram n’a pas pour essence d’être le prototype d’un détachement général, mais bien plutôt d’être le signe d’une éclosion de vie. Il n’est pas un arrachement — perçu comme sacrifice dans un contexte religieux — mais un épanouissement. Il ne procède pas d’une invite — ou d’un ordre — à un renoncement à la vie familiale comme telle, mais il conduit à un enracinement plus prononcé en elle d’où va naître la Torah. Vers la terre que je te ferai voir. En effet Abram est appelé à la paternité en la terre de ses fils non en la terre de ses pères, en laquelle il n’est que « fils » et c’est vers cette terre de ses fils qu’il se dirige afin d’y être père d’une façon plus significative. Aussi la séparation entre les générations a cette fois une profondeur inhabituelle, car la paternité revêt aux yeux d’Abram une signification qui n’était pas partagée en son milieu natal. Elle est don de Dieu et Dieu en est partie prenante. C’est au fond l’attitude novatrice d’Abram devant la paternité humaine, révélatrice de l’engagement de Dieu, qui est la raison profonde de son départ. Comment rendre compte de cette nouveauté ? 12 ÉMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE Un enseignement rabbinique soutient que, si les pères engendrent leurs fils, les fils sont les « constructeurs » de leurs pères (Benekha-bounekha). La participation des fils à l’édification des pères renverse contradictoirement la conception « successive et morcelée » de la paternité comprise comme un simple renouvellement des générations. Elle fait de la paternité et de la filialité une relation constitutive de la personne. Il suit alors que la relation conjugale l’est aussi et que la filialité est une relation ontologiquement double : au père et à la mère. Dans la mesure où la structure familiale est perçue comme constitutive de la personne humaine ou que l’homme comprend que c’est en elle qu’il se constitue comme personne humaine, il devient compréhensible que c’est aussi par rapport à cette structure familiale qu’il estimera que Dieu puisse s’engager envers lui. Et certes il ne se trompe pas s’il se dit ainsi à luimême — sous forme d’une parole que Dieu lui adresse — le sens profond de l’œuvre créatrice. Réciproquement, c’est dans la mesure où l’homme et la femme comprennent qu’ils s’engagent l’un envers l’autre pour leur accomplissement en une descendance, qu’ils estimeront que Dieu, s’il s’engage envers eux, s’engagera aussi en vue de leur descendance. Dieu sera en quelque sorte pour eux partie prenante, partie contractante et en alliance avec eux, pour leur accomplissement réciproque, par leurs enfants. Je te façonnerai en nation grande. Je t’avantagerai (je te bénirai) et je ferai grandir ton nom. C’est dans le surcroît de signification, que revêt sa paternité lorsque précisément Abram la comprend comme une grâce divine, que consiste l’avantage de la « bénédiction » divine et l’accroissement de son nom. Dieu comme Créateur est partie prenante de toute paternité humaine, que l’homme le sache ou non. De cette vérité l’homme peut prendre doublement conscience : soit sur un mode fiducial de pensée, en une démarche partiellement inadéquate si on la fige dans un réalisme objectiviste, soit sur un mode réflexif qui y voit la forme analogique et la condition a priori d’un engagement fiducial de Dieu lui-même. Cette prise de conscience peut à juste titre être considérée comme une générosité, un bienfait du Créateur immanent à sa création même. L’homme peut alors très exactement se EMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE 13 dire qu’il est en lui-même en sa réalité la parole que Dieu lui adresse et considérer le sens de sa vie comme un projet de Dieu envers lui, pourvu qu’il ne donne pas une signification empirique, particularisée à cette vérité universelle. Seule la prise de conscience qu’il s’en donne est particulière et ce caractère particulier ne peut être transféré à Dieu sans fausser la vérité ainsi proclamée et enclencher les antagonismes de la pensée d’Alliance. Qu’on ne pense pas que nous prêtions à Abram ou aux auteurs de ce récit les idées d’une philosophie relationnelle du XXe siècle. Nous ne pouvons prêter raisonnablement à aucun homme une connaissance d’événements du futur. Les prophéties dans les textes anciens touchant des événements historiques ne sont que des « rétrophéties », c’est-à-dire des projections dans le passé de connaissances déjà actualisées. Ainsi les « bénédictions prophétiques » de Jacob sur ses fils et sur ceux de Joseph supposent chez l’auteur du texte une connaissance bien assurée de l’implantation d’Israël en la terre de Canaan. Ainsi les auteurs du récit d’Abram peuvent-ils constater déjà l’expansion démographique et la sédentarisation du clan ancestral. En elles, ils voient des faveurs de leur Dieu et ils transmutent en promesses divines — qu’ils peuvent par là prétendre accomplies — tous les souvenirs de la tribu des pasteurs patriarcaux. Quelle que soit la « localisation » qu’ils accordent à leurs pensées dans une chronologie reconstituée et quel que soit le genre littéraire narratif ou théophanique ou épique ou autre encore qu’ils adoptent, peu importe ! Ces pensées ont été pensées et demeurent pensables. Le sens originel du texte comporte donc tout cela, mais rien de plus. Par la suite il sera fait usage de ces textes pour donner une signification à des événements plus récents et les valoriser de l’autorité du passé. En retour ces événements donnent aux textes une nouvelle signification. C’est alors comme si nous nous trouvions devant un autre texte, même si matériellement il ne change pas. Autre est donc le texte selon la pensée de leurs auteurs ; autre le texte pour qui voit dans les promesses qu’ils ont écrites l’annonce du Christ de Dieu en Jésus, autre le texte où la bénédiction promise en Abraham aux nations s’accomplirait dans le fait que trois grandes religions monothéistes le revendiqueraient comme leur ancêtre spirituel. 14 ÉMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE Quant à nous, nous préférons rechercher la valeur actuelle de ce texte non dans le dire mystificateur d’avoir pu anticiper sur des événements futurs connus des auteurs ou des lecteurs, mais bien dans la mémoire qu’il garde, par-delà les subjectivités des rédacteurs et des commentateurs, d’un indéniable progrès moral qu’il contribua à maintenir. Il est la trace incontournable d’un vécu humain durable et non événementiel. C’est une expérience humaine en ce qu’elle peut avoir d’universel qui en fait le prix et non ses formes culturelles éphémères et révolues. Or tout au long du texte, le cadre de l’expérience humaine est celui d’une famille, d’un couple et de son fils, selon l’écho qu’ils ont laissé à leurs lointains descendants, en interaction avec l’idéal de vie que ceux-ci ont projeté sur leurs ancêtres. C’est pourquoi nous affirmons que c’est à propos de la réalité familiale de l’homme que s’est opérée avec Abraham une mutation morale, agissant comme une rupture et une vocation, comprise comme une révélation, puisqu’elle consistait effectivement dans la prise de conscience sur un mode fiducial de l’engagement réel de Dieu en la paternité conjointe de l’homme. De cette prise de conscience résultait naturellement l’obligation pour les parents d’enseigner à leurs fils la paternité de Dieu à leur égard, paternité non pas particulière mais universelle de génération en génération. En cet enseignement donné aux fils sur le sens de la paternité dont ils procèdent s’achève aussi l’actualisation du sens profond de la paternité humaine. Ainsi prenait corps la « Torah » qui est l’esprit même de l’Alliance de Dieu avec l’homme, en raison de sa participation divine à sa descendance humaine. L’enseignement de la Torah revient à dire aux enfants ce qu’ils sont de par leur origine et ce qu’ils ont à faire pour en être dignes et reprendre dignement la responsabilité des pères. Elle est donc dans son objet l’enseignement aux fils du fait de la paternité de Dieu, de son sens dans la permanence du peuple et de ses implications pour la vie quotidienne. Elle est en même temps l’enseignement qui, assumé comme obligation morale, donne son plein sens à la paternité conjugale de l’homme. Toute la suite du récit d’Abraham nous fait vivre, jusqu’au sommet du mont Moryyah, une ascension vers la reconnaissance de cette paternité de Dieu donnant par sa présence sa vraie dimension à toute paternité humaine. Cette ascension progresse parallèlement à un dépassement continu d’une conception EMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE 15 simplement naturaliste de la reproduction. Les étapes en sont les affirmations renouvelées de cette promesse de paternité, tandis que s’éloignent de plus en plus les conditions naturelles de son accomplissement, et que la solution de rechange par le « détour » de la servante égyptienne de Sara se révèle inadéquate. La possibilité d’une descendance naturelle s’éloigne aussi lorsque Sara est enlevée à Abraham par Pharaon et/ou par le roi Abimèlèkh — que le fait se soit passé deux fois, ou qu’un même fait soit rapporté par deux traditions différentes, peu importe ! En cette circonstance, l’auteur fait intervenir Dieu pour que le couple se reforme. La duplication du récit marque l’importance de cette intervention. Et cette intervention de Dieu est déjà une « sortie d’Égypte ». Il ne s’agit plus seulement d’une promesse, qui n’a d’autre réalité encore que la parole prononcée, ni d’une simple confirmation par un signe — celui du feu entre les animaux partagés — qui lui est étranger, mais d’une action en faveur du couple lui-même. Le passage d’une conscience de paternité simplement « naturelle » à une conscience de paternité-en-alliance sera aussi marqué par la circoncision, et par le changement de noms imposé par Dieu à Abram et Saraï. Le changement de nom marque un changement profond de la réalité humaine du couple et il s’opère bien évidemment à l’égard de sa paternité : Abraham : père de multitude. Quant à la circoncision, elle a comme but de traduire de façon permanente la conscience d’une exigence divine dans la sexualité humaine et c’est comme circoncis qu’Abraham engendrera Isaac. Ce ne fut pas le cas pour Ismaël. Enfin et surtout il y aura la révélation de l’attachement de Dieu à la vie de l’Enfant, d’Ismaël d’abord, d’Isaac ensuite. En effet bien que la naissance d’Ismaël, fils de la servante égyptienne de Sara, ne puisse être tenue pour celle du fils de la promesse mais parce que sa vie, devenue pour cela sujet de division, est en danger, Dieu intervient encore et se révèle déjà ainsi comme le protecteur de l’Enfant. Faire intervenir Dieu en faveur de la vie menacée de l’enfant est bien là un procédé spontané pour montrer la valeur absolue que Dieu, comme Créateur, attache à sa vie, c’est-à-dire pour faire comprendre sa « part » de paternité, qui est première et totale. La vie d’Ismaël est menacée par des intrigues humaines, la vie d’Isaac est menacée par la résurgence d’une obligation religieuse sacrificielle. Menace plus terrible encore et qui a un caractère 16 ÉMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE sacré. En réduisant cette menace, la plus grave pour sa promesse — car en l’esprit d’Abraham, le Dieu de la foi lutte contre le Dieu de la religion — Dieu révèle définitivement sa paternité divine ou plutôt les auteurs du texte expriment, par l’exemple de leur ancêtre, la participation divine qui donne sa vraie dimension à la paternité humaine, lorsque sous le mode de la foi, l’homme reconnaît la « part » de Dieu. Sois bénédiction. J’avantagerai ceux qui te béniront, et qui t’outragera je le réprouverai. Et elles se béniront par toi toutes les familles du sol. Les mots « sois bénédiction » font partie du verset précédent. Si l’on considère que cet impératif prolonge le mouvement de pensée des affirmations antérieures, il marque dans la pensée de l’auteur le passage à l’acte sans tarder de l’intention de Dieu. Je te bénirai... sois béni. C’est chose faite ! Si l’on fait pencher cet impératif vers le verset suivant, il introduit à une autre forme de bénédiction : la bénédiction par l’homme. Celle-ci peut prendre une double forme : celle d’un service rendu effectivement à autrui et celle qui souhaite pour autrui la bénédiction de Dieu. Or il semble que ce soit à ces deux formes de bénédictions humaines que l’auteur fait allusion selon qu’elles se rapportent à Abraham. Dieu, après avoir comblé Abram de sa triple bénédiction divine, lui garantit la double bénédiction des hommes. D’une part, ceux qui avantageront Abram seront avantagés par Dieu, ceux qui lui nuiront en éprouveront dommage et d’autre part, par Abram, en le citant en exemple comme l’homme béni de Dieu par excellence, et en argumentant de son nom devant Dieu, les hommes se souhaiteront mutuellement les bénédictions dont il a été gratifié. La tradition chrétienne se donne un texte qui n’est guère d’inspiration hébraïque lorsqu’elle lit la forme réfléchie du verbe « bénir » ou « avantager » comme une forme passive et voit dans cette dernière bénédiction la promesse d’un rédempteur universel pour toutes les nations de la terre, ainsi bénies dans la postérité d’Abraham. Le texte est matériellement utilisé pour traduire une vérité qu’il n’envisage pas et qui n’est pas de l’ordre de ses préoccupations. Mais en se bénissant « par Abram » les hommes le reconnaissent avec plus ou moins de profondeur comme un modèle et EMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE 17 un idéal de foi. Et certes cette adhésion, à l’exemple d’Abram, à une compréhension fiduciale de la paternité-en-alliance-avecDieu est une véritable bénédiction du Créateur. Le texte de la Bible ne va pas au-delà. Mais la vérité qu’il énonce en la forme de promesse divine à Abram est universelle et à ce titre elle est encore valable aujourd’hui. Elle est en outre la condition a priori de l’accueil d’une révélation de Dieu même, en laquelle il s’engagerait en une communication de vie qui parachèverait son œuvre créatrice au-delà d’elle-même. Mais l’événement de cette révélation qui se réalisa en Jésus ne peut en aucune manière être préfiguré dans cette bénédiction, même si le texte peut être naturellement utilisé pour affirmer qu’en cette « révélation en Jésus » toutes les nations de la terre sont bénies « aussi » par Dieu. Mais entre ces deux « bénédictions » il y a rupture d’ordre et changement de plan de réalité. Et la grandeur de cette « nouvelle » promesse est telle que la majesté du texte « ancien » peut à peine la rendre. Toutefois en dehors d’une juste compréhension du texte ancien et de sa valeur toujours actuelle, il n’est pas de compréhension adéquate du texte nouveau, celui des évangiles et de sa valeur transactuelle. B. LA COOPERATION D’ABRAHAM POUR MANIFESTER LA PATERNITE DE DIEU OU LA DELIVRANCE D’ISAAC. 1. Confirmation de la conscience de foi et victoire de l’engagement d’Alliance sur la mentalité sacrificielle. Le texte sur le pseudo-sacrifice d’Isaac, plutôt que de magnifier l’obéissance aveugle d’Abraham à un ordre divin sanguinaire, sert à exorciser notre idée primitive de Dieu. Il permet de voir dans le Dieu d’Israël un Dieu radicalement différent des dieux des autres nations. Le Dieu d’Abraham est un Dieu qui se détourne de l’hommage du sang et le rejette entièrement. Dans ce texte c’est Dieu qui a besoin d’Abraham pour manifester qu’il ne peut vouloir de mise à mort d’enfants — ou d’hommes — pour son honneur. Tout au contraire, le véritable hommage que l’homme peut lui rendre, c’est de l’honorer comme celui qui confirme dans l’existence, qui donne en quelque sorte une seconde fois la vie à l’enfant qu’il a promis et donné une première fois à l’homme et à la femme. L’obéissance 18 ÉMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE d’Abraham et la délivrance d’Isaac manifestent que Dieu est vouloir de vie pour l’homme et que son être est un être de paternité et non de domination. Ce texte traduit chez les Hébreux une conversion en profondeur de l’idée de Dieu. Il est au commencement d’une longue marche de détachement et de renoncement à la catégorie religieuse du sacrificiel. Mais la pensée religieuse le lit toujours à contresens. Il est à peine nécessaire de rappeler le parallélisme, qui a été inlassablement repris tout au long de la prédication chrétienne, entre le sacrifice d’Isaac et celui de Jésus. L’obéissance d’Isaac préfigurant celle de Jésus, tous deux consentant à leur propre sacrifice. L’un et l’autre exemple ont abondamment alimenté la piété des fidèles. Les commentateurs chrétiens, conformément à la tradition juive quant à la manière de se servir du texte, non quant au contenu, « découpent » dans sa trame continue, des images et des phrases et les transposent d’un contexte en un autre, telles des pierres précieuses descellées d’un vénérable joyau et incrustées en un autre ouvrage où elles sont à nouveau serties. Travail à la fois d’iconoclastes et d’artistes ! La comparaison entre le ligotage d’Isaac et la passion de Jésus — puisque c’est autour de cette image pivot que s’articule la transposition sacrificielle et sacerdotale — donne lieu à une comparaison fragmentée et discordante, dépourvue d’intelligence synthétique face à l’ensemble de l’expérience de foi d’Abraham et à l’engagement révélateur de Jésus. La première ne préfigure pas la seconde, mais lui est préformée, comme la terre est préformée en permanence à la semence du semeur qui va l’ensemencer, mais elle ne la préfigure pas. Si la « terre » est consciente, en une analyse réflexive de la foi, de cette préadaptation et y consent, alors elle est une bonne terre et produit beaucoup de fruits. La recherche des similitudes que l’on dit prophétiques conduit au morcellement des significations et à des rapprochements incompatibles entre eux. Glose facile, dépourvue de règles méthodiques, autres que celle d’une prétendue inspiration divine, dont certains se prévalent pour abuser la naïveté de leurs frères, à moins qu’ils ne soient eux-mêmes sans discernement. Sont ainsi établis plusieurs parallèles de similitude ou de dissimulitude entre les deux textes. EMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE 19 1) Isaac obéit à Abraham son père et Jésus obéit à Dieu son Père. Leur obéissance rachète la désobéissance des fils d’Adam. 2) Abraham sacrifie son fils unique et bien-aimé par amour de Dieu et Dieu sacrifie son fils unique et bien-aimé par amour des hommes. 3) Une différence : Dieu voit l’amour d’Abraham qui sacrifie son fils pour lui et touché de cet amour il sauve l’enfant de la mort. Les hommes ne voient pas l’amour de Dieu qui sacrifie son fils pour eux et, aveugles sur cet amour, ils ne sauvent pas Jésus de la colère de Dieu. 4) Les deux sacrifices se font à Jérusalem, Jésus est le véritable agneau que Dieu substitue à Isaac, là où Adam aurait été enseveli (du moins selon les représentations de l’époque). 