La prise en charge de patients requérants d`asile en médecine

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La prise en charge de patients requérants d'asile…
C. Layat
La prise en charge de patients
requérants d’asile en médecine ambulatoire :
une question d’approche thérapeutique
Carine Layat1
Université de Genève
1. Tenir compte du contexte…
L’immigration fait partie des préoccupations contemporaines que toute société moderne ne
peut à l’heure de la mondialisation mettre de côté. Si le phénomène migratoire existe et
perdure au fil du temps, les nouvelles proportions qu’il a pris au cours du XXe siècle sont très
différentes et ce mouvement migratoire ne peut que s’accentuer davantage au cours du
présent siècle. L’installation progressive dans les pays occidentaux des populations souffrant
de mauvaises conditions de vie dans leurs pays ne va que s’accroître. Les guerres, les
violations des Droits de l’homme, les bouleversements économiques, politiques et sociaux, la
globalisation encouragent voire même provoquent le phénomène migratoire.
Tous les pays d’accueil doivent à ce jour faire face à cette réalité et se donner les moyens
d’accueillir ces populations migrantes. La diversité des contacts et des échanges entre
personnes venant de différentes cultures est grande et sa réussite dépend beaucoup de la
volonté de chacun de respecter les droits et les devoirs des uns et des autres.
En Suisse, la politique en matière de migration et d’asile a suivi une longue tradition
humanitaire qu’elle a acquis au fil du temps. Au cours du XXe siècle, l’immigration est pour
l’économie suisse un fait structurel. Nombre d’immigrants étaient des travailleurs manuels
originaires de pays européens peu développés économiquement. L’évolution en dents de scie
des taux d’immigration et d’émigration est une des raisons pour laquelle la Suisse n’a pas
élaboré, pendant longtemps, une politique de migration stricto sensu. Néanmoins, à la fin des
années 80, la Suisse comme ses voisins européens connaît des changements considérables
dans les flux migratoires. Suite à la diminution des travailleurs immigrants, un nouveau type de
population, les requérants d’asile, est en forte croissance. Il est composé d’une grande
diversité culturelle. La Suisse doit alors faire face à différents problèmes. En plus de la
progression du pluralisme social et culturel qui s’accélère avec la venue des requérants d’asile,
elle se retrouve face à un début de crise économique ainsi que face à la création de la
Communauté Européenne dont elle ne fait pas partie. Ces deux faits majeurs vont la pousser à
préciser sa politique de migration.
Depuis les années 90, la politique suisse en matière de migration et d’asile tend vers la
fermeture, favorisant la marginalisation des requérants (interdiction de travailler, assistance
socio-économique réduite, isolement social, etc.). Le climat actuel parmi la population suisse
tend vers la réduction de l’augmentation de la population étrangère. Les initiatives populaires
lancées régulièrement dans ce but et le mécontentement général renforcent l’esprit de
fermeture et de repli en ce qui concerne l’admission de personnes requérantes d’asile, mettant
ainsi à rude épreuve la longue tradition humanitaire de la Suisse.
Ce rapide survol socio-historique de la politique suisse en matière de migration est un premier
jalon pour mieux saisir d’une part, la politique officielle actuelle dans laquelle sont accueillies
les personnes requérantes d’asile et, d’autre part, l’esprit qui règne parmi les nationaux.
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Trop souvent la prise en compte du contexte social et politique n’est pas explicitée dans les
études. Pourtant, il a son importance puisque toute rencontre interculturelle, qu’elle se réalise
dans la sphère privée, familiale ou encore professionnelle comme dans les situations de soins,
est médiatisée par le contexte politique du pays d’accueil (Bourhis, Moïse, Perrault & Lepicq,
1998). Le point de vue sur l’adaptation appelé stratégie ou encore orientation d’acculturation
adopté par les individus lors de la rencontre entre personnes de différentes cultures fait
également varier la nature de la relation qu’ils entretiennent (Berry, 1997 ; Bourhis, Moïse,
Perrault & Lepicq, 1998).
2. et des spécificités du monde de la santé
Dans le domaine de la santé, cette adaptation entre médecin et patient migrant pose souvent
des difficultés et peut prétériter la relation thérapeutique et la qualité des soins. Du point de vue
des médecins, les soins de ces patients sont très souvent vécus comme difficiles (White &
Keller, 1998). La tendance consiste à attribuer ces difficultés à des dimensions intrapersonnelles du patient (facteurs d’âge, état-civil, statut socio-économique, culture, etc.).
L’attribution de ces difficultés aux individus constitue un risque de généralisation et notamment
de porter trop rapidement des jugements vis-à-vis de ces personnes (Bourhis & Leyens, 1994).
Archinard (1996) identifie bien cette tendance pour les patients migrants en rapportant qu’il est
commun dans le milieu de la santé de définir ces patients comme un groupe de patients
difficiles.
Diverses études suggèrent une relation entre certaines dimensions socio-démographiques
présentées par le patient et le comportement du médecin en consultation (par ex., Bertakis,
Callahan, Helms, Azari & Robbins, 1993 ; Ventres & Gordon, 1990), ce qui influe sur le
processus de diagnostic et des traitements prescrits (par ex. Ayanian & Epstein, 1991 ; Hannan
et al., 1998 ; Todd, Samaroo & Hoffman, 1993). Ces études indiquent encore que cette relation
entre les attributs sociodémographiques du patient et le comportement du médecin est en
partie expliqué par les perceptions, représentations et croyances des médecins à l’égard de
ces patients. Ainsi, la culture, le statut socio-économique, le genre, etc. influent sur les
représentations que les médecins se forment de leurs patients.
