La pensée éducative juive dans l`après- guerre 1914-1918

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« C’EST DE L’ANGOISSE DEVANT LA MORT QUE PROCÈDE TOUTE CONNAISSANCE »
RÉFLEXION SUR LA PENSÉE ÉDUCATIVE JUIVE DANS LES APRÈS­GUERRES
DENIS POIZAT1
Après l’affaire Dreyfus, la guerre de 1914­1918 constitue une expérience capitale pour le senti­
ment de réaffiliation des Juifs à la nation française. Ce faisant, la guerre infléchit l’éducation juive qui ne se contient pas dans la seule observance reli­
gieuse mais au cœur d’une tradition scripturaire envisageant le monde et la connaissance sous un tour original. Ainsi distingue­t­on diverses fa­
cettes d’une théorie de la connaissance, Saadia Gaon précurseur de Maïmonide, est de ce point de vue un théoricien important2. L’éducation juive est­elle versée dans le conservatisme, obstinément restauratrice d’un ordre ancien ? Nous pourrions le penser tant le renouveau du judaïsme religieux semble répondre au désordre des conflagrations. Mais l’ordre n’a­t­il pas déjà été profondément bousculé par le courant des Lumières juives, la Haskalah, au cours du dix­huitième siècle ?
L’interrogation centrale de cette contribution est la suivante : comment la guerre a­t­elle rema­
nié l’éducation juive dans le sens du renouveau du judaïsme religieux3 ? Notre hypothèse affirme qu’il y a eu remaniement de nature philosophique de la pensée et de l’éducation juives ; cela s’est produit massivement suite à la seconde guerre mais ce mouvement était amorcé dès après la première guerre mondiale à la faveur d’un terreau intellec­
tuel favorable, celui d’une filiation étirée que l’on doit à des philosophes préoccupés par l’étude juive. C’est ce dont nous débattrons ici en sollici­
tant quelques­uns de ces philosophes plus connus pour leur affiliation au néo­kantisme et à l’école de Marbourg que pour leur réflexion sur l’éduca­
tion juive. La biographie autant que la pensée de ces au­
teurs nous permet de comprendre leurs choix et leurs influences, il s’agit de Franz Rosenzweig, Ja­
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MCF HDR, Université de Lyon.
2 Hayoun M.­R., 1996, Les Lumières de Cordoue à Berlin. Une histoire intelllectuelle du judaïsme, T. 1, p. 142 et suiv.
3 L’expression « judaïsme religieux » n’est pas un pléonasme. L’on peut être juif et athée.
cob Gordin, Emmanuel Lévinas, Walter Benja­
min, Gershom Sholem. Quelle relation ces « pen­
seurs de la pensée juive » ont­ils entretenu avec les conflits du siècle passé ? En toile de fond, une autre question : comment concilier éducation et historicité ? La première puis la seconde guerre ont révélé l’impérieuse exigence de l’étude dépas­
sant la seule perspective patrimoniale juive. Nous verrons comment le concept de dissimilation em­
prunté à Franz Rosenzweig traduit cette tendance confortée par les deux guerres. Il s’agit en effet d’un mouvement profond de désenchantement vis­à­vis de la culture occidentale à laquelle, pour­
tant, le judaïsme s’était largement associé sur le plan éducatif dès la création de l’Alliance Israélite au 19e siècle. Désenchantement mais aussi désen­
gagement car, en effet, comme y insiste Rosenz­
weig, il s’agit de se délier d’un mythe, celui d’une alliance trompeuse parce qu’insuffisante et exclu­
sive avec la raison. À Rosenzweig encore nous empruntons le titre de cette contribution car en effet, éduquer et connaître ne peuvent s’affranchir de la frayeur de la guerre. L’effroi est la réalité pré­réflexive par excellence. Il est, nous dit Sté­
phane Moses, le symptôme de l’expérience collec­
tive de la guerre. Rosenzweig en parle comme « d’une brèche aveugle ouverte dans nos vies »4. C’est une épistémè donc, renouant avec la « science de la balance5 » que sollicitent et ali­
mentent vigoureusement les mouvements d’édu­
cation juive de l’entre­deux guerres et de l’après seconde guerre.
L’ÉPREUVE DÉCISIVE DE 1914­1918 POUR LE SENTIMENT DE RÉAFFILIATION DES JUIFS À LA NATION FRANÇAISE. Les Juifs de France ont été contraints d’attendre l’abbé Grégoire et la Révolution fran­
çaise pour obtenir la citoyenneté française. Les ré­
formes napoléoniennes (décret de Bayonne, créa­
tion du Consistoire) en ont certes amélioré l’inté­
gration sociale et intellectuelle car l’on vient de Pologne, d’Allemagne et de Russie vérifier qu’on peut vivre « heureux comme un Juif en France ». Au dix­neuvième siècle, après l’affaire Mortara 6, 4 Moses S., L’ange de l’histoire. Rosenzweig, Benjamin, Scholem, Paris, Seuil, 1992, p. 37
5 J’emprunte cette expression au philosophe Dariush Shayegan, La Lumière vient de l’Occident, Paris, L’Aube, 2001 6 Un enfant juif du Piémont fut baptisé contre l’accord des parents, enlevé puis éduqué comme catholique. On en fit un Ce texte est mis à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution – Vous devez citer le nom de l’auteur – Pas d’Utilisation Commerciale ­ Pas de Modification 3.0 France.
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véritable ébranlement de la conscience juive, l’affaire Dreyfus déchire à son tour le sentiment d’une intégration lentement tissée. La Grande Guerre constitue une épreuve supplémentaire dans le processus de réappartenance des commu­
nautés juives à la nation française.
Philippe Efraïm Landau a montré les enjeux de reconnaissance nationale des Juifs des deux cô­
tés du Rhin. Juifs de France et d’Allemagne 7, tous sont patriotes.