5) Jésus porte le bois de la croix, comme Isaac porte le bois du sacrifice. Peut-on voir dans la présence d’un même matériau, et d’un contexte qu’on rend « sacrificiel », des raisons suffisantes et assez profondes pour considérer la « montée » d’Isaac au Moryyah comme une préfiguration de la « montée » au Golgotha, c’est-à-dire une « image anticipée » de la passion de Jésus et de son sens ? Remarquons d’abord que l’idée de Dieu, que cette comparaison sacerdotale et sacrificielle présuppose, est irrecevable pour la raison autant que pour la foi : l’idée d’un Dieu meurtrier ! Elle procède d’une religiosité primitive et barbare. Elle fait en outre violence au texte biblique. De plus Abraham est l’analogue de Dieu dans ce genre d’interprétation. Or ce rôle est contraire à sa nature d’homme de foi et de contractant en Alliance avec l’Éternel. Tout usage analogique du texte qui écarte ce rôle central prend le texte en contresens ou biaise avec son message révélateur : celui de l’homme à lui-même. Enfin, plutôt que de tenir compte des similitudes phénoménales et empiriques, les plus faciles à percevoir bien sûr, mais les moins porteuses de sens véritable, il faut s’attacher à l’identité des structures relationnelles spécifiques de la foi. Or dans la structure d’Alliance, Dieu est toujours premier et n’a aucun substitut et ce sont les hommes à venir qui en sont les fruits en même temps que les bénéficiaires, ainsi que dans la structure familiale. Père Mère Dieu Abraham - Sara 20 ÉMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE fils-filles Isaac Aussi s’il convient de reconnaître une alliance en Jésus, nous aurons une structure semblable. Soit à titre d’hypothèse : Dieu Jésus Humanité divinisée L’analogue de Jésus est Abraham (ou Moïse en un autre temps). Isaac recevant une « seconde vie » de Dieu, c’est-à-dire le sens de sa vie selon une attitude fiduciale, serait l’analogue d’une Humanité divinisée dans-le-futur-d’une-duréenon-temporelle par-delà la mort. Ce qui est précisément la promesse divine en Jésus. Cette Humanité divinisée en l’Esprit est le fruit et le bénéficiaire de l’Alliance de Jésus et de son Père, comme le peuple juif est le fruit et le bénéficiaire de l’Alliance d’Abraham et de Dieu, exemple particulier de l’universelle bénédiction du Créateur. Il est requis pour saisir ce nouveau type de parallélisme, qui n’a rien d’une préfiguration historique, mais est révélateur d’une structure ontologique fondamentale, archétype de la structure d’Alliance, de comprendre l’épisode du ligotage d’Isaac non comme un sacrifice mais comme une délivrance. Dans une lecture fiduciale et familiale, Dieu y est compris comme celui qui met un comble à sa générosité, comme un père, et non comme un souverain. Dans l’épisode du ligotage d’Isaac, Dieu se fait voir pour ce qu’il est vraiment, à la différence des représentations erronées que le paganisme en avait. Dieu fait exécuter concrètement, corporellement par Abraham ce passage de l’erreur à la vérité pour que nous en soyons plus radicalement délivrés. Les auteurs du texte mettent en scène et font jouer, comme en nature et en réalité véritables, le retournement et le dépassement moral qu’impliquent leur idée de Dieu et celle d’Abraham. Abraham y revit intégralement son « passage » de la religion à la foi. Voyons cela plus en détail. Et le Dieu éprouva Abraham. EMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE 21 Le terme « éprouver » prête à une redoutable ambiguïté, de telle sorte que l’on peut dire tantôt que Dieu éprouve l’homme et tantôt qu’il ne l’éprouve pas, selon l’un ou l’autre sens du terme. Dieu ne « tente » pas l’homme. La tentation se fait au bénéfice du tentateur, soit qu’il poursuive un dessein pervers et cherche à y entraîner un homme de bien ; soit qu’en vue d’un but louable, on cherche à s’assurer de la validité des moyens et des personnes pour l’atteindre. La mise à l’épreuve par tentation ou tentative ou test de performance suppose de la part de « l’expérimentateur » un doute et une volonté de lui substituer une certitude. Or Dieu ne doute pas d’Abraham et n’a pas besoin de lui demander des gages, ici des gages de sa totale soumission jusqu’à tuer son fils sur son ordre. Il faut bien reconnaître que ce contresens est fréquent chez l’homme religieux, qui parle lui d’un passage de la foi à la récompense pour sa foi. Aussi à son encontre faut-il dire avec Jacques, le frère cadet de Jésus, que Dieu ne met pas l’homme à l’épreuve. Dieu ne met pas Abraham à l’épreuve, mais il entend faire la preuve de la foi d’Abraham, non devant les hommes, car il n’y aura pas de témoins, mais aux yeux d’Abraham lui-même et d’Isaac. Et Abraham aussi ne doute pas de Dieu, il est sûr de son engagement et ne met pas Dieu à l’épreuve. L’attitude de Dieu envers Abraham et d’Abraham envers Dieu est comparable, car nous sommes dans une relation fiduciale, de telle sorte que si l’on veut voir dans le récit une mise à l’épreuve, elle est alors réciproque aussi, et comme c’est Dieu qui l’engage, il faudra bien aussi qu’il soit celui qui y mette fin. Mais c’est là une dramatisation littéraire et factice, plaçant Dieu et Abraham devant des choix impossibles. Ou Abraham refuse de tuer son fils et désobéit à Dieu et alors il perd la bénédiction de Dieu ou il obéit à Dieu et tue son fils et en ce cas il perd aussi sa bénédiction. Ou Dieu veut la mort d’Isaac et alors il est infidèle à ses promesses ou il ne veut pas la mort d’Isaac et en ce cas il est infidèle à son ordre. Dans l’une et l’autre alternative de cette dramatisation de théâtre, Abraham se retrouve dans la malédiction et Dieu dans le mensonge, ou alors il faut interrompre ce jeu de dupes. Il faut même refuser d’y entrer. En se donnant une compréhension fiduciale de Dieu, Abraham ne peut que se donner l’idée d’un Dieu fidèle à ses promesses et non celle d’un Dieu arbitraire. 22 ÉMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE Mais ce qu’Abraham ne sait sans doute pas encore exactement, c’est toute la profondeur de l’engagement qu’il doit reconnaître à Dieu, un engagement tel qu’il balaye sa propre idée « religieuse » de Dieu ou celle des peuples environnants, celle d’un Dieu qu’on honorerait par le sacrifice de ce que nous avons de plus cher, parce que nous ne comprenons pas malheureusement que ce que nous voulons lui sacrifier est ce qu’il nous a donné avec le plus de grandeur divine et que notre devoir est donc de l’accepter avec reconnaissance. Prends donc Isaac et va pour toi. Lekh lekha. Va pour toi ! L’ordre de Dieu vise donc bien l’intérêt d’Abraham et non celui de Dieu. Car le bien de l’homme c’est la réalité et la conscience de la relation que Dieu a avec lui. Reste une dernière étape à accomplir dans cette prise de conscience. Si l’on voulait maintenant situer l’ordre de Dieu à Abraham dans le cadre naïf d’une « pédagogie divine » envers les hommes, il faudrait supposer qu’Abraham n’a pas encore une foi véritable et entière en Dieu. De même qu’il était prêt à reconnaître que la promesse d’un fils s’était réalisée en Ismaël — réalisation au rabais en quelque sorte de l’engagement de Dieu — de même était-il peut-être encore porté à limiter l’engagement de Dieu à propos d’Isaac à ce que Dieu ne fit pas valoir, comme il le pouvait, selon ses anciennes croyances, son droit de vie et de mort : « ô ! qu’Isaac vive devant ta face », pouvons-nous lui faire dire ! La question est alors pour Dieu de savoir comment arracher de l’esprit d’Abraham cette idée encore bien peu engageante. Eh bien, en mettant Abraham concrètement devant la réalisation de cette idée et en lui montrant alors clairement qu’il n’en veut pas. Dieu aurait alors ainsi achevé l’éducation à la foi d’Abraham. Celui-ci aurait alors été vraiment prêt à entendre un ultime et solennel renouvellement de la promesse et à lui donner toute sa signification et toute son ampleur, accueillant Dieu vraiment comme un Dieu de vie exclusivement. Posons donc que Dieu a vraiment donné l’ordre à Abraham de partir sacrifier Isaac. Cet ordre pourtant ne visait pas la mort de l’enfant, ni une mise à l’épreuve d’Abraham, mais devait achever d’éduquer Abraham à la foi et l’amener à abandonner définitivement son ancienne croyance — qu’il avait déjà commencé de quitter en quittant la « maison de son père » — selon laquelle Dieu avait le EMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE 23 droit à l’immolation de son fils. En donnant l’ordre de partir sacrifier son fils, Dieu voulait faire la preuve qu’il ne voulait pas de ce sacrifice, mais qu’il voulait pour Abraham une paternité en plénitude, partagée donc avec lui Dieu, c’est-à-dire en Alliance, comme fruit de cette Alliance. Offre-le en offrande... La version des Septante traduit « anenegkon auton ekei eis olokarpôsin : offre-le en holocauste... ». Mais le texte hébreu des paroles de Dieu est loin d’être aussi explicite. Le verbe « ץלחalah » signifie : monter, se diriger en montant, s’élever, pousser, croître, produire, disparaître, offrir, sacrifier, etc. Sans doute en d’autres livres de la Bible, le verbe s’emploie-t-il bien aussi pour « un holocauste », de taureau notamment. Mais ici sa polyvalence de sens s’accorde avec tout le contexte du récit. Si nous sommes également sensibles par exemple à la résonance des significations : « monter au sanctuaire » ou « aller devant le juge », nous pouvons aussi percevoir que le ligotage d’Isaac comporte comme un « jugement de Dieu », qu’Abraham attend, sur lui-même et sur sa conduite. Souvenons-nous du jugement de Dieu sur le sacrifice de Caïn et d’Abel. Adoptons donc le sens d’offrande ! la traduction littérale comporte un redoublement de l’idée verbale : « offre-le en offrande », montrant par là que l’offrande doit être complète, que l’homme ne doit rien retenir de ce qui est offert. Holocauste en certains cas, sans doute, holocauste sûrement si l’on se met d’emblée consciemment ou inconsciemment dans une optique sacrificielle ! Or cette idée d’offrande sans réserve à Dieu, l’homme religieux la traduit par l’idée de « destruction totale », en raison de ses catégories empiriques dans la manipulation des choses. Donner c’est ne plus avoir, c’est se séparer de, et donc détruire, pour signifier que c’est donné à Dieu. En conséquence se donner à Dieu, c’est « se détruire », consentir à sa destruction. Est-ce bien là l’intention du Dieu de la promesse ? On comprend qu’il puisse y avoir hésitation en la pensée d’Abraham ! L’ancienne religiosité n’est pas encore vaincue en lui. La suite du texte montre son ambivalence. D’une part il se comporte comme un religieux zélé, matinal et ardent aux préparatifs du sacrifice — nous ne nous plaçons pas ici dans l’hypothèse d’un défi relevé dans une attitude polémique — d’autre part il espère que cette montée en sacrifice sera plus justement une 24 ÉMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE profonde adoration de l’Éternel et il en forme le projet et il en parle ainsi à ses serviteurs. « Nous nous prosternerons et nous retournerons vers vous. » S’il n’y avait pas eu hésitation chez Abraham, et si sa décision avait été tranchée et totalement acquise à l’idée de sacrifier l’enfant, il n’aurait pas fait cette réponse en contradiction avec l’apparence de ses actes car il n’avait alors aucune raison de leur mentir et de dissimuler son intention, ni pour éviter de les attrister ni pour s’éviter des ennuis. Pourquoi Abraham leur cacherait-il l’ordre de Dieu, s’il l’avait vraiment fait sien ? De peur qu’ils ne s’y opposent ? Mais ils n’auraient pu que louer leur maître et lui prêter leur concours selon les croyances religieuses environnantes ! Si Abraham les tient à l’écart de l’action, c’est plutôt parce qu’il redouterait qu’ils ne s’opposent à la transgression de l’obligation sacrificielle, qu’il s’apprête à commettre pour un plus grand honneur de Dieu. Il a en fait déjà décidé de revenir avec son fils. Il en veut une approbation divine. Même attitude à l’égard d’Isaac. Le jeune homme, qui est déjà adulte, porte le bois et lui, Abraham le feu et le couteau. Isaac interroge son père. « Où est l’agneau du sacrifice ? », Abraham répondit : « Dieu verra pour lui l’agneau du sacrifice. » Ce n’est pas là une réponse amphibologique, par crainte d’une réaction de révolte de la part d’Isaac. Il est assuré de son obéissance et ensemble ils sont unis devant la volonté de Dieu qui doit se manifester à tous deux. Ce n’est pas davantage une façon déguisée de faire pressentir à son fils le projet meurtrier dont lui le père a une pleine connaissance. Où serait alors l’obéissance vertueuse et le consentement d’Isaac ? Y aurait-il unité entre le père et le fils si l’un ignore ce que l’autre sait, et s’ils ne veulent pas ensemble ce que l’autre veut ? Cette double réponse d’Abraham, partagée par Isaac, montre la ligne selon laquelle évolue leur conviction intime profonde. Abraham n’a pas compris nettement dès le début la nature fiduciale de l’appel de Dieu — ou de l’exigence a priori de la conscience de foi : celle-ci doit s’arracher, pour vivre plus authentiquement sa relation à Dieu, à ses tendances sacrificielles. L’exigence intérieure fiduciale est d’offrir à Dieu son fils, à la manière dont la mère offre sans cesse à son époux l’enfant qu’elle met au monde, nourrit, instruit et éduque, car elle le reçoit aussi sans cesse de lui, son père. « Offre-le en offrande ! » Progressivement et en action, Abraham et Isaac comprennent qu’il ne s’agit pas EMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE 25 seulement d’une soumission sacrificielle, mais d’un « élèvement en élévation » dans la reconnaissance entière de l’engagement de Dieu. La foi en l’engagement de Dieu pour leur vie et la vie de l’enfant leur donne assez de force, tandis que la tendance sacrificielle en eux est à son comble, pour la transgresser dans la foi. Il n’entend pas rejeter la soumission religieuse en régressant dans l’athéisme ni refuser l’obéissance au seul Dieu, à celui qui est « Le Dieu », pour s’asservir plus douloureusement encore aux idoles, mais ils marchent unis, ensemble, pour la dépasser dans la foi. Foi à Dieu, d’une part et soumission à un maître arbitraire d’autre part sont deux attitudes spirituelles incompatibles. Nous avons parlé des rôles d’Abraham et d’Isaac dans ce récit. Qu’en est-il de Sara dont le texte ne parle pas ? Certains midrashim font partir Abraham à la sauvette : mais Sara devinant les intentions du patriarche serait morte d’émotion ! Il est vrai qu’après le récit du « sacrifice d’Isaac », il y a celui de la mort de Sara ! L’imagination homilétique a donc libre cours pour s’amuser ! Certes Sara ne pouvait ignorer cette pratique religieuse, ni ne pas la ressentir avec indignation comme une injustice. Le sacrifice du premier-né est en effet lié culturellement à une situation sociale d’asservissement de la femme à l’homme. L’enfant qu’elle a formé lui est retiré : en le tuant rituellement l’homme affirme sa domination sur la femme. Situation hégélienne — dont le philosophe n’a pas inventé la réalité, mais qu’il a analysée —, lorsque le maître détruit le travail de l’autre pour le maintenir dans la servitude. Il n’y a pas en une telle situation de relation fiduciale entre l’homme et la femme. Or la nature des relations conjugales entre Abraham et Sara et l’engagement de Dieu pour le maintien du couple s’opposent à ce qu’Abraham puisse encore consentir sans hésitation au sacrifice rituel d’Isaac. Par le passé ce fut au contraire plutôt lui qui accepta de se séparer d’Ismaël, son fils, malgré son déplaisir, sur injonction de Sara. Or, en la circonstance, Sara ne semble pas mise au courant des préparatifs sacrificiels. Cela peut laisser suspecter l’adhésion d’Abraham à un ordre sacrificiel. Partir sans lui demander son avis, ni l’informer, ou l’informer par bravade, aurait été le fait d’un véritable sacrificateur, mais aussi le signe de l’absence de relation fiduciale dans le couple. Partir sans rien lui dire par souci de retarder le moment de son déchirement, c’était partir en étant soi-même déchiré et donc partagé en soi- 26 ÉMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE même sur la valeur de l’ordre divin. Partir avec le plein et libre consentement de Sara, c’était partir pour un tout autre « sacrifice » que celui de l’immolation d’Isaac. Tout cela montre aussi a contrario, qu’il n’y a de foi en Dieu qu’en association à une vie de foi conjugale. Là où il n’y a pas de foi conjugale, prédominent les conduites infanticides, religieuses ou profanes, sanglantes ou simplement mutilantes. Parce que tu n’as pas refusé ton fils, ton unique, je te comblerai de bénédictions. Le verbe « חשכasakh » signifie : retenir, empêcher, sauver, épargner, réserver. Si l’on traduit par « épargner » au sens de « ne pas tuer, laisser la vie sauve », on accentue le caractère sacrificiel auquel le texte prête, par certains termes, et par l’apparence des actes, et on se met en contradiction avec le récit d’ensemble de la vie d’Abraham. « Parce que tu n’as pas épargné. » Faut-il ainsi traduire ? Mais justement Abraham a « obéi » et a épargné l’enfant. C’était donc son intention profonde et toute sa pensée et sa volonté conduisaient à cette conclusion. Mais il fallait y aller, et affronter en quelque sorte « en duel » l’obligation sacrificielle, pour la terrasser. En cela le texte fait la preuve de la fidélité véritable d’Abraham à Dieu. Le consentement d’Abraham à « offrir en offrande » et celui d’Isaac étaient donc compatibles avec une opposition profonde à une mise à mort. Son « obéissance », si on ne la dégrade pas en soumission à un ordre arbitraire ou à un pseudo-commandement de la part de Dieu, conduisait même au dépassement et à la relégation de cette obligation religieuse. Il y avait accord entre Abraham et Dieu — c’est-à-dire entre Abraham et lui-même, entre l’homme qui prend conscience de lui et sa réalité constitutive qui est l’œuvre de Dieu —, sur l’intention que l’offrande du premier-né pouvait ultimement signifier : celle de reconnaître l’autorité de Dieu sur toute vie qui dépend de lui, mais il y avait aussi désaccord entre Abraham et Dieu, c’est-à-dire entre Abraham et son environnement religieux, sur la réalisation sacrificielle inadéquate en laquelle cette intention se pervertissait. S’accorder sur cette intention, et refuser sa perversion religieuse, c’est précisément reconnaître le partenariat de Dieu sur tout enfant. C’était pour Abraham reconnaître qu’Isaac était bien le fils de la promesse et l’offrir à Dieu fiducialement. C’était se dépasser lui-même et « élever son EMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE 27 fils en élévation » face à Dieu, au-dessus d’une paternité qui ne serait vécue que sur un plan naturaliste ou selon une religiosité sociale, hiérarchique et à l’époque, sacrificielle, en plus. Le verbe asakh : épargner, doit alors s’entendre au sens de « mettre de côté », mettre en réserve, mettre à part. « Parce que tu ne t’es pas réservé ton fils », c’est-à-dire « parce que tu reconnais aussi qu’il est vraiment le mien, parce que tu reconnais qu’il est le fils de mon alliance avec toi et Sara, je te comblerai de bénédictions. Et comme Isaac sait maintenant combien je suis son Père et que je partage et fonde la paternité de tout couple humain, je te bénirai, toi et lui, en tous vos descendants aussi, parce qu’ils reconnaîtront que je suis bien Dieu et leur Père ». Dieu ne bénit pas Abraham pour le récompenser de s’être engagé en obéissance aveugle dans une performance meurtrière, mais pour en être sorti en raison de la foi véritable qu’il plaçait en lui. Il n’y a pas lieu de comprendre les bénédictions avantageuses de Dieu comme des récompenses pour une » foi » obéissante. Il est au contraire de la nature d’une conscience fiduciale d’y reconnaître une pure initiative de la bonté divine n’ayant d’autre raison que de se communiquer ellemême. La démarche sacrificielle est en revanche une conscience « égyptienne », maladroite, et périmée, sclérosée dans l’objectivisme. Il serait désormais blasphématoire et sacrilège de garder cette manière de voir et de corrompre plus longtemps par elle l’idée de l’Alliance. Ce faisant, nous généralisons à toute action de Dieu, lorsqu’elle est — à tort ou à raison — l’objet d’une conscience de foi, le principe que Duns Scot énonce pour rendre raison de l’incarnation du Verbe : « Propter Dei bonitatem communicandam. » Ce principe est le principe a priori de la conscience fiduciale, lorsqu’elle se comprend réflexivement. Il est le corrélatif du principe de la conscience révélatrice. Thomas d’Aquin le formule pour expliquer les relations que la foi chrétienne confesse exister en Dieu : « Natura cuiuslibet actus est quod seipsum communicet quantum possibile est. » (De potentia, q. II, a.1, c.) « Par suite de ce que tu as entendu ma voix... » Quelle voix ? Celle qui ordonnait une mise à mort ou celle qui commanda de ne faire aucun mal à l’enfant ? Les deux en même temps dans leur contradiction ? L’une après l’autre ? La 28 ÉMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE première puisque c’est d’elle que parle la seconde ? Sans doute, mais la seconde a démenti la première ! C’est que la première était ambiguë. Elle devait se clarifier en direction de la seconde. Pour Abraham le passage de l’une à l’autre représente, au moins sur un point, le dépassement moral de la religion irrationnelle à la foi intelligible. 