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THESES SUR LA GREVE DES CHOMEURS ET PRECAIRES
Plaidoyer pour une coordination politique des gestes de désaffection envers l’économie
I Travail vivant, chômeurs et précaires
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La grève des chômeurs et précaires n’est autre qu’un processus politique d’émancipation du travail vivant, la construction d’une rupture politique entre coopération et
commandement capitaliste. Le travail vivant est l’activité créatrice de richesses, de liens, de commun en tant que s’inscrivant à même la vie, elle configure les formes de vie des
hommes. Le travail vivant vérifie l’égalité des êtres parlants, attestée par le caractère immédiatement commun, transindividuel de l’intelligence. Cependant, le travail vivant ne
s’actualise jamais que dans des formes singulières et instituées d’organisation. Ces formes ont pour fonction de solliciter le travail vivant dans le cadre d’une répartition instituée des
pouvoirs et de la richesse. La sollicitation va donc de pair avec un assujettissement qui contredit, contrarie l’égalité des intelligences en la contraignant à s’exercer dans le cadre et au
service de l’inégalité instituée socialement. L’émancipation, l’autonomie du travail vivant, c’est la politique elle-même, politique des classes populaires ou encore politique
communiste s’opposant à la confiscation institutionnelle de la politique par l’oligarchie. Cette confiscation s’opère aujourd’hui sous la forme d’une subordination de la politique à
l’économie cherchant à s’imposer comme réalité universelle, horizon historique nécessaire et clé d’interprétation ultime des rapports humains. L’économie comme politique du
capital peut être envisagée comme le gouvernement des conduites qui vise à assujettir le travail vivant en lui assignant la fonction de force productive.
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Une force productive est à la fois sujet du travail produisant de la survaleur et objet, capital humain produit par l’ensemble des processus productifs sollicitant, consommant,
reproduisant le travail vivant. C’est en désarticulant le processus productif que le sujet du travail peut se construire comme sujet politique. L’autonomie du travail vivant est la
construction politique de ce démantèlement envisagé comme coopération égalitaire, en conflit ouvert avec ce qui n’est pas elle. Une telle coopération, inséparablement productrice de
subsistance matérielle, de liens et de communisme signifie l’affrontement avec toutes les institutions chargées de ramener les individus déviants dans l’ordre de la productivité
sociale, où tous doivent concourir par leur participation à l’économie au dégagement de survaleur.
3-
L’économie vise à installer comme une évidence, à naturaliser la séparation entre la vie, qui serait spontanément improductive, et le travail productif, et à œuvrer à leur fausse
réconciliation sous la forme d’une intégration tendancielle de tous les moments de la vie au circuit de valorisation. L’exploitation du travail vivant implique donc sa sollicitation par
delà le temps de travail, temps de vie nécessaire à son développement et à son entretien, tout en maintenant la distinction entre temps de travail et temps libre. Cette distinction est
fondamentale sous le capitalisme, parce que ce dernier entretient le pouvoir d’une classe de déterminer ce qui est travail productif (et rétribué comme tel) et ce qui ne l’est pas. Ce
pouvoir discriminant permet également de mesurer et d’agir sur cette productivité, sur la base des procès de travail arraisonnés à un temps de travail contractualisé, mais
s’incorporant les richesses créées par les territoires productifs officiellement laissés en dehors. Autrement dit, cette distinction permet de définir les formes admises d’activité et de
gouverner les processus qui actualisent cette activité, dans l’emploi comme en dehors.