Au déclenchement de la Grande Guerre, l’on compte en effet 180 000 Juifs en France, Algérie comprise, 480 000 outre Rhin. Ils se font face même si, marque du tropisme exercé par la France, 600 Juifs alsaciens passent du côté fran­
çais. En France, l’engagement de 36 000 hommes, rejoints par 8500 Juifs étrangers dont beaucoup de volontaires est au sens propre la mise en gage de l’allégeance des Juifs à la nation. Les engagés juifs français combattent ainsi contre 90 000 Juifs alle­
mands. Ces derniers redoutent les pogromes russes et ont, eux aussi, le même désir de « mériter de la patrie ». En France, Barrès rend hommage aux communautés juives en 1916 dans son étude sur « les différentes familles spirituelles de la France ». La Torah, écrit alors le Grand Rabbin, est au service d’une cause sacrée, celle de la dé­
fense de la patrie. La femme juive, consolatrice du combattant et ardente gardienne du sentiment na­
tional est célébrée par le Grand Rabbinat sous la double figure de Deborah et de Jeanne d’Arc. L’Affaire Dreyfus est, semble­t­il alors, dépassée : les Juifs, écrit Emmanuel Levinas « gardèrent moins le souvenir du fait qu'en pleine civilisation une injustice ait été possible que du triomphe remporté par la justice… De leur face émanait comme un rayonnement ». L’éducation juive, dès lors, une fois repris le cours de l’existence de l’après­guerre, une fois supportées les grandes pé­
ripéties de l’Histoire, peut perpétuer son œuvre. Mais de quelle éducation juive s’agit­il ?
L’ÉDUCATION JUIVE
Faisant appel à l’histoire ancienne, Robert Hannoun8 en repère plusieurs traits en dépit du manque de traces matérielles objectives. Ils se tirent essentiellement des références scripturaires (Talmud de Jerusalem et de Babylone, Thora) qui présentent des affirmations de valeurs (interdits, prêtre catholique.
7 Landau P.­E., Juifs français et allemands dans la Grande Guerre, Vingtième Siècle. Revue d'histoire, Année 1995, Volume 47, no 47, p. 70 – 76.
8 Hannoun H., L’éducation aux temps bibliques, Paris, Honoré Champion, 2008
obligations), des affirmations d’existence (récits, descriptions), des affirmations imaginaires (allégo­
ries) qui constituent les traces qu’une éducation spécifiquement judéenne puis juive s’est inscrite dans un vaste héritage que la guerre et les plaies de l’Histoire viennent réactiver à différentes périodes. Que sont aujourd’hui les centres d’études bi­
bliques, les Talmud Thora ? Sont­ils, ces centres, les perpétuateurs d’une antique tradition, souvent orale, de l’étude des textes bibliques ? Dans le ju­
daïsme primitif, rassemblements populaires pour les fêtes et synagogues du retour d’exil de Baby­
lone sont essentiellement des lieux de rencontre mais où le sofer, le scribe, joue également le rôle d’enseignant et de transmetteur. Il le fait d’ailleurs essentiellement dans des centres d’études ; « Faites de nombreux élèves… » lit­on dans le Talmud de Babylone. Le Beth (maison) Ha Sefer (du Livre) créé par Siméon Ben Schatach est une école dont le modèle va se répandre plus tard, sous le règne d’Agrippa II (début du premier siècle de l’ère vul­
gaire), notamment lorsque pour la première fois on oblige chaque cité judéenne à installer une école ouverte à tous. Le Talmud de Babylone s’en fait l’écho à plusieurs reprises. En somme, édu­
quer dans la tradition juive consiste pour le moins à transmettre la loi mosaïque aux enfants et aux adultes. L’éducation devient un ciment identitaire, idéologique et spirituel d’un petit peuple. Est­il besoin de solliciter Salomon Ben Isaac, dit Rachi, qui enseigne bien plus tard le talmud à ses filles, ou bien avant lui Maïmonide dont on dit qu’il est « l’instituteur des Juifs » ? Est­il besoin d’en appe­
ler à la tradition talmudique du pilpoul (la discus­
sion contradictoire) pour dire qu’existe consub­
stantiellement attachée au judaïsme une tradition éducative juive qui pourrait bien être tout simple­
ment une éducation juive ? Cette éducation juive a été considérablement marquée par les exils successifs du peuple. La forme d’abord orale puis écrite des Talmidim comme leur étude dépendent de l’Histoire. S’il a fallu consigner par écrit les leçons des sages, les Hakhames, dispersés en diaspora, il a fallu pour les enseigner en conserver les commentaires, puis les commentaires des commentaires au fil desquels toute l’analyse exégétique se complexifie. L’His­
toire et particulièrement l’histoire guerrière, a maille à partir avec la forme et le fond de l’éduca­
tion juive. La guerre et l’exil qui l’accompagnent (destruction par deux fois du Temple) participent ainsi du fondement lointain de l’étude juive. Certes, c’est aller bien vite que de balayer ainsi plusieurs millénaires d’éducation juive. Par ailleurs, cette éducation religieuse juive a large­
ment été « contaminée » par la modernité des Lu­
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mières tenues pour responsables de l’affadissement du judaïsme religieux. Les Lumières juives, qu’on appelle la Haskalah auraient organisé la mise au pas d’une tradition éducative attachée à l’étude des Textes. Il conviendrait peut­être de tempérer l’idée selon laquelle le judaïsme religieux aurait abdiqué devant la raison occidentale et sombré sous les assauts de la Haskalah. LA HASKALAH N’EST PAS UN ABANDON DU JUDAÏSME RELIGIEUX
Si l’œuvre philosophique de Moses Mendels­
sohn semble avoir déposé le judaïsme sur les voies des Lumières, Aufklarung et Haskalah réunies, cette union des Lumières était­elle si franche ? Peut­on affirmer que Mendelssohn avait en son temps liquidé le judaïsme religieux européen ? Les différents moments de l’émancipation des Juifs sont décrits par le philosophe Jacob Toury 9 mais ils conduisent à leur absorption pure et simple : rapprochement, adaptation, partage de la citoyen­
neté, intégration, fusion, dissolution. Ce processus qui aurait pu conduire le judaïsme et les Juifs à l’assimilation a été évité par Mendelssohn. D’abord initié à la philosophie et à la pensée juive par Gotthold Ephraïm Lessing, on surnomme ra­