2. L’archaïsation du sens dans les lectures d’assemblée. On peut aussi considérer le récit du « sacrifice d’Isaac » comme une page de littérature indépendante du contexte. Ce qu’elle fut sans doute à l’origine et ce qu’on le force à être dans les lectures d’assemblée religieuse. Dans ce cas, le point de départ est bien celui d’un sacrifice demandé par la divinité en raison du droit de vie et de mort qu’on lui reconnaissait sur le premier-né. Lorsque le texte est pris comme entité originelle et isolée, il n’est plus alors question de voir dans Isaac le fruit et la réalisation de la promesse faite par Dieu : « Tu le nommeras Isaac, je maintiendrai mon Alliance avec lui en alliance perpétuelle envers sa descendance. » On interprète alors nécessairement que Dieu s’adresse à Abraham comme une divinité qui n’est tenue par aucun engagement antérieur, comme un maître à son serviteur dans le plein exercice de ses droits dûment reconnus par tous ses sujets. L’injonction de Dieu dans le texte ne contient d’ailleurs aucune allusion à une promesse antérieurement faite. Le texte en lui-même ne présuppose donc au départ que quelques généralités : il y avait un homme, Abraham, qui avait un fils qu’il aimait. Cet enfant unique s’appelait Isaac. Et le conte religieux commence. Dieu lui dit : « sacrifie-le- moi en holocauste sur la montagne que je t’indiquerai. » Abraham se leva, prépara le bois et partit avec son fils. Il construisit un autel, y plaça son fils, le lia, saisit le couteau pour l’immoler, mais... « Abraham ! Abraham ! » cria un envoyé de Dieu du haut du ciel. « Ne fais aucun mal à ce jeune homme. Je vois que tu crains Dieu. » Et Dieu dit : « parce que tu as obéi jusqu’à ne point épargner ton fils unique, je multiplierai ta descendance. Elle sera victorieuse de ses ennemis et les nations de la terre se béniront par elle. » Selon une telle lecture, l’exercice de l’autorité divine y est compris sous la forme d’un choix entre la vie et la mort. C’est là EMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE 29 chose compréhensible puisque primitivement, selon l’intelligence mythique de la vie et de sa fin, même la mort naturelle était comprise comme un choix fait par Dieu (ou les dieux). Dans ce contexte, le bon serviteur de Dieu adhère au choix fait par Dieu, mais c’est seulement si Dieu fait le choix de la mort, que ce bon serviteur montre vraiment qu’il est un bon serviteur et qu’il se confirme comme tel. Et on comprend alors qu’il mérite une récompense ! En cette subordination, il n’est pas trace de la moindre foi en Dieu. Tout au plus une espérance craintive que la récompense sera effective. Ce conte religieux nous apprend que l’homme Abraham est un bon serviteur. Nous apprend-il quelque chose sur Dieu ? Oui, mais dans la mesure seulement où le conte est un archétype originel et qu’il est lu comme un « mythe ». Mais il ne nous apprendrait rien s’il pouvait se renouveler à propos d’autres serviteurs de Dieu. Car alors notre idée de Dieu serait toujours prisonnière de celle du choix que Dieu peut faire entre la vie et la mort. Dieu resterait ambivalent. Si le récit reçoit une valeur archétypale, le choix de Dieu qui y est raconté devient irrévocable pour Dieu. Dieu opte définitivement pour la vie. Ce choix devient sa règle. Il s’est libéré de son ambiguïté. Il est devenu un Dieu de vie. L’homme reconnaîtra cette renonciation divine au droit de mort par le rachat du sang. Sorte de dédommagement offert à Dieu pour la vie qu’il s’est engagé à ne pas reprendre. Il offrira à sa place un animal ou d’autres objets symboliques, aptes à reconnaître l’autorité divine. Le sacrifice du bélier, retenu par les cornes dans le buisson, entérine dans le texte le changement qui s’opéra alors dans l’idée de Dieu. La tradition en sera perpétuée par les rites du rachat des premiersnés au temple. Dans le cadre d’une lecture isolée, la foi de l’homme n’apparaît qu’à la fin du récit, comme une attitude possible d’Abraham envers l’engagement solennel de Dieu. Avec serment sur lui-même, Dieu bénit Abraham, promet de multiplier sa descendance, de lui donner la victoire des armes et d’en faire une raison de bénédiction pour les nations. Mais encore faut-il que dans ce cas la promesse ne soit plus comprise comme une récompense, mais comme une pure initiative de Dieu et donc que soit radicalement « dépassée » la conduite sacrificielle, que soit abandonnée aussi l’idée d’un Dieu, dont la bonté dépend d’un choix et que soit reniée la conception d’une autorité qui ne serait 30 ÉMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE pas uniquement communication de vie, radicalement transcendante à toute complicité avec une mort destructrice. En insérant ce conte religieux, avec sa valeur archétypale et son enseignement mythique permanent, dans l’ensemble de la geste d’Abraham, à la suite d’une promesse de descendance plusieurs fois renouvelée, les rédacteurs achèvent un processus de scellement d’Alliance qu’ils avaient déjà mis en place pour la promesse de la terre. Cette terre promise Abraham se l’approprie religieusement par la construction d’autels ; il la conquiert à son retour d’Égypte par les armes contre des rois envahisseurs et par des traités d’amitié et enfin il la partage fiducialement avec Dieu selon l’action de grâce du prêtre Melchisédech. Il y a là un processus en trois temps : a) prononciation d’une promesse ; b) sa réalisation par l’homme en des moyens concrets ; c) son élévation en une signification transcendante sur un mode fiducial. Ce faisant les auteurs bibliques font prendre au récit du ligotage d’Isaac une autre signification, car il marque alors le troisième moment dans l’accomplissement de la paternité d’Abraham. Cette paternité ne peut plus être dès lors compromise avec une conduite sacrificielle. Penser le contraire serait se mettre en contradiction avec l’ensemble de l’œuvre et faire du Dieu de ce récit un être capricieux, peu digne de confiance ; ce qui serait un comble pour une œuvre littéraire fiduciale. Mieux vaut donc sur des points de détail faire violence à un texte interpolé pour qu’il s’insère correctement dans l’intelligence synthétique d’une totalité, surtout lorsque celle-ci rend compte d’une expérience humaine intemporelle plus que d’une histoire événementielle. En conséquence, on ne pourra pas y voir la préfiguration de la mort de Jésus. Il y aurait là un scandale que seule l’ignorance de la nature de la relation de foi masque et excuse, si du moins on entend par « foi en Dieu », autre chose que de la crédulité religieuse, et si la piété demande de rechercher dans le texte biblique des paradigmes de foi et non seulement des objets, thèmes ou doctrines, à proposer à notre croyance. II. LES ANTAGONISMES DE LA CONSCIENCE FIDUCIALE OBJECTIVE EMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE 31 Mais par la manière tout objectivée, en sa forme théophanique, de « se mettre à croire », Abraham, tel que les écrivains hébraïques le présentent, ouvre aussi l’ère des « antagonismes » de l’Alliance. Parménide en « objectivant » notre concept d’être, et en projetant ses propriétés sur le Réel, progresse par rapport aux penseurs ioniens qui restent totalement accaparés par les phénomènes. Il découvre ainsi un aspect de sa réalité subjective en s’en donnant une image objective, mais sans en prendre conscience. En se donnant une image objective de lui, l’esprit humain n’objective pas — et on en comprend l’impossibilité — son pouvoir même d’objectiver et il n’en prend pas conscience et par là il ne peut comprendre que cette étape objectiviste n’est elle-même possible que comme première émergence d’une structure relationnelle de la conscience, qui n’apparaît en sa vraie nature que dans l’effort philosophique véritable de la réflexivité. Ce qui émerge déjà dans l’objectivisme, c’est la réflexivité, mais l’arrêt de cette émergence et sa fixation dans l’objectivisme, c’est la mort de la conscience... et la mort de l’idée de Dieu. Mais comme Dieu est le Vivant en perfection, c’est-à-dire Être relationnel en perfection et que son agir divin c’est de communiquer l’être jusqu’en sa perfection, l’homme ne cessera de progresser en réflexivité, en son histoire et par-delà son histoire. C’est là une assurance inébranlable de l’homme qui réflexivement a pu se découvrir comme affirmateur de Dieu par tout son être. Si Abraham avait franchi d’un coup l’étape historique de l’objectivisme en laquelle l’homme émerge de la pensée mythique, il se serait reconnu réflexivement comme le concepteur et l’auteur de cette promesse et donc comme homme en capacité de croire parfaitement en Dieu, sans prêter à Dieu de promesse en quoi il objective sa propre foi. Si Abraham avait pensé réflexivement Dieu, comme Dieu - ne - pouvant - s’engager qu’en - une - promesse - divine - de - communication - de - vie, promesse qui ne pouvait apparaître que par analogie seulement dans celle qu’il conçoit pour l’engagement humain le plus profond, il aurait été Joseph le « juste » de Bethléem et sa femme Sara, partageant avec lui une telle foi en l’Éternel, n’aurait pas été la stérile avec promesse de maternité, mais aurait été Marie de Nazareth devancée par Dieu dans son désir de maternité. Et Isaac aurait été... Jésus, non au sens d’une préfiguration totale s’achevant dans une sorte d’identité, mais par sa position 32 ÉMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE interpersonnelle selon son rapport à un couple humain parfaitement croyant en un Dieu communicatif de lui-même. Mais cette fantaisiste transformation des contingences de cette page d’histoire, ce remodelage du cours du temps en ce point aurait impliqué par décalage qu’un tel et second « Abraham » aurait été précédé par un autre Abraham, tel que celui qui fut réellement. Ce qui signifie que Joseph, Marie et l’enfant qui les devança dans leurs projets, Jésus, et les autres enfants qui le suivirent, ne furent ce qu’ils furent que parce que Abraham fut ce qu’il fut et qu’un peuple et sa tradition de foi firent de lui, Abraham, ce qu’il fut jusqu’à ce jour pour eux. L’idée d’Alliance exprime, en une forme généralisée, la réalité d’une paternité partagée (comportant donc un pôle maternel) entre Dieu et l’homme — l’homme lui-même étant en alliance d’époux et d’épouse — en vue d’une descendance humaine qui est leur avenir historique commun, par laquelle s’achève leur unité humaine d’une part et l’unité du Créateur avec sa Création d’autre part. Cette idée est une idée axiale pour comprendre l’histoire d’Israël et par la médiation de l’histoire d’Israël, celle du destin de l’Humanité tout entière, même si les livres de la Bible ne « disent » pas qu’elle est axiale, et même si les commentateurs rabbiniques et chrétiens plus soucieux du détail du texte que de chercher rationnellement le fil conducteur de l’ensemble d’une tradition de foi, n’en ont pas vraiment tiré toutes les conséquences grandioses pour l’honneur de Dieu. Au contraire, prenant le texte pour révélé, et y compromettant par là la Sainteté de Dieu, il leur fallait, lorsque le détail du texte était incongru ou incompatible avec la conscience morale de l’homme, recourir à des explications imaginairement fantaisistes, pour justifier le prétendu caractère révélé du texte, jusqu’à rendre parfois l’idée de Dieu elle-même incongrue, plutôt que de dégager Dieu de la responsabilité d’un texte tout humain dans sa réalité, en lequel l’homme se donne une image progressivement ajustée de sa conscience fiduciale. Autour de cette idée axiale s’organisent de fait les grandes pages du livre d’Israël, tant celles qui reconstituent mythiquement l’histoire du monde d’avant sa formation comme peuple, que celles qui suivent son regroupement hors d’Égypte à l’est de la presqu’île du Sinaï et ensuite sur la terre de Canaan. Les pages donc du « début du monde » et pour une part celles de EMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE 33 « l’histoire d’Abraham et de sa famille » appartiennent en tant qu’œuvre de littérature religieuse humaine au développement de la conscience d’Israël au même titre que celles qui racontent les événements de sa propre histoire qu’il a jugé dignes d’être gardés en mémoire. En reconstituant les temps d’avant sa formation, le peuple d’Israël, par ses écrivains nourris de son génie, ne rapporte pas des événements historiques, mais il rappelle sous des apparences événementielles la vérité de ces temps en leurs composantes permanentes : la création, le couple humain, son accomplissement familial, sa vocation à organiser le monde, son pouvoir de mal faire aussi, l’adoration de Dieu et la dispersion de l’humanité sur toute la terre, l’amplification du mal et l’espérance de son éradication. Aussi ces intuitions caractéristiques de la pensée d’Israël, ainsi exprimées dans la Genèse, servent-elles à comprendre les autres pages de la Bible. Celles-ci en sont comme des actualisations historiques contingentes, puisque c’est au cours des événements qu’elles racontent que se sont dégagées ces intuitions. Comme ces intuitions caractéristiques de la pensée d’Israël sont aussi des intuitions fondamentales de la conscience humaine — mais c’est Israël qui les a exprimées — et comme elles rejoignent en profondeur la vérité du Réel, c’est à partir d’elles que Dieu achèvera son œuvre et nous en révélera en Israël, en Jésus, son sens, tout en nous montrant aussi qu’elles sont fondées en Dieu. Mais bien entendu, on comprend aussi que les formes historiques contingentes de ces intuitions en Israël ne sont en rien des préfigurations ou des annonces prophétiques de ce que Dieu, en Jésus, accomplit en un autre ordre de réalité. Il y a rupture transcendante dans la réalité d’Alliance, mais c’est toujours l’idée d’Alliance qui est la voie de l’intelligibilité de la révélation de Dieu en Jésus. Si l’homme est créé en structure d’Alliance conjugale en vue de l’enfant, si le Créateur est en Alliance avec le couple humain en vue de leur postérité commune, si l’Éternel est en Alliance avec Abraham en vue d’un peuple en conscience d’Alliance : Israël, et si l’Éternel est pensé sur ce modèle en Alliance avec Israël en vue de la proclamation de son Nom devant les nations, c’est que l’Éternel est en lui-même aussi en structure d’Alliance. En effet l’homme est à l’image de Dieu et l’action de Dieu 34 ÉMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE envers l’homme est certainement aussi à l’image de l’activité de Dieu en lui-même. Dans le cadre de la pensée d’Israël et en Alliance avec lui, Dieu révélera en Jésus une autre Alliance, celle qui s’accomplit en une autre « durée historique » et qui a aussi son fondement en lui Dieu, en tant qu’Il est en lui-même communication trinitaire de vie. Quelles inférences pouvons-nous tirer de ces considérations pour notre compréhension de la foi d’Israël ? D’abord remarquons que c’est nous qui parlons de la « foi d’Israël », car Israël qui « croit » ne se dit pas qu’il croit. Il ne se le dit pas parce qu’il n’oppose pas cette conduite de conscience à une autre conduite de conscience, réflexive philosophique ou objective scientifique, et parce qu’il ne prend pas son expérience vécue de foi comme base d’intelligibilité pour un nouvel objet de son adhésion de foi. L’homme en effet ne se dit pas qu’il croit, s’il ne différencie pas en lui-même sa foi d’une autre forme de connaissance ou s’il ne différencie pas les objets de sa foi. Or dans le judaïsme strict ou rabbinique, ni l’une ni l’autre de ces distinctions ne se rencontrent. Certes c’est là un manque d’analyse et le signe d’un blocage en un certain niveau de foi. Pourquoi disons-nous : blocage ? Parce qu’il est au contraire dans la nature de la conscience de différencier réflexivement ses pouvoirs et par là de les valoriser dans leurs relations réciproques. Ensuite comme nous posons, quant à nous, la nécessité et la réalité d’une telle différenciation, nous parlons — et avec raison — de la « foi d’Israël » et comme nous rapportons le témoignage vécu de sa foi à une philosophie, nous pouvons avec raison aussi en dégager sa structure fiduciale implicite, même si l’homme « religieux » la conteste parce qu’il ne la voit pas. En même temps nous rendons cette structure, exprimée en termes abstraits et de façon très générale en philosophie, plus concrète et animée en quelque sorte de toutes ses explicitations historiques. Enfin comme ces formes historiques de structure fiduciale ne sont jamais pures, mais mêlées de toutes les imperfections humaines, de toutes les maladresses de ce que l’homme construit en tâtonnant, il faudra sans cesse les soumettre au discernement rationnel. Et la première remarque critique qu’il faut faire, c’est de poser qu’une foi qui n’est que foi — c’est-à-dire la foi d’un croyant qui n’est que croyant, donc livré aux croyances et aux EMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE 35 incroyances du groupe — parce qu’elle ne se « réfléchit » pas à elle-même comme foi et qu’elle ne « s’analyse pas réflexivement », est prisonnière des limites d’une pensée objectiviste, souvent très empiriste et psychologisante. Ainsi la foi d’Israël, dans son archétype littéraire qu’est Abraham, est déjà trinitaire dans sa structure exercée, mais son objectivisme ne lui permettra pas d’exprimer cette structure au plan de la détermination. L’action de Dieu envers notre nature de foi demande à être désobjectivée et comprise réflexivement. Mais l’Histoire ne permet pas qu’on brûle les étapes, ni que le rythme de Dieu dans l’Histoire se conforme à la fantaisie de nos « si ceci... si cela ». Ce qu’il faut comprendre dans l’Histoire, ce sont non les constantes que les hommes croient y apercevoir dans ses contingences, mais les nécessités relationnelles sur lesquelles elle est bâtie. Mais il fallait, et il faudra toujours, que des hommes en Israël tentent de surmonter progressivement les antagonismes de l’Alliance qui en trois formules principales correspondent aux antinomies du Logos. La « sortie d’Égypte » doit sans cesse être reprise, à l’instar d’une révolution copernicienne en philosophie, car une nouvelle « Égypte » se reforme sans cesse, comme une rechute dans l’objectivisme, tant que la pensée d’alliance ne trouve pas sa forme absolue, c’est-àdire tant que nous vivons en « ce temps présent » et n’avons pas encore part au « temps à venir », lequel est au-delà de tout le déroulement de ce « temps présent » et cependant parallèle à lui en son actualité propre. III. LA REVELATION DE DIEU FACE AUX ANTAGONISMES DE LA FOI SOUTENUS PAR LES ANTINOMIES DU LOGOS A. DIALECTIQUE ENTRE LA FIDUCIALITE HUMAINE ET LA REVELATION DIVINE. Dans l’histoire d’Israël, l’Humanité s’est forgée une conscience fiduciale théologale, telle qu’il était possible à l’homme de se la forger, sans qu’il disposât pour elle de son véritable objet, c’est-à-dire d’une révélation objective de Dieu. L’homme s’est donc donné à lui-même comme « objet de foi » sa propre réalité créée et sa propre vie en sa tradition historique. 