Certes, le monde médical recommande d’adopter un comportement objectif et impartial avec
chaque patient pour assurer la qualité des soins (Eisenberg, 1979). Il est également attendu
que les médecins ne jugent pas leurs patients sur la base de leur statut social, économique,
culturel, etc. Néanmoins, les recherches menées sur la catégorisation sociale et la formation
des stéréotypes en psychologie sociale montrent qu’aucun individu - de notre société
occidentale du moins - n’échappe à certains fonctionnements de la nature du raisonnement
humain. Par conséquent, les attentes déontologiques du monde médical ne sont tout
simplement pas réalistes.
Les études en cognition sociale (par ex. Hamilton & Trolier, 1986) montrent que tout être
humain utilise des processus de découpage, classification, catégorisation et simplification de
l’environnement social pour pouvoir lui donner sens et le gérer. Ainsi, pour mieux appréhender
la réalité sociale, les individus usent de catégories sociales permettant d’y classer les
personnes ou groupes de personnes. Ces catégories sociales ont pour caractéristique d’être
généralisantes, assignant au même type de représentation des individus partageant une même
caractéristique sociale saillante (comme l’origine culturelle, le genre, etc.) (Andersen, Klatzky &
Murray, 1990 ; Hamilton et al., 1986). Autrement dit, tout individu appartenant par exemple à la
même culture ou ayant le même sexe, est classé de façon inconsciente et automatique à une
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représentation d’un même genre. Dans le cadre des soins, la contrainte de temps, la
complexité de la réalité clinique, le besoin de résoudre rapidement le problème du patient sont
autant de facteurs qui rendent le médecin vulnérable à ces processus de représentation
généralisante (van Ryn & Burke, 2000).
Au vu de ces recherches, et pour reprendre l’idée d’Archinard (1996), il est plus approprié de
rechercher l’origine des difficultés de la consultation médicale avec un patient migrant dans la
présentation des symptômes par le patient, l’attitude émotionnelle du médecin et dans le type
d’interaction qui s’instaure entre le médecin et son patient. Il faut donc davantage penser à une
situation de soin difficile plutôt qu’à un groupe de patients difficiles.
Malgré cela, l’interaction entre un médecin et un patient migrant place le médecin face à des
difficultés multiples qui complexifient la perception de la réalité clinique. Tout d’abord, la
barrière des langues ne permet pas d’assurer la communication verbale qui constitue un des
fondements de la consultation. Même si les échanges entre médecin et patient font de
fréquents recours à des codes fondés sur la gestualité (par ex., lors de l’examen physique) et
quelques fois sur le langage iconique (par ex., la radiographie), l’essentiel d’entre eux se
réalisent au moyen du langage verbal.
Prises dans leur ensemble, les caractéristiques socioculturelles de la population des patients
migrants et de celle des soignants laissent présager des décalages considérables sur le plan
linguistique. Parmi les patients migrants venant en Suisse en tant que requérants d’asile ou
travailleurs saisonniers, il est peu commun qu’ils parlent le français couramment. Médecin et
patient se retrouvent donc dans l’impossibilité de communiquer adéquatement comme
l’exigerait une situation de soin.
Selon les contextes hospitaliers, le travail avec un interprète qualifié reste peu exploité et
réalisable. Une étude menée dans toute la Suisse dans les départements de médecine interne
et de psychiatrie montre que respectivement 34% et 49% des médecins perçoivent la
communication avec des patients allophones comme difficile et très difficile (Bischoff, 2001).
Selon la même étude, seulement 4% des médecins exerçant en médecine interne disent
travailler souvent avec des interprètes qualifiés. Près de 80% d’entre eux demandent souvent à
la famille et aux amis du patient ou encore au personnel de l’hôpital de traduire. L’utilisation
d’interprètes non-qualifiés en consultation pose néanmoins des problèmes de nature différente
comme les problèmes de confidentialité ainsi que de contrôle de la qualité de l’information
traduite.
Deuxièmement, il existe des degrés très variables de congruence entre les représentations que
se font le médecin et le patient de l’environnement social voire physique. L’insertion sociale,
culturelle ou encore économique, le vécu et la connaissance que chaque individu a développés
au sein de ses groupes d’appartenance vont faire varier la grille de lecture utilisée pour donner
du sens aux événements. Ainsi, le patient migrant dont l’appartenance sociale et culturelle
diffère de celui du soignant témoigne de la divergence des regards qui peuvent être portés sur
la maladie, les explications et la thérapeutique s’y rapportant (Kleinman, 1980).
Troisièmement, le parcours migratoire du patient complexifie la relation qui s’instaure entre
médecin et patient. Plus particulièrement dans le cas de la prise en charge de patients
requérants d’asile, le médecin doit être attentif à l’histoire passée et à la situation présente
dans laquelle ces patients se trouvent plongés. Souvent forcées sous des pressions d’ordre
politique, sociales et/ou économiques de laisser plus au moins durablement leur pays, les
personnes requérantes d’asile se retrouvent dans le pays d’accueil à devoir affronter une
réalité socio-économique et juridique nouvelle souvent difficile à gérer. Leur statut de santé
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dépend de multiples facteurs. Lors de la phase pré-migratoire, des facteurs nutritionnels, socioéconomiques et éducationnels ou encore les expériences avec le milieu médical influencent la
santé physique et psychique du requérant d’asile. La phase de la migration forcée peut être fort
débilitante. Incertitude, insécurité, privations de tout genre, traumatismes physiques et/ou
psychiques et stress sont autant de facteurs qui détériorent leur santé. Enfin, pendant la
période post-migratoire, l’adaptation des personnes au pays d’accueil provoque un degré
variable de stress. En fonction du vécu, la personne migrante peut être fragilisée donnant ainsi
peu de ressources pour s’adapter à sa nouvelle vie dans le pays d’accueil. Ainsi, pour
appréhender une situation de soin de ce type, tout un travail de compréhension, d’explicitation
et de négociation de la part du médecin est nécessaire pour assurer la qualité des soins
(Kleinman, 1987), plus particulièrement pour garantir l’adhérence au traitement (la compliance).