4-
Le capitalisme, pour assurer son développement, ne peut que vouloir l’extension indéfinie de son emprise sur le travail vivant, c’est à dire chercher à faire entrer tout ce qu’il rejette
d’abord comme non productif, dans le circuit de valorisation. Le travail hors temps d’emploi, s’il est également exploité par des capitalistes particuliers, l’est globalement par
l’ensemble des institutions qui ont pour fonction de contrôler la répartition des revenus et le développement, la formation, l’entretien des forces productives. Les chômeurs, les
intermittents, les intérimaires, les étudiants, tous ceux pour qui l’emploi salarié n’est pas le principal lieu de captation et d’assujettissement du travail vivant doivent faire preuve
devant ces institutions, d’une discipline productive analogue à celle exigée du salarié dans l’entreprise. Une grève des chômeurs et précaires, plus qu’une grève contre un patron
particulier, appareil d’Etat ou direction d’entreprise, est donc une grève contre la société envisagée comme capitaliste collectif, ou encore, organisation capitaliste du travail. Celle-ci
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se caractérise par un travail permanent d’harmonisation et de fluidification des processus productifs, construisant une solution de continuité par la mise en réseau de ces processus à
tous les moments de la vie des sujets, quels que soient les accidents que ceux-ci peuvent être amenés à rencontrer ou à provoquer. Il s’agit au contraire pour le travail vivant de
s’affirmer comme une force politique réfractaire à l’intégration institutionnelle, de se nier comme force productive et moteur de développement, autrement dit : de construire des
formes d’auto-organisation autonomes aptes à désorganiser le maillage des réseaux productifs et des adhésions subjectives à l’économie.
5-
La grève des chômeurs et précaires n’est, au sens courant, que partiellement une grève, et que partiellement le fait de chômeurs et précaires en tant qu’ils relèveraient de
catégorisations sociologiques et statistiques. Elle est la construction, à partir de gestes d’interruption et de blocage de l’activité économique, de tout ce que l’usage habituel du droit
de grève interdit trop souvent: la mise en cause du lien de subordination en tant que tel, le rejet de la dette (l’argent reçu doit toujours être payé en retour, qu’il s’agisse des endettés,
des salariés ou des bénéficiaires d’allocations) comme mode de gouvernement, la réappropriation d’une intelligence collective des gestes et techniques ajustés au processus
d’émancipation. Elle indique donc le possible que la grève « traditionnelle » recèle toujours et actualise quand elle excède l’exercice ritualisé des « journées d’action » syndicales.
Mais elle est aussi, en partant de l’absence d’emploi stable et de garantie pour l’avenir parmi les classes populaires, la mise au jour de la menace perpétuelle qui s’exerce sur les
conditions de vie, et même de simple survie, de l’ensemble des exploités. Elle est donc une proposition de lutte adressée à l’ensemble des classes subalternes, sur fond de
désarticulation entre appartenance à une catégorie socio-professionnelle et subjectivation politique. Le sentiment de déclassement, sentiment de désappartenance à une classe
organique, provoqué par la disparition, non des ouvriers, mais du sujet historique « classe ouvrière », doit aujourd’hui être assumé comme motif d’un travail de liaison et construit
comme effet d’une transversalité politique des luttes, capable de construire une perspective commune aux segments disjoints qui constituent les classes subalternes. Lesquelles luttes
peuvent être dites de classe à exposer leur commune condition de précarité, qui ne peut être véritablement assumée qu’à parier sur la fragilité de l’ordre établi et à choisir la précarité
politique comme rupture dans la solution de continuité productive à laquelle demeure homogène la seule précarité économique.
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Le chômeur et le précaire sont, parmi les classes populaires, les figures productives correspondantes à l’actuelle crise systémique du capitalisme. Celle-ci présente au moins deux
aspects, relevant chacun de tensions contradictoires. En premier lieu, il est nécessaire pour le capital de briser les rigidités du code du travail, des statuts, des collectifs de travail
rompus aux luttes revendicatives, de ce qui s’apparente à un emploi, une condition, un revenu relativement stables, de tout ce qui constitue socialement en face de lui le travailleur,
comme autant de freins à l’extorsion de survaleur. Mais il a également besoin d’exercer un gouvernement sur le travail vivant comprenant des formes d’émulation, impliquant
notamment de s’attacher une consommation de masse qui assure la pérennité de son développement. La crise des subprimes marque l’échec patent de l’articulation de ces deux
exigences, en tant que tentative de généraliser l’endettement populaire pour s’attacher cette consommation de masse (en l’occurrence, l’accès de masse à la propriété du logement) et
contourner la nécessité d’augmenter les revenus des classes subalternes. L’autre aspect est celui de la nécessaire reconversion « écologique » de l’économie qui ne peut s’accomplir
sans une remise en cause des modalités de l’exploitation, de l’échange et du rapport au vivant constitutives de l’existence même de l’économie. Dans ces conditions, aucune
résolution, aucun « dépassement » n’est possible. Depuis plus de trente ans, les luttes contre les restructurations nous ont appris que la « crise » est devenue la forme structurelle du
capital et qu’elle constitue le mode d’existence normal de l’économie mondiale. Ainsi le capitalisme n’est il absolument pas voué à s’effondrer, hors de l’action délibérée des classes
populaires cherchant à porter les contradictions jusqu’à leur point de rupture. Chômeurs et précaires constituent des figures d’une incomplète et insatisfaisante subjectivation par le
salariat, entendu comme paradigme du travail industriel capitaliste entré en crise profonde.