36 ÉMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE Il objectiva celle-ci en révélation reçue d’un Dieu qui lui parle. Il construisit avec plus ou moins de conscience sa fiducialité théologale sur la structure de sa fiducialité conjugale. Celle-ci était la seule base ontologique réelle de l’édification « objectivée » de sa fiducialité théologale, puisqu’il ne disposait pas d’une base réelle en une révélation objective de Dieu. Par ailleurs cette révélation objective ou transcendante de Dieu, il ne pouvait pas la recevoir — d’impossibilité absolue — tant qu’il n’avait pas, à partir de sa fiducialité conjugale réelle, construit, dans l’ordre de la perfectibilité de son existence créée, les concepts a priori d’intelligibilité nécessaires pour recevoir, entendre et comprendre une révélation objective de Dieu. Une révélation objective de Dieu à l’homme ne pouvait donc que s’adresser à une conscience humaine qui s’était forgée « sa » révélation dans une démarche d’objectivisation, posant ainsi la possibilité de sa déficience. Mais pour que cette révélation soit subjectivement et donc effectivement reçue, il faut que l’homme prenne conscience de l’objectivisme de sa démarche d’autorévélation et s’en détache en la dépassant. Inversement, en prenant conscience de l’objectivisme de son autorévélation, par comparaison avec la réalité objective — d’abord pour lui hypothétique — d’une révélation de Dieu, il accède aussi par le fait même à la pleine réalité de sa conscience fiduciale, puisque alors elle trouve son véritable objet, à savoir une Révélation objective de Dieu reconnue réflexivement comme telle, et donc vérifiée. Nous rencontrons à nouveau ici un processus en trois temps, d’ampleur beaucoup plus grande que celui aperçu dans la formation d’une fiducialité d’autorévélation. En effet, la formation d’une conscience de foi en une forme objectivée, comme celle qui se forma en son originalité première, dans l’histoire d’Israël, et que le christianisme et l’islam reprennent à leur façon, n’en est que le premier moment, le second en est la révélation par Dieu de son engagement divin pour l’homme, le troisième est toujours en construction en cette « temporalité présente » : celui de l’accord d’une fiducialité réflexive accordée à la révélation objective unique de Dieu en Jésus, homme d’Israël, révélation objective exprimée en référence aux concepts d’autorévélation. Ce second type de processus — de « puissance deux » pour utiliser un symbolisme emprunté aux mathématiques — est à son EMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE 37 tour assumé en un troisième plus vaste encore, celui de l’ensemble de l’œuvre communicative de Dieu : soit la Création, la Révélation ou la promesse évangélique, son accomplissement ou la divinisation de l’Humanité. Ce troisième type d’accomplissement est à son tour englobé dans le processus infini de communication de vie en Dieu même. En outre, de même que l’homme fonde sur la réalité de sa fiducialité conjugale l’intelligibilité d’abord « objectivée » envers « sa » révélation et ensuite « réflexivée » envers la révélation de Dieu, ainsi la révélation de Dieu à l’homme comme réalité relationnelle se fonde dans la réalité relationnelle de Dieu même comme communication d’être intradivine. De la sorte, la réalité de la fiducialité conjugale apparaît être la base analogique de l’intelligibilité que, si nous posons l’idée de révélation de Dieu ou s’il y a révélation objective de Dieu, nous pouvons et devons avoir de sa propre vie relationnelle divine. Nous nous trouvons donc déjà par le fait même d’une prise de conscience de la nature de la fiducialité devant trois niveaux de réalité relationnelle : 1, 2 et 4. 1° dans l’ordre de la création : celui de l’homme et de la femme ; 2° dans l’ordre de la révélation : celui du révélateur à l’homme de foi ; 3° .................................................................... 4° dans l’ordre de Dieu : celui de l’Un à l’Autre en Dieu. Nous avons laissé une place pour un niveau supplémentaire en troisième rang. En effet, si nous posons l’hypothèse, ou la réalité, d’une révélation de Dieu à l’homme, nous posons aussi un contenu à cette révélation, c’est-à-dire un engagement de Dieu pour l’homme. Or en statut d’autorévélation, par exemple dans le modèle d’Abraham — qui, plus que le modèle religieux collectif de « peuple », est évocateur de la structure fiduciale — l’homme comprend cet engagement comme une « alliance » entre Dieu et lui-même comportant une « promesse » en la réalisation de laquelle l’alliance s’achève. L’alliance est la relation pensée ou donnée en tant que révélée, sur le modèle analogique de l’amour conjugal, tandis que la promesse inclue en l’alliance — la promesse qui découle de l’alliance, et non pas une prépromesse qui serait celle de conclure alliance — est pensée ou 38 ÉMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE donnée sur le modèle analogique de la relation double de parenté : paternité et maternité. La promesse représente le cœur de l’engagement d’alliance, car l’accomplissement de la promesse parachève l’alliance et l’engagement d’alliance. Donc s’il y a réalité d’une révélation objective de Dieu, cette révélation a aussi comme objet ou contenu une alliance, mais une alliance de nature divine, divine en l’être du révélateur — en analogie avec l’alliance d’Abraham avec Dieu, qu’Abraham se donne comme révélation de Dieu —, pour une promesse de divinisation de toute l’humanité, en analogie avec la postérité d’Abraham et de Dieu. Il faut donc intercaler en troisième position un quatrième niveau de réalité relationnelle, dans l’ordre de l’engagement de Dieu, celui de la divinisation de l’Humanité, comme accomplissement de la promesse faite par le Père à sa Parole incarnée : le Christ, en alliance avec laquelle il est depuis toute éternité. Ainsi la divinisation de l’Humanité est fondée en la personne divine de l’Esprit Saint, qui en Dieu est la PromesseDieu-l’Éternel, éternellement accomplie de l’Alliance éternelle du Père-Dieu-l’Éternel et de sa Parole-Dieu-l’Éternel. Il faut en effet que s’il y a révélation objective de Dieu à l’homme, cette révélation ait comme objet une œuvre de Dieu même et donc de Dieu par Dieu pour l’homme, autre que la révélation elle-même, tout comme pour Abraham la terre et sa descendance étaient différentes comme promesses des paroles divines dont elles étaient le contenu, mais qui seraient accomplies « conjointement en Alliance » par Dieu et Abraham. Ces divers ordres relationnels peuvent se traduire en termes d’alliance et de promesse dans le langage fiducial, en termes de relationnalité, selon une relation simple et selon une relation conjointe, sur le plan du langage philosophique. Ces traductions seront plus ou moins adéquates selon la valeur réflexive des concepts et des symbolismes adoptés. Or comme les images bibliques de l’Alliance et plus encore les concepts de la philosophie antique, sont dominés par le primat de l’Unité qui méconnaît la valeur constitutive de la relation, il faudra « décoder » ces traductions, en dégager leurs significations relationnelles, les valoriser, les expliciter le cas échéant, et retraduire éventuellement pour plus d’intelligibilité. Tentons de schématiser ces quatre ordres de réalité (I, II, III, IV) selon leur structure relationnelle ternaire et de suggérer en EMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE 39 même temps le processus dynamique de leur développement (1, 2, 3) ainsi que leur reprise et leur intégration successive I, 3 = II, 1 ; I, 1, 2, 3 = III, 1 ; III, 3 = IV, 1 ; II, 1, 2, 3 = III, 2 au fur et à mesure de l’accomplissement de l’œuvre de Dieu. I. Ordre de la création 1 2 3 structure de création structure familiale structure d’élection Dieu créateur l’Homme Epoux-père Epouse-mère Dieu Abraham-Sara promesse : Histoire humaine promesse : L’enfant promesse : Isaac II. Ordre de la prise de conscience fiduciale et de la révélation 1 2 3 structure fiduciale en autorévélation structure fiduciale du Révélateur structure fiduciale en hétérorévélation Dieu Abraham-Sara Dieu Israël Dieu Jésus Isaac-Israël et sa Postérité en l’histoire humaine Jésus Révélateur divin en l’histoire humaine Disciples et évangélisés en l’histoire humaine III. Déploiement de l’œuvre de Dieu et engagement de Dieu 1 2 3 structure de création structure de révélation structure de divinisation Dieu Couple humain Dieu Israël-Jésus Dieu Verbe incarné Humanité Humanité croyante Humanité divinisée IV. Fondement en Dieu de son œuvre de communication d’être 1 2 3 structure de divinisation structure de trinitarisation structure de divinité Père Verbe incarné Père Verbe incarné Père Verbe 40 ÉMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE L’humanité divinisée Humanité divinisée Esprit Esprit B. ESQUISSE, EN FORME DE RAPPEL, DU PROCESSUS HERMENEUTIQUE. Rappelons brièvement les étapes d’une interprétation épistémologique de textes ou de doctrines qui se donnent pour révélation de Dieu aux hommes. Premièrement. Dans le cadre d’une ontologie relationnelle, il est possible de dégager réflexivement les a priori constitutifs de la conscience fiduciale. Deuxièmement. A partir d’eux, il est ensuite possible de donner une interprétation épistémologique des formes historiques que la conscience fiduciale de l’homme s’est données — dans l’histoire biblique notamment — et de discerner leur rôle et leur valeur. Troisièmement. En procédant à ce discernement, nous faisons apparaître que dans le judaïsme sont réalisées les conditions historiques a priori de possibilité d’une révélation de Dieu à l’homme en tant qu’événement historique. Nous disons bien, malgré le caractère « choquant » de l’expression : « conditions historiques a priori de possibilité d’une révélation », car nous y voyons historiquement réalisées — donc réelles et pas seulement abstraites, mais nécessairement déficientes, par rapport à leur idéalité, comme toute réalisation humaine — les conditions a priori constitutives de la conscience de foi. Sans une telle réalisation historique, une révélation de Dieu à l’homme, laquelle ne peut s’accomplir que comme un événement historique, serait impossible, parce que le message révélé ne pourrait être exprimé en des catégories intelligibles — même si elles doivent être amendées — pour l’homme, qui en plus n’aurait pas encore actualisé pour lui-même sa fiducialité constitutive. Quatrièmement. Enfin partant de cette nouvelle base d’a priori, il est possible de donner une interprétation épistémologique de textes qui entendent témoigner d’une révélation objective de Dieu. Cette interprétation se fait d’abord sur le donné que sont ces textes eux-mêmes : évangiles et autres écrits. Si ces textes se soustrayaient à une telle interprétation, en ne lui apportant aucune matière épistémologiquement valable, leur prétention à EMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE 41 être des témoins d’une révélation divine objective s’évanouirait dans l’inconsistance et se perdrait dans les brumes de l’imaginaire humain. Si certains commentaires théologiques de ces textes — quelles que soient les autorités religieuses qui les patronnent — ne résistent pas à l’épreuve d’une telle analyse herméneutique, ce sont ces commentaires qui sont sans valeur. Mais cela ne signifie pas que ces textes eux-mêmes ne peuvent pas y satisfaire valablement. Aussi faut-il voir si ces textes pris dans leur matérialité sont aptes à supporter une telle interprétation. S’ils le sont — de façon suffisante du moins, car on ne peut leur demander de l’être parfaitement, puisqu’ils ne sont qu’humains, tout comme humaine et déficiente est notre herméneutique — alors se posera la question de l’authentification du révélateur divin par lui-même et la valeur de son engagement de liberté en tant que révélateur. La cohérence fiduciale interne du message donné et l’authenticité de liberté du Révélateur sont requises toutes deux pour l’adhésion de foi. Si au terme d’une enquête, engagée en vertu de l’exigence de chercher la vérité et rigoureusement menée, l’homme voit ses exigences fiduciales réalisées dans une telle révélation, alors par obligation morale et donc spontanément et librement il adhère et croit et sa foi est fondée. Il nous faudra donc risquer une interprétation épistémologique. Nous la tenterons au chapitre suivant sur deux textes de Paul et quelques affirmations centrales des évangiles. Mais tous les textes en sont passibles. Doivent être tout particulièrement élucidés les concepts de salut, de fils unique de Dieu, de royaume des cieux, et en tout premier lieu celui de « Christ », mot qui avant de devenir un nom propre — et donc inanalysable — était un adjectif du langage courant. Mais avant cela, complétons notre étude sur la formation historique de la conscience fiduciale par une analyse de la manière dont elle se transmet. IV. LA TRADITION APORÉTIQUE DE LA FIDUCIALITE Dans les chapitres précédents sur la fiducialité, nous avons considéré principalement ce que pouvait être une requête rationnelle d’authenticité de la foi dans le cadre d’une pensée réflexive développant une conception relationnelle de l’être. 42 ÉMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE Après cette démarche méthodologique — suivie assez souvent d’applications herméneutiques — et en quelque sorte intemporelle — bien que pensée elle-même dans un contexte d’histoire, qu’elle entreprend à chaque pas d’interpréter —, nous avons, dans le présent chapitre, considéré d’abord la genèse historique de la conscience humaine croyante. Il convient maintenant, avant d’aborder à neuf l’interprétation de la démarche de révélation de Dieu, de compléter les analyses précédentes en comprenant comment s’est articulée la transmission de cette foi, lorsqu’elle se voit confrontée à une affirmation de révélation transcendante. Ces études sont de caractère épistémologique ou herméneutique, c’est-à-dire qu’elles interpréteront un donné historique dont elles présupposent une connaissance aussi assurée que possible — mais qu’elles n’établiront pas — à partir des principes méthodologiques et ontologiques précédemment exposés. Une « philosophie de la foi » présente, tout comme une philosophie de l’histoire, trois aspects s’impliquant réciproquement. Pour l’histoire, ce sera une ontologie de l’être temporel et historique de l’homme, une méthodologie de la science historique et enfin une épistémologie du récit historique. Pour la foi ce sera une ontologie de l’être fiducial, une méthodologie de la reconnaissance du Révélateur et une interprétation épistémologique ou (herméneutique) de son œuvre à la fois divine — transcendant le temps — et reçue anticipativement en l’histoire de la fiducialité humaine — celle-ci lui offrant ses conditions de possibilité historique et les concepts de l’intelligence que nous pouvons en avoir. Comme l’être fiducial de l’homme comporte un aspect historique de transmission et de tradition, nous devons, pour poursuivre donc notre étude de l’invention de la fiducialité, attirer maintenant l’attention sur quelques-unes des composantes épistémologiques de la dimension historique de la fiducialité qui résultent, pour notre interprétation de l’histoire de la foi judéo-chrétienne, des principes méthodologiques posés dans les chapitres précédents. Les premières remarques porteront sur la manière de considérer nos sources historiques et sur la signification ontologique qu’il convient de reconnaître à leurs informations. Les secondes s’attacheront à dégager les antagonismes internes qui apparaissent, au sortir d’une pensée mythique, dans la formation historique d’une conscience de foi collective, lorsqu’elle se EMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE 43 « dispose » en son immanence à une révélation transcendante et qui persistent en elle dans les premiers temps de l’accueil de cette révélation, aussi longtemps qu’on ne reconnaît pas en Dieu même le fondement de la structure fiduciale elle-même, ce qui est aussi un aspect de la révélation transcendante elle-même. A. LA SIGNIFICATION ONTOLOGIQUE DES SOURCES BIBLIQUES. Ces remarques devront préciser à la fois l’attitude intellectuelle que nous devons adopter par rapport à nos sources et le jugement que nous devons porter sur l’expérience humaine qu’elles nous dévoilent. 1. Les textes témoins de l’homme qui se bâtit en croyant. C’est à Israël qu’il convient de reconnaître le génie d’avoir inventé l’idée d’un « Dieu qui parle et agit pour son peuple ». Dans sa tradition il fait remonter à Abraham le début de sa foi. Depuis lors le peuple d’Israël reçoit comme étant révélation de son Dieu le sens et la valeur que sa propre existence prend du fait qu’il croit en un Dieu unique et transcendant. Etant seul parmi les peuples à croire vraiment en Dieu, il estime que Dieu le choisit pour se révéler à lui. L’unicité de sa foi parmi les peuples lui fait poser l’unicité de la révélation et donc son élection pour la recevoir. Actualisant seul cette exigence de foi, il comprend que cette élection lui impose la mission de témoigner devant les autres nations de l’existence et de la grandeur de son Dieu. La nécessité pour lui de croire le conduit en effet, face aux peuples qui ne croient pas, au devoir de témoigner de sa foi, devoir qu’il comprend alors comme une mission d’être témoin de l’Éternel parmi les nations. Cette double inférence d’une nécessité interne en la conscience relationnelle à un devoir en faveur de l’autre — ici Dieu — et de ce devoir envers l’autre à la conviction de recevoir de lui une mission ou un commandement, illustre bien la projection par l’homme d’une image de lui-même en face de lui, en laquelle il se donne une conscience « objectivée » de lui-même. 44 ÉMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE La même inférence joue lorsqu’il estime recevoir comme révélation de Dieu la conscience qu’il prend de Dieu en sa foi et lorsqu’il comprend son adhésion de foi comme une réponse à une révélation. Le croyant en effet dans sa démarche objective pose d’abord une révélation « à lui faite » comme première dans le temps, et situe ensuite sa foi comme réponse à cette révélation, tandis que la conscience réflexive en la foi pose d’abord dans le temps la conscience de foi qui se forme selon ses propres lois et ensuite la possibilité d’une initiative divine comme objet idéal et espéré de la conscience de foi. Si par la suite il y a lieu de reconnaître la réalité historique d’une révélation, elle sera reçue comme un accomplissement en surplus — et d’un autre ordre — d’une œuvre entamée déjà dans la création, dans la création de la conscience fiduciale notamment. Dieu ne peut en effet se révéler qu’à un homme qui dans l’histoire s’est formé lui-même et s’est rendu apte à croire en Lui. Seul un homme capable de croire peut être responsable d’une adhésion ou d’un refus de foi face à ce qui serait ou ne serait pas jugé par lui comme étant une Révélation de Dieu. Mais cet homme de foi est le terme le plus accompli du Dieu créateur. Pour Israël donc, son ascendance, sa terre, son organisation sociale et religieuse, sa loi morale, son histoire et surtout sa survie dans les épreuves, sont l’œuvre de Dieu à son égard, et comme telles elles sont un témoignage — parfois troublant à ses yeux — pour son Dieu. Et lorsque se fera jour dans la culture antique, la question de l’existence par-delà la mort, c’est aussi comme une œuvre de son Dieu qu’il en attendra la réalisation sans parvenir à en préciser la manière... et pour cause, si ce n’est de la concevoir en accord avec la conviction de son élection, c’est-à-dire comme « résurrection » à la vie. Ainsi se donne-t-il lui-même à entendre ces vérités comme de la part même de son Dieu. L’histoire d’Israël est par là une histoire de « prophètes ». Le prophète, c’est en fait l’homme qui prête à Dieu les « paroles » que lui dicte son attachement à son peuple, à son sens moral et religieux, et qu’il ne trouve pas indignes d’être mises sur les lèvres de l’Éternel comme des volontés de l’Éternel pour la gloire de son peuple. Il est aussi celui qui, prêtant les événements de l’histoire au bras de Dieu, se doit de leur donner un sens compatible avec l’idée qu’il a de Sa puissance et de Sa grandeur, de Sa fidélité à Israël lui-même. Ainsi les prophètes en Israël et surtout Israël lui-même donne EMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE 45 une substance et une consistance à l’idée de « Dieu qui parle à son peuple et agit pour son peuple ». Le lent développement de la conscience fiduciale en Israël donne ainsi naissance à une civilisation de la foi. Nous suivons son jalonnement sur plus d’un millénaire, dans la maturation et la composition d’un certain nombre de textes de genres littéraires variés. Leur conservation, leur compilation, leur modification, leur mutilation peut-être, leur arrangement, leur rassemblement enfin en un « ensemble unique » a « formé » la Bible. En une tardive et dernière « édition » — le canon —, ces textes sont désormais déclarés intangibles. Immobilité en laquelle se fige, comme en une lave refroidie, un formidable bouillonnement du cœur humain. Ces textes sont les témoins de la formation de l’homme qui, venu d’un stade de pensée indistincte en son âge mythique, s’est bâti progressivement en croyant, en différenciant ses aptitudes originelles. Ce fut l’œuvre de linguistes et d’exégètes hautement spécialisés — et ce l’est encore — de redessiner « l’histoire » du texte biblique, de nous le restituer en chacune de ses étapes : en ses formes originelles aussi près que possible de ses sources et en ses remaniements qui nous en donnent des lectures modifiées. Par ce travail ils nous permettent de comprendre aussi que la signification d’un témoignage change lorsqu’il est inséré dans un ensemble plus vaste. Un texte modifié, un texte associé à d’autres, un texte enfin intégré à un ensemble « canonique » sont autant de témoignages nouveaux par rapport au témoignage du texte originel et cette histoire est elle-même un témoignage. Qu’une lecture puisse enfin se faire jour, qui ne tienne plus compte de toutes ces péripéties du texte et des interprétations qui les accompagnaient, est encore un fait d’histoire. Une lecture intemporelle, anhistorique et même anachronique entre les parties du texte — non entre le texte et des événements postérieurs, bien sûr — est elle-même une lecture située et significative de l’histoire. Elle découle tout naturellement du fait que le texte fut un jour fixé définitivement en un tout « canonique ». Une telle décision équivaut en quelque sorte à donner au texte une signification comparable à celle qu’il aurait s’il était écrit d’un seul jet, c’està-dire à rendre, quant à leur sens, toutes les parties du texte — aussi hétéroclites soient-elles — contemporaines les unes des 46 ÉMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE autres, et cela malgré les incohérences évidentes d’un point de vue historique. Une lecture « anhistorique » quant à ses objets est, comme conduite de lecture, profondément historique. L’épistémologie ne peut négliger sa réalité. Quelle est alors la valeur d’une lecture anhistorique pour la foi ? Cette question comme les autres nous renvoie à une réflexion philosophique sur la foi. Comme les autres aussi, elle peut trouver réponse dans le cadre d’une épistémologie qui se fonde sur une ontologie relationnelle de la conscience. 