Finalement, la situation de soin avec des patients migrants peut être perçue comme une
difficulté en fonction du niveau de connaissance et de familiarisation que les patients ont du
système de soin occidental. En outre, le manque d’éducation à la santé de la part du patient
exige du médecin de prendre du recul par rapport à son propre rôle implicitement connu et
reconnu par les autres patients.
Pour faire face aux différents problèmes sous-tendus par ces situations de soins, les
institutions politiques et de santé suisses ont élaboré une stratégie de soins spécifique destinée
aux personnes migrantes (Office Fédéral de la Santé Publique, 2001). L’acquisition de
compétences à la dimension culturelle des soins est dès lors reconnue comme fondamentale
pour assurer la qualité et l’efficacité des soins aux personnes migrantes.
A cet effet, les études issues de l’anthropologie médicale montrent combien l’approche
thérapeutique adoptée par le médecin agit sur la mise en œuvre de ces compétences (Helman,
2001 ; Kleinman, 1987). Classiquement, la littérature médicale décrit deux types d’approches
thérapeutiques, l’approche biomédicale et l’approche globale ou appelée « centrée sur le
patient ».
Nous vous proposons tout d’abord d’introduire ces approches thérapeutiques d’un point de vue
théorique, de présenter leurs apports et leurs limites pour nous intéresser ensuite plus en détail
à l’approche thérapeutique mise en œuvre par des médecins genevois de premiers recours
soignant des patients requérants d’asile.
3. Les deux approches thérapeutiques classiques en médecine
3.1. L’approche biomédicale
Du temps des Grecs (par ex. avec Hippocrate) aux temps modernes (par ex. avec Peabody), la
relation entre le médecin et le patient a été reconnue comme participant très activement aux
soins. Les compétences « humaines » comme l’empathie, la sensibilité, le respect, etc. sont
autant de compétences qui permettent de satisfaire le patient et l’aident à recouvrir la santé
(Hippocrate cité par Archinard, 2000). Néanmoins, la littérature médicale du XXe siècle montre
que l’entretien médical tient peu compte de ces aspects et ne les considère pas toujours
comme une part essentielle de l’action thérapeutique (par ex.. H. Roter et al., 1997).
Il faut dire que la médecine occidentale s’appuie sur une tradition philosophique, scientifique et
culturelle qui ne valorise que très peu les aspects humanistes de cette science à l’avantage
d’une approche organiciste de l’homme.
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Descartes avec l’élaboration de sa théorie de l’esprit au XVIIe siècle est le premier à ouvrir la
porte à la dichotomie entre la substance physique possédant une étendue (res extensa)
mesurable, divisible et la substance pensante (res cogitans) sans étendue et par conséquent
indivisible. Cette conception philosophique est non sans avoir eu des conséquences
importantes sur la pensée médicale. Le dualisme corps et esprit et la diffusion de la pensée
positiviste apparue dès le XIXe siècle dans les sciences a permis le développement d’une
médecine scientifique quantifiable, mesurable et rationnelle, principalement centrée sur le
corps humain (Kremer-Marinetti, 1982). Des progrès prodigieux dans la compréhension des
mécanismes biologiques, physiologiques et pathologiques de moult maladies ainsi que de leur
thérapeutique sont le fruit d’une telle approche.
De la fin du XIXe siècle jusqu’à nos jours, Pasteur a de surcroît su convaincre par ses succès
que l’éradication de toutes les maladies infectieuses était possible. Autant d’évolutions qui ont
poussé la médecine curative à croire en la victoire ultime sur la maladie. Cette conception de la
médecine faisant toujours reculer un peu plus la mort des patients (Bensaïd, 1981) a beaucoup
séduit et s’est fortement enracinée dans la pratique médicale actuelle. Elle a également eu de
fortes implications sur l’approche thérapeutique des médecins. Pour certains anthropologues
médicaux (Good, 1998 ; Helman, 2001), ce type de médecine constitue une culture à part
entière qu’ils définissent comme la culture biomédicale.
Ainsi, l’approche biomédicale s’est imposée en tant que modèle thérapeutique dominant. Ce
modèle de soin se définit par une investigation clinique principalement centrée sur la maladie,
ses symptômes physiopathologiques et dysfonctionnements biologiques ; ce qui assure une
démarche diagnostique scientifique. Seul le patient, voire les organes atteints sont investigués
,sans considérer le contexte psychologique, social, familial ou encore culturel dans lequel le
patient est inséré. L’approche biomédicale part du principe que toute maladie a une cause et
peut être guérie. Le développement médical est par conséquent essentiellement centré sur une
médecine curative où investigations diagnostiques et actions thérapeutiques prédominent. Du
point de vue de la relation thérapeutique, seule l’expertise du médecin sert de référence. Le
professionnel de la santé occupe le rôle de savant comparé à celui du patient dont le savoir
lacunaire et « naïf » lui donne peu de place dans les décisions concernant sa prise en charge.
