provinciales. L’historiographie est donc particulièrement lacunaire en ce qui concerne les
sciences sociales en province. Or, il apparaît que l’ensemble de ces lieux périphériques de la
science ne sont pas à négliger tant ils éclairent sur la structuration des disciplines et sur les
raisons sociales explicatives de l’émergence et des inflexions d’une science, dans ses objets,
dans ses techniques, dans ses institutions. Par exemple, dans l’entre-deux-guerres, en
enquêtant au cœur des réseaux de pouvoirs locaux, au sein des municipalités, des chambres de
commerce de Dijon et de Beaune, de la région économique Bourgogne, de l’Université
dijonnaise, de l’Académie de Dijon et des sociétés savantes… il est apparu que plusieurs
liens, nés d’une dépendance institutionnelle ou simplement d’une sociabilité bourgeoise,
unissaient les élites économiques, politiques et culturelles pour promouvoir la région
Bourgogne nourrie d’une idéologie régionaliste républicaine partagée, véritable sens commun
de la période. L’État comme la science “ en pratique ” ne sauraient se conformer à la volonté
de leurs institutions centrales et il faut en passer par une analyse plus détaillée, plus étendue et
plus périphérique au sein des réseaux sociaux pour en saisir leur réalité protéiforme. Ou
encore, c’est dans l’analyse des travaux des savants amateurs, des folkloristes et des
universitaires en province, scientifiques contemporains de l’école durkheimienne et de l’école
des Annales, que l’on trouve à la fois que la science républicaine se révèle une conception
anachronique dans beaucoup des milieux scientifiques de l’entre-deux-guerres, et que des
formes instituées et héritées de périodes plus ou moins reculées de la science se superposent
et entrent en lutte pour une bataille indécise, toujours révisable. Les institutionnalisations des
sciences sociales ne sont pas unilinéaires mais multiples, concurrentes, conflictuelles,
hiérarchisées, en interaction, héritées de répertoires, de possibles eux-mêmes produits
d’institutionnalisations précédentes des sciences. Il faut donc démultiplier les fonds
d’archives, archives d’institutions centrales évidemment mais également archives
d’institutions plus périphériques ; archives d’institutions mais aussi archives personnelles des
chercheurs.
Bien plus, le découpage des objets de recherche sur l’histoire des disciplines scientifiques est
très couramment une projection des champs disciplinaires aujourd’hui institués sur le passé,
découpage d’objet qui lui est anachronique. Or de la même manière que sur un axe verticale,
toutes les strates d’une science interagissent ensemble, sur un axe horizontal, il convient de
veiller à ne jamais produire une histoire interne des disciplines selon notre découpage
contemporain des sciences puisque la discipline elle-même dont on fait l’histoire n’existe pas
dans le passé étudié. Garder les archives préserve alors de toutes tentations évolutionnistes à
rebours que ce soit pour réduire la science d’une période à l’école victorieuse ou encore pour
réduire la science d’une période aux disciplines qu’elle deviendra. Conserver les archives
offre ainsi le moyen de comprendre finement l’avènement des disciplines que les scientifiques
portent plutôt que faire sans archives des histoires dont l’objectif est beaucoup plus la lutte
pour des positions contemporaines que la compréhension de la constitution des savoirs et
donc des effets de cette constitution sur la production des savoirs. Une science ne maîtrisant
pas son passé est une science qui ne connaît pas la construction socialement et historiquement
datée de ses techniques, de ses méthodes, ignorant ses forces et ses faiblesses, freinant ainsi
considérablement ses progrès.
C’est bien une sociologie historique des mondes des sciences sociales qu’il s’agit d’engager,
ne réduisant pas l’histoire de la science à celle de la science aujourd’hui instituée, dernière
histoire qui priverait les chercheurs de la compréhension de l’avènement des disciplines qu’ils
portent. L’état de la science dans une période est un feuilletage concurrentiel de différentes
entreprises scientifiques héritées de temps plus ou moins reculés, mobilisant des réseaux plus