2. Compréhension de ces textes par lesquels l’homme continue aujourd’hui encore de se bâtir en croyant. Ainsi Israël par son histoire plusieurs fois millénaire donne non seulement un retentissement historique à la tradition de la vocation d’Abraham et à celle de l’alliance de Dieu avec Moïse et le peuple hébreu, mais il leur confère une signification fiduciale universelle, quoique ignorée en tant qu’universelle, parce que la constitutivité ontologique de cette signification reste encore inaperçue. Le texte, qui fixera ces événements — même s’il ne correspondait à aucune réalité historique particulière — est par lui-même le fait historique majeur, en tant qu’un peuple y voit son origine et le sens premier de sa spécificité culturelle, de sa religion, de son idée de Dieu. Relu et continuellement interprété, ce texte — ainsi que les autres grands textes de la Bible — formera le support sur lequel les progrès de la pensée d’Alliance viendront se projeter. Au stade d’une pensée objective, cette projection comme projection n’est pas reconnue comme telle, et pas davantage le sont les a priori de fiducialité vécue qui président à la rédaction et à l’interprétation des textes. C’est pourquoi nous devons savoir que ces textes ne vivent pas d’un sens qu’ils auraient en euxmêmes « objectivement » aussi figés que leur matérialité de texte — même lorsqu’ils sont remaniés — mais qu’ils vivent de la pensée fiduciale qui les habite et qui sans cesse vient les réhabiter, en les aménageant jusqu’à leur donner un sens anhistorique. Et lorsque la conscience humaine parvient progressivement à se libérer de son asservissement à l’objectivisme, ces textes ne cessent pas pour autant — au contraire — de nous parler de EMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE 47 l’homme et de Dieu. Ils nous en parlent même mieux puisque la pensée humaine fiduciale se lit alors elle-même plus lucidement en eux. La conscience cesse de les prendre au « pied » de la lettre, c’est-à-dire dans le sens que les textes prennent lorsqu’elle « piétine » parmi les choses, son ombre objectivée. En comprenant ces textes dans leur « esprit », elle les comprend comme l’œuvre en laquelle « s’exprime » l’esprit de l’homme, dans sa fiducialité constitutive, et elle continue de les charger de sens fiducial mais d’un sens fiducial désormais compris réflexivement et décodé du dedans de ses formes objectivées. 3. Tradition, Révélation et Foi. a. L’unicité de la Révélation requiert la multiplicité évolutive de la foi. Nous voici donc en présence d’un livre qui est déclaré « clos » par des communautés de croyants — des juifs et des chrétiens — même si ce « livre » n’est pas fermé par les uns et les autres à la même dernière page. Quelle que soit la page à laquelle le livre est fermé, il raconte une révélation qui s’étire dans le temps. Pourquoi cette révélation s’arrête-t-elle à un moment donné ou plutôt, pour rester « objectif » (c’est-à-dire spectateur devant le fait religieux), pourquoi affirme-t-on qu’elle s’arrête ? Nous « observons » la même décision dans l’islam. Les musulmans affirment en effet que Mahomet est le dernier prophète et que le « Coran » est le dernier chapitre de la révélation. En outre le Coran est en même temps une « refonte » et une « manipulation » de son histoire antérieure. Ce qui pose d’autres questions qui ne seront pas abordées ici. Cette question sur l’arrêt du déroulement de la révélation entraîne celle du mode de lecture des textes. Pourquoi en effet, cette décision une fois prise, les croyants adoptent-ils une lecture anhistorique ou transhistorique du texte ? Quelle signification cette conduite peut-elle avoir pour l’analyste de la conscience de foi et pour l’idée que l’homme s’y fait implicitement de la « Révélation », alors que par ailleurs il a gardé la mémoire de son déroulement historique ? La décision d’une part de clore le livre et de le lire d’autre part comme s’il avait été « écrit dans la contemporanéité de ses parties » ne traduit-elle pas une ambiguïté ? 48 ÉMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE Déroulement historique d’une part, visée d’unicité historique par clôture et lecture anhistorique d’autre part ? Comment lever cette ambiguïté par rapport à l’idée de la Foi et à celle de la Révélation ? Quittons les données « objectives » du problème, et passons à la question réflexive. Un problème se pose en effet ici pour le Croyant lorsqu’il accède sur le plan de la conscience réflexive : celui de la valeur même d’une révélation dont on pense qu’elle s’étale sur plusieurs siècles et se renouvelle de génération en génération. Ce problème comme problème ne se pose pas pour le croyant qui n’est que croyant, c’est-à-dire pour le croyant qui sait objectivement ce qu’il croit et même en qui il croit, mais qui ne sait pas réflexivement ce que c’est que « croire ». Le croyant objectif se précipite vers ce qu’il croit — ou ce qu’on lui dit de croire, de la même manière qu’il se précipite vers le spectacle des choses. La différence à ses yeux de « ses connaissances de foi » d’avec son « savoir des choses », c’est même souvent de les avoir reçues d’un autre — de Dieu — dont les « apti-tudes intellectuelles » surclassent infiniment les nôtres. Les « informations » qu’Il nous « révèle » sont donc supérieures à celles que nous pouvons glaner dans le champ des choses. Notre désir de certitude se trouve ainsi mieux satisfait que si nous ne devions compter que sur nous-mêmes ! Les difficultés « de foi » pour le croyant objectif naîtront du développement des sciences, des démentis qu’elles apporteront à sa « conception révélée du monde » et enfin du tarissement et de la cessation du flot « révélatoire ». Pourquoi Dieu se tait-il désormais ? La non-audition de Dieu est interprétée par le croyant objectif comme un « silence » de Dieu, parfois scandaleux à ses yeux, puisque par le passé « Dieu parlait » sans arrêt aux hommes. Le croyant objectif répondra à ses propres problèmes comme il l’entend. Les réponses qu’il se donnera — ou qu’on lui donnera et qu’il « croira de nouveau » — ne seront sans doute pas pour lui sans valeur consolatrice parfois. Elles ne seront pas sans nuisance non plus, car elles l’empêcheront d’accéder à une foi réfléchie et plus authentique. Elles continueront d’accréditer en lui — par-delà l’évidence du contraire — l’idée d’une révélation évolutive, progressive, durable sinon permanente. Les uns estimeront qu’elle s’est accidentellement interrompue et EMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE 49 garderont envers elle l’espoir nostalgique de sa reprise ; d’autres la jugeront arrivée au terme de son long développement et donc définitivement achevée. Ni les uns ni les autres — à supposer qu’ils restent croyants et ne renoncent pas pour des raisons objectives, et donc inadéquates, à leur foi — ne se rendront compte de la contradiction interne à l’idée d’une « révélation permanente durant des siècles », du moins si l’on donne au terme « révélation » le sens réel d’une « Révélation de Dieu par Dieu à l’humanité ». Bien entendu, si l’on emploie le terme « révélation » pour parler d’autre chose, comme d’une « compréhension lumineuse » ou d’un « sentiment intérieur » de Dieu et de nos relations avec lui, alors il n’y a pas lieu de parler d’une contradiction puisqu’une connaissance ou un sentiment humain passe d’une génération à l’autre, évolue, se transforme, disparaît et renaît, se métisse enfin des formes qu’il rencontre en d’autres civilisations ou s’y oppose durablement. Il n’y a plus de contradiction, parce qu’il n’y a plus de réponse au problème, mais celui-ci demeure. Eu égard aux exigences a priori de possibilité d’une révélation de Dieu, le fait de la Tradition juive d’une part et celui de la Tradition chrétienne d’autre part, pose effectivement ce problème pour le croyant réflexif et pour une épistémologie des deux traditions religieuses qui s’adressent à la foi des hommes. La question générale du sens et de la valeur d’une révélation divine qui s’accomplirait progressivement sur plusieurs siècles en suscite immédiatement d’autres dès que se fait jour la contradiction de ce concept, donc l’impossibilité de la réalité qui serait censée lui correspondre. L’impossibilité d’un tel concept n’élimine pas en effet la réalité de l’histoire d’Israël. La recherche d’intelligibilité se fait seulement plus nuancée. Dans la mesure où la tradition de foi en Israël ne peut ni être assimilée à une « révélation prolongée » de Dieu aux hommes, ni la requérir comme préalable à sa justification, comment rendre compte de sa valeur déterminante pour l’humanité ? Si d’autre part c’est dans l’histoire d’Israël que Dieu s’est effectivement révélé lui-même aux hommes en Jésus de Nazareth — et cela conformément aux exigences fiduciales a priori — comment peut-on considérer que la tradition d’Israël ne serait qu’une « révélation préparatoire » à l’annonce évangélique de Dieu, sans, par le fait même, saper la véritable signification de la révélation de Dieu en Jésus en l’englobant 50 ÉMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE dans un concept contradictoire, ni rendre suranné et vieilli l’apport fiducial d’Israël, sans l’intelligence duquel pourtant aujourd’hui encore il n’est pas possible de comprendre la révélation évangélique, tout comme sans la réalité de la foi d’Israël en Dieu, Dieu n’aurait pu se révéler aux hommes ? L’unicité de la révélation en l’unique Révélateur implique la formation historique, évolutive et communautaire de la conscience de foi jusqu’en son accomplissement approprié à cette révélation. Cette édification de la conscience fiduciale s’est faite en Israël et en Israël se fit donc la révélation en Jésus. Cette révélation accomplie dans les limites historiques de la personne du Révélateur — ni avant ni après — impliquait aussi la permanence historique de cette conscience de foi à laquelle Dieu s’était adressé. On ne peut en effet concevoir d’autre attitude de foi que celle-là comme apte à la révélation. Aussi la compréhension de la valeur permanente du judaïsme, comme sagesse humaine certes, mais aussi comme seule formation à une conscience fiduciale appropriée à la Révélation divine en Jésus et comme tradition des concepts, c’est-à-dire comme véhicule et support d’une compréhension de l’existence qui seule permet l’intelligence de cette révélation, requiert maintenant que nous situions tant la tradition d’Israël — plus particulièrement en sa forme juive — que la tradition chrétienne classique par rapport à la démarche humaine de foi d’une part et par rapport à la Révélation unique de Dieu en Jésus d’autre part. b. Rapports de la tradition juive et de la tradition chrétienne à la foi théologale. Nous remarquons que dans le judaïsme, la foi théologale se donne comme objet la sollicitude de Dieu pour notre existence sociale, ainsi que pour la tradition sociale de la foi. En Israël, il y a par là identification de la foi sociale et de la foi théologale. Bien que cette identification soit en discordance par rapport à une analyse transcendantale, elle est cependant chose naturelle et temporellement inéliminable. En effet, en Israël la révélation court à travers toute la tradition, parce que tradition et révélation sont les fruits historiques de la conscience fiduciale et que celle-ci ne se EMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE 51 connaît pas encore réflexivement comme autopositionnelle de son « objet », en ce stade de son développement. La formation historique de la conscience fiduciale en Israël construit progressivement une tradition de foi, laquelle déroule nécessairement une manifestation de vérités présentées comme révélées. La formation d’une tradition de foi et la présentation d’une vérité révélée sont concomitantes dans l’histoire, puisque progressivement la conscience de la tradition donne son objet à la révélation affirmée. L’homme juif, qui de génération en génération se construit en croyant se donne aussi comme vérité révélée sa propre tradition. Il y a identité entre révélation et tradition : promesse divine d’avoir une descendance et de former un peuple, promesse divine d’une terre pour y vivre, en Alliance avec Dieu selon les commandements de Dieu. Il y a formation authentique de la foi et en même temps formation d’un obstacle objectif à la reconnaissance de l’acte révélateur, vu la difficulté d’entreprendre une analyse réflexive de l’acte de croire. Cette identité culturelle et religieuse entre la foi sociale et la foi théologale passa dans la tradition chrétienne, mais là elle est contre nature et comme une monstruosité, puisque la révélation de Dieu en Jésus donnait à la foi son véritable objet et dissociait l’identité humainement établie entre révélation et tradition. C’est cette dissociation qui provoqua le scandale des autorités et c’est cette dissociation qu’il faut apprendre à reconnaître dans le texte évangélique sans quoi l’incompréhension dont il fut l’objet en la terre d’Israël ne serait pas explicable. Cette dissociation opérée par Jésus impliquait au contraire chez ceux qui adhéraient authentiquement à son message une compréhension réflexive au moins intuitive de la foi, de leur foi mosaïque d’une part, qui n’était donc pas rejetée et de leur foi en Jésus d’autre part, qui s’articulait sur la foi mosaïque en dehors de laquelle elle devenait inintelligible. Par la suite ce fut un grand malheur que les chrétiens continuèrent ou se remirent à « croire » de façon indifférenciée en amalgamant la foi sociale et la foi théologale. En cela ils imitèrent matériellement la pratique de foi juive, traditionnelle, sans s’apercevoir que la vérité que Jésus proposait à leur foi ne se situait pas sur le plan de notre histoire présente et de sa foi sociale, et donc qu’elle n’était pas dans le prolongement terrestre 52 ÉMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE de la révélation mosaïque et donc ne pouvait entrer en concurrence avec elle. Mais dans la mesure où ils imitèrent matériellement la manière indifférenciée de la foi juive, ils ne se rendirent pas compte que la révélation en Jésus apportait son véritable objet à la fiducialité théologale juive et que en même temps cet objet véritable ne pouvait être vraiment compris qu’en analogie et au travers des concepts en lesquels les juifs avaient compris « leur » révélation en Abraham et en Moïse. Dans la mesure où les chrétiens païens (non-juifs) empruntèrent aux juifs leur manière de croire, sans que cette manière chez eux procédât d’une tradition de foi inventive de sa révélation — puisqu’ils recevaient également et tout d’un coup par la prédication des juifs-chrétiens et la modalité de leur foi et la révélation divine en Jésus —, ils ne se trouvèrent pas préparés à comprendre de façon inventive le message de Jésus, ainsi que le faisaient spontanément les juifs par rapport à la révélation mosaïque en discutant sans cesse le texte de la Torah et en réinventant pour lui une signification connaturelle à sa tradition. La foi juive était inventive parce qu’elle se donnait en fait dynamiquement les vérités universelles de sa révélation en les prenant dans l’ordre de la création. Les chrétiens non-juifs au contraire ne pouvaient faire autrement devant la prédication apostolique qu’adopter une attitude de foi empruntée aux juifs, d’où son double caractère d’être passive et indifférenciée : passive et non inventive — considérée elle-même comme reçue et comme un « don » — puisqu’elle ne procédait pas chez eux d’une longue créativité fiduciale cheminant en l’histoire ; indifférenciée puisqu’elle procédait par imitation de la pratique juive et que celle-ci en sa créativité propre s’était donnée comme objet de sa foi théologale la réalité de sa tradition sociale en tant qu’ils la comprenaient comme une œuvre divine. Attachées à leur foi — qui était leur œuvre — sans être en mesure d’en faire réflexivement l’analyse et de distinguer ses exigences prophétiquement proclamées de l’objet qu’elles leur donnaient et par là sans pouvoir comprendre que leur foi était la seule attitude humaine apte en elle-même à accueillir la révélation divine, les autorités juives ne purent remarquer qu’il y avait là en la personne de Jésus et en sa parole une révélation divine stricte, « objectivement » fascinées qu’elles étaient par ce EMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE 53 que leur tradition s’était nécessairement donné comme objet de révélation. Les chrétiens non-juifs au contraire tout en accueillant la révélation de Jésus comme révélation divine ne purent l’accueillir en une foi authentiquement adaptée à cette révélation puisque leur foi n’était au mieux qu’un mimétisme extérieur de la foi juive car eux aussi ne la comprenaient pas réflexivement et « critiquement » et ne pratiquaient aucun discernement entre l’actualisation d’une fiducialité constitutive et ses expressions extérieures contingentes plus ou moins inadéquates. Ils ne furent pas en mesure de croire avec la même justesse que les disciples juifs de Jésus, Jean l’Évangéliste notamment, en qui il serait plus approprié de reconnaître un prêtre du Temple (car connu du grand prêtre et obéi du garde) plutôt que l’apôtre Jean fils de Zébédée. Notons en passant qu’il serait plus éclairant aussi de lire son texte sur l’arrière fond d’une pensée plus rationaliste que piétiste, sadducéenne peut-être, et qu’il nous livre, en un compte rendu de témoin oculaire rapidement consigné, la portée ontologique des grands discours de ce Nazaréen assez mal prisé des Judéens, comme tous les autres Galiléens d’ailleurs. Le terme « Ioudaoi » « Judei », chez Jean ne désigne pas l’ensemble du peuple d’Israël, mais seulement un groupe particulier, les gens de la tribu et de la terre de Juda. Ce serait un anachronisme de donner à