Le statut de médecin conférant un certain prestige et pouvoir (Freidson, 1984), il en découle un
style de relation thérapeutique asymétrique et paternaliste (pour une revue voir D’Ivernois &
Gagnayre, 1995) où l’interaction est régie par le médecin seul (Lazare, 1987).
Dans la pratique clinique actuelle, 66 % des consultations sont effectuées selon ce type de
modèle thérapeutique (Roter et al., 1997). Pourtant, les études montrent que la plupart des
patients s’en plaignent. Ils regrettent de ne pas avoir de place pour exprimer leurs émotions ou
parler de leur style de vie, de leurs craintes ou leurs attentes. Les raisons mentionnées à cela,
relèvent de la peur des patients d’être rejetés et humiliés par le médecin, de leur perception du
médecin vu comme un adversaire ou encore de leur problème à s’identifier à leur rôle de
patient (Caraher, 1998 ; Lazare, 1987).
Si l’approche biomédicale a la grande qualité de rechercher l’objectivité et la précision, elle
n’est pas sans limite et peut même porter préjudice à la qualité des soins. Ainsi, des études
internationales ont montré ses limites sur différents aspects notamment sur : a) des aspects
diagnostics (Cox, Rutter & Hobrook,1988), b) le suivi du traitement prescrit et de la prise en
charge (Kaplan, Greenfield, Gandek, Rogers & Ware, 1995), c) la qualité de la relation avec le
patient et le degré de satisfaction de ce dernier (Smith & Hoppe, 1991), d) le recueil exhaustif
des informations nécessaires au diagnostic (Bensing, Schreurers & de Rijk, 1996 ;
Frederickson, 1995), ou encore d) la capacité du patient à se responsabiliser face à sa propre
maladie (D’Ivernois & Gagnayre, 1995 ; Lacroix & Assal, 1998).
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Un médecin clinicien conduit approximativement deux cent mille entretiens avec des patients et
leur famille pendant sa carrière (Fallowfield, Lipkin et Hall, 1998). Sa maîtrise de la
communication et de la relation a incontestablement un impact considérable sur la pose de
diagnostic car 60 % à 80 % des diagnostics sont effectués à partir de l’anamnèse (Sandler,
1980). Les médecins centrés sur une approche biomédicale sont aussi reconnus comme les
professionnels de la santé qui manquent de compétences minimales pour une communication
satisfaisante (Fallowfield, Lipkin & Hall, 1998).
Les situations de soin de santé ne peuvent se réduire à une médecine organiciste. S’il existe
incontestablement des facteurs génétiques, biologiques ou infectieux dans le développement
de la plupart des maladies, on ne peut pas nier l’implication de causes psychologiques,
sociales, familiales, communautaires et environnementales. Prendre le pouls de son malade,
c’est également prendre le pouls de la société. On ne sera pas surpris d’apprendre que par
exemple, la tuberculose avait régressé avant la vaccination et l’emploi des antibiotiques et que
la morbidité de cette maladie était affiliée au statut social et éducatif de la population (voir
D’Ivernois & Gagnayre, 1995).
Ainsi, la santé n’est pas une absence de maladie, mais reflète bien « un état de complet bienêtre physique, mental et social et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou
d'infirmité.» (Organisation Mondiale de la Santé, 1946). Si la définition de la santé adoptée par
l’Organisation Mondiale de la Santé est critiquable, car quelque peu idéaliste, elle a le mérite
de relever l’importance d’un besoin d’équilibre entre une médecine centrée sur les aspects
biologiques et une médecine plus « humaniste » davantage centrée sur la personne du patient
et son environnement psychologique, social et communautaire.
3.2. L’approche centrée sur le patient ou globale
L’évolution de ces quarante dernières années de l’histoire de la modélisation de la relation
médecin-malade, ainsi que les besoins de plus en plus pressants des patients à jouer un rôle
actif dans leur prise en charge ont permis le développement d’un modèle de soins de type
global ou encore appelé « centré sur le patient » (Cohen-Cole, 1991 ; Lipkin, 1987 ; Lipkin,
Putnam & Lazare, 1995) qui répond le mieux possible à ces exigences. Cette approche
thérapeutique occupe actuellement une place importante dans la réflexion théorique actuelle.
Elle se fonde sur une vision bio-psycho-sociale de l’individu (Engel, 1978, 1982). L’approche du
patient y est holistique. Autrement dit, le patient et ses plaintes sont analysés à la lumière des
dimensions biologique, psychologique, sociale, familiale culturelle voire existentielle. La
personne souffrante est placée au centre du dispositif de soins. La maladie est conçue comme
le résultat d’un ensemble complexe de facteurs organiques, psychologiques, sociaux et
environnementaux. La prise en charge tend alors vers l’accompagnement des patients et la
prévention. Du point de vue du rapport thérapeutique entre médecin et patient, cette approche
permet une relation plus symétrique que l’approche biomédicale. Une collaboration active
s’instaure (Roter, 2000 ; Shapiro, 1990). Professionnel de la santé et patient sont partenaires
pour tenter de donner une réponse adéquate aux problèmes dont le patient souffre.