7-
Le chômeur incarne la crise du salariat comme inadaptation structurelle, et vouée à s’aggraver, entre la puissance coopératrice et organisatrice du travail vivant et les formes de
gouvernement imposées à cette puissance. Le capital exploite l’activité des chômeurs effectué hors contrat de travail (formation, production de biens-connaissances, tissage de
réseaux, soins affectifs…) en empêchant que ce travail soit pleinement reconnu, et donc rétribué comme tel. Par là, il renforce en partie sa maîtrise sur l’activité, en sélectionnant ce
qui mérite d’être reconnu comme du travail. Mais, de ce fait, s’ouvre inévitablement un espace à l’autonomie, à l’auto-organisation du travail, susceptible de mettre à distance ses
injonctions disciplinaires. En effet, le chômeur est étymologiquement celui qui s’adonne au caumare, au repos lorsqu’il fait chaud ; c’est à dire, celui qui sera toujours suspecté de
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vouloir échapper à ces injonctions. Suspicion qui pour être fonctionnelle à une tentative de mise au pas généralisée de l’ensemble des chômeurs, n’en traduit pas moins une frayeur
bien compréhensible devant l’ampleur de la désaffection, particulièrement sensible dans la jeunesse, à l’égard du salariat subalterne.
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Le précaire incarne la crise de l’économie conçue comme hypothèse de subjectivation et modèle de civilisation. Le précaire est celui dont la subjectivation économique, faute de
revenu assuré et de statuts reconnus et garantis, et comme telle structurellement insatisfaisante, s’accompagne d’une revendication d’accomplissement de soi qui, bien que moteur de
la valorisation, appelle pour être effective un au-delà des rapports d’exploitation. Le précaire devient également une figure de l’ensemble des exploités soumis aux logiques
prévalentes d’évaluation individualisée et de promotion de la concurrence comme principal stimulant collectif du travail. Il est une figure de la volatilité de la reconnaissance sociale
accordée temporairement pour la maîtrise d’une compétence. Le précaire devient enfin une figure de l’espèce confrontée aux bouleversements climatiques et écologiques entraînés
par le déploiement mondial du capitalisme industriel, bouleversements qui mettent en jeu les conditions de possibilité de sa survie.
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Ce qui fonde un mouvement de chômeurs et précaires, ce n’est ni l’affirmation de la valeur-travail, ni le refus du travail en soi, mais une affirmation politique du travail vivant,
d’après laquelle les gestes politiques sont portés depuis l’affirmation d’une coopération, d’une communauté déjà là et en devenir, en prise et aux prises avec les rapports
d’exploitation et de domination. Réciproquement, la coopération est alors construite depuis une visée politique élaborée au cours d’un processus de liaison des expériences et luttes
particulières. La visée étant bien d’exacerber l’inadéquation entre travail vivant et ce qui le gouverne, il ne peut s’agir pour un tel mouvement de se faire porteur de la revendication
d’un emploi pour tous ceux qu’on choisirait de définir comme des « privés d’emploi » plutôt que comme des chômeurs et précaires. Une telle revendication, outre qu’elle propose de
répondre au problème par ce qui fait problème, exacerbe l’aura de sacralité dont se pare le salariat pour conjurer sa crise profonde. Il s’agit plutôt de prendre en compte la
consistance effective du chômage, qui est devenue une forme à part entière, et non une parenthèse, de l’exploitation.