pidement Moses Mendelssohn le « Platon alle­
mand » ou le « Socrate de Berlin ». Fénelon le cite dans le « Dialogue des morts », Mendelssohn cor­
respond avec Kant à qui il ravit la première place au concours de la classe de philosophie spéculative de l’académie de Berlin tandis que Mirabeau, de­
puis la France, en établit la biographie. Il est cité en bonne place au sein du pendant allemand de l’Encyclopédie, le Allgemeine Deutsche Bibliothek, organe quasi officiel de l’Auflkarung. Toutefois l’association de la pensée de Men­
delssohn aux Lumières juives laisserait penser que le judaïsme se serait par une forme d’adhésion de principe affilié à la voix des Lumières euro­
péennes. Il aurait bradé rites et héritage ; il se se­
rait converti au passage à une alliance molle avec le catholicisme. Plutôt qu’en professeur de Tal­
mud, on peint Mendelssohn ici en liquidateur de la tradition juive et là en convertisseur du sabbat en messe dominicale. Le judaïsme se socialise. Il se civilise à l’idée du siècle, madame de Staël confie à Henriette, l’épouse de Mendelssohn, les compliments qu’elle écrit sur le philosophe. Men­
delssohn le moderne, telle est un peu plus tard l’appréciation de Ernest Renan : « Les hommes illustres que le judaïsme fournira désormais à l’his­
9 Toury J., Die Judische Presse Im Osterreichischen Kaiserreich Ein Beitrag Zur Problematik Der Akkulturation 1802­1918, Berlin, Mohr Siebeck, 1983
toire de la philosophie puiseront leur inspiration non dans la tradition d’une philosophie nationale mais dans l’esprit moderne lui­même ». Alors « Onkel Moses » comme on l’appelle deviendrait le saint patron du judaïsme allemand si l’on ne re­
levait pas comme le fait Dominique Bourel10 l’acrimonie des mouvements hassidiques et même des courants sionistes du XIXe siècle. Le mouve­
ment HaBaD (Hokhma : sagesse ; Bina intelli­
gence ; Daat : savoir) en Russie, par exemple, s’y oppose11. Jérusalem ne compte au reste aucune rue du nom du philosophe. Parmi les penseurs du ju­
daïsme, Hermann Cohen ou Franz Rosenzweig prendront en bonne part la pensée de Mendels­
sohn. Plus exactement, ils prendront à leur compte la justification de l’observance religieuse qu’expose Mendelssohn car Haskalah ou non, Mendelssohn est un Juif observant. Et c’est bien là, en effet, que doit se nuancer la comparaison des Lumières avec les Lumières juives. Toute la tradition rationaliste juive, comme le montre Maurice Ruben Hayoun est depuis le judaïsme médiéval une pénétration des instruments des ca­
tégories de la raison et une rationalisation des in­
terprétations allégoriques ou littérales. Maïmonide pense avec les catégories d’Aristote, écrit en arabe et prie en hébreu écrit Maurice Ruben Ayoun12.
Ainsi, faut­il voir en l’apport de Mendelssohn un double hommage : un hommage au judaïsme et un hommage à l’étude. À ses yeux comme à ceux de la tradition juive, l’éducation est le fonde­
ment de la culture et de la société juives : « Le monde ne tient que par la respiration de ses élèves (Sanh. 119 b). Fils du bedeau de la synagogue, Mendelssohn est bercé par les bénédictions et les prières juives. Son père, scripteur sacré (Sofer) re­
copie les rouleaux de la Torah pour les mezouzot et les tefillins. Loin de ce piétisme, « La synthèse maïmonidienne définit l’univers mental, philoso­
phique et religieux du jeune Mendelssohn » écrit D. Bourel13. Il reste que Mendelssohn, tout pen­
seur de la haskalah qu’il est, est un Juif religieux et c’est en fonction de son « Jérusalem » traduit en plusieurs langues dès le dix­neuvième siècle que se définissent tous les courants du judaïsme européen depuis lors. Cet écrit, souligne Dominique Bou­
rel14, offre « la charte du judaïsme moderne et fonde même une philosophie du judaïsme et la 10 Bourel D., Moses Mendelssohn. La naissance du judaïsme mo­
derne, Paris, Gallimard, 2004, p. 30.
11 Goldberg H.­E., Une tradition d’invention. Familles et insti­
tutions éducatives parmi les Juifs traditionnalistes contemporains, in Benbassa E., Transmission et passages en monde juif, Paris, Pu­
blisud, 1997, p. 526.
12 Hayoun M.­R., Maïmonide ou l’autre Moïse, Paris, J.­C. Lat­
tès, 1994.
13 Bourel D., ibidem, p. 65.
14 Bourel D., ibidem, p. 305.
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philosophie juive allemande dont la fin est mar­
quée par L’étoile de la Rédemption de Franz Ro­
senzweig en 1921 ». Rosenzweig apparaît en effet comme l’un des plus vigoureux artisans intellec­
tuels parachevant le renouveau du judaïsme reli­
gieux. La guerre exerce sur lui un effet qui se ré­
vèle catalyseur d’une éducation juive certes reli­
gieuse mais libérée de la bigoterie à la suite de Mendelssohn. Ce dernier est en rupture avec son temps lorsqu’il annonce sa conviction éducative tendue vers deux directions : « Actions et convic­
tions appartiennent à la perfection de l’homme et la société doit, autant que possible, par des efforts communs, s’occuper des deux, c’est­à­dire diriger les actions des membres en vue du bien commun et provoquer les convictions qui conduisent à ces actions. Ceci est le gouvernement, cela l’éducation de l’homme social. L’homme est conduit vers les deux par des principes, c’est­à­dire vers les actions par des principes d’action et vers les convictions par des principes de vérité. Grâce aux institutions pu­
bliques, la société doit disposer des deux ». Si la principale charge de l’État est l’éducation, pour Mendelssohn, celle­ci se mêle à l’aufklarung – les Lumières – mais elle s’allie aussi au catholicisme prusse de son époque et, au­dessus de tout, à l’idéal de l’étude de la tradition juive. Au sortir des deux guerres, des penseurs comme Gordin, Lévi­
nas, Sholem et Rosenzweig amplifieront le dernier terme de l’héritage Mendelssohnien, celui de l’étude juive. Le renouveau du judaïsme religieux est donc moins à comprendre comme un retour au piétisme qu’un retour à l’étude biblique et talmu­
dique. Étude et résistance s’unissent ainsi dans un modèle éducatif particulier.