L’approche globale présuppose une sensibilisation de la part du médecin à la psychologie du
patient. Les études montrent qu’en consultation ne viennent que des patients qui ont échoué
dans la résolution de leur situation de santé (Bensing, Scheuers & de Rijk, 1996). Ayant la
plupart du temps épuisé toute autre alternative, ils viennent finalement consulter le médecin
(Freidson, 1984). Ainsi, les patients ont un vécu de la maladie avant de rencontrer le médecin.
Ils ont observé leurs symptômes et leurs évolutions. Ils ont également souvent développé une
explication de ces symptômes. Ben-Sira (1986) suggère encore qu’un patient qui consulte,
souffre d’un stress important causé d’une part par l’incertitude de ne pas connaître le diagnostic
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et d’autre part par l’anxiété de souffrir d’une éventuelle maladie grave. En réponse, le médecin
doit être attentif au vécu du patient et savoir exploiter les deux faces de la médecine à savoir
l’intervention technico-médicale et les aspects humains, la science et l’art de soigner (Inui &
Carter, 1985 ; Lipkin, Putnam & Lazare, 1995 ; Roter et al., 1997).
Les analyses américaines de la pratique médicale montrent cependant que l’utilisation du
modèle de soin global dans la pratique clinique toute spécialité incluse, ne représentent que
20% des consultations (Roter et al., 1997). Une étude de la pratique ambulatoire en Suisse
romande indique elle aussi, sans donner de chiffres, que l’approche globale du patient reste
très discrète (Hausser, Jeangros & Martin, 1990). Plusieurs hypothèses explicatives à ce choix
permettent de saisir le contexte de ces observations. Tout d’abord, le système qui semble régir
la pratique en médecine vise avant tout à soigner la maladie. Il s’inscrit par conséquent dans
une logique de médecine curative. De plus, il a été pendant longtemps, surtout en médecine de
cabinet, beaucoup plus profitable d’un point de vue économique de se consacrer exclusivement
à exercer une médecine médico-technique plutôt que de privilégier le dialogue et s’entretenir
avec le patient sur des mesures préventives ou éducationnelles par rapport à sa maladie.
Finalement, dans la pratique médicale hospitalière où les structures permettent plus aisément
qu’en médecine ambulatoire l’élaboration d’une stratégie de soins et la collaboration entre
spécialités de la médecine, l’approche «centrée sur le patient » n’est pas le modèle de
référence pour les actions thérapeutiques.
Les contraintes temporelles dans les institutions de santé pourraient expliquer cette tendance.
Cependant, la faible place accordée à l’approche globale lors de la formation médicale semble
ne pas encourager son utilisation et ne donne que très peu de ressources pour pouvoir la
pratiquer. L’enseignement classique, digne reflet de l’évolution historique de la médecine, s’axe
essentiellement sur la transmission d’un modèle biomédical observant une logique de
médecine curative. Très peu de place est donnée aux médecines sociale, communautaire et
préventive qui restent les parents pauvres des institutions de santé malgré leur niveau
d’excellence dans l’exercice d’une médecine humaniste.
Ainsi, la pratique médicale en général s’enracine classiquement dans une approche
essentiellement biomédicale encouragée depuis des décennies malgré les limites importantes
que les études ont soulevées. Toutefois, l’observation de la pratique clinique nous pousse à
nuancer quelque peu ces propos. En effet, la co-existence des deux modèles de référence
dans la pratique clinique permet au fil du temps de voir émerger le développement de
techniques, savoir-faire et savoir-être qui peuvent être considérés comme le résultat de
l’influence des deux modèles de soin.
Le modèle de soin global fait lui aussi l’objet de plusieurs critiques. Tout d’abord, D’Ivernois et
Gagnayre (1995) rappelle que cette approche thérapeutique a tendance à s’enfermer dans les
aspects psychologiques et sociaux du problème du patient en allant au devant du corps. Une
autre critique relève la tendance des médecins pratiquant une approche globale à se centrer
exclusivement sur le patient (Leanza & Klein, 2000 ; Ong, de Haes, Hoos & Lammes, 1995).
Plus précisément, cette critique rappelle qu’il y a oubli de ce que Balint (1988) a su
ingénieusement souligner, le pouvoir thérapeutique du médecin sur le patient.
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4. Quelle approche thérapeutique utiliser pour les soins de patients requérants d’asile en
contexte genevois ?
Dans le cadre d’un projet de thèse traitant des rapports entre représentations et
comportements relationnels et communicationnels de jeunes médecins vis-à-vis de patients
migrants (Layat, 2002), une première étude de type descriptif a été menée au printemps 2003.
Elle s’est effectuée auprès de six médecins expérimentés de premier recours soignant des
patients migrants depuis plus de dix ans. Les médecins de premier recours (appelés également
médecins de famille ou encore médecins généralistes selon les pays) inclus dans l’étude
exercent une médecine ambulatoire, soit aux hôpitaux universitaires de Genève (HUG) dans le
département de médecine communautaire ou en cabinet privé. Tous les soignants travaillant
en tant qu’indépendants ont des relations assez étroites avec les HUG.
Cinquante observations de consultations ont été effectuées. Un entretien semi-directif et
individuel des six médecins de premier recours a cherché à mieux saisir la réalité de leur
activité professionnelle, plus précisément à identifier les difficultés rencontrées dans les
situations de soin et discuter des approches thérapeutiques adoptées.
Les patients observés étaient tous des patients requérants d’asile qui vivaient dans une forte
précarité au niveau juridique, psychosocial et économique. La majorité d’entre eux ne parlaient
pas le français. Pour tous ces patients, les consultations se faisaient en présence d’interprètes
formés par la Croix-Rouge genevoise. Tous les patients étaient en outre suivis par le même
médecin depuis au moins quatre mois à raison en moyenne d’une ou deux visites mensuelles.