ce terme le sens péjoratif et global que le terme « juif » reçut par la suite durant tant de siècles. Plus on retarde certes la date de composition de l’évangile de Jean, plus on s’autorise à y lire l’ébauche d’une réprobation des juifs en général et plus on se rend incapable de comprendre le message véritable de Jésus. Jean au contraire garda sa foi spécifiquement juive et prit appui sur celle-ci pour adhérer à la révélation de Jésus. Il le fit à un double titre. D’une part, il prit appui sur l’objet de sa foi juive pour comprendre le sens des discours de Jésus, lequel prenait également appui sur le même objet de sa foi juive. Une telle inférence d’intelligibilité, de sa culture religieuse vers la révélation de Jésus, resterait valable, même si les concepts de sa culture religieuse ne se rapportaient pas tous de façon adéquate à leur réalité objective. Un concept « objectivement erroné » reste en effet valable, en tant que pensée réelle, pour servir de support symbolique à une intelligibilité non objective, réflexive ou fiduciale par exemple. D’autre part, il garda le dynamisme inventif de sa tradition de foi pour transposer en signification 54 ÉMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE transcendante l’intelligibilité de sa foi mosaïque. Ce qui sur le plan de l’invention implique un passage pour le moins « vécu », du plan où la conscience de foi se dit « objectivement » sa propre réalité, sur le plan où elle se comprend réflexivement et relativise ses « objets » humains. Pour Jean et les disciples véritablementjuifs-de-Jésus, la descendance d’Abraham, la formation du peuple d’Israël et de sa loi, la conquête de sa terre et sa ville de Jérusalem, son royaume d’antan et sa soif d’autonomie, ses épreuves et ses souffrances, surtout Dieu avec son peuple en cette histoire du monde, en un mot toute sa tradition bien réelle et à condition de rester bien réelle d’âge en âge devenait le support d’une autre intelligibilité d’une autre histoire de Dieu avec les hommes, d’une histoire qui n’est plus une histoire en ce monde, mais qui pour chaque homme de chaque peuple et de chaque temps « poursuit », en la transcendant, l’œuvre de Dieu en ce temps présent. Une œuvre nouvelle — c’est-à-dire qui n’est en rien terrestre, ni de ce temps ni de ce monde ; œuvre unique exprimée par les multiples symbolismes de l’histoire successive d’Israël ; œuvre d’une alliance nouvelle exprimée par les multiples visages historiques d’une unique alliance avec Israël ; œuvre signifiée par un nouvel Adam, un nouvel Abraham, une nouvelle naissance, un nouveau peuple, une nouvelle Pâque, un nouveau Moïse, une nouvelle loi, une nouvelle terre, un nouvel Israël, une nouvelle Jérusalem, un nouveau Royaume ; œuvre du Royaume des Cieux, vraiment céleste, Royaume de Dieu, œuvre de Dieu seul et aucunement terrestre, avec une nouvelle Torah en laquelle Dieu assurera la victoire sur tout mal, ainsi que le désire la Torah de Moïse et ainsi qu’elle le désirera, elle et toutes ses filles, même matricides, jusqu’à la fin des temps de ce temps, jusqu’à ce que le Royaume des Cieux, qui est déjà concomitant de « ce » temps-ci, soit alors le seul à subsister éternellement comme ouvrage de l’Éternel. Mais les chrétiens non-juifs n’étaient pas en mesure de soutenir longtemps, comme les juifs chrétiens, une telle invention fiduciale d’intelligibilité. Ils perdirent de vue que la vérité du message de Jésus devait se comprendre par analogie avec la manière dont les juifs (en général et pas seulement les judéens) avaient compris l’œuvre créatrice de Dieu et sa volonté de faire Alliance avec eux en leur histoire. En dehors de la conception que les hommes s’étaient donnée en Israël d’une révélation de Dieu, il n’y avait pas de concepts aptes à recevoir EMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE 55 une Révélation divine effective mais le sens de cette Révélation divine ne prolongeait pas la tradition réelle d’Israël et donc la tradition d’Israël ne la préfigurait pas et ne l’annonçait pas par la voix des Prophètes. Jésus révélait une autre relation de Dieu avec l’homme, en une autre histoire que celle de la création présente, mais le sens de cette autre histoire ne pouvait se comprendre que par comparaison avec la manière dont Israël avait compris le sens de sa propre histoire comme histoire avec Dieu. Cette révélation ne pouvait être accueillie que par des hommes qui comprenaient leur histoire comme une histoire de Dieu avec eux, mais à la condition que ce ne soit plus dans l’ordre de leur histoire humaine. Si la révélation en Jésus d’une nouvelle histoire de Dieu avec l’homme, après avoir été acceptée, était replacée, par faiblesse mais indûment, dans l’histoire de ce monde, elle entrait inévitablement en conflit avec la tradition juive. L’image ontologique devenait une préfiguration historique. Le passé figurait l’avenir comme en filigrane au lieu que le terrestre soit compris comme l’image du céleste, non abstraitement mais historiquement. Or la seule communauté parmi les peuples de la terre qui puisse offrir dans sa réalité terrestre un support analogique — à jamais irremplaçable, puisque Dieu l’a assumée, en la personne de Jésus — c’est la communauté d’Israël telle qu’elle se comprenait en sa foi et se perpétue telle aujourd’hui et doit vouloir demeurer fidèle à elle-même en attente — qui ne sera pas déçue — du Royaume de Dieu. Sont aussi en attente de ce Royaume tous les croyants en Jésus, assurés qu’ils sont déjà de l’existence de ce Royaume, en une durée « parallèle à en quelque sorte et concomitante de » notre histoire en ce monde. L’histoire de ce monde passera, même si nous n’en pouvons esquisser ou entrevoir sa fin, mais le Royaume des Cieux ne passera pas, car en nous introduisant en lui, par une nouvelle naissance ontologique, Dieu nous introduit en ses propres relations familiales, en la communication de vie qui lui est propre selon sa structure interpersonnelle d’amour. L’objet de la révélation en Jésus était le Royaume des Cieux, authentiquement céleste et nullement terrestre. Il est regrettable immensément que les chrétiens non-juifs — obligés en conscience de témoigner de cette révélation —, amenés à constituer une communauté et conduits naturellement à assurer la tradition de leur foi en 56 ÉMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE l’unique révélateur, se laissèrent glisser, par mimétisme avec la tradition juive à considérer leur existence communautaire comme partie intégrante de la révélation en Jésus. L’Église alors, se prenant en son existence terrestre comme la nouvelle œuvre de Dieu, réclama pour elle la foi que nous devons au seul révélateur : Jésus l’homme de Nazareth en qui Dieu, présent par une de ses Personnes, entreprend l’œuvre qu’Il annonce. La théologie dogmatique que l’Église (avec Origène et Augustin) a élaborée à son propre sujet est donc une monstrueuse bévue historique, un cataclysme épistémologique, dont les lignes de force échappèrent à leurs protagonistes. Cela aurait été une incroyable escroquerie à la foi, si leurs auteurs en avaient eu conscience. Il faut certes beaucoup de recul historique et philosophique pour le comprendre, et un profond déconditionnement institutionnel pour l’admettre. Dans la tradition chrétienne, la même difficulté à entreprendre une réflexion en l’acte de croire a aussi maintenu par mimétisme, et même a accentué après la prédication apostolique, l’identité de l’objet de la Révélation avec la réalité de la tradition ; tradition qui devient alors « ecclésiastique ». En se prenant (méprise dramatique sur la base d’une confusion entre « Jérusalem nouvelle » et « véritable Israël ») pour le Nouveau Peuple de Dieu dont parlèrent les Apôtres juifs, l’Église garda une conscience claire d’un acte révélateur, mais s’éloigna de sa signification. Elle va prendre de plus en plus sa réalité historique dans l’ordre de la tradition humaine pour l’objet de cette révélation, ou du moins elle s’intègre elle-même à l’objet de cette révélation, qui est en fait le Royaume de Dieu dans une temporalité tout autre à venir. Lorsque le témoignage de foi, rendu par quelques disciples juifs au Révélateur de Dieu prendra fin avec leur mort, car la tradition juive ne s’est pas ouverte tout entière au Révélateur en se dissociant de l’objet qu’elle s’était donné et qui était sa propre réalité humaine — il ne s’agit pas d’une accusation, mais d’une donnée d’analyse comme on peut s’en rendre compte d’après ce que nous avons dit —, il y aura bien tradition sociale de ces témoignages de foi, mais il n’y aura plus d’effort de compréhension fiduciale du message évangélique, car les païens n’étaient pas dans leurs traditions culturelles des hommes de foi inventifs de la Parole de Dieu. Les « Pères de l’Église » oublieux du dynamisme inventif de la fiducialité juive, et plus portés par leur paganisme populaire à EMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE 57 adorer l’irrationnel, hellénisèrent, en toute honnêteté, l’Évangile en « croyances » en perpétuant chez eux le même « blocage » que celui qui emprisonna la plupart des responsables religieux en Israël. Ils substituèrent ainsi tragiquement le « Nouveau Testament » à l’» Ancien », alors que dans l’Évangile Jésus cherche à faire comprendre que l’Alliance qui le lie à son Père (et qui n’est pas une Alliance qu’il passe comme Dieu avec les hommes et encore moins qu’il passe avec l’Église, ni en laquelle il serait le médiateur entre Dieu et les hommes) non seulement ne supprime pas la première Alliance mais la requiert pour que d’une part la seconde soit comprise dans sa signification véritable et que d’autre part elle puisse s’accomplir en réalité. La divinisation de l’homme en effet suppose la Création et d’autre part dans l’ordre de la connaissance — ici connaissance sur le mode de la foi — une juste compréhension fiduciale de la création, perçue comme révélation de l’engagement de Dieu, est requise pour comprendre la révélation de la divinisation. Les juifs qui étaient pourtant des hommes inventifs de foi n’ont pas reconnu le Révélateur. Les chrétiens païens qui pourtant ont gardé le souvenir du Révélateur n’ont pas encore appris à croire et à avoir l’intelligence de sa promesse puisqu’ils situent la Révélation en Jésus dans le prolongement et comme l’accomplissement de ce que les juifs se donnaient comme révélation, actualisant et exprimant ainsi en des formes contingentes excellentes — excellentes mais contingentes — une nécessaire fiducialité humaine, laquelle en sa réalité était bien la nécessaire condition d’une possible Révélation divine effective. Les juifs sont sans véritable révélation, mais se donnent un texte révélé dans lequel leur existence humaine rapportée tout entière à Dieu est comprise comme son œuvre. Ce qu’elle est effectivement, sans qu’elle soit en elle-même, ni en cette signification une révélation de Dieu lui-même aux hommes. Les chrétiens sont sans véritable foi — ils perpétuent trop souvent les formes d’une crédulité païenne — mais se donnent des définitions de foi dans lesquelles ils ramènent le sens de la Révélation en Jésus et de l’œuvre transcendante de Dieu qu’elle nous annonce, dans l’ordre d’une religion humaine et d’un idéal de spiritualité temporelle. La séparation du judaïsme et du christianisme implique pour l’un et pour l’autre une terrible mutilation parce que le second en mimant l’insuffisance du premier s’est mis à lui contester sa 58 ÉMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE propre valeur tout en perdant la sienne. Cependant juifs et chrétiens ne peuvent être pleinement eux-mêmes comme hommes que dans une profonde harmonie, chacun reconnaissant à l’autre sa propre valeur, chacun retrouvant ainsi la sienne propre, puisque Torah et Évangile sont quant à leur réalité par eux visée, et quant à leur intelligibilité, condition et dépassement nécessaires réciproques. Mais cette harmonie, Dieu dans sa création ne la réalise pas sans la confier intégralement aux hommes. Donc pour les hommes, il y a devoir moral de la désirer et de s’y préparer réciproquement. Une façon de s’y préparer, c’est de reprendre et d’approfondir les exigences de la conscience fiduciale. La conscience de foi par sa réalité même en effet pose des exigences envers qui se donne comme Révélateur, et elle en pose aussi à la Tradition, c’est-à-dire à la communauté de foi en laquelle elle apprend à connaître celui qu’on lui propose comme Révélateur. Nous les avons exposées dans la partie méthodologique. c. Rapports de la tradition juive et de la tradition chrétienne à la Révélation. C’est au cœur du peuple juif que Dieu s’est révélé et non au peuple chrétien. Par là nous disposons d’une authentification de l’attitude fiduciale juive, mais non d’une authentification de l’attitude chrétienne par rapport à la Révélation évangélique. Et compte tenu de ce qu’est, en sa réalité, l’unicité de la Révélation de Dieu en « personne », il y a impossibilité, liée à la « nécessité » interne en la révélation évangélique à ce qu’il y ait jamais une telle authentification — par une nouvelle révélation — du christianisme. La seule norme d’authenticité de la foi chrétienne, c’est la foi juive, celle approuvée par Dieu en son Incarnation en Israël, celle donc qu’Israël a progressivement — ici le terme progressif est acceptable — édifiée en se donnant comme « révélation » le sens de sa propre réalité historique créée et « sanctifiée » par l’Éternel. Ce qui est authentifié, c’est la foi en Israël, non les « objets » qu’il se donne comme révélations. Ceux-ci, tout en pouvant être humainement vrais sont plutôt « niés » comme révélation par la Révélation en Jésus ; aussi ne peuvent-ils être considérés comme une révélation préparatoire qui s’achève en Jésus, sans dénaturer le message évangélique. EMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE 59 En ce sens le peuple d’Israël est un peuple « prophétique », il a donné sa forme historique définitive sur le plan du vécu, mais non réflexivement, à l’attitude de foi constitutive a priori de la conscience humaine et il s’est doté une fois pour toutes du seul message possible qu’il pouvait et devait se proposer à lui-même, en projection objective de sa foi, « comme message révélé », sans qu’il y ait eu en lui initiative divine révélante autre que celle de la création, à savoir l’idée du Dieu Créateur engagé pour son existence, son histoire, passant alliance avec lui, selon les exigences fondamentales de la conscience morale humaine. De plus en vertu d’une nécessité psychologique de sa perception fiduciale de l’existence, et obligé intérieurement de se démarquer d’une affirmation simplement philosophique de ces mêmes vérités naturelles, et s’en démarquant d’ailleurs spontanément, le peuple d’Israël incluait dans sa relation avec Dieu — qu’il vivait sur le mode de la fiducialité comme une relation particulière par rapport aux autres peuples —, des dispositions plus ou moins accessoires et secondaires d’ordre rituel, vestimentaire et alimentaire. Ces particularismes de la Torah — objectivement accessoires — expriment cependant l’authenticité d’une attitude fiduciale telle que l’homme peut la construire a priori en vertu des pouvoirs dont le Créateur a doté tout être humain. D’autres peuples pouvaient le faire aussi, ils ne l’ont pas fait. Seul Israël l’a fait et continue à le faire. Israël dans sa foi s’est donné sa révélation. Dans ce cas, ce qui est tenu pour révélation s’identifie avec la tradition en laquelle le peuple assure sa continuité. Sa continuité donc de génération en génération en sa terre ancestrale avec ses particularités contingentes propres, mais selon une alliance pour la pratique de la loi morale universelle en son essence, devint l’objet même de la révélation que réclamait son attitude de foi. Israël a construit et donné le modèle de l’homme-croyant-enDieu, non de manière fantaisiste selon des particularismes historiques seulement, mais aussi et surtout selon les nécessités universelles et constitutives de l’être de l’homme exprimées en l’originalité de sa culture, notamment dans sa conception de l’amour humain. Nous reviendrons sur ce point, très significatif du génie fiducial d’Israël. A cette attitude de foi en Dieu, Dieu a répondu en poursuivant « sa communication d’être » en un engagement révélateur proprement dit, c’est-à-dire révélateur de son œuvre par-delà sa « Création » temporelle. Dans le peuple de 60 ÉMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE la foi et en un homme de ce peuple, Dieu fut le Révélateur Unique. En Jésus l’homme de Nazareth ! En lui Seul il y a révélation en tant qu’il est le traducteur humain de la liberté de Dieu qui s’adresse à l’Humanité de la foi. Israël était l’expression de cette Humanité de la foi, car seul il s’est bâti selon les a priori de la fiducialité humaine universelle en sujet croyant apte à comprendre le Révélateur. Cependant la tradition objective de la foi en Israël, qui s’était et parce qu’elle s’était identifiée à la révélation pour lui fournir son objet, ne pouvait recevoir sans déchirement ce révélateur, le seul issu de Dieu. Cela eût impliqué pour Israël le renoncement à l’objectivité de sa révélation : en reconnaissant qu’elle n’avait comme objet que sa propre existence en sa propre tradition, c’est-à-dire sa compréhension de la Création divine, comme étant une parole de Dieu à lui adressée. Or cet objet de révélation est ontologiquement inadéquat à une initiative révélatrice divine. Un tel renoncement était pratiquement chose impossible pour le croyant objectif qui n’est que croyant, sans avoir l’impression de renier sa foi, et son humanité même. Toutefois le refus de Jésus par le peuple juif n’a pas sa raison explicative dernière dans la spécificité culturelle et religieuse d’Israël, mais dans la déchirure en tout homme entre l’asservissement à l’objectivité de son existence et les exigences réflexives d’une liberté intérieure, y compris dans sa foi et sa tradition de foi. Une analyse réflexive de la foi eût seule permis la rencontre heureuse du Révélateur et du peuple de la foi, en permettant d’opérer la nécessaire dissociation entre tradition et révélation. Mais les responsables religieux d’Israël n’étaient pas formés à cette compréhension réflexive de leur foi — et aucun peuple de la terre n’en soupçonnait encore la possibilité. Et s’ils avaient été capables de cette analyse sur les invitations de Jésus et avaient reçu sa révélation, ils n’auraient pu vraiment le faire qu’après avoir perçu en sa mort — qui aurait été alors le seul fait de l’occupant romain — le signe même de l’absolue fidélité à son message et à l’œuvre annoncée : celle de la remise par Dieu de tout péché en Son Royaume où, affranchis de la possibilité même de pécher, il fera de nous ses fils connaturalisés de sa divinité. d. Une dramatique méprise sur l’enseignement de Jésus est à l’origine du schisme judéo-chrétien. EMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE 61 Parce que la fiducialité juive — en tant que non réflexive — avait amalgamé tradition et révélation comme objet de sa foi, beaucoup de juifs qui entendirent le message de Jésus comprirent la distinction et la différence de nature entre sa révélation et celle de la Torah comme une opposition entre deux messages dans l’ordre de notre histoire présente et terrestre. Les uns refusèrent, et leurs fils à leur suite, cette incompatibilité et restèrent attachés à la seule tradition de la Torah ; d’autres substituèrent en leur pensée la révélation de Jésus à la tradition mosaïque qu’ils interprétèrent alors comme une préfiguration historique de la révélation évangélique, inversant en cela le mouvement véritable de la pensée prophétique qui exprimait en paraboles les concepts a priori et intemporels de la foi. Leur conception trouva un large écho parmi les peuples païens ou goïm. Ceux-ci à leur suite firent de la tradition de leur foi en Jésus un objet de sa révélation divine. L’Église se déclarait héritière légitime et unique de la Tradition d’Israël. Le succès de sa prédication la conforta dans son usurpation