L’ÉDUCATION JUIVE COMME MARQUEUR DE « RÉSISTANCE BIBLIQUE »
Contraintes de se cacher en zone libre au cours de la Seconde Guerre, les communautés juives françaises15 perpétuent en le transformant dans des conditions de violente hostilité le courant ini­
tié à la suite de la première guerre pour les mouve­
ments de jeunesse. Le scoutisme juif (éclaireurs is­
raélites) et, de moindre ampleur, le mouvement Shema Israël (Écoute Israël) sont alors les mar­
queurs d’une résistance contre la déjudaïsation des jeunes Juifs de France de l’après première guerre mondiale. M. Liber introduit dès avant la Se­
conde Guerre des éléments de pédagogie pour l’éducation juive, mêlant retour à l’étude et activi­
tés récréatives mobilisant en cela des personnalités 15 Voir pour les détails le chapitre de Grynberg A. et Nicault C., Le Consistoire central en France sous l’occupation, in Benbassa E., Transmission et passages en monde juif, Paris, Publisud, 1997.
telles que Jacob Kaplan ou Edmond Fleg. Nombre de ces mouvements se retrouveront pen­
dant la Seconde Guerre hébergés dans différents lieux de la zone non occupée. Robert Gamzon, l’un des responsables des éclaireurs israélites, pointe en 1941 pas moins de 10 000 jeunes Juifs encadrés dans des cercles d’étude juifs. Le change­
ment, notent A. Grynberg et C. Nicault, s’opère alors : « Non que les Éclaireurs aient tous, tant s’en faut, renoué alors avec la foi et la pratique juives. Mais elles progressent très nettement dans leurs rangs, notamment dans ces communautés de vie que sont les maisons d’enfants et les fermes. Dans les premières, les éducateurs souvent à l’ori­
gine très éloignés du judaïsme, évoluent vers une approche plus juive de l’éducation. »16 Le mouve­
ment de retour vers le judaïsme religieux est décrit par Johannah Lehr qui a conduit pour sa thèse une recherche minutieuse des mouvements d’édu­
cation juifs de l’après seconde guerre. Elle y établit que la stratégie du renouveau du judaïsme reli­
gieux correspond à un fait de résistance contre la barbarie nazie et collaborationniste. Il est d’abord inscrit dans l’action commune de Marc Bloch par exemple ou des jeunesses juives communistes (Union de la Jeunesse Juive). Cette résistance commune mute en résistance spirituelle. En même temps que les acteurs de cette résistance spirituelle participent au maquis, ils activent le le­
vier de l’éducation et de l’étude des textes : « Une corrélation – jusqu’alors passée inaperçue – lie ain­
si l’expérience de la guerre et de la Résistance aux renaissances du judaïsme en France après la se­
conde Guerre mondiale. Plus particulièrement, elle rattache la Résistance juive à la naissance des écoles juives modernes après 1945 en France » af­
firme­t­elle17. Ces écoles s’émancipent partielle­
ment du piétisme – que combattent Emmanuel Lévinas comme les philosophes et théologiens qui l’ont formé intellectuellement – et des structures religieuses ; « Affranchies de la tutelle des rabbins consistoriaux, elles peuvent désormais choisir de délivrer un enseignement du judaïsme incluant des références à la sphère non religieuse. La moderni­
té de ces écoles porte à la fois sur le contenu des études juives, volontairement ouvertes sur la cité, sur une conception moins rigide de la pratique re­
ligieuse et sur l’importance accordée au dévelop­
pement individuel des élèves avec l’adoption de méthodes importées de la pédagogie nouvelle »18. Cela n’affranchit pas pour autant ce judaïsme­là de l’apprentissage et de l’étude de la Thora, des 16 Grynberg A. et Nicault C., ibidem, p. 272.
17 Lehr J., 2013, La Thora dans la cité. L’émergence d’un nouveau judaïsme religieux après la seconde guerre mondiale, Paris, Le bord de l’eau, p. 10.
18 Lehr J., ibidem, p. 11.
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petits et grands prophètes, des Écrits, des cinq rouleaux, du Talmud et de la confrontation de ces apports à la pensée philosophique non juive. Vieille tradition en vérité puisque la pensée juive a très tôt su s’approprier et discuter les Grecs. C’est peut­être cette proximité au reste entre la pensée classique et le judaïsme qui va être bousculée du fait de la guerre par les philosophes tels que Ben­
jamin, Gordin, Rosenzweig et Lévinas. Non qu’ils contestent l’importance des Grecs, ils en célèbrent plutôt l’intérêt, ils entendent toutefois rééquilibrer les sources et les matrices pour la formation intel­
lectuelle des jeunes. En tout cas, selon J. Lehr, « il existe un lien profond entre la Seconde Guerre mondiale, mar­
quée par la collaboration de la France aux persécu­
tions antijuives et le processus de sortie du franco­
judaïsme ; ce lien contribue à la sortie de la clan­
destinité des Juifs à la Libération et la sortie du ju­
daïsme hors du modèle très dix­neuvième siècle de l’Israélite français. Les divers projets éducatifs nés pendant la guerre portent en effet tous la marque de la rupture avec le modèle sociopolitique du pas­
sé. La trajectoire des hommes et des idées agrégés autour des études et de l’éducation juives présente la caractéristique d’autonomiser peu à peu le ju­
daïsme français d’après­guerre du modèle culturel dominant en Occident, hérité d’Athènes et de Rome, vers lequel il se tournait auparavant »19. Cela n’a rien de théorique, J. Lehr relève l’exis­
tence de différents mouvements bien concrets d’éducation juive. Les Éclaireurs israélites de France, outre qu’ils participent aux combats armés au sein de compagnies de résistance, se regroupent dans la clandestinité pour recréer un réseau. Le Yechouroun est un mouvement de jeunesse reli­
gieux alsacien d’où naît en 1942 une école secon­
daire juive placée sous la responsabilité d’un rab­
bin. À Toulouse, David Knout fonde le mouve­
ment Main forte et crée un cercle d’études bi­
bliques tandis qu’à Limoges, en septembre 1942, le mouvement du judaïsme alsacien édifie un sé­
minaire délocalisé en France libre, le Petit Sémi­
naire Israélite de Limoges qui influencera bien après­guerre l’éducation juive. Cet univers est donc celui des « petites yechivas planquées » de la résistance juive, elles offrent la possibilité de l’étude biblique, la pratique du shabbat, les cours d’hébreu. Ces quelques exemples parmi bien d’autres permettent d’affirmer que la fin de la clandestinité au sortir de la guerre correspond en France à la fin de la confidentialité de la « pensée juive », au sens où l’entend le philosophe Armand Abécassis. L’école juive, insiste J. Lehr est une 19 Lehr J., ibidem, p. 11
« réinvention émergeant de la guerre »20. Mouve­
ments de jeunesse et d’éducation se conjuguent ainsi avec la pensée de philosophes et théologiens.