Les raisons de leur visite étaient multiples. Certains consultaient dans le cadre d’un suivi
régulier permettant de faire le point sur leur maladie chronique (comme le diabète,
l’hypertension, etc.) diagnostiquée pour la majorité à leur arrivée en Suisse. Certains d’entre
eux souffraient de cette maladie sous une forme avancée ou grave. Pour d’autres patients, les
plaintes étaient plus confuses et relevaient selon les médecins davantage de ce qu’on appelle
en jargon médical de la somatisation. Plus précisément, les plaintes étaient multiples et/ou
changeantes comme par exemple, « j’ai mal à la tête, …je dors mal,… j’ai mal au ventre, etc. ».
Le manque de cohérence scientifique à l’exposition des symptômes, ce « chaos de la
symptomatologie » tel que formulé par un des médecins interviewés est vécu par les médecins
comme une expérience difficile. Cette situation ne leur permet pas en effet de donner une
réponse rapide, claire et satisfaisante aux attentes des patients et exige un suivi à moyen voire
à long terme.
De manière générale, l’approche globale des soins sert de modèle de référence pour aborder
les patients. Ce point de vue reflète ce que la littérature préconise sur la prise en charge de
patients migrants (Johnson, Hardt & Kleinman, 1995 ; Kleinman, 1987). Elle permettait selon
les médecins et comme le souligne Kleinman (1980), de donner une place à l’expression de la
souffrance, à la négociation d’une explication commune de la maladie qui peut prendre des
formes très différentes selon les cultures.
Toutefois, le principal travail auquel les médecins doivent s’atteler concerne l’ouverture à
l’Autre et la communication. Il est en effet incontournable pour les soignants de prendre en
considération et de discuter du contexte environnemental dans lequel vivent ces patients car la
précarité psychologique, sociale, juridique voire éducative dans laquelle ils se trouvent peut
péjorer fortement leur santé psychique et/ou physique.
La prise en charge de patients requérants d’asile est à cet effet vécue comme un défi exigeant.
La majorité des soignants ont rapporté que ces situations de soin les laissent dans l’incertitude
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et l’échec, créant à divers degrés un sentiment d’impuissance, d’incompétence voire
d’angoisse. Des émotions identiques sont également rapportées dans d’autres études sur les
soignants en situation difficile (Archinard, 1996 ; Leanza, 2003 ; von Overbeck-Ottino, 1999).
Ces médecins soulignaient en référence à Balint (1988) qu’il fallait gérer ses émotions et être
vigilants à ne pas développer des contre-attitudes vis-à-vis du patient afin de ne pas altérer la
relation thérapeutique et la qualité des soins en général.
Les observations des consultations médicales ont montré que l’expression de la souffrance du
patient et de son vécu de la maladie (défini par Kleinman, Eisenberg & Good, 1978, sous le
terme anglais de illness) peut au premier abord créer de la confusion pour le médecin. En fait,
le discours du patient suit sa logique propre. Il se comprend dans un système de références
définies en fonction de l’insertion sociale et culturelle, de l’histoire familiale et personnelle du
patient. Face au discours des patients, les médecins ont rapporté ne pas pouvoir soigner un
patient requérant d’asile sans entrer dans son histoire, sans le considérer dans ses dimensions
sociales, culturelles, familiales, psychologiques.
Pour pallier au manque de compréhension de la langue du patient, les médecins ont recours
aux compétences d’interprètes triés sur le volet. C’est seulement dans la relation à trois
(médecin-patient-interprète) que le professionnel de la santé avoue faire face à la confusion
apparente du discours du patient. Les médecins de l’étude ont expliqué qu’ils ont appris au fil
du temps à gérer cette confusion qui est par nature variablement angoissante.
Selon leurs dires, ils ont appris à prendre de la distance vis-à-vis de la démarche classique du
médecin à laquelle ils ont été formés. Cette démarche veut que lors de la présentation de la
plainte par le patient, le médecin cherche à traduire en langage médical voire organiciste
l’expression de cette plainte. Pour ce faire, le médecin reçoit la plainte du patient en se plaçant
à un niveau d’écoute et de réflexion qui lui permette de retirer les informations pertinentes pour
la pose de diagnostic. Cette pose de diagnostic s’appuie elle même sur des tableaux cliniques
classifiés. C’est quand, comme le définissent Kleinman, Eisenberg et Good (1978), la maladie
devient disease et non illness.
L’expression de plaintes confuses (symptômes confus, changeants, etc.) ne permet pas
d’appliquer la logique médicale classique. Par conséquent, cette dernière ne semble pas dans
la majorité des contextes de soins observés servir complètement de modèle à penser.
Les observations des consultations n’ont laissé aucun doute sur le recul pris par rapport à la
démarche médicale classique. Ces médecins font appel à beaucoup d’ingéniosité pour adapter
leur mode de faire et de penser. Patient et médecin sont de réels partenaires pour donner un
sens commun aux problèmes du patient. Ce dernier est donc placé au centre de la prise en
charge ainsi que l’exige l’approche globale.
Faute de repères théoriques pour donner sens aux situations de soins, la qualité de la
communication, l’écoute, la compréhension et la reconnaissance de la souffrance du patient
deviennent les pierres d’angle sur lesquelles bâtir la prise en charge.
Les médecins observés se centrent ainsi sur l’histoire personnelle, le parcours de vie et de
migration du patient pour essayer d’« attraper le symptôme quand il arrive » et lui donner sens.