en même temps qu’elle se détournait de la révélation proprement évangélique. Le drame est noué et est aussi alors jeté le ferment d’une incompréhension tenace, difficilement réversible. Or les vérités humaines fondamentales qu’Israël avait donné « en révélation » à la réalité de sa foi et la révélation que Dieu proposait en Jésus étaient « objectivement » disproportionnées l’une par rapport aux autres et ne pouvaient pas ne pas l’être. Sans quoi il n’y aurait pas eu de révélation de Dieu en Jésus avec l’annonce d’une œuvre transcendante : celle de notre divinisation. La révélation de Dieu à l’homme est en rupture complète par rapport à ce que l’homme authentiquement croyant peut se représenter objectivement comme œuvre de Dieu dans le temps, et donc avec ce que dans le cadre d’une conscience objective il se donne comme objet de sa foi. Ceux qui crurent en Jésus avec le plus d’intelligence se gardèrent bien de situer sur un même plan la révélation de Jésus et les traditions mosaïques. Mais le plus grand nombre, admirateurs et adversaires, situèrent la prédication de Jésus dans un même ordre d’objectivité que la tradition mosaïque. Dès lors le peuple juif n’avait plus la possibilité d’adhérer au message évangélique et le message évangélique était privé du peuple de la foi. Ainsi prenait naissance la tradition chrétienne. La révélation divine réelle en Jésus devenait l’objet d’une 62 ÉMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE tradition sans le support d’un peuple à la foi vivante et inventive de son intelligibilité. L’Évangile fut gardé par une tradition doctrinale enseignée à des peuples qui n’avaient pas de tradition fiduciale, car ils n’avaient pas donné d’explicitations — même objectives — à leur conscience de foi. Ils avaient seulement des croyances païennes et pour eux l’adhésion à la tradition objective et sociale de ces croyances tenait lieu de « foi », alors qu’en Israël la tradition dans sa réalité humaine vécue était tenue pour l’objet même de la révélation. Il ne peut en effet y avoir de vérité révélée que si elle procède d’un être libre et que si elle concerne l’accomplissement de notre être propre et notre propre devenir existentiel pour lequel cet être libre s’engage lui-même. Il n’y a pas et ne peut y avoir de révélation sur l’ordre naturel des choses et leurs phénomènes. Il n’y a là, touchant les phénomènes de ce monde, que croyances pour notre crédulité d’ignorants. Au schéma d’une foi pour laquelle la réalité de sa tradition humaine forme l’objet de la révélation, Foi (Tradition = Révélation) l’Histoire, de par les limites et faiblesses humaines, substitue le schéma d’une révélation dessaisie d’une adhésion de foi au bénéfice de la tradition qui en garde le souvenir. Révélation (Tradition = Foi) Dans le judaïsme, l’homme n’a pas la révélation digne de sa foi, car il se fait lui-même sa révélation, même s’il se la fait au mieux, mais il a une foi digne de la Révélation. Dans le christianisme, séparé du judaïsme, l’homme n’a pas la foi digne de la Révélation de Dieu, car avec la Révélation, il estime, par croyance et par projection objectiviste aussi, recevoir également la foi, ce qui le conduit à absolutiser, en remplaçant l’exigence d’invention fiduciale par une prétendue inspiration de l’Esprit Saint, l’intelligibilité inadéquate qu’il se donne de la Révélation en en situant son objet dans le déroulement de ce temps présent et de sa tradition historique. A chaque homme qui le comprendra, de tendre vers l’harmonie d’une foi authentique en une révélation authentique, en laquelle la tradition cessera d’être le facteur occulte, mais dominant tantôt sur la foi tantôt sur la révélation, pour n’être que le lien nécessaire mais subordonné entre les deux, afin que leur EMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE 63 créativité se diffuse l’une dans l’autre de générations en générations. Révélation (tradition) Foi Cela nous amène à poser maintenant les exigences de méthode par rapport aux textes qui portent témoignage du Révélateur. 4. Actualisation de l’universalité du sens des textes portant témoignage du Révélateur à l’égard d’une conscience de foi. Comprendre en outre dans leur esprit les textes qui portent témoignage du Révélateur, c’est-à-dire ceux qui sont groupés sous le titre de Nouveau Testament, c’est s’efforcer de les comprendre selon l’esprit du Révélateur et de ces témoins. Or cet esprit est, bien qu’en un certain déphasage entre le Révélateur et ses témoins, celui de la fiducialité juive. Il faut donc « inventer » à ces textes, qui ont vécu du sens que les témoins du Révélateur y ont exprimé selon l’intelligence qu’ils avaient eue de sa Personne et de ses paroles, en raison de leur niveau de conscience et de leur culture, une signification qui, après qu’eut été reconnu méthodiquement autant que faire se peut, dans les entrelacs des formes de connaissances, le sens originel du témoignage, soit en harmonie et conformité aussi approchée que possible avec le sens « idéal » que le Révélateur, en tant qu’acteur divin, exprimait en manière humaine, mais en accord avec son œuvre créatrice en l’esprit humain. Il faut donc franchir une double distance, celle d’abord qui nous sépare, chacun individuellement, quelle que soit d’ailleurs notre intégration sociale dans une communauté de croyants, du sens originel du témoignage scripturaire et ensuite celle plus ou moins grande, qui sépare chaque témoignage lui-même de l’idéal de sens qu’est la Personne même du Révélateur et ce qu’il a dit de luimême. Cet idéal de sens, dont nous devons inventer de façon cohérente l’intelligibilité, est visé par les témoignages scripturaires avec plus ou moins de bonheur, selon la valeur des témoins, mais aucun ne peut prétendre le cerner adéquatement. Ils convergent vers lui comme vers leur foyer. Pour orienter notre jugement, dans la recherche de ce foyer de la Révélation, pourquoi continuer d’invoquer une Error! Reference source not found., présentée comme un don 64 ÉMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE secourable pour notre intelligence enténébrée par la déchéance originelle — ce qui ressemble beaucoup à la mythique inspiration des Muses antiques pour des privilégiés occasionnels ou de fonction — plutôt que d’être loyalement fidèles aux exigences rationnelles qui, elles, sont l’œuvre du Créateur en nous. Il faut donc user de ce principe que Dieu dans sa révélation en Jésus répond à la fiducialité constitutive de la conscience humaine et qu’il nous en livre son sens par le truchement du sens qu’Israël donnait, en le considérant comme révélé, à l’objet humain de sa foi. En parlant dans le contexte juif de « l’Esprit de Dieu », Jésus lui-même ne se référait-il pas, pour l’ordre de ce temps et de cette histoire présente, au pouvoir inventif profond de la conscience fiduciale, pouvoir de comprendre notre relation à Dieu, autrement que sur le mode de notre relation aux choses du monde ? Esprit de Dieu — esprit du monde : en un langage différent, n’est-ce pas là une esquisse imprécise mais réelle de la différenciation des voies de connaissance ? Autre certes est la réalité divine désignée par les termes « Esprit Saint » lorsque Jésus la situe dans son Royaume et lorsqu’il nous dévoile par eux la profondeur et l’intimité future de nos rapports avec le Père et Ceux qui sont avec Lui de toute Éternité. Entre « l’esprit qui nous inspire saintement » en cette histoire créée et la Personne divine, qui est la plénitude de la communication de l’Être en étant l’Autre de l’Autre et de l’Un, il y a rupture transcendante comme il y a rupture et transposition de sens entre le Royaume d’Israël et le Royaume des Cieux, la révélation de Moïse et la révélation en Jésus. Jésus nomme cet Autre en Dieu qui est l’union distinctive du Père et de Sa Parole, l’Esprit du Père et le Sien. Il le fait à partir — et en rupture — de l’expression « esprit de Dieu » qui marque pour ce temps l’union de l’homme et de Dieu dans sa relation fiduciale. (Cette remarque frôle ici en passant une question centrale de théologie. Elle requiert une étude exégétique approfondie. Nous espérons la traiter un jour.) L’intelligence réflexive des exigences de la conscience fiduciale, œuvre même de Dieu, joue donc un rôle d’orientation décisif dans notre intelligence de la Révélation en Jésus à partir des témoignages apostoliques interprétés « selon » l’esprit du judaïsme — que les juifs comprenaient comme l’esprit de Dieu en eux —, c’est-à-dire en accord avec son inventivité fiduciale mais en ne nous arrêtant pas à ses limites objectivistes. EMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE 65 Une lecture authentique des textes évangéliques suppose donc au plus haut point une conscience réflexive de ce qu’est la parole et l’action libre d’une personne, qui s’adresse à notre foi surtout lorsqu’il s’agit de comprendre l’œuvre d’une Personne de Dieu, à la manière humaine, c’est-à-dire en devant tenir compte en plus, réflexivement et non par exaltation sentimentale et délires objectifs, de sa Transcendance analogique par rapport à toute action humaine. Elle demande aussi qu’on s’astreigne, autant que faire se peut, à « désobjectiver » toute lecture des textes bibliques et évangéliques par rapport d’une part à l’idée de « Dieu » qui se révèle à l’homme et par rapport d’autre part à sa Révélation effective. Pour cela, il faut aussi reconnaître par la méthode historique et l’analyse critique, que permettent les sciences humaines, toute l’objectivité spécifique de ces textes. C’est à cette tâche que travaillent beaucoup de chercheurs modernes. Désobjectiver en effet ne signifie pas nier ce qui est objectif mais le reconnaître pour objectif afin de limiter ce donné objectif à sa sphère propre, celle du phénomène humain, et ne pas l’extrapoler en lui donnant une portée ontologique, en laquelle le Révélateur ne peut se compromettre. Cette extrapolation nous empêcherait par le fait même d’accéder sur le plan ontologique véritable où se déploie l’action du Révélateur. Enfin on tiendra compte de la différence de lecture qu’attendent de nous les textes bibliques et les textes évangéliques parce qu’ils n’ont pas été « composés » de la même façon. C’est ainsi que plusieurs sources historiques ont parfois été compilées (Genèse-Isaïe...) avant que le texte ne soit définitivement fixé et déclaré « canonique ». A la suite de cela, le texte acquiert une dimension transhistorique, en vertu de laquelle chaque partie de texte peut-être invoquée en commentaire de toute autre en une sorte de connaturalité de signification, quelles qu’aient pu être les couches rédactionnelles et l’évolution des mentalités. Cet aboutissement traduit par l’unité proclamée du texte reçu pour révélé l’exigence d’unicité vis-à-vis de la révélation comme telle, exigence qui émerge de la conscience fiduciale humaine. Cet aboutissement est plein de sens et doit être respecté comme exigence fondamentale, sans nous faire nier pour autant, ni vouloir méconnaître, l’évolution historique du texte et les enseignements de cette évolution. 66 ÉMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE Le canon évangélique (Évangiles et Lettres) n’a pas — ou du moins ne doit pas avoir — la même signification car il ne constitue pas la réalité de la révélation. La réalité de la révélation, c’est la personne même du révélateur, à savoir Jésus, appelé Christ ou Messie à cet effet. Évangiles et lettres d’apôtres sont seulement des témoignages de la Révélation et du Révélateur. Témoins obligés certes pour nous, uniques et irremplaçables, mais qui ne s’identifient pas avec le Révélateur et sa parole. La foi biblique est donc une foi en Dieu dont la parole qui lui est prêtée « est » dans le texte. La foi évangélique dans son essence — qui est loin d’être valorisée authentiquement dans le christianisme historique — est une foi en Dieu dont la Parole réelle « est » une Personne conformément à l’a priori fiducial et non plus une « voix » que la foi humaine invente en se projetant inévitablement « en objet » pour elle-même. Aussi c’est une vraie dénaturation de la foi évangélique, c’est-à-dire de la foi qui convient au Révélateur évangélique, que de substituer à la recherche d’intelligibilité de la personne du Révélateur, l’affirmation de définitions dogmatiques de foi. Tandis qu’il est pleinement justifié dans la tradition juive, pour une conscience qui se donne « objectivement » l’objet de sa foi, de tendre vers une signification anhistorique et transhistorique de sa révélation, en revanche, pour une conscience évangélique — c’est-à-dire pour une conscience de foi juive qui, en se dépassant humainement elle-même, en se saisissant réflexivement en sa démarche inventive, passe de l’objet de foi qu’elle s’était donné et dont elle mesure à la fois la valeur humaine universelle mais aussi l’inadéquation quand elle le rapporte à Dieu comme révélé, arrive à reconnaître en Jésus la véritable et unique réponse de Dieu au mouvement de sa foi — il n’y a de signification transhistorique que dans la personne du Révélateur lui-même. Pour elle, les textes n’ont pas comme but de s’expliquer les uns les autres — certes ils le peuvent —, mais chacun en fonction de sa signification relative — et qui se refuse à être absolutisée et compilée avec celles d’autres textes — vise la personne unique du Révélateur. La foi au Révélateur unique, au lieu de nous conduire à absolutiser des textes — ce que fait une conscience qui se donne sa révélation — les maintient au contraire dans leur relativité spécifique de témoins. Du point de vue évangélique, il n’y a pas de lecture anhistorique ou transhistorique des textes canoniques chrétiens — a fortiori des textes conciliaires — sinon EMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE 67 il y a dénaturation, puisque le sens que la conscience fiduciale peut donner à une lecture transhistorique des textes passe tout entier dans la reconnaissance de l’unicité transcendante du Révélateur en personne. La transhistoricité du sens — même s’il y a divergence pour savoir quel sens particulier il faut attribuer aux épisodes du texte — est la forme objectivée de l’exigence de l’unicité du Révélateur. L’aspiration à une révélation unique, la déclaration qu’elle est réalisée dans le texte — et cela indépendamment de telle ou telle interprétation du contenu du texte — est la marque objective de l’attente a priori du Révélateur, dans la réalité de la conscience fiduciale. Mais il ne faudrait pas que l’attachement à une lecture transhistorique — qui n’est que relative aussi — soit un prétexte pour soustraire le texte à une étude historico-critique et pour vouloir rejeter le jugement de la philosophie à son sujet, arguant qu’il y aurait orgueil à vouloir égaler la « Parole de Dieu », et blasphème à la soumettre au discernement de la Raison. Puisque c’est la conscience fiduciale qui s’exprime dans la Bible, il est tout naturel qu’elle se juge elle-même, reconnaisse sa valeur, ses progrès et ses faiblesses. B. LES ANTAGONISMES DE LA PENSEE D’ALLIANCE. 1. Déduction des antagonismes. Dans l’ordre du Logos, c’est par la façon dont Parménide pose — ou plutôt que la tradition a estimé qu’il posait — l’unicité de l’être et ses propriétés, face aux multiples dénominations par lesquelles les penseurs ioniens tentaient d’expliquer la nature, que sont nées les antinomies du Logos : celles de l’être et du néant, de l’être et du devenir, de l’un et du multiple. La pensée antinomique du Logos procède de la méconnaissance de l’intelligibilité de la négation dans l’être. Là où la négation est irrécusable, sous forme de distinction dans la multiplicité des êtres, elle est regardée comme imperfection par rapport à l’unité d’un être qui serait unique en son ordre ; là où en tant que « distinction » elle peut être minimisée, comme dans le changement et le devenir, elle est regardée comme apparence ou simple reflet d’un idéal d’immuable Unité ; là où sa pensée est contradictoire, comme non-être et comme opposition entre l’être et le non-être, elle est tout simplement récusée et toute 68 ÉMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE intelligibilité lui est déniée, alors que c’est l’usage qui en est fait qui est en ce cas absurde. Mais au lieu de reconnaître l’absurdité de ce « positionnement » de la négation en dehors de l’être, la philosophie classique répudie — terme comportant une négation — l’intelligibilité de la négation elle-même qui est dans l’être, sans se rendre compte qu’en faisant cela, elle se contredit exercitivement et se sert — en prétendant que son discours est sensé — de la négation. Dans l’ordre de l’Alliance, c’est par la façon dont les auteurs du récit d’Abraham posent l’unicité de leur Dieu, face à la multitude des dieux des autres peuples, desquels le peuple d’Israël se sépare en raison de cette affirmation d’unicité, que naissent les antagonismes de l’Alliance. L’expérience d’Abraham est certes une expérience unique, comme unique est notre concept « être » et unique son intelligibilité, en ce sens que ce concept n’est pas de l’ordre des autres concepts. Semblablement l’expérience humaine concentrée par les écrivains hébreux en la personne d’Abraham, n’est pas comparable aux multiples expériences des choses dans le monde. Parménide, séduit à juste titre par l’unicité de ce concept et désireux d’en exprimer l’intelligibilité, « objectiva » ce concept — ce qui est une maladresse —, en une réalité extérieure à sa propre réalité de sujet pensant, en laquelle il se voit englobé à l’instar des choses. Cette représentation objectivée de l’être, qui nous figure une réalité unique et indivise, dénature notre compréhension exercée de l’être et bannit de lui l’intelligibilité de la négation, c’est-à-dire la conscience de l’altérité comme structure relationnelle de l’Être. Mais cette objectivation parménidienne est une étape inéliminable du progrès de la pensée par laquelle l’histoire doit passer. Déraison serait de s’y attarder. Les auteurs bibliques, séduits à juste titre par l’unicité — exemplaire — de la conscience de foi et désireux d’en exprimer toute la valeur, « objectivèrent » sa réalité relationnelle — ce qui est une maladresse historiquement obligée —, en une réalité extérieure à l’homme croyant sous la forme d’une démarche de Dieu envers Abraham et lui seul. Ce qui bannit d’elle, semblablement à la pensée du Logos, l’intelligibilité de la négation — sous cet aspect — et donc la conscience de EMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE 69 l’universalité (non pas une universalité conceptuelle liée à l’imperfection, mais l’universalité du nécessaire, c’est-à-dire sa présence en tout homme comme être) de l’altérité comme structure relationnelle de l’être, tout en posant sa réalité en une relation particulière. L’unicité de la révélation à Abraham et sans doute aussi l’unicité propre à son Dieu a son fondement conceptuel dans l’unicité subjective du sujet croyant alors que celui-ci n’est pas unique en son être ontologique, mais un « homme parmi les hommes ». Cette unicité subjective objectivée ne peut donc répondre à l’exigence d’unicité objective de la relation de révélation requise par la conscience fiduciale. Celle-ci, analysée réflexivement, fait une place à l’intelligibilité de la négation relationnelle tant en Dieu qu’en l’homme, autant qu’entre l’Un et l’autre. En effet d’une part, l’idée réflexive a priori de révélation de Dieu — distincte de l’idée de création et de l’intelligence de ce qu’elle est — requiert bien l’unicité de la démarche révélatrice et du révélateur. Mais d’autre part elle ne la requiert pas en raison du fait historiquement unique de l’éclosion de l’idée monothéiste et de son développement culturel, mais bien plutôt en raison d’une nécessité conjointe, tant de la part de Dieu en raison de son unicité transcendante que de la part de l’homme en raison de l’impérieuse unicité historique contingente du « sujet révélateur ». Et comme réflexive, cette idée de révélation en un révélateur unique pose doublement l’altérité dans l’être. D’une part elle pose en Dieu une structure