C’est dans ce contexte qu’évolue Jacob Gordin qui sera professeur à l’école des cadres de l’Alliance israélite orientale dirigée par Emmanuel Lévinas. Des philosophes tels qu’André Néher ou Léon Askenazi tracent la ligne d’un renouveau de la pensée et de l’éducation juives. Ainsi se com­
prend l’influence du retour aux textes, à leur exé­
gèse à la manière de Jacob Gordin enseignant l’étude talmudique à Emmanuel Levinas après avoir soutenu une thèse de philosophie à Berlin. Marié à Rachel Zeiber, éducatrice de jeunes en­
fants, ce couple sera marqué par la pensée éduca­
tive. Jacob Gordin, rappelle J. Lehr, récuse « l’alliance recherchée par Maïmonide et Spinoza du judaïsme et de la raison occidentale ; il multi­
plie les incursions dans la mystique juive »21. Les contacts établis entre le philosophe Gordin et le mouvement des éclaireurs israélites de France fon­
dé par Robert Gamzon remontent à l’entre­deux guerres. Dans un texte qu’il lui consacre, Emma­
nuel Lévinas y insiste : Jacob Gordin est celui « à qui revient un rôle important dans la renaissance de la conscience juive en France »22.
Il est complexe de séparer les influences intel­
lectuelles où se mêlent « La personnalité » de Gordin, le « personnalisme » d’Emmanuel Mou­
nier et les traces de l’enseignement d’Hermann Cohen dont Gordin fut l’élève. Cela s’observe dans l’activité de Jacob Gordin que la guerre contraint à se cacher sans l’empêcher d’enseigner en Corrèze puis en Haute Loire et outre qu’il cô­
toie dans ses planques l’érudit André Chouraqui et l’écrivain Albert Camus, il transmet sa vision de la vie juive à des jeunes et moins jeunes ; parmi ses auditeurs se compte Gamzon. Dès la fin de la Se­
conde Guerre, Jacob Gordin forme les cadres édu­
catifs des éclaireurs israélites de France dans un moment où cendres de la guerre et reconstruction « fusionnent » comme l’indique Johannah Lehr dans l’étude des Textes. On se reportera pour cela à son étude très renseignée comme aux témoi­
gnages remarquables sur Jacob Gordin des philo­
sophes et théologiens André et Renée Néher, d’Emmanuel Levinas, de André Chouraqui23. L’une des phrases favorites de Gordin, rapporte le couple Néher, était cette citation translittérée de la Genèse 42­1 « Yesh shever be mitsraim », il y a 20
Lehr J., ibidem, p. 48
21 Lehr J., ibidem, p. 21
22 Lévinas E., « Jacob Gordin » in Gordin J., Écrits. Le renouveau de la pensée juive en France, Paris, Albin Michel, 1995, p. 294
23 En fin d’ouvrage Gordin J., Écrits, Le renouveau de la pensée juive en France, Paris, Albin Michel, 1995.
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de la casse dans le monde. On pourrait au reste long­
temps commenter cette affirmation et le sens très « après­guerre » qui l’entoure avec cette autre af­
firmation, plus ancienne, de Haïm de Volozine : « il faut réparer le monde », le Tikkun.
Il ne suffirait pas de s’arrêter au simple cadre intellectuel français tant il est acquis que des pen­
seurs du judaïsme tels que Emmanuel Lévinas ou Jacob Gordin ont été fécondés par la philosophie allemande et par les penseurs juifs allemands dont l’influence à notre sens mérite d’être relevée.
GERSHOM SHOLEM, WALTER BENJAMIN ET L’ENFANCE
En 1975, depuis Jérusalem, Gerschom Sholem livre les souvenirs de son amitié avec Walter Ben­
jamin. Ce dernier, se souvient­il, discourt aux cô­
tés du pédagogue nationaliste Gustav Wyneken, au café Tiergarten à Berlin. Nous sommes en 1913 et Wyneken fait paraître la même année « Die neue Jugend », la nouvelle jeunesse puis, en 1914, « Was ist Jugend­kultur ? ». C’est à une autre connivence de Benjamin avec l’éducation que révèle Sholem. Le récit de l’amitié des deux philosophes, Scholem et Benjamin, est en effet exemplaire des réflexions qui animent alors la vie intellectuelle juive de Berlin, celle précisément que Scholem décrit comme « germano­juive » avant d’ajouter qu’« ils savent qu’ils sont des écrivains al­
lemands, mais non des Allemands »24. Le sio­
nisme, le socialisme, la philosophie de l’histoire, tels sont en effet les points de discussion et d’ani­
mation entre philosophes, y compris chez l’ennuyeux et terne Cassirer ainsi que le juge Sho­
lem. L’Histoire des Juifs de Heinrich Graetz avait marqué les esprits. L’on peut penser que la guerre de 1914­1918 a été, comme le sont les grandes crises, un stimulateur de la pensée. Graetz, mais aussi Martin Buber qui publie en 1911 « Trois discours sur le judaïsme » sont des marqueurs de la vie intellectuelle et spirituelle de l’élite juive de cette époque. Si Walter Benjamin n’approuve pas Buber, il rejoint cependant Scholem dans sa dé­
testation de la guerre. Tous deux sont jeunes. Lors de leur rencontre, Benjamin a vingt­trois ans, Scholem un peu plus de dix­sept ans. Le premier s’est fait réformer en simulant un « tremblement nerveux »25, le second pour « inaptitude »26. La diversité de leurs opinions vis­à­vis du sio­
nisme au début de la première guerre n’empêche 24 Scholem G., Walter Benjamin. Histoire d’une amitié, Paris, Hachette, 1981, p. 61