Pour répondre aux plaintes somatiques des patients, les médecins de premier recours les
investiguent par divers moyens (examens physiques, examens complémentaires, etc.) sans
pour autant qu’il y ait abus des examens effectués. Dans le cas où aucun substrat somatique
grave n’est confirmé par les examens complémentaires, le médecin cherche à engager le
patient dans un travail plus particulier.
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Tout un travail d’ouverture sur la santé psychique du patient peut alors s’élaborer. Selon ce qui
a été recueilli lors des entretiens, les soignants disent faire face à plusieurs défis. Une des
grandes tâches concerne la construction d’un cadre thérapeutique solide. Le médecin endosse
un rôle rassurant, reconnaissant, validant et légitimant les souffrances du patient ; ce qui offre à
ce dernier un espace pour accueillir ses stress, angoisses et autres émotions. Simultanément,
tout un travail sur la perception du soignant par le patient s’engage afin de créer une alliance
thérapeutique solide. L’objectif de cette tâche consiste à travailler sur l’image du médecin et de
son rôle qui n’est pas toujours clair et sans ambiguïté pour les patients pour diverses raisons.
Le vécu de ces patients avec des médecins tortionnaires dans leur pays ou encore
l’association erronée entre médecin et police qui peut se forger parmi les requérants d’asile
sont deux illustrations des causes de ces ambiguïtés.
Tout un travail de collaboration entre soignant, interprète et patient prend forme afin de
comprendre, se représenter et interpréter le vécu de la maladie par le patient. Les observations
de consultations ont montré que ce travail dépasse la traduction mot à mot de ce qu’exprime le
patient mais fait appel à une déconstruction et compréhension de ce vécu. Médecin, interprète
et patient collaborent étroitement pour donner du sens aux associations énoncées par le
patient. Autrement dit, ce trio vise à saisir les significations qui se cachent derrière les dires du
patient à la lumière de ses appartenances culturelles et de son histoire propre.
L’étape suivante du travail exige du médecin qu’il fasse preuve de bonnes compétences dans
le domaine de la santé mentale. Elle a pour but d’amener le patient à faire le lien entre sa
souffrance physique et psychique, à la mettre en mots. C’est seulement à partir de ce niveau
que le travail thérapeutique stricto sensu s’instaure. Le soignant se renforce dans son rôle
d’accompagnateur insistant sur la collaboration étroite du médecin et du patient pour gérer le
mal-être, la maladie.
En guise d’illustration, voici ce qu’un des médecins interviewés a dit de sa démarche
thérapeutique :
Je pense que c’est une certaine spécificité parce que arriver à faire comprendre à quelqu’un
qu’on ne va pas lui faire un scanner parce qu’il a mal à la tête alors que sa demande première
elle est là, ça veut dire qu’il faut pouvoir que le patient dise finalement eh bien c’est vous le
docteur ! Il faut faire comprendre au patient qu’on ne minimise pas sa douleur, mais on ne va
pas aller s’acharner sur des examens complémentaires alors qu’on est persuadé que son
problème n’est pas lié à un problème somatique grave mais qu’elle est liée à un problème
psychologique grave.
Pour ce travail hautement exigeant, l’ouverture, la curiosité à rencontrer l’Autre et la
compréhension de l’histoire de vie personnelle passée et présente sont perçues comme
primordiales pour assurer la qualité des soins. Même si le statut de requérant d’asile
prédispose de façon assez récurrente le patient à certaines maladies et/ou mal-être psychique,
la trame des histoires de chacun d’eux restent selon les médecins irréductiblement singulière.
Les médecins de l’étude laissent finalement entendre que le statut juridique précaire du
requérant d’asile a des conséquences fort peu souhaitables sur la santé. A l’impossibilité de
faire des projets de vie dans la durée, le requérant perd en effet la maîtrise de son
environnement quotidien et le contrôle sur les prises de décision faites à son égard. La
potentielle non-reconnaissance de son parcours migratoire par les autorités et la peur d’être
rejeté peuvent selon les soignants être considérées comme les ultimes démantèlements de
l’identité personnelle, sociale et culturelle du patient.
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5. Une médecine spécialisée pour requérants d’asile ?
Les plaintes telles que présentées par les patients de cette première étude représentent des
situations courantes de soins pour les médecins de premier recours s’occupant de requérants
d’asile. Une étude genevoise (Loutan, Bierens de Haan & Subilia, 1997) rapporte en effet qu’il
existe de multiples raisons parmi ces derniers de consulter un médecin de premier rec ours : la
souffrance généralisée (symptômes exprimés, vagues, changeants, etc.), la précarité de leur
situation psychosociale et juridique, les problèmes liés à l’adaptation aux conditions de vies
nouvelles, les difficultés d’adaptation culturelle et les séquelles de leur parcours migratoire.
Par rapport au modèle thérapeutique adopté par les médecins confrontés à la différence
culturelle, la présente étude montre qu’aucun d’entre eux n’adopte un modèle de soin purement
biomédical. Cette non-résistance à créer un véritable espace d’échange entre individu
confirmerait l’hypothèse selon laquelle un mode de penser biomédical comprend en effet une
vision du monde, voire un imaginaire monoculturel (Perregaux, 2002) ; ce qui présuppose que
les croyances de cette culture médicale n’offrent que peu de place à l’accueil de la différence.