II L’avènement du travail social
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La non-reconnaissance du travail hors temps d’emploi, travail indispensable à l’accès à l’emploi mais aussi à la production de connaissances, au maintien et à l’entretien du lien
social, point de vue qui prévalait dans l’approche solidariste et assurantielle du chômage conjoncturel, donne lieu à une reconnaissance ambiguë d’une telle activité avec l’époque du
chômage de masse structurel: puisqu’il est incontestable que le chômeur doit travailler à son employabilité, alors le « bon chômeur » doit être rémunéré et le « mauvais chômeur »
sanctionné, voire licencié de son droit à rémunération. L’indemnisation chômage classique, sans pour autant disparaître, perd du terrain face à ce que l’approche solidariste nomme
minima sociaux, mais qu’on doit de plus en plus analyser comme un salaire social. Le RSA accélère cette évolution : les chômeurs et précaires tendent à être non plus secourus au
titre d’un principe de solidarité, mais rétribués par la société au titre d’un travail social. Les travailleurs pauvres ont désormais un statut et un revenu « mixte », salarié et social.
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Le travail social, à la différence du travail salarié, n’est pas une activité essentiellement fondée sur la vente d’une force de travail sur le marché, sur l’établissement d’un contrat de
travail, sur la rétribution d’un certain nombre d’heures de travail mises au service d’un employeur. C’est le travail illimité qui consiste à entretenir une disponibilité subjective
permanente à l’injonction de valoriser son « capital humain » dans la perspective de vendre sa force de travail au meilleur prix sur le marché de l’emploi, et de coopérer pour cela
avec les institutions. L’accumulation d’un tel capital exige paradoxalement la mise à distance des injonctions disciplinaires du salariat : le développement de soi comme force
productive implique une disponibilité à la mobilisation de savoirs, d’expériences et de compétences susceptibles d’entrer dans la composition de nouveaux agencements productifs
« personnalisés ». Travail social comme travail de production, mais également de reproduction de soi : l’alimentation, le soin, la santé, les loisirs, la culture que l’on se prodigue par
le biais du marché (ou des espaces de gratuité qui dépendent de lui) déterminent une consommation productive qui entretient un tel capital, dégage de la valeur, confère leur stabilité
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aux rapports sociaux et aux médiations institutionnelles. La consommation productive peut être aujourd’hui définie comme la sollicitation et la captation par le capital des désirs,
aspirations et représentations des consommateurs dans la production, comme leur participation effective à l'innovation dans la production.
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Le travail social est l’activité productive des sujets de l’économie accomplie globalement au bénéfice de la société entendue comme capitaliste collectif, organisation socialisée du
travail capitaliste. Ce n’est pas du tout une activité « de solidarité », mais un travail de tissage et d’entretien du lien social comme lien économique, autrement dit, de mise en
conformité de soi avec les attentes qui nous sont signifiées par les institutions : il s’agit de se comporter comme des professionnels en formation permanente et des consommateurs
éclairés à chacun des moments de notre vie. La corporation des dits « travailleurs sociaux » a pour fonction de conduire les plus pauvres et précaires vers l’exercice autonome du
travail social.
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Le travail social est l’assujettissement social du travail vivant, la sollicitation de l’intelligence coopératrice par l’injonction sociale à se produire soi-même en tant que puissance
productive. Travail exploité par l’ensemble de la société, rendant indistinct la simple vie et l’exigence productive, il permet la participation de tous à l’accumulation du capital.
Travail subordonné aux institutions, il coopère à leur fonction de modélisation des liens et de nécessaire médiation dans la production du commun.
