Car il ne s’agit certes pas ici d’une politique de la chaise vide.
Cette présence-absence est riche et singulièrement peuplée. Dans le foisonnement de cette foule
invisible qui investit petit à petit l’espace (foule dont Ionesco avait peur) une inquiétude s’installe et une
attente impatiente crée insidieusement le malaise en fin de compte mortel d’une course au néant qui
n’est que le symptôme ou plutôt paradoxalement la manifestation ultime du grand absent… Car Dieu est
« malheureusement absent ». Fut-il susceptible de condescendre (car il vient toujours d’en-haut, n’est-ce
pas ?), de condescendre, dis-je, à révéler un signe, son nom demeurerait imprononçable.
Et qui est donc cet Empereur dont on espère tout ? Existe-t-il ? On pourrait dire : peu importe !
Dans le monde paradoxal et amoureux de la contradiction qu’est celui d’Eugène Ionesco, l’univers de
cette « réelle irréalité » est la permanence fondamentale de ce questionnement perpétuel. C’est de façon
pressante et avec une inquiète insistance que l’auteur se demande à chaque moment ce qui pourrait
s’inscrire indubitablement dans le réel. Pourtant il « voit » très nettement les personnages invisibles des
chaises.
« - Figure-toi des hommes dans une demeure souterraine, en forme de caverne, ayant sur toute
sa largeur une entrée ouverte à la lumière ; ces hommes sont là depuis leur enfance, les jambes et le cou
enchaînés, de sorte qu’ils ne puissent bouger ni voir ailleurs que devant eux, la chaîne les empêchant de
tourner la tête ; la lumière leur vient d’un feu allumé sur une hauteur, au loin derrière eux ; entre le feu
et les prisonniers passe une route élevée : imagine que le long de cette route est construit un petit mur,
pareil aux cloisons que les montreurs de marionnettes dressent devant eux, et au-dessus desquelles ils
font voir leurs merveilles.
- Je vois, dit-il (…)
- Penses-tu que dans une telle situation ils aient jamais vu autre chose d’eux-mêmes et de leurs voisins
que les ombres projetées par le feu sur la paroi de la caverne qui leur fait face ?
- Et comment ? Observa-t-il, s’ils sont forcés de rester la tête immobile toute leur vie ? (…)
- Assurément, de tels hommes n’attribueront de réalité qu’aux ombres des objets fabriqués.
- Ne penses-tu pas que les ombres qu’il (l’un de ces prisonniers) voyait tout à l’heure lui paraîtront plus
vraies que les objets.
- Beaucoup plus vraies, reconnut-il.
- Et si on le force à regarder la lumière elle-même, ses yeux n’en seront-ils pas blessés ? N’en fuira-t-il
pas la vue pour retourner aux choses qu’il peut regarder, et ne croira-t-il pas que ces dernières sont
réellement plus distinctes que celles qu’on lui montre ? »
Réel, irréel, la réalité ne serait-elle qu’une image ? L’invisibilité n’est pourtant pas l’inexistence. Car
tous « les personnages » de la pièce existent. « Les vieux » les ont rencontrés. La prolifération des objets
finit par créer elle-même ce vide ontologique qui conduit au trop-plein et nous plonge dans le gouffre
terrifiant du non-être.
Prolifération des choses, et profération des mots. Le travail de Ionesco sur le langage nous donne à
inventer des mots-objets. Cette machine à mots nous installe quelquefois dans un délire verbal où les
mots pleuvent comme des pierres, telles les paroles gelées du pauvre Pantagruel. Réifiés, les mots
sombrent dans le monde du « on », autre façon de réduire l’autre à l’écrasement par la négation.
D’ailleurs le discours prévu par l’Orateur (premier titre prévu par l’auteur) se heurte à une aporie.
Le programme (où est-il ?) patiemment prévu (parait-il) par le Vieux et qui ne vise à rien moins qu’à
« sauver l’humanité » n’aboutit qu’à des borborygmes de sourd-muet. Sémiramis essaiera bien de
remettre son vieux sur les rails, mais elle n’aboutira guère qu’à un incessant ressassement, écho
pitoyable et morcelé du temps passé ; présent passé, passé présent (écrit l’auteur). Mais gardons-nous de
penser que le redoublement des mots, de phrases, ou de bribes de mots, dans un dérèglement mécanique
du langage, répercuté comme un écho lointain, ne soit accusé d’un quelconque psittacisme. Ces deux-là
ne font qu’un, comme un « dragon à deux têtes », d’où doit sourdre de l’intérieur comme une seule
pensée.
Est-ce malgré lui ? L’auteur nous donne à recevoir dans ce vieux couple sans âge que le silence éternel
des espaces infinis effraie terriblement, quelque chose d’humain, trop humain.
Oui, il y a de l’enfance dans cette vieillesse, du babillage et des balbutiements, une si longue
fréquentation que l’empathie devient fusion. Et c’est par le langage, ou plutôt par la parole que tout
s’infuse et se transmue et se dissout.
In La République de Platon, Livre VII (cité dans le Magazine des livres Hors Série n°2 – Août 2007)