Par contre, la vision intégrée du patient prônée par l’approche globale procure davantage
d’espace pour accueillir des représentations pluralistes de la maladie. Cet avis semble être
partagé par les médecins observés qui l’utilisent de façon privilégiée.
Pourtant, leur prise en charge paraît dépasser ce modèle de soin. Les situations de soin
décrites dans cette étude exigent des compétences dans le domaine somatique, dans
l’approche thérapeutique dite « centrée sur le patient » ainsi qu’une expertise en santé
mentale. Par conséquent, les professionnels de la santé sont poussés à devoir bricoler
ingénieusement une approche répondant aux besoins du patient.
Finalement, cette étude nous rappelle que le médecin occupe un rôle d’agent thérapeutique en
tant que tel (Balint,1988). Dans la littérature médicale de ces dernières années, peu de place
est donnée à cette dimension du professionnel de la santé (Leanza, 2003). Pourtant, le travail
d’écoute, de reconnaissance des souffrances et de conseils permet au professionnel de la
santé d’avoir un effet thérapeutique en soi et permet d’occuper une place importante dans
l’intégration de ces patients dans la société d’accueil.
En conclusion, ce type de travail thérapeutique renvoie le médecin aux principes fondamentaux
de la médecine qui met au centre du dispositif de soin les dimensions humaines et sociales de
la médecine. L’un d’entre eux l’a illustré très clairement en disant : « La médecine est un métier
de la communication où toute rencontre avec un patient est unique ».
Néanmoins, peut-on dire que cette vision de la médecine est vraiment spécifique à la prise en
charge de patients requérants d’asile ? A cette question, tous les médecins de l’étude
répondent unanimement que cette approche est applicable à tous les patients et idéalement en
toutes circonstances.
La littérature abonde dans ce sens. Il ne suffit pas d’être confronté à un patient migrant pour
vivre la différence. La relation de soin peut en effet être modélisée en toute circonstance
comme la rencontre de deux univers symboliques, celui du professionnel et celui du profane
(Freidson, 1984). La non-concordance du sexe, du statut socio-économique, etc. entre
médecin et patient (voir Archinard, 2000) suffit pour qu’il y ait un vécu de la différence en
consultation. Dans le domaine interculturel, les situations de rencontre entre personnes
appartenant à différentes cultures sont reconnues comme provoquant un effet loupe (Leanza,
2003). Cet effet a pour propriété d’amplifier les différences qui sont potentiellement présentes
lors de rencontre avec tout type de patient.
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Finalement, la rencontre entre médecin et patient migrant replace sans nul doute le
professionnel face à la complexité de la réalité clinique. Cela exige de lui non seulement
d’appliquer son savoir académique des maladies et son savoir-faire technique, mais également
d’orchestrer toutes ces compétences en mettant l’accent sur son savoir-être relationnel et
communicationnel.
6. Quelques pistes pédagogiques pour préparer les médecins à la réalité clinique avec
des patients requérants d’asile
Les compétences à la dimension culturelle des soins acquises par les médecins de premier
recours de la présente étude peuvent être acquises par d’autres et enseignées. Dans la
littérature (par ex. Amercian Medical Association, 2001 ; Dogra & Stretch, 2001), l’acquisition
de ces compétences est reconnue comme aidant à l’amélioration de la qualité des soins des
patients migrants et réduit par là même les disparités sociales dans la prise en charge.
De multiples approches pédagogiques sont utilisées pour les développer. L’enseignement de
ces compétences dans des programmes de formation pré-graduée, post-graduée et continue
est assez répandue en Amérique du Nord (par ex. Betancourt, Green, Carillo & AnanehFerempong, 2003 ; Dogra & Stretch., 2001 ; Gottlieb, 2003 ; Loudon, Anderson, Gill &
Greenfield, 1999 ; Zweifler & Gonzales, 1998). Les domaines pédagogiques traités concernent
les savoirs, les attitudes et les compétences des professionnels de la santé par rapport à
diverses communautés culturelles. Les objectifs de ces formations visent à accroître la
sensibilité et la prise de conscience de la différence culturelle, donner des éléments de
connaissance et une compréhension des différents groupes socio-culturels auxquels les
médecins sont les plus fréquemment confrontés. Finalement, ces formations ont pour but de
développer des compétences permettant de mener un entretien médical avec interprète et de
gérer des différences d’approches explicatives et thérapeutiques de la maladie (Kleinman,
1980).
En Europe, de nombreuses questions se sont posées au sein de l’école à propos des enfants
migrants sur plusieurs générations (Allemann-Ghionda, 1999 ; Ogay, 2004). Dans
l’enseignement de la médecine en Suisse, c’est seulement ces dernières années qu’on voit
émerger ces questions. Néanmoins, il existe très peu de formations destinées à la dimension
culturelle des soins. Plus précisément, à Genève, qui comprend globalement 38.4 %
d’étrangers (Office cantonal de la statistique, 2002) dont 5.2 % sont des requérants d’asile, très
peu de formations post-graduées et continues spécifiques à la dimension culturelle des soins
sont actuellement offertes aux médecins.
Aussi, dans le but de soutenir le développement de ce type de formations, ce projet de thèse
est actuellement en cours (Layat, 2002). Il a pour but de mieux saisir les représentations et
attitudes des jeunes médecins en formation post-graduée à l’égard de patients migrants. Ce
projet cherche plus spécifiquement à saisir quels rapports se tissent entre représentations et
comportements relationnels et communicationnel en consultation. Cette recherche vise
finalement le développement d’un instrument pédagogique nécessaire à la formation du savoirfaire et savoir-être des médecins.
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