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Le travail social n’est pas l’antichambre du « vrai » travail qui serait l’emploi salar ; il est bien plutôt la relève du salariat comme norme des rapports d’exploitation, le modèle à
venir de l’activité rémunérée de subsistance dont le salarisation directe ne serait plus qu’une forme parmi d’autres. Néanmoins, pour exercer un pouvoir sur le travail vivant, il
convient de maintenir l’ambiguïté quant à la reconnaissance d’un tel travail social, qui doit être gouverné par la perspective de trouver preneur sur le marché du travail ou des biens,
et qui ne doit donc pas échapper au contrôle par la dette, matérialisée par le caractère à la fois « minimal » et conditionné du salaire social. Il s’agit d’installer parmi les chômeurs et
précaires l’évidence que, s’ils travaillent sans relâche à leur employabilité, ils travailleront toujours moins que le « vrai travailleur », et à ce titre ne seront jamais fondés ni à
revendiquer autant que lui, ni à revendiquer du tout. Tel est le corollaire de l’autonomie consentie par le pouvoir: il convient de maintenir le doute, de la part des institutions comme
de la part des chômeurs et précaires eux-mêmes, quant à l’effectivité et la valeur d’un tel travail. L’exercice de ce travail social n’est pourtant pas la preuve de notre incapacité à nous
hisser au « vrai travail ». Il s’agit du travail qui est réellement attendu de nous, qui est réellement une forme hégémonique du travail capitaliste ; et c’est justement parce qu’il nous
voue à l’inconsistance d’une tension vers la forme achevée de l’emploi, parce qu’il nous éloigne des possibilités de nous émanciper par la coopération égalitaire, qu’il y a un enjeu
politique primordial à le refuser. Le travail social constitue l’emploi comme l’horizon déceptif sur fond de quoi nous élaborons nos activités, nous obligeant à nous détourner des
virtualités politiques ouvertes par la vacance du temps non salarié.
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Dire que le salariat classique est en train de perdre son hégémonie au profit du salariat social ne veut pas dire qu’il est en voie de disparition, mais plutôt qu’il a perdu son monopole
de l’activité dégageant de la valeur. Il est promis à jouer une fonction essentiellement disciplinaire au sein d’un travail social qui tend à reconfigurer le salariat lui-même
(développement de l’emploi discontinu, illimitation croissante du temps de travail, rétribution des prestations de service et plus seulement du temps de travail…) Fonction
disciplinaire qui consiste à attacher une force de travail social à des lieux, des rythmes, des rapports hiérarchiques capables d’exercer un contrôle accru sur elle, de réduire une
autonomie qui, tout en étant préservée pour être réellement productive, ne doit jamais pouvoir s’émanciper de la tutelle institutionnelle.
III L’auto-entrepreneur
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Le travail social est le lieu de déploiement d’une subjectivité productive hybride, empruntant aux valeurs historiquement rétives aux aspects les plus conservateurs du salariat :
autonomie, créativité, gratuité, mobilité, épanouissement de soi, mais qui a aussi subsumé, à même la vie, le monde de l’entreprise et ses diverses injonctions : productivité,
compétitivité, adaptabilité, accumulation de capital-compétences. La figure qui l’incarne est celle de l’auto-entrepreneur. Une telle figure exige néanmoins pour se développer une
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extension du salaire social, et donc la préservation d’une importante marge d’autonomie à l’égard du salariat. Elle n’est donc pas unilatéralement la transformation des exploités en
entrepreneurs individuels, mais elle est aussi l’affaiblissement du modèle de l’entreprise et des structures hiérarchiques dans les rapports de travail.
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Il y a pour la société urgence à préserver d’une privatisation favorable aux seuls intérêts des grandes entreprises les « externalités positives » induites par les mutations
technologiques du capitalisme. Celles-ci peuvent être définies comme le devenir-commun, le devenir-gratuit d’un grand nombre de « biens-connaissances » sous l’effet de
l’appropriation de masse des NTIC (nouvelles technologies de l’information et de la communication, notamment ordinateur, Internet, télévision et téléphone portable) et le
développement corrélatif d’une « intellectualité diffuse » parmi les sujets productifs contemporains. Il importe à une société capitaliste soucieuse de sa pérennité de soutenir les
activités économiques autonomes, qui s’appuient largement sur ces externalités et contribuent à les développer, par le tissage de réseaux sociaux productifs par delà l’entreprise et le
marché. En effet, l’auto-entrepreneur a pour fonction économique d’opérer la rénovation des modèles productifs à la base à partir de la désaffection des modèles productifs
hiérarchisés traditionnels, et de convertir le refus du travail industriel taylorisé en une positivité de formes de développement alternatif (autonome, localisé, coopératif) des forces
productives.
