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9 – La grande dépression 26/05/2017
Boris Bove, La France de la guerre de Cent Ans
Chapitre 9 – Dépression agraire et mutation industrielle
(XIVe-XVe siècles)
L’existence d’une grande dépression économique en France et plus généralement en
Occident à la fin du Moyen Âge fut une évidence pour les contemporains et, à leur suite, pour
les historiens. Pour s’en convaincre, il n’y a qu’à se pencher sur les souvenirs de jeunesse que
nous livre le chroniqueur normand Thomas Basin (né en 1412) dans son Histoire de Charles
VII qu’il acheva en 1472 :
Nous-mêmes, nous avons vu [vers 1422] les vastes plaines de la Champagne, de la
Beauce, de la Brie, du Gâtinais, du pays de Chartres, du pays de Dreux, du Maine et
du Perche, du Vexin tant français que normand, du Beauvaisis, du pays de Caux,
depuis la Seine jusque vers Amiens et Abbeville, du pays de Senlis, du Soissonnais et
du Valois jusqu’à Laon, et au-delà du côté du Hainaut, absolument désertes, incultes,
abandonnées, vides d’habitants, couvertes de broussailles et de ronces, ou bien dans la
plupart des régions qui produisent les arbres les plus drus, ceux-ci poussèrent en
épaisses forêts. Et, en beaucoup d’endroits on put craindre que les traces de cette
dévastation ne durassent et ne restassent longtemps visibles, si la divine providence ne
veillait pas de son mieux aux choses de ce monde. Tout ce que l’on pouvait cultiver en
ce temps là dans ces parages, c’était seulement autour et à l’intérieur des villes, places
ou châteaux, assez près pour que, du haut de la tour ou de l’échauguette, l’œil du
guetteur pût apercevoir les brigands en train de courir sus. Alors, à son de cloche ou de
tout autre instrument, il donnait à tous ceux qui travaillaient aux champs ou aux vignes
le signal de se replier sur le point fortifié. C’était là chose commune et fréquente
presque partout ; à ce point que les bœufs et les chevaux de labour, une fois détachés
de la charrue, quand ils entendaient le signal du guetteur, aussitôt et sans guide,
instruits par une longue habitude, regagnaient au galop, affolés, le refuge où ils se
savaient en sûreté. Brebis et porcs avaient pris la même habitude. Mais comme dans
les dites provinces, pour l’étendue du territoire, rares sont les villes et les lieux
fortifiés, comme en outre, plusieurs d’entre eux avaient été brûlés, démolis, pillés par
l’ennemi ou qu’ils étaient vides d’habitants, ce peu de terre cultivée comme en
cachette autour des forteresses paraissait bien peu de chose et même presque rien, eu
égard aux vastes étendues de champs qui restaient complètement déserts, sans
personne qui put les mettre en culture.
Thomas Basin écrit 50 ans après les faits à partir de souvenirs personnels : fils de marchands
aisés de Caudebec, il prit la fuite avec ses parents comme beaucoup de Normands devant
l’avance des Anglais en 1417, erra de ville en ville et ne revint dans son foyer qu’en 1419.
C’est l’économie du texte qui impose sa place en 1422, au moment de l’avènement officiel de
Charles VII au pouvoir : c’est un tableau de la France avant l’action qui est d’autant plus noir
que ce règne fut celui de la victoire sur les Anglais et du rétablissement de la paix et de la
prospérité. Le règne de ce roi fut donc celui de « la divine providence », par opposition à celui
de son fils avec lequel l’auteur a des comptes à régler. Son témoignage est toutefois corroboré
par les doléances des clercs (carte*), la chute du volume de la production céréalière en
Cambrésis ou des cens en pays de Caux qui sont le reflet de celle de la population. En
Normandie orientale, les cens passent de l’indice 65 à 37 au moment de l’exode entre 1418 et
1419. La ruine de la région est donc indubitable et la description de Thomas Basin d’autant
plus inquiétante que le pire est encore à venir : l’étiage démographique se situe, dans sa
région, après la reconquête française, en 1460 (voir graphique*, chap. 8). Cette impression de
désolation, qui l’a tant ému alors qu’il était enfant, contraste avec le paysage profondément