relationnelle en vertu de laquelle la relation révélatrice est possible et d’autre part s’adressant à tout homme selon sa relationnalité historique temporalisée, elle pose l’universalité, pour tout homme, de la révélation et l’universalité, pour tout homme, de la promesse de Dieu qu’elle « annonce ». Ce qui a priori n’est pas le cas pour ce qu’on appelle — mais on donne alors au mot un autre sens — la révélation faite à Abraham ou à Moïse. En un stade objectif, lorsque l’homme se donne « sa » révélation, il pose l’unicité de cette révélation parce qu’il s’estime « seul » croyant et bien que forgeant l’idée d’un Dieu qui se révèle à lui et s’engage envers lui, il lui est impossible de poser en Dieu, sous forme de structure interpersonnelle la condition de possibilité de cette révélation. Celle-ci lui semble aller « de soi » parce qu’elle est la forme objective de sa spontanéité de croyant. Il ne pose pas non plus l’universalité de 70 ÉMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE cette révélation puisque son unicité procède de sa séparation, en tant que croyant, d’avec ceux qui sont à ses yeux incroyants ou malcroyants. L’antagonisme interne à la pensée objective d’Alliance prend corps dans le fait de prêter à Dieu un choix envers un peuple réel parmi d’autres peuples réels, alors qu’en réalité il y a un « choix » humain, celui du peuple d’Israël, non pour « un » Dieu parmi d’autres dieux, mais pour l’idée d’un Dieu unique et d’une vie humaine qui s’y accorde, plutôt que pour une multiplicité de divinités. L’affirmation réflexive d’un Dieu unique ne ferait pas de différence entre un homme et un autre homme, entre un peuple et un autre peuple devant Dieu, car un Dieu unique parce qu’il est Dieu n’a qu’une même conduite divine envers tous les peuples quelles que soient leurs particularités. Elle n’objective pas dans le rapport que Dieu a avec elle l’unicité historique de son invention religieuse sous la forme d’une relation unique voulue par Dieu avec elle. Elle reconnaît par là le fait de l’altérité devant Dieu, dans une même relation de Dieu aux hommes, ici celle de la révélation. Mais l’unicité historique de la foi d’Israël est un fait dans l’ordre de la Création, fait unique en son genre dont Dieu usera pour se révéler. Israël par sa « foi » est la chance de Dieu pour sa révélation. Dieu ne la laissera pas passer ni se perdre, puisqu’il est aussi le Créateur de ce fait. Par là sur le plan de la création qui porte l’histoire il y a une relation particulière de Dieu à Israël, mais il n’y a pas une intervention de Dieu dans l’histoire qui est tout entière son œuvre pour « choisir » Israël. (On ne peut en effet pas concevoir réflexivement une « action » d’un être qui intervient dans sa propre action. Il n’y a pour Dieu qu’une action et elle est créatrice et non pas interventionniste.) Les représentations bibliques d’une intervention sont des objectivations d’une relation plus profonde sur le plan de laquelle l’action de Dieu s’accomplit. C’est le « fait même de l’objectivation de foi » qui est l’étape préparatoire indispensable à la révélation transcendante, la mise en condition préalable de l’homme, mais une mise en condition qui en raison de la « déficience » constitutive de la conscience portée à l’objectivisme comporte la possibilité d’un « blocage sur soi ». L’« objectivation » en effet, par l’attitude mentale qu’elle implique, permet de ne pas s’interroger au-delà de l’image qu’on se donne ainsi de Dieu. Elle est posée comme un absolu EMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE 71 indépassable. Il y a blocage en sa position. Certes on ne peut pas poser a priori l’existence d’un dépassement indéfini de toute vérité, mais cette image d’un Dieu, unique et universel qui « choisit » un peuple est-elle suspensive de toute interrogation nouvelle quant à son intelligibilité ? En posant un Dieu unique et universel, est-ce que je ne m’interdis pas de poser aussi l’idée qu’il me « choisit » (moi en particulier) ou un peuple quelconque ? En le posant comme Dieu universel et unique et cependant dans une certaine relation envers moi, est-ce que je ne pose pas aussi cette même relation universellement particulière envers tous les hommes, même s’il se fait que j’ai pris conscience de cette relation universelle de Dieu à l’homme en des circonstances qui me sont humainement particulières et à l’origine exclusive ? Il résulte de cela que je ne dois pas penser ma particularité historique pour l’essence de cette relation de Dieu à moi. Si enfin je me représente cette relation comme une relation de révélation et d’Alliance, ne dois-je pas m’interroger sur ce qui en Dieu même rend Dieu capable de se révéler et de créer préalablement un être capable de croire en lui ? Et si je pose ces questions ou qu’on me les pose, les aurai-je valablement résolues en proclamant que Dieu peut tout et que rien ne lui est impossible ? Par un tel argument à l’emportepièce, je justifierais tout ce que je puis imaginer au sujet de Dieu, même ce qui serait sans fondement, même au-delà de toute pensée. J’en tirerais même une sorte de vanité montrant en plus combien je pense que Dieu est grand au-delà de toute mesure ! Mais cette invocation d’une toute-puissance divine sans norme ne me dispense-t-elle pas à bon compte d’un effort exigeant de compréhension et de dépassement d’une telle idée de ce Dieu tout-puissant ? Puis-je au nom de cette toute-puissance arbitraire justifier une impossible élection dans le temps, compte tenu de l’universelle transcendance de Dieu ? Ne fais-je pas alors réapparaître un blocage dont je suis responsable et qui doit m’être imputé comme une démission de ma pensée de croyant ? En revanche si la relation de Dieu à l’homme est non seulement envisagée comme étant celle d’une création, mais comme celle d’une révélation de Dieu, puisque l’homme peut découvrir en lui sa propre dimension fiduciale, non seulement envers son semblable, mais à l’égard de Dieu, une pensée réflexive se doit alors de concevoir cette révélation comme valable pour tous les hommes, d’un autre ordre que celui de la 72 ÉMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE création, mais universelle aussi, puisque elle est l’œuvre d’un Dieu unique par rapport aux hommes. Puisque Dieu est unique, s’il s’engage en une relation envers un homme, il s’engage selon ce même type de relation envers tout homme. Mais si l’homme, comme individu particulier et comme peuple, « objective » sa prise de conscience personnelle de son être fiducial envers un Dieu unique créateur universel — prise de conscience qui le différencie d’autres dans l’histoire — et donc attribue à l’action de Dieu selon un mode de relation fiduciale, l’unicité de son génie historique, il traduira anticipativement — sans mauvaise foi ni duplicité — la démarche révélatrice possible de Dieu envers lui, fondée en l’essence divine d’un côté et justifiée en la conscience humaine par sa nature fiduciale d’un autre côté, sous la forme d’un « choix » de Dieu qui le sépare d’avec les autres hommes ou peuples, précisément par cette relation de révélation qui doit pourtant par essence avoir une destination universelle. Il y a donc antagonisme entre l’idée d’un Dieu unique et universel d’une part, mais qui d’autre part ne se révèle qu’en s’engageant en une alliance particulière avec un homme ou un peuple : alliance exclusive, tout en ne pouvant cependant pas exclure entièrement d’une semblable relation les hommes des autres peuples, mais en ne les pouvant inclure cependant au même titre que lui, sans rendre incompréhensible l’évidence historique d’une disparité entre son monothéisme et le polythéisme des autres. Cet antagonisme rend compte de la formule — que l’on dégage souvent de la Bible et qui est paradoxale comme est paradoxale l’affirmation de la multiplicité des êtres dans l’unité de l’Être — que les Nations sont aussi bénies en l’élection unique d’Israël. Il y a alors synthèse de l’action divine envers le peuple choisi et les autres peuples par « subordination » ou médiation, tout comme dans la philosophie classique il y a subordination du multiple à l’Un. L’un rayonne dans le multiple : l’Alliance particulière rayonne parmi les autres peuples qui en acceptant ce rayonnement rejoignent à leur tour Dieu. En parallèle à la triple formulation de l’antinomie unitaire du Logos : l’Être et le néant, l’Être et le devenir, l’Un et le Multiple, nous pourrions proposer une triple formulation de l’antagonisme unitaire d’Alliance. EMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE 73 1°) l’être du Dieu d’Israël et le néant des autres dieux, avec comme conséquence que l’unité de Dieu en Dieu est affirmée telle et de même nature que l’unité de Dieu par rapport à Israël. C’est là l’antagonisme premier et majeur. Son objectivisme est tel — par objectivation de l’altérité fiduciale en équivalence avec l’objectivation du concept représentatif de l’être — qu’il peut devenir destructeur de la foi elle-même, tout comme l’objectivation parménidienne condamne à mort toute connaissance philosophique du Réel ; 2°) la « pré-férence » pour l’être d’Israël et la « postférence » pour le devenir des nations ; 3°) l’élection d’Israël et la bénédiction en elle des Nations. Il y a objectivisme et antagonisme en ce cas, si le « en elle » est compris comme une inclusion d’un groupe dans un autre groupe, plutôt que selon une relation de communication de vie et d’engendrement. 2. Evolution à partir des antagonismes vers le stade des conciliations harmoniques. a. Une conscience fiduciale objective comme condition de possibilité historique d’une révélation : l’Israël biblique. Le dépassement de l’objectivisme du Logos et des antinomies se fait par la reconnaissance de la relationnalité universelle de l’être : l’être est structure d’êtres par communication de l’être. Le dépassement de l’objectivisme de l’Alliance et de son antagonisme unitaire interne se fait par la reconnaissance, non de la relationnalité comme telle, puisqu’elle est posée dans la structure d’Alliance, mais de son universalité ontologique en l’homme et en Dieu. Seul Israël a compris avec génie le sens profond de l’œuvre de Dieu pour lui, mais le fait qu’il fut le seul à le comprendre n’entraîne pas que cette œuvre lui soit réservée exclusivement, ni qu’il soit intermédiaire obligé pour son extension. Bien que la prise de conscience qu’Israël se donna de cette œuvre soit indispensable à la nôtre en tant que moment dialectique, cette œuvre en tant que divine est la même envers tous. En tant qu’Israël témoigne par son vécu d’un engagement d’Alliance de Dieu envers tous, on ne peut que communier profondément à son génie religieux. Mais on ne peut 74 ÉMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE s’arrêter au particularisme qui résulte d’un stade d’objectivisme historique, c’est-à-dire d’une lecture empirique de cette Alliance. Remarquons bien que lorsque nous parlons de l’Alliance, d’engagement d’Alliance ou de structure d’Alliance, nous n’analysons pas la valeur du contenu du contrat d’Alliance, c’està-dire de la loi ou du code de moralité et de spiritualité hébraïque et juive (qui ne cessa de progresser en noblesse et universalité) mais de l’alliance en tant que « forme a priori en la conscience humaine » d’un type de relation entre Dieu et l’homme. De même nous ne prêtons pas à cette alliance d’objectivité historique autre que celle du fait que cette structure a priori s’est exprimée historiquement dans l’histoire d’Israël, histoire complexe, perdue pour une bonne part, mouvementée et évolutive, traversée en elle-même de controverses au sujet de l’objet de cette alliance (la terre et le peuple). Mais il n’est pas dans notre propos de la contester sur le plan de l’objectivité à ceux qui en sont persuadés. Cette persuasion est pour nous un fait véritable et hautement significatif, sans lequel la conscience fiduciale ne se serait jamais donnée d’image objectivée d’ellemême, condition historique préalable à la reconnaissance d’une révélation divine objective et à une reprise réflexive de la démarche fiduciale humaine face à cette initiative divine révélatrice, celle qui eut lieu en Israël en la personne de Jésus, le Christ de Dieu. En leur ligne de pensée respective, Parménide et les gardiens de la mémoire d’Abraham témoignent d’un même niveau d’» émergence » par rapport à la pensée mythique, et d’un même degré d’objectivisme par rapport à une conscience réflexive. Parménide accrédite son affirmation de l’être en la présentant dans son poème comme « inspirée par la divinité ». Ainsi la triple tradition du texte biblique (yahviste, élohiste, sacerdotale) présente la relation d’Abraham avec son Dieu comme une démarche faite « par le Dieu même d’Abraham ». Cette manière antique et encore actuelle pour l’homme de fonder les affirmations qui lui paraissent absolues — ou qu’il prétend rendre absolues — en les attribuant à la divinité qui lui en fait don, est aisément perçue comme n’étant qu’un genre littéraire quand il s’agit d’une pensée exprimant des vérités de caractères universels, philosophiques ou scientifiques ayant leur fondement dans l’expérience humaine individuelle. EMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE 75 Elle est par ailleurs plus difficilement démasquée, puis reconnue sous son visage humain, quand elle exprime des vérités d’ordre relationnel relevant de la conscience fiduciale et ayant Dieu même comme objet. Ces dernières s’expriment en effet alors naturellement sous la forme du dialogue et d’un dialogue « avec » Dieu, c’est-à-dire dans lequel on fait de Dieu un partenaire. Pour reconnaître que le dialogue avec la divinité n’est qu’un genre littéraire, soutenu par des dispositions psychologiques spéciales et supporté par une mentalité sociale appropriée, dans lequel l’homme s’exprime à lui-même sa façon personnelle de vivre ses rapports avec Dieu, il faut en un premier temps apercevoir une incompatibilité entre le message attribué à Dieu par l’homme et la nature même de Dieu. Ce qui suppose une référence critique à la pensée philosophique, ainsi que le faisait Socrate. Mais en restant sur le plan de la critique du contenu de la prétendue révélation, on reste encore sur le plan de la pensée objective, où s’attarda par exemple Spinoza, laquelle est insuffisante pour juger en pleine lucidité l’action humaine, et par analogie la prétendue action de Dieu. De plus à ce niveau de critique le refus d’y reconnaître une révélation pourrait procéder d’un préjugé mesquin et étroitement rationaliste, et traduire une impuissance à reconnaître les exigences de la conscience fiduciale déjà à l’œuvre lorsqu’elle se donne « son objet » ou son message révélé. La conscience de foi prend en effet le sens qu’a pour elle sa propre réalité existentielle et historique dans son rapport avec Dieu, comme donné révélé, et elle lui imprime progressivement la forme de son attente a priori de la révélation effective ; ce qui permet au Révélateur de prendre cette autorévélation comme support symbolique de l’intelligibilité divine qu’il dévoile et à laquelle la conscience de foi est ontologiquement préformée. Il faut en une démarche seconde s’interroger sur la possibilité même d’un pareil dialogue et sur le sens qu’un dialogue putatif peut véhiculer. La réponse que l’homme donnera dépendra de sa conception philosophique de Dieu. Dans la perspective aristo-télicienne d’un Dieu que sa perfection enferme en lui-même et qui ne peut entrer en relation avec l’homme sans se nier comme l’être Parfait, toute idée d’une révélation de Dieu à l’homme est réfutée comme radicalement impossible et la conduite de foi est rejetée comme irrationnelle. Mais cette philosophie classique n’est-elle pas elle aussi sujette à la critique 76 ÉMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE réflexive ? Certes oui, comme nous avons maintes fois eu l’occasion de le démontrer. Un dialogue, même simplement putatif, mais reconnu comme engendré par l’exigence de la conscience fiduciale, postule une autre idée philosophique de Dieu : celle précisément d’un Dieu qui a le pouvoir de se révéler et qui en use. Ce qui ne veut pas dire que Dieu en use dans l’objet que l’homme se donne en autorévélation, au contraire. Une autre conception philosophique que celle de la philosophie antique est donc ici postulée pour mettre en lumière l’expérience humaine qu’Israël exprimait en la démarche d’Abraham et de Moïse. Disons qu’en leur stade objectivé, ou encore en leur stade antinomique et antagoniste, la pensée du Logos et la pensée de l’Alliance s’opposent radicalement dans la manière de concevoir les rapports de Dieu à l’homme, mais non dans la manière de concevoir Dieu en lui-même. b. En identifiant le christianisme avec la révélation transcendante on pose une condition d’impossibilité à l’adhésion d’Israël à cette révélation. En un stade ultérieur, l’idée philosophique implicite — ou objectivement explicite seulement — d’un Dieu qui se révèle affleure sur le plan de la critique réflexive en même temps que l’interrogation sur la nature d’une conscience telle qu’elle pense Dieu comme un être qui se révèle. En même temps que la conscience s’interroge sur elle-même en tant que croyante — si croyante qu’elle s’est donné sa révélation —, elle s’interroge sur son idée de Dieu qui se révèle et requiert qu’en lui-même il soit tel qu’il puisse se révéler : tout comme elle postule qu’en elle-même, elle soit telle qu’elle puisse croire. Or si son idée de « Dieu-en-lui-même » qu’elle se donne en « sa » révélation ne diffère pas de celle d’une pensée non croyante, c’est que Dieu en lui-même selon son idée n’est pas le Dieu qui est « divinement » connaturel à sa réalité de conscience croyante. D’une part, puisque cette conscience croyante comme telle est créature de Dieu, Dieu comme créateur d’une telle conscience est et doit être tel en lui-même qu’il puisse se révéler à elle. Or un Dieu, posé en une unicité interne à sa divinité est un Dieu que la pensée ferme sur lui-même. Il ne pourrait être ni créateur de conscience isolée, moins encore créateur d’une conscience fiduciale, et EMERGENCE ET TRADITION DE LA FIDUCIALITE 77 encore moins, voire absolument pas, un Dieu qui puisse se révéler. Mais peut-on mettre des degrés dans une telle impossibilité ? Sans doute, en proportion inverse des signes en faveur de la thèse ! Créer, se révéler, diviniser sont actes de communication d’être. Si Dieu n’était pas en lui-même acte pur de communication d’être entre plusieurs, Il ne pourrait même pas être créateur. Seule une philosophie de la relation comme propriété de la perfection de l’être peut fonder la possibilité rationnelle de la Révélation de Dieu à l’homme tout en déterminant les conditions d’authenticité de la conduite fiduciale. Seule, elle permet aussi de comprendre — par voie herméneutique — comment la « conscience de foi » et « l’œuvre de Dieu » se sont rencontrées dans l’Histoire, en accomplissement d’un unique dessein de Dieu : premièrement, la « conscience de foi » actualisée dans le peuple d’Israël qui se donne en révélation la triple vérité indissociable de la création, de l’exigence éthique et de sa réalisation « messianique » ; deuxièmement, l’œuvre révélatrice et divinisatrice que Dieu construit, sur le fondement de la conscience de foi d’Israël, en la personne de Jésus. Aussi le genre littéraire biblique ne nous autorise aucunement à affirmer une quelconque révélation transcendante de Dieu à Abraham qui aurait contenu de façon voilée l’annonce anticipée de la venue de Jésus. Les Ecritures juives ne peuvent s’appliquer à Jésus de manière significative que si elles ont d’abord, aujourd’hui comme hier, un sens pour la vie du peuple juif, indépendamment de tout rapport humain à Jésus comme révélateur de Dieu. Donc c’est parce qu’elles ont d’abord un sens pour Jésus comme juif, qu’elles peuvent être par lui, en une forme de midrash qui lui est strictement personnel comme révélateur de Dieu, utilisées pour révéler Dieu aux hommes. *** Joseph Duponcheele : docteur en philosophie Contact email : <mailto:[email protected]>