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La catégorie économique d’auto-entrepreneur, récemment officialisée pour désigner une catégorie particulière d’entrepreneur individuel en free lance dont il s’agit de favoriser
l’émergence par des exonérations de charges, pour inciter les chômeurs et précaires à « sortir de l’assistanat » et à « créer leur propre activité », est la partie visible d’une figure
beaucoup plus diffuse. L’auto-entreprenariat ne s’oppose pas à une activité de coopération, qu’il exige au contraire. Il dégage la coopération de la forme-entreprise pour lui substituer
une coopération sociale où tous les sujets de l’économie interagissent. Seulement, il ne s’agit pas d’une coopération sociale telle qu’elle correspondrait au seul secteur de
l’« économie sociale », ou encore d’une coopération politique égalitaire, mais de l’extension du modèle entrepreneurial aux ex-salariés, précaires et chômeurs, invités à s’auto-
exploiter en même temps qu’à être exploités par la société entendue comme capitaliste collectif. Coopération sociale donc, en tant qu’elle postule un relatif nivellement entre des
sujets économiques qui ne s’exploitent pas entre eux, du moins sous la forme unilatérale du salariat classique, c'est-à-dire sous la forme de l’échange travail contre salaire.
Coopération sociale, ou encore co-exploitation réciproque –qui n’exclut pas bien entendu les rapports de domination : l’auto-entrepreneur reste le plus souvent un précaire, un agent
économique subalterne qui, à ce titre, demeure l’objet d’un étroit contrôle institutionnel. La figure de l’auto-entrepreneur, loin d’épargner le monde salarial, s’insinue sous la forme
du travailleur autonome rémunéré à la prestation de service ou au projet, aussi réfractaire à la tradition des luttes revendicatives qu’au rapport de subordination hiérarchique.
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L’avènement de l’auto-entrepreneur est l’effet de processus contradictoires. D’abord, il est l’effet du consensus qui s’est imposé depuis le début des années 80 autour du motif de
l’entreprise comme espace de désactivation des conflits politiques, consensus rendu possible par les défaites ouvrières, l’éloignement de la perspective révolutionnaire,
l’effondrement du « socialisme réel » mais aussi la sollicitation accrue de la coopération, de la polyvalence, de l’initiative ouvrière dans les processus de production. Un tel
consensus a permis, et continue de permettre l’offensive néolibérale de privatisation et d’ouverture à la concurrence des ex-services publics. Mais il est aussi l’effet d’une pénétration
massive des critiques faites aux rapports hiérarchiques ayant cours dans les institutions, et notamment les entreprises. L’auto-entrepreneur est ainsi celui qui n’accepte pas d’autre
autorité que celle de la nécessité économique «objective » et l’exigence de vivre de son activité. Il faut également mentionner, dans le même ordre d’idée, l’incidence de la critique
de la séparation entre vie et travail : l’auto-entrepreneur est bien celui qui ne cesse de travailler, selon des règles qu’il invente lui-même, travail qui est travail sur soi, production de
soi avant d’être production d’objets particuliers. Enfin, l’auto-entrepreneur incarne, si ce n’est la réalité, du moins l’aspiration à l’épanouissement de soi par le travail. En cela, il est
hanté par deux fantômes historiques inconciliables, deux figures de l’ « immersion » dans le travail : le poujadisme et son culte du labeur ; la conception socialiste « utopique » du
travail comme attraction passionnée.
20-
L’auto-entrepreneur, figure émergente, est pris dans la même tension que l’économie qui est son environnement naturel. La défaite du socialisme, en même temps qu’elle a
découragé les classes populaires, a décomplexé l’ensemble des entrepreneurs d’avoir pour but de dégager du profit. L’auto-entrepreneur n’entend pas plus qu’un autre qu’on lui fasse
la morale sur cette question. Mais l’impossibilité de dénier plus longtemps les catastrophes écologiques ramène avec une urgence inévacuable la nécessité d’un compromis éthique
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