25 Scholem G., ibidem
26 Sholem fut diagnostiqué, après un bon entraînement à la simulation, atteint de démence précoce.
pas Benjamin et Scholem de partager leurs vues sur l’étude talmudique. La lecture des souvenirs de Scholem confirme le souci spéculatif de ces intel­
lectuels comme si la guerre, au fond, avait été tout au plus une gêne qu’il s’agissait de contourner. La poésie de Hölderlin stimule davantage Benjamin que ne semble l’inquiéter la fin prochaine de l’Autriche­Hongrie, lui qui souhaite aller étudier quelques semestres à Munich. Cette distance d’avec l’Histoire étonne mais Benjamin produit cependant une œuvre importante On en déduira une philosophie de l’éducation qui se tire de ses positions sur le langage, sur la transmission et le sens de l’Histoire. Benjamin est un collectionneur en même temps qu’un auteur. Il collectionne les livres pour enfants et les livres des malades men­
taux, « c’est un des traits principaux de son être que d’avoir été attiré toute sa vie, avec une force précisément magique, par le monde de l’enfant et par l’effet de l’enfance. Ce monde constitua l’un des objets les plus durables et les plus tenaces de sa réflexion » écrit Scholem27.
L’enfance donc, associée au judaïsme, consti­
tue la trame d’un discours sur l’éducation dans la pensée de Benjamin : en 1916, en plein cœur de la guerre, Benjamin se procure les quatre tomes de Molitor sur la Kabbale « Philosophie de l’histoire, ou sur la tradition » et, la même année, il envoie à Rudolf Borchardt, un candidat juif à l’effacement de son propre judaïsme, sa profession de foi. Ben­
jamin, en pleine guerre, étudie « La Thora dans le cœur » de Achad Haam. Benjamin, se souvient Sholem, s’intéresse à la Genèse, il publie en 1916 et 1917 les pages sur l’essence du langage 28, amor­
çant en fait sa période théologique qui culmine un peu plus tard. C’est dans ce double espace, en­
fance et judaïsme, que se noue une pensée éduca­
tive justifiant le recours à l’étude des textes. La « langue du matin » écrivait Michel Foucault où les répétitions des textes bibliques sont comme un motif de l’enfance, une langue dont Benjamin analyse l’étrange proximité avec l’infans : « Les énoncés qu’un enfant forge dans le jeu à partir des mots (( qui lui sont donnés au préalable)) ont plus de parenté avec ceux des textes sacrés qu’avec le langage courant des adultes » (IV, 433). Benjamin n’est pas un philosophe de l’éducation mais il ap­
plique à l’enfance sa puissance réflexive ; « le mé­
taphysicien, écrit Moses, décrit l’univers encore non défiguré de l’enfant et de son imagination créatrice, avec autant d’étonnement respectueux qu’il cherche à le pénétrer au moyen de concepts ».
Il est malaisé de distinguer chez ces philo­
sophes du judaïsme ce qui relève de l’expérience 27 Scholem G., Benjamin et son ange. Trad. Philippe Ivernel, Paris, Rivages, 1995, p. 29.
28 Scholem G., ibidem, p. 67.
7
de la contemporanéité de la guerre et celle de la « casse du monde » selon la formulation biblique car une fois cassé, une fois chancelant, le monde doit être réparé. Motif de la pensée juive, qu’on trouve, on l’a vu, chez Haïm de Volozine, on le rencontre également chez Benjamin. C’est Sho­
lem qui le note : « Dans l’esprit de Benjamin se trouve en même temps le concept kabbalistique du Tikkun, de la restauration et de la réparation mes­
sianique, qui rapièce et rétablit l’être originaire des choses ainsi que de l’histoire, cassé dans la brisure des vases »29. Restaurer l’étude, repenser l’éduca­
tion juive, c’est contribuer à réparer le monde là où l’on se trouve, là où la guerre l’a brisé.
CONTRE LA MYSTIQUE DE LA NATION ET POUR LE LANGAGE PRIMORDIAL
Sholem et Benjamin partagent leur vie vingt mois durant à Berne pendant la Grande Guerre. Ensemble, ils y étudient « La logique de la connaissance pure » d’Hermann Cohen, le recours pendant cette période à des notions théologiques pour dessiner des voies philosophiques apparaît comme un effet de la guerre mais nul ne sait si cela serait advenu sans la guerre. Pourtant, en 193730, Sholem revenant sur ce passé explique que c’est en 1918 qu’il décide de renoncer aux mathé­
matiques pour se consacrer à la mystique juive. À propos des trois philosophes Sholem, Benjamin et Rosenzweig, tout semble être dit dans ce propos de Stéphane Moses : pour Benjamin « comme pour Rosenzweig et pour Scholem, c’est le choc de la guerre (et, dans le cas ce Benjamin, la mort au combat d’un de ses meilleurs amis) qui provoquera la rupture définitive avec le modèle désormais condamné d’une Europe dévastée par l’affronte­
ment des nationalismes »31.
Qui d’ailleurs parmi les intellectuels allemands, français, européens n’aurait eu le cœur dévasté de­
vant les centaines de milliers de morts ? C’est bien le moins que l’on pût compter de la part de ces fi­
gures de la philosophie une réprobation sans nuance des nationalismes belliqueux. Comme Zweig quelques années plus tard publie Le monde d’hier avant de se donner la mort et comme Os­
wald Spengler affirme que les civilisations croissent, déclinent et meurent, les philosophes impriment un cap pour l’éducation juive marquée de manière décisive par la guerre.
29 Scholem G., ibidem, p. 147
30
« Lettre ouverte à Gershom Sholem », 29 octobre 1937 , in Biale D., Gershom Scholem, Kabbalah and Counter History, Cambridge, Mass./ Londres, Harvard University Press, 1979, p. 215. Cité in Moses S., ibidem, p. 186.
31 Moses Stéphane, ibidem, p. 32.
Attachons­nous à Franz Rosenzweig tant il illustre la pente d’un refus de la désespérance en même temps qu’un profond scepticisme. Son ex­
périence est double. D’abord en 1913, le philo­
sophe vit une crise spirituelle. Il est sur le point de se convertir au christianisme. Il y renonce. En­
suite, c’est la guerre « qui impose à Rosenzweig la double évidence sur laquelle toute sa philosophie sera fondée : l’affrontement sanglant des Etats eu­
ropéens au nom du principe des nationalités, et, plus profondément, au nom des mystiques natio­
nales dont celui­ci n’est que la conséquence »32. La question des nationalismes n’épuise pas à elle seule la voie du philosophe vers la spiritualité. Le sujet n’est pas seulement politique, il est aussi de nature civilisationnelle comme le relève Stéphane Moses : « C’est Franz Rosenzweig qui, pour dé­
crire ce mouvement de désengagement par rap­
port à la civilisation occidentale et de retour aux sources de l’identité juive, eut l’idée d’emprunter à la linguistique le concept de dissimilation : l’his­
toire du peuple juif, écrit­il dans une note de son journal, a toujours connu, parallèlement à une tendance évidente à l’assimilation, un mouvement permanent de dissimilation. Comme Sholem et comme Benjamin, Rosenzweig s’était opposé très tôt aux incertitudes et aux contradictions du ju­
daïsme encore vaguement professé par son père. Comme Sholem (mais à la différence de Benja­
min), il avait été fasciné, dès l’adolescence, par la dimension religieuse du judaïsme ; mais comme Benjamin (et à la différence de Sholem), il n’avait jamais été attiré par le sionisme…..C’est chez Ro­
senzweig que le choc de la guerre conduira au di­
vorce le plus profond, le plus radicalement théma­
tisé, avec l’ensemble de la civilisation occidentale. Ce que la guerre remet en question c’est, à ses yeux, toute la tradition philosophique « De l’ionie à Iéna », tradition fondée sur la primauté d’un Lo­
gos censé rendre compte de la totalité du réel »33. Il faut lire chez Rosenzweig la notion de Rédemp­
tion comme la nécessité de ne pas considérer le temps dans sa seule dimension historique, elle si­
gnifie même une « rupture violente du tissu histo­
rique » affirme Stéphane Moses34. La Rédemption quant à elle « surgit avec l’imprévisibilité de l’abso­
lument nouveau »35.
Dissimilation, rédemption et retour au ju­
daïsme religieux apparaissent­ils autrement qu’un rempart protecteur mais plutôt comme une option civilisationnelle dont l’éducation juive participe en première instance. À la fois tragique et confiant, « tout l’impetus spéculatif de Rosenzweig consiste­
32 Moses S., ibidem, p. 57.
33 Moses S., ibidem, pp. 34­35.
34 Moses S., ibidem, p. 77.
35 Moses S., ibidem, p. 77.
8
ra peut­être dans cette phrase introductive à son livre majeur « L’étoile de la Rédemption » : « c’est de l’angoisse devant la mort que procède toute connaissance »36. Pour Rosenzweig comme pour son ami Rosenstock, philosophe comme lui, sou­
ligne Moses, « 1914 marque la fin d’une époque de l’histoire universelle car l’écroulement politique de l’Europe signifie en même temps l’effondre­
ment des valeurs sur lesquelles sa civilisation repo­
sait jusque­là. Pour Rosenzweig comme pour Ro­
senstock, l’esprit de cette civilisation se résume dans un nom qui pour eux est devenu embléma­
tique : celui de Hegel. En effet, la philosophie de l’histoire de Hegel aboutit à la thèse (dont elle était implicitement partie) selon laquelle la civili­
sation européenne – que Hegel dénomme égale­
ment « germanique » – représente le stade ultime de l’histoire universelle, le retour à soi de l’Esprit absolu, moment d’accomplissement où le ration­
nel coïncide avec le réel et le réel avec le rationnel. Dès ses années d’étudiant, Rosenzweig avait ex­
primé des doutes sur cette façon d’élever à l’Abso­
lu l’état présent de la civilisation occidentale. 1914 lui avait définitivement montré – et cela vaut éga­
lement pour Rosenstock – que le temps où l’on pouvait croire au règne de la Raison dans l’histoire était désormais révolu »37 . Le statut de la connais­
sance rompt ainsi avec une illusion rationaliste, elle s’en dégage en ceci que pour Rosenzweig « connaître consistera moins à identifier des objets de connaissance qu’à restituer le champ de vision dans lequel ils apparaissent »38. Connaître, c’est aussi attendre, c’est prendre part à une expérience à laquelle le messianisme juif n’est désormais plus étranger. La Rédemption chez Rosenzweig dé­
signe ceci : « La Rédemption est donc (…) une catégorie de l’expérience collective, et elle est es­
sentiellement vécue sur le mode de l’attente. En effet, le monde nous apparaît comme fondamen­
talement inachevé ; l’idée d’une réalité définitive­
ment aboutie ne peut se donner à nous qu’au fu­
tur, comme la représentation de ce qui n’est pas encore. »39. La Rédemption diffère de l’utopie en tant que la seconde ne propose qu’une combinai­
son d’éléments déjà connus, dont l’avènement est continûment repoussé. La Rédemption, elle, « surgit avec l’imprévisibilité de l’absolument nou­
veau »40.
Quelque chose de très intime à la pensée de ces philosophes s’incarne alors dans la figure de l’ange41. Ce thème est central dans l’ensemble de ce courant de pensée. Au sein de la neuvième thèse sur la philosophie de l’histoire de Walter Benjamin, l’ange « devient historique, il fixe le passé tout en tournant le dos au futur. Cet ange se tient toutefois immobile, même il cherche à s’éloi­
gner du monde catastrophique ici­bas vers l’ave­
nir »42 .
L’on conçoit dès lors les implications éduca­
tives de pareille position philosophique, poétique, mythique, spirituelle. Après tout, la parousie qui donnera lieu dans le christianisme à l’installation du royaume de Dieu n’est pas éloignée d’une forme de l’attente quasi messianique pour qui fera ce choix. Le judaïsme ne peut cependant selon Rosenzweig donner lieu à un achèvement de cette nature. L’éducation alors réclame d’entrer dans ce jeu de l’attente, dans un « pas encore là » qui s’impose. Cela n’a aucune mesure avec le temps historique. C’est l’ordre du symbole qui dit le temps et l’on ricanera peut­être devant pareil vo­
cabulaire : attente, messianisme, rédemption. Ces coquetteries religieuses apparaissent filandreuses face aux vrais enjeux de l’éducation dans l'après­
guerre. Rosenzweig le sait et en assume le choix, qui ne place plus l’immédiateté en première prio­
rité, mais au contraire, qui instaure le temps long comme étalon. C’est peut­être là le choix le plus massif de l’éducation juive à la suite de la guerre.
La priorité la plus aisément repérable dans le propos de Rosenzweig nous paraît être l’idée selon laquelle le temps est moins le temps historique que celui des générations, « La bénédiction de Ja­
cob passe moins du père au fils que de l’aïeul au petit fils » écrit Rosenzweig. Discontinuité donc, et perpétuation qui, l’une et l’autre, comptent moins en années qu’en générations. Les mémoires sont le liant ad hominem des générations qui re­
montent aux patriarches. Le nom, Ha Chem, comme l’ineffable, régénère. Comme chez Ro­
senzweig, une idée proche se dévoile chez Walter Benjamin43 qui dans un essai paru en 1916 « Sur le langage en général » énonce en effet la concep­
tion selon laquelle le nom donné à l’enfant est l’unique trace du langage divin au sein du langage humain : « ce nom auquel ne répond aucun objet, renvoie à un état antérieur à celui du langage ada­
mique, à ce stade premier (qu’évoquent les pre­
miers versets de la Genèse) où le langage divin est présenté comme créateur de réalité »44. Voilà donc l’idée d’un langage primordial de l’humanité 36
41 Moses Stéphane, ibidem.
Robberechts E., Savoir et mort chez F. Rosenzweig : Revue Philosophique de Louvain. Quatrième série, Tome 90, N°86, 1992.
pp. 180-191.
37 Moses S., ibidem, p. 37­38
38 Moses S., ibidem, p. 41
39 Moses S., ibidem, p. 75
40 Moses S., ibidem, p. 77
42 Fleury P., L’Ange comme figure messianique dans la philosophie de l’histoire de Walter Benjamin, Archives des sciences sociales des religions, N° 78, 1992, pp. 169­177.
43 Préface de l’Origine du drame baroque allemand, cité par Moses S., ibidem, p. 105
44 Moses S., ibidem, p. 115
9
comme « paysage originel de la vérité ». Retourner à la perspective adamique, au pardes primordial, à la constellation princeps des idées et des mots, tel serait alors l’horizon assigné à l’éducation en tant qu’elle doit permettre de connaître. Cette connais­
sance primordiale est « l’arrière­plan immuable », insiste Stéphane Moses, elle doit être « écoutée », rejoignant le sens physique de l’entendement. Éduquer, c’est cantiler, c’est se régénérer, c’est re­
tourner vers une harmonie perdue où le mot dit la chose (Adam nomme les animaux) : « La réalité est entièrement transparente au langage ». L’on retrouve dans cette réflexion sur le langage des préoccupations proches chez Sholem ; « Mais si, écrit en effet Scholem, nous transmettions nos en­
fants la langue telle elle nous été transmise si nous, génération de transition, ressuscitions pour eux le langage des vieux livres pour qu’il puisse à nouveau leur révéler son sens, ne risquerions­nous pas de voir un jour la puissance religieuse de ce langage se retourner violemment contre ceux qui le parlent ? Et le jour où cette explosion se produi­
ra quelle sera la génération qui en subira les ef­
fets ? Quant à nous, nous vivons à l’intérieur de notre langue pareils pour la plupart d’entre nous à des aveugles qui marchent au­dessus un abîme. Mais lorsque la vue nous sera rendue, nous ou nos descendants, ne tomberons­nous pas au fond de cet abîme ? Et nul ne peut savoir si le sacrifice de ceux qui seront anéantis dans cette chute suffira à le refermer » 45.
Non que le pessimisme porte ces philosophes à un retour nécessaire et inquiétant à la langue ada­
mique qui pourrait s’avérer trop lourde à habiter, c’est aussi la déception et la marque d’expériences douloureuses qui les conduit à ces choix. Ainsi, Gershom Sholem soutient­il la thèse selon la­
quelle tout le messianisme juif se nourrit des diffi­
cultés et des échecs. Les prophéties d’Isaïe naissent de la destruction du Royaume d’Israël, celles d’Ezechiel et de Jérémie de la destruction du royaume de Judah et de l’exil à Babylone, l’étude talmudique sera l’écho à la destruction du second Temple par les Romains. Et le retour de Sholem à la mystique et à l’étude du messianisme (il consacre un important ouvrage à Sabbatai Zevi) sera à son tour la suite ou la conséquence d’un échec de civilisation, celle de la guerre de 1914­
1918.
45 Sholem G., Une lettre inédite à Franz Rosenzweig : à propos de notre langue. Une confession. Archives des sciences sociales des religions. N. 60/1, 1985. pp. 83­84., Présentation de Stéphane Moses.
CONCLURE AVEC KAFKA
Nationalismes et douleurs de la guerre, dissi­
milation protectrice et attente sont autant de signes et de symptômes du renouveau du judaïsme religieux que sous­tend vigoureusement une phi­
losophie partagée par ces quelques penseurs du ju­
daïsme. Ainsi se tressent les pensées de Sholem, Benjamin, Rosenzweig, Gordin et Levinas et ap­
portent­elles dans les circonstances des après­
guerre une matière renouvelée pour l’étude et l’éducation juives. Comment, alors, ne pas voir dans cette posture partagée une forme de tension, « une vie en sursis », écrit Scholem, qui infléchit la question éducative ? Le sionisme se présente à eux sous la forme d’un affadissement de la pensée juive désormais historicisée, le piétisme les irrite. Mais c’est peut­être dans un détail que niche la considé­
ration éducative de Gershom Scholem qui peut se porter à tous ces penseurs. Elle tient à l’estime que porte Sholem à l’œuvre de Franz Kafka, estime dont il s’ouvre dans sa correspondance avec Wal­
ter Benjamin, notamment à propos de la fameuse « Lettre au Père ». Ce que reproche le fils au père, c’est de ne lui avoir pas transmis la Loi. À la vaine loi de la guerre que ni la raison, ni la civilisation occidentale ne sont parvenues à rendre possible et positive, les philosophes opposent la loi mosaïque, moins fragile et plus étrange mais qui procura à l’histoire, à la pensée et à l’éducation juives un in­
fatigable recours.
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